Les livres qui (nous ) dérangent

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Les livres qui (nous ) dérangent
Les romans pour adolescents en procès
L’histoire de l’analyse et de la critique du livre pour la jeunesse est traversée depuis
toujours par la frontière qui sépare les « mauvais » livres des « bons » livres. Les débats
n’ont cessé de faire rage sur cette question. La question qui nous occupe et nous réunit
aujourd’hui porte plutôt sur la frontière entre ce qu’il convient ou ce qu’il est possible
de dire ou non aux adolescents et de quelle façon le dire quand survient un accord sur le
sujet. Certains romans pour adolescents se retrouvent sur le banc des accusés parce que
leurs problématiques sont dérangeantes mais surtout parce que la manière de les
présenter « en l’état » et non sur le mode symbolique, comme dans les contes par
exemple, ne laissent pas de place à la distanciation ni à des conclusions « réparatrices ».
Si les auteurs pour la jeunesse, et même pour les plus petits, se sont toujours penchés sur
les obscurités du psychisme, s’ils ont toujours joué avec le feu, au bord des choses que
nous cachons le plus souvent, ils rendaient apparemment possibles des espaces de jeu, ils
situaient clairement les lignes de démarcation entre le monde réel et celui de la fiction.
On reproche aux romans incriminés de créer plutôt de l’incertitude, une incertitude à
laquelle les lecteurs adolescents, pense –t’on,
ne sont pas tous en mesure de se
confronter.
Ces romans suscitent des résistances d’autant plus fortes que ce sont des adultes chargés
de les médiatiser qui les lisent pour effectuer des choix selon un ensemble de valeurs de
références qui leur sont propres et qui restent souvent inexprimées. Ces valeurs se
fondent en partie sur l’image que chacun se fait de l’adolescent, une image composée à
la fois des adolescents bien réels rencontrés dans le cadre professionnel, social ou
familial, mais aussi d’adolescents imaginés, idéalisés, rêvés, de l’adolescent que chacun a
1
pu être, de son histoire personnelle, de ses désirs, attentes et rêves. Elles se fondent enfin
et se confrontent à la définition sociale de l’enfant et a fortiori de l’adolescent
d’aujourd’hui. Il est un être autonome et de liberté qui fait lui-même ses expériences et
qui n’a pas besoin d’être protégé des noirceurs ou des violences du monde. C’est au
contraire de ces noirceurs et violences qu’il va s’éprouver et s’aguerrir. Il reste à savoir
si cette autonomie décrétée le rend susceptible ou non de recevoir des messages du même
type que ceux qu’on adresse aux adultes, s’il peut ou non recevoir des messages
artistiques
Ces valeurs et ces résistances se fondent en même temps sur la conception que chacun a
de l’éducation et aussi de la littérature pour la jeunesse. La légitimité désormais acquise
par cette littérature, à travers des auteurs et des artistes reconnus, lui confère un statut
qui peut parfois être intimidant. Comment avoir un avis sur un livre sachant qu’il a été
écrit par un artiste en puissance et que, de toute façon, nous ne sommes pas autorisés,
pas plus que d’autres, à décréter ce qui est beau, ce qui est laid, ce qui est bon, ce qui est
mauvais ? Notre avis, s’il advient, est lui aussi passible de jugement critique. Il peut être
vu comme trop audacieux, voire révolutionnaire ou au contraire comme politiquement
correct. Porter un jugement sur un livre n’est donc pas chose aussi facile et naturelle
qu’il y paraît. C’est même sans doute une des choses les plus délicates qui soit tant
l’évidence d’un jugement basé sur le vécu s’oppose bien souvent au manque d’évidence
d’un discours plus critique.
L’approche historique qu’a faite Isabelle Nières-Chevrel lors d’une journée d’étude1 en
2007 à la bibliothèque Buffon sur ce thème du choix a mis en évidence la fluctuation du
mécanisme d’évaluation. Cette comparatiste, enseignante à l’université de Rennes, s’est
1
Compte-rendu de Bons livres, mauvais livres : les avatars du choix, La Revue des livres pour enfants, n°236,
septembre 2007, pp.162-165
2
penchée pour l’occasion sur les contes. Elle a repéré cinq critères selon lesquels ils sont
appréhendés et donnent lieu à une évaluation positive ou négative : l’évaluation morale,
la perspective sociale, l’approche éducative, l’approche esthétique et l’évaluation
psycho-génétique. Quand l’évaluation morale prédomine, les contes sont rangés dans la
bonne catégorie en raison de leur système de valeurs, basé sur la méritocratie et
l’exemplarité des bonnes conduites. Dans une perspective sociale, la fluctuation est
importante, qui passe d’une dépréciation quand le populaire est considéré comme
négatif à une valorisation quand il devient synonyme de poésie de la nature et prend le
nom de folklore. L’approche éducative est tout aussi fluctuante, l’irréalisme des contes
tantôt condamné, tantôt porté aux nues selon que les instances éducatives considèrent
l’absence de réalisme comme un danger ou comme un bienfait. Pour les uns, c’est faire
croire le faux aux enfants. Pour les autres, c’est nourrir l’imagination et rendre l’enfant
créatif. L’approche esthétique n’échappe pas davantage au mouvement de fluctuation.
La forme narrative du conte d’abord considérée comme rudimentaire le fait regarder
avec distance, voire mépris, puis rebaptisée « forme simple » par Jolles2, elle devient
pleine de charme et même forme poétique. L’évaluation psycho-génétique est
généralement positive : les enfants aiment que les choses soient en ordre et les contes
contribuent à cette mise en forme.
