Le support vital de l`inanimé - Centre de recherche sur l`intermédialité

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Le support vital de l`inanimé - Centre de recherche sur l`intermédialité
Le support vital de l’inanimé
Soil Desire People Dance de Mark Sussman
MARC-ALEXANDRE REINHARDT
Le théâtre contemporain multiplie les stratégies dramaturgiques afin d’exploiter les
possibilités offertes par les nouveaux supports médiatiques et de négocier par le fait même le rôle
du corps à l’intérieur de ce nouveau contexte de performance. Or, cette tension dynamique entre
la présence vivante de l’acteur et la virtualité de l’inanimé – l’espace scénique, les accessoires,
les costumes, les masques, la lumière, le son, le proscenium et toute autre médiation technique –
est mise en scène de manière exemplaire dans un sous-genre de théâtre populaire dans lequel
s’inscrit la pratique de l’artiste et performeur Mark Sussman : le théâtre de marionnettes, et plus
spécifiquement, d’objets miniatures.
Les effets de présence produits par les nouveaux supports, des dispositifs audiovisuels au
matriçage algorithmique des technologies digitales, rappellent avec une intensité renouvelée, sans
pour autant s’en distinguer radicalement, la logique paradoxale du jeu des choses inanimées tel
que le décrivait déjà Heinrich von Kleist dans son texte Sur le théâtre de marionnettes : la
matière inerte renferme le pouvoir de créer, voire renforcer, la présence 1. L’utilisation de
1
La notion de présence demeure équivoque. Pour notre étude, nous nous y référons généralement comme production
d’effets d’immédiateté dans le cadre d’une performance, comme le renforcement de l’expérience de ce qui y a lieu
par un travail sur ce qui constitue le mode de la performance (moyens qui jouent sur le plan de la transmission et la
réception d’une œuvre). Notons que si le corps a longtemps été pour les dramaturges l’élément garant d’une telle
1
technologies dans la médiation d’objets performatifs (performing objects 2) propose un cadre
pertinent pour penser la théâtralité contemporaine car une telle démarche expose le spectateur à
une tension dynamique entre le vivant et l’inerte en déployant des relations entre des objets
médiateurs (écran, scène, décor, amplificateur, caméra, miniatures, maquettes, etc.). Si l’art de la
marionnette et le théâtre d’objets préfigurent les enjeux de ces nouveaux effets de présence,
lorsque ces pratiques font usage de nouveaux médias à l’intérieur d’une même performance, il se
constitue ainsi un registre singulier où le corps technologique (incarné et médiatisé) s’inscrit sur
un même continuum que les objets animés pour produire de l’affect et parfois, plus sobrement,
raconter une histoire. Le travail de Mark Sussman et Roberto Rossi dans Soil Desire People
Dance rend manifeste cette dynamique hybride entre l’actuel et le virtuel en créant un espace
hétérogène où la médialité de l’acteur sert moins à soutenir la structure textuelle de la
performance qu’à charger les objets scéniques d’une valeur expressive et symbolique ou d’une
consistance affective. La présence du corps se trouve ainsi décalée mais explicite, sa théâtralité
reconfigurée, de manière à réinvestir la narration plutôt que de la rejeter tout simplement.
Ce processus de création réitère l’idée qu’à travers la médiation théâtrale, le corps a
toujours acquis une opacité médiatique croissante par des moyens d’expression afin de renforcer
une présence scénique (le masque est exemplaire à cet égard). Les relations entre le performeur,
l’objet miniature et d’autres supports construisent une telle opacité qui aujourd’hui dénote
présence sur scène car il semble impliquer le spectateur dans un rapport tangible, dans un corps à corps hypothétique
ou consumé (Living Theatre ou Open Theatre, par exemple), l’épreuve sensible de l’événement de la performance
peut s’effectuer autrement grâce à des stratégies esthétiques ayant recours à d’autres matérialités qui affectent la
perception. Le statut de la présence scénique mérite une attention particulière, un pan de la recherche actuelle en
études théâtrales s’y concentre. Voir, par exemple, Gérard-Denis Farcy et René Prédal (dir.), Brûler les planches,
crever l’écran. La présence de l’acteur, Vic La Gardiole, Éditions l’Entretemps, 2000 et Philip Auslander, Liveness.
