C`était bien là

Transcription

C`était bien là
La légende du Roi des blés
C'était bien là !
Là, près de cette grande mare moitié sèche au bord et moitié marécage en son milieu
qu'ils avaient rendez-vous à la nuit tombée… quand le champ rond ne s'éclaire plus que des
rayons de la pleine lune.
La Reine Chrisophylle, les avait conviés de toutes les provinces. Des hautes collines du
Perche, des presqu'Alpes mancelles, des futaies majestueuses de Sologne, des sous-bois de
Rambouillet et des rochers de Fontainebleau ou bien encore de la plaine de Beauce.
L'heure était grave. Il fallait choisir un roi l'autre était mort ici même.
-Y s'enfonça dans ce gargouillat, tête et cul devant et s'en alla dans le fond " répétait
sans cesse le solognot montrant la grande mare marécageuse à ceux qui pleuraient le roi-mort.
Le roi des blés était mort ! L'Ordre des blés était ainsi fait. Ce n'était pas l'aîné des fils qui
devenait roi mais les sages de l'Ordre, conviés par la reine des blés, qui le nommaient. Quand
la reine mourrait, le roi convoquait les sages et ils lui choisissaient sa nouvelle épouse. Ils
étaient reines et rois de veuves en veufs. Et la tradition voulait que le choix des sages ainsi
que le mariage se fasse sur le lieu même où périssait celle ou celui qu'il fallait remplacer à la
pleine lune suivante.
Le plus âgé des sages prit la parole:
- Combien avons-nous de prétendants pour épouser notre reine ?
- Six, Grand Maître, ils sont six.
- Il nous faut donc en choisir un
- Ou en éliminer cinq, Grand maître !
- C'est exact mais il nous faudrait une épreuve pour les départager.
Les sages des provinces se retrouvèrent un peu plus loin pour décider de l'épreuve. Le
solognot, fort de la rudesse de sa vie dans les bois, proposa de faire traverser à pied le
gargouillat où le roi avait disparu.
-Et en quoi cette épreuve permettrait de choisir le meilleur roi pour nous et le meilleur
époux pour la reine ? demanda le grand maître.
-Nous serions certains qu'il est courageux en acceptant et en réussissant cette
traversée du gargouillat, dit le solognot
-Sa légèreté, puisqu'il aura traversé le gargouillat
sans s'enfoncer sera un signe
de sobriété et avoir un roi des blés sobre est de bon augure, ajouta le sage de
Rambouillet
- Et un bon coq n'est jamais gras et la reine nous remerciera, s'esclaffa le
manceau, goguenard.
Tous étaient d'accord et appelèrent les prétendants.
-Courage, sobriété et sveltesse seront aujourd'hui les critères de notre choix. Vous allez
chacun votre tour traverser le sol marécageux du gargouillat. Ceux qui auront réussi à
traverser, retraverseront une seconde fois. Tout le monde peut refuser l'épreuve et
abandonner l'idée même de devenir notre roi. Le dernier épousera notre reine Chrisophylle et
conduira le destin de nos moissons en discutant avec les dieux. Etes-vous prêts?
Six "oui" retentirent sur le champ rond. Tout le monde rejoignit le gargouillat. Le premier
s'aventura dans les herbes, un nuage passa devant la lune plongeant dans le noir le plus
absolu l'ensemble de la scène. Quelques glouglous vinrent s'ajouter au croassement des
grenouilles. La lune reprit ses droits mais il n'y avait personne de l'autre côté du marécage. Il
avait disparu et rejoint le roi.
-Á toi, mon brave ! dit le Grand Maître
-J'abandonne.
-Au suivant alors !
-J'abandonne aussi !
-Qui essaye donc ?
-Moi! lança le quatrième fièrement en s'engageant entre les premiers roseaux.
A peine au milieu de la mare il poussa un cri et finit sa traversée en courant, s'allongea sur le
sol, pris de convulsions
-Le Diable est en lui, s'écria le solognot
-Mais non il a deux vipères, des saloperies de serpent prisonnières dans ses hauts de
chausse. Elles l'ont dû mordre, expliqua le percheron en tuant les reptiles de son couteau mais
le cœur du courageux ne résista pas à la double dose de venin.
-Qui est le suivant ? demanda le grand maître
-Moi mais j'abandonne !
-Alors nous n'avons plus qu'un prétendant, va-t-il traverser cette mare?
-Oui Grand Maître et je vais réussir et devenir votre roi !
Il s'engagea là où l'eau était plus claire, où les roseaux étaient moins denses et où les
serpents pouvaient être aperçus avant qu'ils ne l'atteignent. Il sondait le sol de sa grande
perche, chassant quelques grenouilles. Il se rapprochait de la berge opposée, mit le pied
dessus, le pied gauche et sorti de la mare.
-Le pied gauche ça porte toujours bonheur. pensa-t-il.
La reine était quelques pas plus loin. Il s'agenouilla pour lui demander sa main. Elle le fit se
relever et posa la couronne de roi sur sa tête.
-Nous avons un nouveau roi ! Nous avons un nouveau roi!
-Comment t'appelles-tu ? demanda le Grand Maître
-Je m'appelle Hildebaud.
-Notre nouveau roi s'appelle Hildebaud 1er.
Les femmes avaient préparé le grand banquet en haut du champ rond. Cervoise et hypocras
coulaient à flot. Viandes et gibiers faisaient crouler les tables. Mais juste avant que le soleil se
lève tout le monde devait repartir. Hildebaud 1er portait la reine dans ses bras pour la conduire
au château. Les sages le suivaient. Mais est-ce l'hypocras ou la cervoise ? Le roi décida de
couper court en traversant le gargouillat. Il avait fait bombance et portait Chrisophylle dans ses
bras et il s'enfonça, lentement mais irrémédiablement jusqu'à disparaître. Accouru pour les
sauver depuis la berge avec une grande perche, Authaire, le sage de Beauce, ne réussit qu'à
sauver la couronne avant qu'elle ne coule.
-Depuis que nous existons, depuis que nous cultivons nos blés, c'est la première fois
que reine et roi meurent en même temps et nous ne pouvons donc assurer la succession.
Chacun de nous va rentrer dans sa province et essayer de faire de son mieux pour discuter
avec les dieux. Quant à toi Authaire, tu as sauvé la couronne et je propose que tu en sois le
gardien pour l'éternité.
C'est ainsi qu'il y a bien longtemps la couronne du roi des blés quitta le champ rond
pour rejoindre la Beauce et faire de cette contrée le grenier de la France laissant le
"Gargouillat" là où il était.
Michel Détail