La diversité des approches peut donc inciter à la censure ou au contraire à la
valorisation par les prescripteurs. Bien des recherches montrent à leur tour combien
sont floues et fluctuantes les frontières entre prescription et censure. Dans Censure et
bibliothèques au XX° siècle (Le cercle de la librairie, 1989), Marie Kuhlman nomme
« censure » toute intervention -qu’elle émane de l’autorité gouvernementale, des
2
André Jolles, Formes simples, Seuil/Poétique, pp.173-197, 1972
3
administrations de tutelle, des bibliothécaires ou des lecteurs- consistant à empêcher ou
à limiter volontairement la diffusion de livres pour des raisons d’ordre moral, religieux,
philosophique, politique, idéologique ou culturel.
Evoquer la censure implique de mentionner la loi du 16 juillet 1949 et le contexte dans
lequel elle a été votée. Alain Fourment a montré, cité par Bertrand Ferrier dans Tout
n’est pas littérature !(Presses Universitaires de Rennes, 2009) comment l’idée d’une loi
s’est imposée pour « combler l’absence d’une règle sévère » en matière de publication
pour la jeunesse (Histoire de la presse des jeunes et des journaux d’enfants. La
Découverte, Repères). La judiciarisation du contrôle visait à faire obstacle à la
publication de textes et d’images non-conformes à la morale et contraires aux principes
qui doivent présider à la formation et à l’éducation de la jeunesse française. Ce projet
avait le double avantage d’être une forme de protectionnisme moral et économique, car
la loi visait surtout à contrer la percée des comic books américains dans la période de
l’après-guerre. Son article 2 institue des tabous officiels. Il stipule en effet que ne soit
publiée « aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour
favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté la haine, la débauche
ou tous actes qualifiés crimes ou délits de manière à démoraliser l’enfance ou la
jeunesse ». De surcroît, l’article 14 précise que « le ministre de l’Intérieur est habilité à
interdire de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs de dix-huit ans les
publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur
caractère licencieux ou pornographique ou de la place faite au crime, à la violence, à la
discrimination ou à la haine raciale, à l’incitation à l’usage, à la détention ou au trafic de
stupéfiants ». Ce qui fait dire de façon ironique à Bertrand Ferrier que l’horizon de
lecture « s’inscrit donc sur la page de copyright des livres pour la jeunesse lorsque la
mention « conforme à la loi »apparaît ». Elle a été enrichie en 1954, on y a ajouté qu’il
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ne faut rien publier non plus qui soit susceptible d’inspirer ou d’entretenir des préjugés
ethniques. Depuis, il arrive régulièrement que des éditeurs soient rappelés à
l’ordre. « Rien d’étonnant à cette volonté de contrôle, dit toujours Bertrand Ferrier,
tant la lecture des jeunes est susceptible d’inspirer des sentiments ambigus. Et de citer
Michèle Petit, anthropologue travaillant sur le concept de lecture entre utilitarisme et
fonction sociale, et qui écrit :
On lit sur les bords, les rivages de la vie, à la lisière du monde. Comme pour tout ce qui est
sur les bords, la lecture est toujours légèrement inquiétante : de tout temps, on a craint la
solitude du lecteur face au texte, car on n’est jamais assuré de contrôler quelqu’un qui lit.
Aujourd’hui, derrière les discours convenus, unanimes, déplorant l’insuffisance de la
lecture, la peur du livre prend sans doute des formes plus subtiles, plus retorses que par le
passé. On peut tout à la fois exhorter les autres à lire…et être très agacé de les surprendre,
un livre à la main, tout aux délices d’avoir largué les amarres ». (Eloge de la lecture. La
construction de soi. Belin, Nouveaux mondes, p. 25). La lecture est souvent pour
l’adolescent un geste de résistance, de refus. Se confronter directement aux livres, sans
intermédiaire, est une façon de se démarquer de la lecture sous surveillance, de sortir
des places prescrites. Elle apparaît comme un biais privilégié pour élaborer son monde
intérieur et donc, de façon indissolublement liée, sa relation au monde extérieur. Ceux
qui lisent, poursuit Michèle, ne sont pas des pages blanches sur lesquelles le texte
s’imprimerait. Ils ne sont pas pure passivité. Ils changent le sens des ouvrages, les
interprètent à leur guise en glissant leurs désirs, leurs angoisses, leurs questions entre les
lignes. Aucune autorité ne peut contrôler totalement la façon dont un texte est lu,
compris, interprété. Souvent le lecteur fait subir aux textes des traitements d’une
désinvolture déconcertante.
5
Comme le souligne Philippe Pullmann3,
Une histoire appréciée autant par les adultes que par les enfants, l’est, en fait pour des
raisons différentes… Les sentiments éprouvés par un jeune enfant, la première fois qu’il lit
ou entend l’histoire du Petit Chaperon rouge ‘excitation, choc, effroi, triomphe), n’ont pas
le même sens que ceux de l’adulte ou du parent. L’enfant se dit : » Il pourrait m’arriver la
même chose ! tandis que les parents pensent : « Il pourrait arriver la même chose à mon
enfant ! Comment puis-je le protéger ? ». L’enfant se dit : « Il n’y a probablement plus de
loup -du moins pas dans le coin- je l’espère » et les parents pensent : « les loups ne se
conduisent pas ainsi, mais les hommes, oui ». Les parents pensent : « cette histoire est peutêtre trop effrayante, je ferais mieux de ne pas la lui raconter pendant quelque temps » et
l’enfant se dit : « j’espère qu’ils me raconteront cette histoire à nouveau ce soir ! »(La
littérature dès l’alphabet., p. 110).
Sophie Chérer va dans le même sens lorsqu’elle écrit : « C’est la manière dont on reçoit
l’œuvre qui marque la différence entre enfants et adultes ».
A la censure explicite de cette loi « archaïque et autoritaire » selon Patrick Wachsmann
dans On tue à chaque page.La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.