Performance in a Mediatized Culture [1999], Londres et New York, Routledge, 2008.
2
Voir John Bell (dir.), Puppets, Masks and Performing Objects, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2001.
2
également, comme dans Soil Desire People Dance, le dispositif théâtral en général, ce qu’Andy
Lavander, en écho au concept de Jay David Bolter et Richard Grusin, a défini comme l’
« hypermédiateté » (hypermediacy 3) théâtrale.
Une histoire d’intermédiaires, de l’animal au rebut
La marionnette a notamment fonctionné comme intermédiaire entre l’humain et le divin,
incarnant sous une forme matérielle des signes que le jeu de l’acteur ne parvenait pas à exprimer
par une gestuelle, une mimique, une danse, en d’autres mots, par une corporalité formalisée qui
tend à l’immédiateté d’un contact presque érotique avec les spectateurs. L’inanimé installe une
distance nécessaire dans un contexte spécifique de transmission esthétique. En retraçant la
généalogie des formes qu’il a prises au sein du dispositif théâtral, nous constatons que l’objet
inanimé a souvent été utilisé pour nuancer l’attraction exercée par un corps vivant mis en scène.
3
Voir Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge (Mass.), MIT Press,
2000, p. 21-44 et Andy Lavander, « Mise en scène, Hypermediacy and the Sensorium », dans Intermediality in
Theatre and Performance, Amsterdam et New York, Rodopi, 2006, p. 55-66.
3
Il modifie l’identification du public à l’action scénique en présentant une forme plastique aux
possibilités expressives décuplées. En proposant une esthétique qui insiste sur l’aspect artificiel
de la performance, le théâtre de marionnettes se charge de la valeur de l’illusoire pour transmettre
des signes, faisant de l’irréalisme explicite un accès privilégié à une vraisemblance indubitable,
voire à une jouissance, ce qu’encourage le contexte ludique dans lequel la marionnette a évolué
tout au long de son histoire, jusqu’à la filiation contemporaine du Bread and Puppet Theatre dans
laquelle s’inscrit la pratique de Mark Sussman.
En effet, ses lieux de prédilection ont longtemps été populaires : le cirque, le cabaret, les
scènes de variétés et de foire. Folklorique et économique, la marionnette traditionnelle a exploité
un registre vernaculaire, a été associée au vulgaire et à la représentation plébéienne à l’extérieur
des espaces conventionnels des arts de la scène, souvent synonymes d’arts vivant. Selon
l’historien Henryk Jurkowski 4, ce n’est qu’au 20e siècle que l’animation de la matière se
développe de manière critique sur les planches, domaine incontesté de la présence vivante de
l’acteur. Elle devient le véhicule idéal d’une communication esthétique cherchant à traduire
certaines transformations sociopolitiques, du progrès de la rationalité scientifique à l’incursion de
la technologie dans le flux du quotidien, qui annoncent la tension entre les effets de la
déshumanisation et la perspective du posthumain. La pratique de la marionnette est ainsi
reconfigurée en un vecteur d’expérimentations formelles au sein du théâtre dramatique : après
avoir remplacé l’acteur dans le souci d’objectiver son jeu pour en perfectionner la maîtrise —
comme en atteste la théâtralité prônée par Edward Gordon Craig et Tadeusz Kantor — , en
perdant sa figure humaine, la matière inerte se présente comme un objet disposé à un autre style
de théâtralisation. Ainsi, en tant que force signifiante impersonnelle, la marionnette a notamment
4
Henryk Jurkowski, Métamorphoses : la marionnette au 20e siècle, Montpellier, Éditions l’Entretemps, 2008.