Crepin T. et Groensteen T, Editions du temps) qui relève d’un dispositif juridique de
répression s’ajoute une censure implicite, fondée sur le « consentement spontané de ceux
qui la subissent et/ou qui la produisent. Auteurs et éditeurs se soumettent à un horizon
d’attente normative » selon la formule de Pascal Durand, spécialiste liégeois de la
censure cité par Daniel Delbrassine4 quand il parle des tabous. Le tabou est un concept
très intéressant, à la fois sacré et détestable, qui se manifeste trop souvent sous la forme
d’un dogmatisme empêchant de penser. A tous les stades de la chaîne du livre, les
acteurs sont influencés dans leurs choix et comportements : auteurs et éditeurs
3
Philip Pullmann, in La littérature dès l’alphabet. Gallimard
Daniel Delbrassine, Le roman pour adolescents aujourd’hui : écriture, thématiques et réception, Argos
Références, Scéren/La joie par les livres, 2006, pp.287-361
4
6
s’autocensurent, se soumettent aux éventuels avis de la commission et redoutent les
réactions des prescripteurs courroucés qui ne manqueront pas d’invoquer la loi. A
l’influence déterminante de la norme légale s’ajoute le poids de l’institution scolaire
garante de toute légitimation et peu suspecte de véhiculer une quelconque forme
d’immoralité.
A côté de ces campagnes, on trouve aussi des initiatives locales d’usages de
bibliothèques, de parents d’élèves ou de simples parents qui font pression pour retirer
un livre ou en faire interdire la lecture. Si les éditeurs contrôlent la source, on sait que
les bibliothécaires, les documentalistes ou les enseignants peuvent intervenir en fin de
parcours pour « filtrer » l’offre éditoriale, notamment en renvoyant aux enfers certains
titres jugés dangereux pour les jeunes lecteurs. Les limites de la censure dépendent de la
morale dominante.
Si nous portons un regard rétrospectif sur tous les débats qui tournent autour de la
question des critères et des sujets ou des livres qui dérangent, la noirceur dans les
romans pour adolescents, la réalité trop crue, on s’aperçoit que les enjeux se situent
principalement au niveau des adultes. Ils sont à la fois partagés sur les limites de leur
responsabilité à l’égard des adolescents, et assujettis à une sorte de subjectivité qui
accorde beaucoup de place aux sentiments personnels et varie en fonction des
représentations que chacun se fait de l’adolescence. Dans un article paru dans Lectures
jeunes, Françoise Ballanger en vient à se demander en effet dans quelle mesure les
problèmes soulevés dans les débats et les arguments échangés ne sont pas, avant tout,
révélateurs de doutes ou de situations paradoxales chez les « médiateurs » qui
s’interposent entre l’œuvre et le lecteur. D’où son hypothèse que les livres sont dits
dérangeants en ce qu’ils remettent en cause chez les adultes des représentations de
7
l’enfance, de l’adolescence, de la littérature de jeunesse, de la lecture romanesque, des
valeurs éthiques ou même le sens du travail de médiation. Nous avons tous en effet des
valeurs de référence personnelles qui orientent nos avis sur ce qui est bien, ce qui est
mal, ce qui est juste ou faux mais nous avons aussi besoin de chercher autour de nous
des points de référence et de convergence avec nos propres valeurs. Nous ne les trouvons
plus d’emblée dans notre société qui s’interroge elle aussi sur les valeurs qui la fondent.
Et si ces livres « nous » dérangent, c’est sans doute parce qu’ils rendent, dans ce
domaine, l’avenir encore plus incertain et accentuent ainsi notre angoisse. Ces livres
soulignent la contradiction dans laquelle sont pris les médiateurs entre le besoin et
l’impossibilité de se référer à des valeurs assurées et partagées, puisque c’est au nom
même de valeurs comme la liberté de l’individu et la tolérance que l’on hésite à affirmer
ce qui est juste et bien. Chacun est donc renvoyé à lui-même.
Françoise Ballanger
5
constate que ce sont
les ouvrages abordant les sujets dits
« tabous », dont la violence, le sexe, la drogue, le suicide, la mort, le désespoir qui sont le
plus exposés à la censure. Bertrand Ferrier lors d’une journée d’étude sur la question
des tabous en littérature pour la jeunesse souligne que l’un des questions les moins
tabous dans les débats sur la littérature pour la jeunesse, c’est justement le tabou. Il se
demande avec Jérôme Brüner pourquoi « on farcit (…) le crâne de nos collégiens de 5e
avec Pythagore alors que nous ne leur soufflons mot de ce qu’Aristote nous apprend du
récit..( Jérôme Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Le récit au
fondement de la culture et de l’identité individuelle. Pocket, Agora, 2005, p. 17). La
prééminence de la réalité sociale dans la littérature des adolescents et le basculement
vers les aspects les plus sordides ou les plus conflictuels de la réalité la désignent aux
5
Françoise Ballanger, in le catalogue de l’exposition Babar, Harry Potter et Cie, Livres d’enfants d’hier et
d’aujourd’hui,article : Paradoxes du réalisme et enjeux dans la littérature pour la jeunesse
8
censeurs et posent ainsi de manière récurrente la question des limites : que dire, que
taire, pourquoi et comment dire ou ne pas dire. Même question pour le sexe et la mort.
Jusqu’où peut-on aller dans leur évocation ? Quel équilibre trouver entre pudibonderie,
pruderie ou audace ?
Depuis vingt-cinq siècles, et non vingt-cinq ans, rappelle Marie-Aude Murail6 , l’art n’a
pourtant cessé de mettre le public en présence des plus grandes noirceurs de l’âme
humaine. Est-il dangereux pour autant ? L’inceste (Peau d’âne), le parricide, le fait de
dévorer ses enfants etc. tout ce qu’on peut rencontrer ici ou là dans l’offre
contemporaine de littérature pour la jeunesse, sont des choses aussi vieilles que
l’humanité et elles ont été très précocement l’objet de l’art. Elles ne devaient pas,
souligne le sociologue Jean Marie Fabiani, conduire à des comportements imitatifs mais
elles étaient, conformément à la Poétique d’Aristote, censées purger les passions et
produire un effet de catharsis. Serge Boimare7, instituteur spécialisé, rééducateur
travaillant auprès d’enfants et d’adolescents ayant pour point commun de refuser avec
force les apprentissages scolaires, met en pratique une démarche pédagogique qui ne fait
pas l’impasse dans les lectures qu’il propose sur la « dévoration, la torture, l’inceste, le
conflit des générations parce que, dit-il, et particulièrement chez des enfants violents, ces
préoccupations sont présentes. Selon lui, il ne faut pas compter sur les thèmes neutres,
plats, sans évocation de sentiments pour détourner les attentions, pour avoir la paix… ».
Il va donc chercher des représentations porteuses d’émotions dans notre patrimoine
culturel plein de ces histoires qui mettent en scène, qui mettent des mots sur toutes les
angoisses, sur toutes les interrogations vives que certains ne peuvent voir qu’à travers
un imaginaire pauvre et trop cru, d’un imaginaire qui n’a pas les moyens d’être un
6
Marie-Aude Murail, Dialogue avec Nadège, in Littérature de jeunesse, incertaines frontières, colloque de
Cerisy, Gallimard jeunesse, 2005, pp.156-177
7
Serge Boimare, L’enfant et la peur d’apprendre. Dunod
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support pour une pensée véritable. Les mythes et les contes sont pleins de ces histoires
qui sont venues traduire, représenter, organiser les inquiétudes, les craintes, de ceux qui
nous ont devancés. Si les images portées par ces textes, sont aussi très crues, pleines de
violence, surtout quand il s’agit des mythes fondateurs de nos civilisations, il faut savoir
qu’elles ne font que proposer une forme, donner une cohérence à des émotions qui de
toute façon sont présentes. Les lecteurs ont ainsi à leur disposition un scénario pour
approcher leurs propres craintes, un filtre pour porter un regard sur leur monde
intérieur.
La comtesse de Ségur parle de la mort et de l’espoir de celui qui croit, Tintin au Congo
n’échappe pas au colonialisme, les chômeurs et le réalisme social ne sont pas entrés
brutalement dans la littérature de jeunesse ces dernières années. Hector Malot avec Sans
famille et En famille est un auteur engagé, le Zola des enfants. Ces auteurs n’ont pas
voulu écrire pour ne rien dire et les auteurs d’aujourd’hui revendiquent aussi ce droit et
se défendent de vouloir désespérer ou choquer leur lecteur. C’est le cas de Thierry
Lenain (La fille du canal ; Un pacte avec le diable), souvent remis en question et qui
réagit vivement aux propos tenus par Isabelle Smadja, auteure de Harry Potter, les
raisons d’un succés. La philosophe, dans Citrouille8, explique en grande partie les
raisons du succès de Harry Potter par l’utilisation du merveilleux qui permet de dire la
cruauté du monde sans blesser les lecteurs qui peuvent prendre leur distance avec les
épisodes les plus cruels en se rappelant que « ce n’est que de la fiction ». Pour Thierry
Lenain, qui lui répond, lucidité n’est pas désespoir.
Offrir aux lecteurs l’occasion
d’appréhender la réalité, c’est les aider à mettre en mots les problèmes du monde qui les
entoure aussi bien que les difficultés qu’ils rencontrent ou dont ils sont témoins. Selon
8
Roman merveilleux contre roman réaliste ?
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Bertrand Ferrier, ce tabou de la démoralisation qui encadre trop souvent les romans
pour la jeunesse est une attitude qui signifie que l’on n’a pas confiance dans la fiction.
Dans un article sur les paradoxes du réalisme dans le roman pour la jeunesse, Françoise
Ballanger souligne la complexité de la notion même de réalité quand elle apparaît dans
la fiction. De quelle réalité est-il alors question ? S’agit-il du monde tel qu’il est ? tel
qu’il devrait être ? tel qu’il ne devrait plus être ? vu par qui ? décalé ? interprété ? à
interpréter ? Les auteurs revendiquent le fait qu’ils ne font pas que retranscrire le réel.
C’est bien leur matériau de départ, dit-elle, mais ils en proposent une vision travaillée,
singulière, voire engagée pour susciter celle du lecteur ou lui permettre de clarifier la
sienne. Dans un article paru dans Libération du 13 février 2001, intitulé Qui a peur de la
fiction ? Leslie Kaplan dit de la fiction qu’elle n’est pas seulement un droit de penser
mais un moyen de penser, de penser la réalité, de la transformer en quittant le face-àface avec trop de réel. « La littérature, dit-elle, travaille le réel, le réel particulier des
mots et le réel du monde pris dans les mots ». Tout le monde peut éprouver la nécessité
de quitter le face-à-face avec le réel, mais les adolescents peut-être encore plus que tout
le monde. Selon l’auteur, les adolescents ne se posent pas des questions spécifiques, ils se
posent, comme tout le monde, des questions sur eux-mêmes et les autres, le monde,
l’identité et l’identité sexuelle, le désir et l’absence de désir. Ce qui est sans doute
spécifique, c’est l’urgence et l’impatience devant ces questions, qui peuvent gêner les
adultes et les remettre en cause. D’où le rôle fondamental de la fiction qui permet de
mettre une distance avec le monde, de prendre ses distances avec lui, et avec sa propre
urgence, de passer ailleurs, de penser, jauger, juger la réalité et d’inventer. La fiction,
de fingere, fabriquer, est bien du domaine de l’imaginaire, la littérature est en soi
fantasme ou fantasmagorie et de là naît le plaisir. Le texte se réfère au réel mais en
11
revendiquant la réalité d’une représentation. Et c’est précisément dans la confusion
entre réel et fiction que s’illustre la censure quand elle touche particulièrement la
littérature réaliste.