4
participé au questionnement esthétique qui s’est radicalisé au sein des mouvements de l’avantgarde historique.
Lorsque la matière participe activement au processus de la mise en scène, qu’elle n’est
plus perçue comme une composante passive du décor, elle devient alors un tiers idéal, un médium
chargé d’une plasticité expressive inhumaine. L’artificialité et le matériau qui composent la
marionnette (et ensuite l’objet) lui donnent la possibilité d’agir comme un intermédiaire dont la
forme a subi de multiples métamorphoses. À l’instar du fétiche dans l’expérience cultuelle, la
chose, mise en scène, se présente dépourvue d’une valeur d’usage ; zoomorphe, anthropomorphe
ou de forme hybride et satyrique, la matière prend généralement des traits figuratifs pour
personnifier une puissance invisible, un double, une idée, un phantasme, ou simplement un
personnage dramatique dans une perspective symbolique ou allégorique. Or, durant la deuxième
moitié du 20e siècle, et plus radicalement dans les années 1970 et 1980, les stratégies
d’appropriation et de recyclage d’objets familiers (des jouets miniatures, par exemple) et de
rebuts ont relayé la maîtrise de l’artisan dans le développement de nouvelles pratiques théâtrales.
En explorant ces nouvelles orientations, la performance s’accomplit par une objectification de la
marionnette, un acte qui met en valeur, paradoxalement, soit les qualités expressives du matériau
même, soit une narration réhabilitée sous une forme qui ne décline pas systématiquement les
exigences du drame.
Parmi les nombreuses fonctionnalités de la marionnette dans les pratiques théâtrales
modernes, elle a amplement été utilisée afin de substituer le comédien dans la mise en scène.
Dans cette veine, elle possède un registre défini par des conventions qui se sont imposées aux
marionnettistes, ces manipulateurs qui transmettent la vitalité à l’inerte mais dont la présence du
corps demeure idéalement dissimulée afin de mieux représenter le texte dramatique. En revanche,
5
un genre contemporain comme le théâtre d’objets a su recycler une telle tradition, notamment en
exploitant les capacités expressives du miniature pour transmettre des effets de présence,
analogues mais dissemblables, aux projections d’images sur écran, qu’elles s’effectuent en direct
ou en différé. Dans cette foulée, un déplacement critique s’opère également quant au rôle du
castelet qui, depuis les années 1980, joue de plus en plus à découvert, conférant par le fait même
un statut ambigu à la présence du corps durant la performance ; un corps scénique se manifeste,
dans certains cas via de nouvelles technologies, comme opérateur ou animateur, acteur ou
narrateur. Dans la pièce de Sussman, il existe une oscillation productive entre ces différents rôles.
Cette oscillation persiste soit à travers une série d’interventions successives du performeur, soit
simultanément grâce aux possibilités offertes par la médiation de projections. Dans le monde
magique des objets performatifs, de la miniature médiatisée sur scène, l’objet n’accomplit plus
une fonction stricte d’accessoire et la présence sur scène est trafiquée par un réseau de
médiations.