La fiction,
nous
dit Bertrand
Ferrier
(Tout
n’est
pas
littérature !Presses Universditaires de Rennes, p.114), instaure un dialogue entre la réalité
et son réinvestissement narratif -rapport qui selon lui explique la méfiance des adultes à
l’égard de certains livres pour les adolescents.
Hans Robert Jauss (Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Tl, 2001) soulignait
que pour toucher son destinataire, le créateur est invité à s’en remettre au principe
classique de l’imitatio naturae, à ceci près qu’il remplace la nature par la réalité. C’est
ce qui se produit, dit toujours Bertrand Ferrier, dans les livres pour la jeunesse. Cette
imitation de la réalité alimente chez les médiateurs la crainte de ce que Guy Scarpetta
appelle des « lectures impures » sans pour autant les condamner, bien au contraire. Ces
lectures sont considérées comme « impures » par une critique radicale en raison de leur
soumission à « l’illusion représentative » qui conduit le lecteur à confondre les
personnages avec les personnes, à ne pas distinguer les signifiés des référents, à ne pas
reconnaître le fonctionnement textuel en tant que tel. Le théoricien démontre en
s’appuyant sur nombre d’autres fictions figuratives (théâtre, cinéma) que ce type
d’illusion n’est jamais totalement dupe du caractère fictionnel de ce qui est représenté. Il
cite Octave Mannoni remarquant que lorsque, sur scène, au théâtre, il y a un mort, tout
le monde sait bien que ce n’est pas un mort réel. Cela n’empêche pas que si l’acteur qui
joue ce rôle se met à bouger, le public ne manque pas de manifester sa gêne par le rire :
le charme, c'est-à-dire, l’illusion, est rompu. Il nous faut donc supposer que ces fictions
figuratives impliquent un type d’illusion très précis, qui n’a rien à voir avec
l’hallucination. Pour que le récit ou le spectacle fonctionnent, il faut que le sujet y croie
malgré tout, en partie : je sais bien que ce ne sont que des signes, mais quand même il
12
me faut aussi les prendre pour du réel. Et d’illustrer le fonctionnement de ce mécanisme
par son expérience personnelle lors de lecture, adolescent, de passages de figuration
sexuelle. Il cherchait « fébrilement » dans ces lectures les passages « osés » et cette
recherche contribuait grandement à l’intérêt qu’il prenait à ces romans, au goût qui s’y
enracina pour la lecture romanesque en général. Certaines séquences excitent, d’autres
peuvent déplaire ou dégoûter mais l’intérêt est précisément de solliciter la limite parfois
fragile entre le désir et la répulsion et de forcer ainsi chaque lecteur à reconnaître la
place exacte de cette limite en lui, et du coup la singularité de son propre désir. Si le
désir sélectionne, cette sélection ne coïncide jamais exactement avec la limite qu’on peut
éprouver entre son désir et son dégoût dans la réalité. Certaines scènes peuvent révulser
à la fois dans la réalité et dans l’expérience de la lecture, d’autres sont catégoriquement
exclues de la réalité (le meurtre par exemple) mais elles sollicitent cependant mon désir
de lecteur. La « saveur » de la lecture ne se réduit pas à un effet d’excitation mais elle
consiste aussi à dégager et goûter le jeu du discours. Toutes les théories de la réception
soulignent l’importance du discours, c'est-à-dire l’importance de l’écriture, du langage
dans les fictions romanesques.
Il convient donc, ce qui est rarissime dans toutes les polémiques sur l’inadéquation de
certains récits au jeune public, de prendre en compte les aspects formels. Daniel
Delbrassine souligne combien les commentateurs de tous bords s’acharnent sur les
thèmes abordés et oublient qu’un récit de fiction est d’abord reçu par son lecteur en
fonction des moyens littéraires mobilisés par l’auteur. Toute lecture, rappelons-le,
repose sur un pacte entre auteur et lecteur. Ce pacte n’est rien d’autre que l’engagement
tacite du lecteur à jouer le rôle que le texte lui assigne selon un ensemble de stratégies,
une somme d’instructions que Wolfgang Iser dans L’acte de lecture définit par le terme
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de lecteur implicite. Dans le numéro de Parole9 , revue de l’Institut suisse Jeunesse et
médias consacrée à la censure, Daniel Delbrassine insiste à la fois sur les qualités
d’écriture, sur les choix narratifs et les mécanismes de mise à distance qui protègent le
lecteur confronté à la lecture de livres abordant des thèmes graves et durs, traitant de
drames du monde contemporain, de problèmes de société ou abordant tous les aspects
de la difficulté à vivre, avec leur lot de souffrance et de violence. Les deux textes
incriminés par la commission de surveillance (Quand les trains passent de Malin
Lindroth et Kaïna-Marseille de Catherine Zambon) sont pourtant, selon lui, pourvus de
plusieurs mécanismes de protection du lecteur. Malin Lindroth recourt à plusieurs
procédés de mise à distance, sur le plan émotionnel et sur le plan moral. Le récit d’un
fait ancien (17 ans après) est donné a posteriori par une adulte qui juge son attitude
d’adolescente sans faux-fuyants. Cette anti héroïne tente d’expliquer, d’exprimer une
culpabilité difficile à assumer. Les réflexions de cette narratrice, teintées de remords et
de culpabilité, encadrent et truffent le récit. Le lecteur est certes confronté à une forme
de violence extrême, mais les mécanismes de mise à distance le protègent et l’empêchent
d’entrer dans un quelconque processus d’identification. Aucune complaisance dans le
sordide, aucune ambiguïté sur le plan éthique. Un texte fort, mais nécessaire comme
peut l’être un conte d’avertissement.
Dans Kaïna-Marseille, une scène de viol et de violence est logiquement intégrée à
l’histoire, mais son traitement réaliste est atténué par la pudeur de la narratrice qui
refuse de nommer ce qui lui arrive. Tout texte suppose un point de vue et exprime une
intention. Le moins qu’on puisse dire ici, c’est que la violence n’y est pas présentée sous
un jour favorable. En incarnant toutes les jeunes femmes victimes de ces réseaux,
9
Daniel Delbrassine, in Parole, 2-08, Dossier Littérature et censure, pp. 8-12
14
Mamata conduit ses lecteurs/auditeurs à connaître de l’intérieur un drame
contemporain. Contrairement à un film documentaire ou de fiction, le texte protège ses
lecteurs de tout voyeurisme malsain.
A l’inverse, Bertrand Ferrier dénonce le manque de mise à distance et l’hypocrisie de
Jean Molla dans Djamila. Pour compenser, dit-il, l’évocation audacieuse de la sexualité
crue, l’auteur se couvre en utilisant un narrateur sexuellement correct. Ainsi ce
narrateur dénonce-t’il les beaux gosses du genre « Moi, les meufs, je les tire quand je
veux ! ». Un garçon tout en subtilité ». La découverte du journal de Djamila l’aide à se
flageller davantage : « Salope, lopsa, pouffe, tassepé, t’as l’air bonne. (…) Des mots
comme ça, pour désigner les filles. (…). Maintenant, tu sais ce qui se cache derrière. »
Selon le critique, le tabou sexuel se manifeste dans l’instauration d’un sexuellement
correct qui va de pair, dans ce roman consensuel et consternant jusque dans ses jeux de
mots (le chat lui balance une baffe maousse), avec un souci de dénoncer, grâce à un
héros parfait. (Héros parfait qui lit beaucoup. Et pas seulement les bouquins du
programme de français. Tard dans la nuit. Rimbaud, Lautréamont, Céline..). Il dénonce
avec lourdeur (« ce n’est pas un roman, c’est la putain de réalité ») la mondialisation
soutenue par ces salauds de keufs (à Gênes) et leur racisme (« il ne fait pas bon être
bronzé en ce moment »). La prudence protège sans doute ce livre des critiques morales
mais l’expose aux critiques littéraires. Et Bertrand Ferrier de pointer la pauvreté d’une
écriture truffée de répétitions(je ne sais pas, avoir l’air, commencer, faire,
vrai/véritable/vraiment…, de récurrences, de jeunismes ratés (bien mortel), de
stéréotypes surannés, de facilités et de lourdeurs stylistiques. Pour Daniel Delbrassine, le
roman de Jean Molla témoigne des audaces nouvelles en matière de violence et
l’interpellation du lecteur, le « Tu » qui s’adresse à lui dès le début du roman, qui
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l’implique directement dans des scènes de violence dont la première de quatre pages qui
passe pour un règlement de comptes ne facilite pas la mise à distance.
Dans Bonne nuit sucre d’orge de Heidi Hassenmüller, qui raconte, je le rappelle, les
« viols de l’âme et du corps d’une enfant », l’écriture est pudique, sans aucune vulgarité,
sans aucune complaisance dans l’accumulation de scènes choquantes ou l’utilisation
d’un lexique stéréotypé ou obscène. Les faits sont là, décrits, mais selon le point de vue
de l’enfant abusé. Parce qu’elle se sent honteuse et coupable à la fois d’actes qu’elle ne
fait que subir, parce qu’elle ne souhaite pas se les remémorer, elle ne s’attarde pas sur
les détails. Le fait que le livre soit une autobiographie déguisée va dans le sens de cette
pudeur à dire les choses, à lever le voile sur l’horreur et en même temps sur le silence de
sa propre souffrance quand, enfant, elle a dû subir durant des années les tortures
morales et physiques infligées par son beau-père. Paru en Allemagne en 1992, le roman
fait date et même en dehors du champ littéraire, Heidi Hassenmüller menant campagne
contre la loi du silence. Il est controversé dès sa sortie en France en 2003. L’enfant
victime est pourtant une figure emblématique de la littérature pour la jeunesse.
Excellent mobilisateur de la sympathie du lecteur, il est déjà l’un des protagonistes
essentiels du conte traditionnel.
D’autres procédés de mise à distance sont fréquemment utilisés qui servent à rappeler
au lecteur qu’il est dans un texte. En mettant l’énonciation en évidence, ces techniques
cassent « l’effet-fiction ». Les procédures à la fois les plus efficaces et les plus répandues
sur le plan de la narration, telles que le fait de montrer les artifices du récit
(coïncidences forcées) ou le rappel de la situation de communication (interpellation
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directe du narrataire) invitent le lecteur à la construction du sens du texte et modèrent
l’emprise affective.
Le roman de Stefan Casta, Faire le mort, par son parti-pris de structure polyphonique,
sa temporalité bouleversée et sa complexité narrative invite le lecteur à se forger luimême une opinion sur les faits et l’attitude de chacun des protagonistes. Cette violence
gratuite entre adolescents illustrée par le rejet d’un garçon différent interroge d’autant
plus le lecteur que c’est la victime elle-même qui, dans un premier temps, raconte la
scène selon sa perspective avant de s’adresser ensuite à chacun pour évaluer ses
responsabilités. C’est donc bien au lecteur qu’incombe le travail d’interprétation du
sens et donc d’une réflexion qui suppose une réelle mise à distance. Le mythe de l’enfant
inoffensif a vécu.
Dans Piste noire de Christine Beigel, la forme de violence mise en scène est étroitement
liée au genre littéraire. Depuis la création de « Souris noire » par Joseph Périgot en
1986, le roman noir a acquis droit de cité et l’arrivée d’auteurs issus de la « Série noire »
dans les collections pour la jeunesse (Franck Pavloff, Didier Daeninckx, Thierry
Jonquet) a donné naissance à des récits marqués par la violence et les tensions de la
société contemporaine. Franck Evrard, dans Enquête sur le roman policier, explique
combien ce genre est soumis à des tensions contradictoires entre sa thématique (la
violence inhérente au policier et surtout au polar) et son public de lecteurs.