Le corps accessoire
Soil Desire People Dance poursuit une démarche esthétique qui questionne le rôle
dominant de l’acteur incarnant un personnage dont il doit rendre le caractère psychologique
spécifique par une articulation convaincante entre parole et expression corporelle dans le cadre
d’une mise en scène d’un texte dramatique. Déjà, Edward Gordon Craig, en dénonçant les
lacunes et failles du comédien réaliste conçu comme simple médiateur textuel, en appelait à un
théâtre qui puisse s’émanciper des conventions naturalistes en proposant, notamment, son modèle
6
d’über-marionnette, de « sur-marionette 5 ». Les expérimentations de Sussman reconnaissent
également aux choses un pouvoir signifiant et affectif que la personnification d’un acteur ne peut
déployer, elles déstabilisent l’appartenance définitoire d’un acteur vivant à la scène, d’autant plus
en modifiant les proportions « naturelles » de l’espace scénique. De fait, la scène miniature dans
la production de Soil Desire People Dance, en renouant avec l’univers minuscule des jouets
d’enfant tel qu’on le retrouve dans le toy theatre anglais du 19e siècle ou le cirque d’Alexandre
Calder, problématise par d’autres formes de médiation la présence du corps dans un espace uni
pour, au contraire, accentuer et multiplier les effets de présence 6 dans un espace désormais
hétérogène, aux dimensions variables. À l’instar de la mise en scène de Denis Marleau d’Une fête
pour Boris (2009) où acteurs humains « marionnettisés » et effigies animées coexistent sur les
planches 7, le paradigme dramatique est remis en cause par la construction d’une architecture
esthétique qui propose une hybridité scénique au lieu d’un spectacle vivant unitaire : le corps
devient accessoire.
5
Edward Gordon Craig, On the Art of the Theatre, Londres et New York, Routledge, 2009, p. 27-48.
6
Voir le commentaire de la note 1.
7
Denis Marleau et Stéphanie Jasmin, « Une fête pour Boris », Patch : Revue du centre des écritures contemporaines
et numériques, no 10, octobre 2009, p. 10-21, disponible au www.ubucc.ca/IMG/pdf/PATCH.pdf (dernière
consultation le 7 février 2011).
7
Le « corps accessoire » doit se comprendre ici en deux sens distincts qui, par ailleurs, se
recoupent dans le fait de renégocier les dynamiques de la présence. Premièrement, sur une scène
miniature, dans un théâtre à petite échelle, le corps vivant n’a plus sa place, l’acteur n’est plus
nécessaire à ce qui est joué ; la présence en chair et en os ne définit plus l’essence de la pratique
théâtrale, le corps devient pour ainsi dire accessoire. En revanche, celui ou celle qui opère ou
anime les objets, à l’aide de tiges ou de télécommandes, résiste à la suppression totale du corps ;
or cette résistance est possible uniquement si le corps du performeur se soumet en définitive à
l’objet et, par le fait même, consent à devenir instrumental à l’accomplissement de la pièce, à
devenir accessoire à l’interprétation. Effacement et résonance : l’activité du corps change de
fonction pour devenir un support vivant, une opacité récalcitrante et démesurée dans une réalité
miniature à laquelle doivent participer par défaut les spectateurs en mettant entre parenthèses leur
incrédulité.
En 2001, dans la pièce de Valère Novarina Le théâtre des oreilles mise en scène par Allan
S. Weiss et Zaven Paré, Sussman agissait comme opérateur d’une série de machines sur une
scène sans acteurs vivants : une marionnette électronique à l’effigie de l’auteur (Novarina) et un
chœur composé de trois haut-parleurs individuels mobiles se déplaçant en transmettant les
8
paroles du texte selon une partition aléatoire 8. Dans cette œuvre, l’auteur et l’acteur cèdent la
place à la technologie qui se présente sous une forme rappelant plus un automate archaïque qu’un
robot perfectionné. Face à cet effacement du corps sensible et au jeu apparent d’une combinatoire
autonome où interagissent sons, lumières, mouvements d’objets et vidéographies projetées
animant le visage du mannequin immobile, la dimension événementielle de la présence incarnée
subsiste par les actes du manipulateur à vue dans l’arrière-scène séparée par un tulle. Si
l’attention doit avant tout se diriger vers l’espace scénique meublé d’actants technologiques,
contrairement au joueur d’échecs de Kempelen, l’artifice n’est jamais dissimulé. Au contraire, il
est souligné grâce à certains procédés de la mise en scène, notamment à travers la corporalité
allusive mais visible de l’opérateur à sa table de régie.