L’appartenance à une collection est une manière d’avertissement au lecteur. L’horizon
d’attente d’un lecteur ouvrant un recueil de contes n’est de toute évidence pas le même
que celui d’un lecteur ouvrant un livre de la collection « Souris noire ».
Il semble donc judicieux de s’intéresser à la dimension littéraire et à la qualité d’écriture
des textes pour la jeunesse autant, voire plus, qu’aux thèmes à la base de bien des
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polémiques. Peut-on encore aujourd’hui considérer que la littérature pour la jeunesse a
pour seule fonction d’être éducative, voire édifiante ? Il importe de voir comment les
écrivains explorent et utilisent les ressources de la langue et de l’art du récit. Il
n’échappe à personne que l’extrême diversité des styles, des tons, des constructions
narratives est une des caractéristiques de ce domaine. Il y a aujourd’hui dans la
littérature pour la jeunesse un dynamisme incroyable, un réseau très actif et c’est sans
doute là que se trouvent les formes d’innovation. L’écriture est donc au centre des
préoccupations.
Selon Christophe Honoré10, elle construit un espace où on peut rester intransigeant, un
territoire où on peut être courageux. Elle permet d’accéder à une vérité dérangeante que
le lecteur accepte de connaître. Si la littérature n’est pas la possibilité de vivre
l’expérience d’une limite, elle n’a pas d’intérêt. Il ne s’agit pas de changer la société, de
philosopher sur l’époque ou d’en souligner ce qui est inacceptable, mais de déranger, de
bousculer, d’être comme une couleuvre à avaler.
Catherine Leblanc s’inscrit dans le même courant : « ce n’est pas le thème, le sujet qui
importe, c’est la façon de le dire, soit dans la langue, soit dans la façon de construire son
histoire. Ce qui m’a touchée en tant que lectrice, c’est comment la langue invente
quelque chose. Découvrir la langue, c’est découvrir qu’on peut exprimer tout un monde,
dire des choses très subtiles, presque indicibles. C’est une sacrée manière réductrice
d’appauvrir le livre que de penser qu’un enfant doit forcément s’identifier à un
personnage de son sexe ou de son âge, par exemple. Pourquoi ne pourrait-il pas partager
certains sentiments d’un plus petit, d’un adulte ou d’une personne âgée ? C’est la
qualité littéraire d’un texte qui permet de mettre à distance, d’approcher pour soi et de
rejoindre ce que ça va toucher chez les autres ».
10
Christophe Honoré et Thierry Guichard in Voix au chapitre, 1999
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La polémique autour de la collection Exprim’, et en particulier du roman d’Antoine
Dole, Je reviens de mourir, fait dire à Tibo Bérard, directeur de la collection, qu’il a une
autre conception de la littérature pour la jeunesse qu’édifiante. Il aime et choisit des
auteurs qui jouent avec la structure du langage, des règles syntaxiques, des auteurs qui
réinventent le roman et en même temps s’attachent à l’histoire. Il estime que les jeunes
préfèrent les textes délirants, éclatés, plutôt que les romans censés aider à vivre et à
dépasser une crise. Le roman de Tibo Bérard, conte défait, disent les critiques, est un
récit amer et cru, un roman cruel et violent montrant à travers les existences torturées
de deux jeunes femmes d’à peine vingt ans, Eve et Marion, le rapport destructeur de
certaines relations amoureuses. La prose d’Antoine Dole est simple, percutante, sans
mots de trop, sans longueur, faisant alterner rythmes et diversité de styles selon les
personnages qui parlent. Selon Blandine Longre, cette langue violente et poétique
permet de dire l’indicible, de raconter l’horreur au quotidien, la désespérance et la
souffrance et les tentatives pour survivre malgré tout.
L’écriture pour la jeunesse ne cesse de se renouveler. J’emprunte pour justifier cette
affirmation les exemples donnés par Françoise Ballanger quand elle défend aussi cette
idée dans le catalogue de l’exposition sur les livres pour la jeunesse « de Babar à Harry
Potter » déjà cité. Elle y évoque le travail du style que mènent un Jean-François Chabas,
passé maître dans les jeux sur la syntaxe et le vocabulaire, un Jean-Claude Mourlevat, à
la prose poétique et musicale ou encore une Marie-Sabine Roger dont les mots-valises
créent une intense émotion. Elle parle de Marie-Aude Murail , de Marie Desplechin, de
Malika Ferdjoukh ou de Jean-Jacques Greif qui savent offrir, chacun à leur manière,
des textes d’un humour subtil, jouant avec finesse des voix, des registres et des points de
vue. J’y ajouterai les longues strophes poétiques d’un Sebastien Joanniez (Treizième
avenir), ses monologues rythmés, ses libertés prises avec la syntaxe, la grammaire, les
19
clichés et les expressions toutes faites. La conduite du récit est d’une aussi grande
variété. Les narrations non linéaires s’y multiplient (retours en arrière, narrateurs
multiples, récits parallèles ou emboîtés), on peut aussi apprécier la maîtrise du suspense
d’un Jean-Hugues Oppel, les partis pris d’écriture d’un Guillaume Guéraud faisant
appel aux marques de l’oralité (mélange de registres, facilités d’expression, séquences
syntaxiques inégales), les constructions narratives et pleines d’intelligence de Valérie
Dayre, ses fins multiples, ses interpellations au lecteur.