Quoique intéressantes dans le cadre d’une exploration des qualités esthétiques de la
technologie au théâtre, ces expériences formelles, et les modulations langagières du champ
sonore qu’elles structurent et autonomisent, menacent la spécificité du média théâtral : l’identité
entre cette production et l’art cinétique est presque consolidée. Dans Soil Desire People Dance,
8
Zaven Paré, « Sur le théâtre des oreilles. Sur le théâtre de l’effacement », Alternatives théâtrales, no 72, 2002, p. 1720.
9
en tant que créateur et metteur en scène, Sussman procède différemment même si la logique du
corps accessoire reste opératoire en filigrane. Au lieu d’expérimenter avec un arsenal d’appareils
et de mécanismes pour transmettre l’image d’une autre réalité de l’acteur, et mettre ainsi en échec
l’imitation transparente d’une action progressive et la psychologie incarnée, il tente de faire un
usage plus sobre de supports restreints pour renouer avec la forme plus accessible du théâtre
d’objets miniatures et ainsi amplifier la valeur sémantique disproportionnée de ces derniers par
rapport à celle du comédien. Ce sous-genre de théâtre exploite déjà de manière productive la
tension entre distanciation et illusion. Mark Sussman continue dans cette voie en expérimentant
les télescopages au sein de la narration pour en faire ressortir la portée didactique et,
possiblement, construire de la présence au-delà de la catégorie de l’action par des « ensembles
dynamiques » d’états et de situations 9.
Ludisme et opacité à échelle réduite
La critique du rôle dominant de l’acteur dramatique, en tant que véhicule psychologique
de l’intrigue, par l’introduction de la matière sur scène a également rapproché ce genre de théâtre
des arts visuels au risque de s’y confondre. Dans une telle pratique théâtrale, le caractère
événementiel de la performance risque de se perdre, c’est-à-dire la communion affective de la
cérémonie qui a longtemps été déterminée dans l’espace et le temps par le théâtre comme lieu de
transmission. Ayant suivi les enseignements de Peter Schumann dans les ateliers du Bread and
Puppet Theatre basé à Glover au Vermont, Sussman réaffirme l’importance du ludisme pour
théâtraliser, autant dans l’élaboration des matériaux que dans la mise en scène et l’interprétation.
9
Hans-Thies Lehman, Le théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002, p. 104.
10
La scène miniature, entre autres, permet de sortir du cadre institutionnel pour s’adresser à un
public différent dans des lieux aussi variés que la rue, une cuisine, un café ou un salon. En
insistant sur le jeu et les matériaux pauvres (papier mâché, polythène, carton, tissu, rebuts, images
photocopiées, jouets, ouate, etc.) dans la construction de la présence scénique, la pratique de
Sussman rassemble deux points focaux du théâtre postdramatique tel que l’a défini Hans-Thies
Lehmann : un renouvellement et aboutissement du théâtre épique brechtien ainsi qu’une réponse
théâtrale aux transformations technologiques de la société contemporaine par une désarticulation
de la progression linéaire de l’action au profit d’une juxtaposition dynamique d’états scéniques.
L’intérêt et le défi du processus créatif de Soil Desire People Dance, ce qui demeure en jeu, c’est
la possibilité de redynamiser la narrativité de la fable (le récit épique) par l’intermédialité de
formes expressives. Cependant, cela est-il possible sans faire de l’action dramatique le principe
régulateur, en renégociant la présence du performeur tout en s’assurant que le mode de la
performance s’opère de manière à exposer la matérialité de ses médiations ? Voilà la question qui
semble sous-tendre l’expérimentation actuelle de Sussman.
11
Du point de vue phénoménologique, la performance d’un théâtre d’objets miniatures fait
l’apologie de l’imaginaire, elle renvoie à l’innocence formatrice de l’enfance. Ce genre de
pratique crée des réalités qui se manifestent aux spectateurs par une théâtralité à petite échelle :
« La miniature est un exercice de fraîcheur métaphysique ; elle permet de mondifier à petits
risques 10 », écrivait Bachelard. J’ajouterais à petits moyens dans le cas de Sussman qui, dans le
sillage de Schumann, ignore le principe de transparence médiatique sur scène, opte pour une
esthétique processuelle, non polie et manifestement artificielle. Le jeu à vue de l’opérateur
d’objets miniatures soulignerait donc d’emblée l’opacité des médiations même si sa technique
vise ultimement à diriger l’attention vers ce qui se passe entre les objets animés, les images, le
décor et leur médiation technique. En ce sens, dans le théâtre d’objets miniatures, l’inéluctable
support vivant que devient le performeur fait d’emblée de la mise en scène un art de monstration
qui rend apparents les mécanismes de la représentation.
L’esthétique de la miniature dans Soil Desire People Dance, déployée par l’utilisation de
caméras, de projecteurs, d’écrans, et de logiciels de traitement vidéo comme Jitter, propose des
agencements scéniques pour adapter le texte de Sebald qui constitue un élément parmi d’autres
de la performance. La mise en scène est conçue comme un montage d’états qui, le temps d’une
performance, multiplie les perceptions possibles des spectateurs. Le spectateur fait l’expérience
d’une « zone liminale entre l’actuel et le virtuel 11 », non sans témoigner de l’effet insolite créé
par la coordination de nouveaux supports médiatiques avec des techniques plus traditionnelles de
manipulation d’objets inanimés comme le théâtre d’ombres et l’utilisation de tiges métalliques
caractéristique du table top theatre. C’est avec émerveillement et distance critique que nous
10
Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, p. 150-151.
11
Lavander, 2006, p. 63.
12
éprouvons donc ce qui est en jeu dans cette pratique scénique. Elle fonctionne selon une logique
de l’opacité médiatique pour constituer sa théâtralité en présentant des relations entre la médialité
du corps du performeur et une gamme d’autres médiations :
In the logic of hypermediacy, the artist […] strives to make the viewer acknowledge the
medium as medium and to delight on that acknowledgement. She does so by multiplying
spaces and media and by repeatedly redefining the visual and conceptual relationships
among mediated spaces — relationships that may range from simple juxtaposition to
complete absorption 12.
La présence des performeurs reste donc équivoque dans la mise en scène. D’un côté, en
tant que support vivant de l’inanimé (opérateur), le corps apparaît immédiatement visible quoique
généralement à « l’extérieur » des petites dimensions de la scène. D’un autre côté, dans certaines
séquences, il est capté par une caméra (dissimulée ou non) et son image est retransmise en direct
ou légèrement en différé (Jitter) sur un écran ; il devient objet d’un effet de présence qui
contribue au panorama de la scène. Une autre manifestation de la présence s’accomplit par la
voix d’un narrateur (distinct des marionnettistes) qui récite le texte via un microphone et des
haut-parleurs. Cette médiation rappelle la voix off du cinéma ou, plus spécifiquement, la
performance orale accompagnée d’images telle qu’elle s’accomplit dans le boniment
cinématographique ou dans le théâtre de rue où la narration vient compléter une série de tableaux
qui se succèdent ou défilent à l’intérieur d’un cadre fixe grâce à un mécanisme activé
manuellement : par exemple, la cantastoria (Italie), le bänkelsang (Allemagne) et le wayang
beber (Indonésie). Par les moyens évoqués précédemment, Sussman tente de construire de la
présence dans Soil Desire People Dance, ceux-ci participent à l’« hypermédiateté » en jeu dans
son théâtre d’objets miniatures. Ce sont seulement quelques vecteurs de la mise en scène de
12
Bolter et Grusin, 2000, p. 42.
13
Sussman, des expérimentations formelles qui tendent à théâtraliser un texte de W.G. Sebald sans
s’arrimer à l’action tout en faisant justice au contenu historique (presque épique) de sa narration.
Théâtraliser W. G. Sebald
Now I know, as with a crane’s eye
One surveys his far-flung realm, a truly Asiatic spectacle,
And slowly learns, from the tininess
Of the figures and the incompréhensible beauty of nature that vaults over them,
To see that side of life that one could not see before.
Sebald, Nach der Natur : Ein elementargedicht
Soil Desire People Dance est une adaptation d’une série de poèmes de Winfried Georg
Sebald tirés de son triptyque Nach der Natur : Ein Elementargedicht. Certes, le mot adaptation
doit s’entendre selon son acceptation commune, comme mise en scène d’un écrit, c’est-à-dire
théâtralisation d’un contenu poétique. Cependant, dans le cas du travail de Sussman, il signifie
également l’adaptation littérale du livre, c’est-à-dire d’une inscription sur un support
principalement composé de papier. Une de ses préoccupations esthétiques centrales, en référence
à la tradition d’un type de théâtre populaire pour enfants, le théâtre de papier 13, est de donner vie
à des images bidimensionnelles imprimées (graphiques, figuratives, photographiques, etc.) par la
construction d’un espace aux dimensions spatio-temporelles multiples.
13
Dans ce type de théâtre artisanal, il y a une extension mercantile qui offre au public (souvent de bas âge), la
possibilité de confectionner le cadre de la scène, les personnages et le reste des éléments du décor à partir d’un livre
aux retailles calquées.
14
Cette construction fait intervenir plusieurs autres formes techniques et corporelles dans le
mode de la performance. Les médiations à l’œuvre dans la production augmentent et
complexifient les effets de contiguïté et de simultanéité qui caractérisent une pratique exploitant
davantage l’épaisseur matérielle des signes (opacité de la monstration) que leur valeur
dramatique et représentationnelle (transparence de la signification). Soil Desire People Dance
demeure à ce jour un chantier 14, un projet continu suivant un protocole d’expérimentation qui
traduit, dans son assemblage de techniques archaïques et contemporaines, la dialectique
caractéristique d’une transformation technologique : l’oscillation entre l’obsolescence et la
nouveauté d’objets techniques, entre l’extension et l’amputation de l’expérience sensible et
cognitive 15.
14
Nous avons pu assister à la présentation du deuxième acte portant sur George Wilhelm Stellar, une performance
dans le cadre d’une résidence au Topological Media Lab du centre Hexagram, un laboratoire de recherche basé à
l’Université Concordia de Montréal. Mark Sussman poursuit cette création en collaboration avec Roberto Rossi dans
la perspective de mettre en scène une version complète de Soil Desire People Dance à Los Angeles à l’automne
2011.
15
Voir Lisa Gitelman, Always Already New : Media, Theory and the Data of Culture, Cambridge (Mass.), MIT
Press, 2006 ; Mark Hansen, New Philosophy for New Media, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2004 ; Marshall
McLuhan, Understanding Media : The Extensions of Man [1964], Lewis H. Lapham (dir.), Cambridge (Mass.), MIT
Press, 1994 ; et Sigmund Freud, Le malaise dans la culture [1948], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004.
15
Le poème en vers libres de Sebald n’est pas un texte de théâtre en tant que tel, mais sa
composition fragmentaire et le style allusif et descriptif dans l’évocation de l’ordre et du désordre
de la nature s’accordent bien à la théâtralité postdramatique à laquelle nous avons associé l’œuvre
de Sussman. Le rapport de contiguïté entre les trois poèmes narratifs, la structure même du texte
encourage donc la construction de paysages scéniques, d’une succession non causale d’états
dynamiques entre lesquels nous pouvons établir des connexions diverses. Ce texte n’était pas
initialement destiné au théâtre, l’écriture ne porte aucune trace de contraintes ou considérations
scéniques, celle-ci n’a rien de dramatique car elle n’anticipe pas d’interprétation future, ne
projette pas d’action progressive. C’est l’adaptation qui amorce le processus de théâtralisation de
Nach der Natur auquel sa structure narrative, au demeurant, se prête bien. Car narration il y a, et
la mise en scène aspire à mettre en œuvre des moyens d’expression de manière à pouvoir raconter
les trois actes qui gravitent chacun respectivement autour d’un personnage et de sa relation
singulière à la nature dans tous ses états.
Raconter Matthias Grünewald, Georg Wilhelm Stellar et la destruction de la guerre
Si Soil Desire People Dance n’évacue donc pas totalement la narration, la pièce ne
représente pas pour autant le déroulement d’une intrigue auquel est subordonné l’ensemble des
éléments de la théâtralité. Sussman met en scène trois micro-récits ayant comme toile de fond un
environnement naturel depuis la perspective d’un peintre humaniste allemand du 16e siècle, un
explorateur et naturaliste russe du 18e siècle et un être vivant témoin des désastres matériels
occasionnés par la Deuxième Guerre mondiale. Matthias Grünewald, Georg Wilhelm Stellar et le
troisième personnage, dont nous pouvons soupçonner qu’il s’agit de Sebald lui-même, constituent
16
le contenu historique de ce poème allégorique du monde naturel, d’où la décision de monter Soil
Desire People Dance en trois actes indépendants.
Or, c’est uniquement à travers les objets et les paysages que ces figures historiques ont
investis que Sussman choisit de mettre en scène les récits qui traversent cet ensemble dynamique
où l’organique et l’inorganique s’interpénètrent. C’est le contexte matériel animé et inanimé dont
ces personnages ont fait l’expérience et où ils ont laissé des traces qui sert à transmettre une
histoire naturelle indissociable de son environnement culturel. Pour raconter, d’après le texte de
Sebald, notre présence humaine au sein des éléments terrestres, Sussman puise dans cette
constellation de personnages, d’objets et de panoramas ; le théâtre d’objets miniature lui offre les
moyens d’investir un tel enchevêtrement textuel et référentiel sans renoncer à la mise en scène de
l’histoire qu’il suppose. Dans ce poème, la technique narrative de Sebald crée des associations
entre des objets et des lieux pour relier différentes époques, permettant ainsi la construction des
scènes dans lesquelles se sédimentent plusieurs niveaux de sens 16. Raconter par la mise en scène
devient, à travers les expérimentations théâtrales de Sussman, une mise en relation avec le texte
de Sebald qui se prête bien au dispositif théâtral et à l’usage de signes qu’il permet. Ce projet
cherche à redynamiser un récit historique en adaptant son contenu et sa technique narrative,
faisant de la tension entre la présence vivante du performeur, les objets inanimés et les nouveaux
médias un champ d’expérimentation propre à raconter l’érosion perpétuelle des frontières entre le
monde humain et non humain.
Contrairement à une longue tradition qui a dominé le théâtre traditionnel, le texte occupe
une place plutôt secondaire dans le théâtre de marionnette. Serait-ce en partie la raison pour
16
Colin Riordan, « Ecocentrism in Sebald’s After Nature », dans W.G. Sebald : a Critical Companion, J. J. Long et
Anne Whitehead (dir.), Seattle, University of Washington Press, 2004, p. 52-53.
17
laquelle ces êtres inanimés représentent des moyens de poser des questions au théâtre, comme en
témoignent les écrits et les pratiques de nombreux metteurs en scène du 20e siècle? Ce qui
importe, c’est la fabrication des objets inanimés, c’est-à-dire l’activité de conception de l’univers
matériel constituant les possibilités d’énonciation du texte. Dans le dossier proposé sur la
pratique de Mark Sussman, nous pouvons observer ce travail de fabrication matérielle à l’œuvre
dans sa lecture même du poème de Sebald. Cette activité de lecture se traduit par un biffage, un
découpage et un remontage du matériau textuel ainsi que par l’inscription de différentes
médiations techniques qui serviront à théâtraliser le texte sur scène. Nous avons intégré à cet
artefact du 2e acte de Soil Desire People Dance certaines images captées en préparation et durant
l’une de ses performances.
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