Les caractéristiques essentielles du récit littéraire sont de mettre en question, de donner
à voir, à comparer, à penser les certitudes idéologiques (les « vérités »des uns et des
autres) et les normes d’usage de la langue (les « bonnes manières de s’exprimer » des
uns et des autres). Ces normes d’usage de la langue sont souvent invoquées pour justifier
la condamnation de certains titres. C’est oublier un peu vite que le parler est une forme
de caractérisation et combien l’inadéquation entre l’image du personnage et son langage
lui fait perdre toute authenticité. Ainsi le texte de Jean-Paul Nozière, La risée du monde,
a-t-il fait l’objet de vives critiques portant sur le langage du narrateur, jugé osé et
racoleur. C’est un gamin qui raconte et parle des questions d’ordre sexuel qui le
tracassent. Il aurait semblé incongru de lui faire tenir, pour des raisons de bienséance
verbale, un discours qui ne soit pas de son âge. Selon Jean-Louis Dumortier, professeur
à l’université de Liège à qui a été confié le livre dans le cadre du prix Versele, il aurait
été tout aussi incongru de lui inventer, pour complaire aux parents ou aux éducateurs
qui jugent bon de laisser sous le boisseau les questions sexuelles, des préoccupations où
la sexualité n’intervient pas du tout.. ». Nous pouvons rapprocher cette note du Dialogue
avec Nadège de Marie Aude-Murail dans les actes du colloque de Cerisy la Salle,
Littérature de jeunesse, incertaines frontières. Gallimard jeunesse). « J’aime Lire vient de
recevoir une dizaine de lettres de parents indignés par L’espionne déclone, où le gros
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mot n’est pourtant qu’un jeu sur les mots. Il y a une pression discrète des éditeurs pour
normaliser notre langage. Mon frère a parfois en marge de ses manuscrits, quand un de
ses personnages s’écrie « Merde ! », la simple interrogation de la correctrice : « Est-ce
bien nécessaire ? » Vous allez vous demander pourquoi je résiste. Mais parce que mes
personnages veulent rester crédibles. » Les personnages de Marie Aude Murail sont
crédibles, comme l’est le Camille de Jean-Paul Nozière. Et Jean-Paul Nozière, interrogé,
d’ajouter : « l’écriture EST le livre, l’écriture EST Camille, je suis loin de toute
vulgarité ». Doit-on préférer un langage normalisé à un langage juste ? La manière de
parler réaliste des personnages rencontre bien des oppositions et il y a dans ce domaine
bien des préjugés à combattre. Avec tact. Avec le souci de ne blesser personne et de faire
réfléchir tout le monde.
Chez Christophe Honoré, Marie-Aude Murail et bien d’autres, un combat est toujours
présent : celui pour une liberté de l’enfant. Pour cela, il n’est pas question de
représenter des caricatures d’enfants mais des individus à part entière avec leurs désirs,
leurs qualités et leurs défauts, leurs excès. Ce sont aussi ces êtres de désir sur lesquels
insiste Isabelle Nières, affirmant que les héros vertueux n’ont pas d’histoire. Les seuls
héros qui impressionnent les lecteurs sont des personnages désirants, donc transgressifs.
Et ils ne sont pas nouveaux. Dans son Dialogue avec Nadège, Marie-Aude Murail
rappelle que la littérature enfantine classique regorge de délinquants, de hors-la-loi, de
bohèmes, mousquetaires de Dumas, corsaires de Stevenson. Robin des bois, Ben Hur,
Nemo, tous en lutte contre l’ordre établi ! L’argument des censeurs pour défendre ces
romans, c’est qu’ils sont adoucis par la patine du temps. Un bon auteur est un auteur
mort.
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A regarder de plus prés le discours tenu dans la plupart des ces livres qui dérangent et le
sens qu’ils véhiculent, on s’aperçoit que le choix d’un réalisme cru se double le plus
souvent d’un propos de type initiatique. Ils mettent généralement en scène des
personnages positifs, capables de surmonter leurs épreuves et porteurs d’espoir. Or
nous savons que, pour l’enfant, le livre est une source de satisfaction qui provient de
l’identification et de la participation. Il est aussi un élargissement de sa propre
expérience. Les livres lui offrent l’occasion d’une catharsis, d’une connaissance de soi et
d’un élargissement de son expérience psychique.
Les adultes et les enfants de tous les temps sont des êtres de désir, ont un inconscient et
se construisent une représentation du monde.. Quels que soient les systèmes de valeurs,
les représentations des rapports entre les classes sociales, entre les textes, entre les
générations, quels que soient les systèmes de conventions ou d’inventions littéraires dans
lesquels les textes sont pris, les livres transmettent des valeurs et les livres pour la
jeunesse ne font pas exception. Les meilleurs d’entre eux préfèrent le questionnement à
la transmission de valeurs dites « sûres ». Le livre de Jane Teller, Rien, édité par
Panama en septembre 2007, en est une bonne illustration. Ce livre, qui porte
essentiellement sur le sens de la vie, n’apporte pas de réponse mais pose des questions.
En cela, il ne répond justement pas au besoin de certitude que l’on croit à tort être la
revendication des enfants et des jeunes sans introduire pour autant une quelconque
notion de relativisme. Même douloureuses, les questions permettent de revaloriser les
problèmes en tant que problèmes, elles ne rassurent pas mais elles font réfléchir. Le
héros du livre ne cesse de dire à ses camarades : « Rien n’a de sens, je le sais depuis
longtemps. Il n’y a donc rien à faire. Je viens de le découvrir ». L’auteur11 dit et sait que
« tout le monde entend Pierre Anthon dans sa tête. Il est là quelque part, surtout dans la
11
Rencontre organisée par Livres au trésor
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tête des adolescents qui n’ont pas encore choisi leur route dans la vie ». Chacun des
camarades de classe qui entend Pierre Anthon a peur que la vie n’ait pas de sens. Ils
veulent tous ensemble lui prouver qu’il a tort, c’est tout le fil du récit. Le « mont de
signification » qu’ils construisent en y abandonnant des choses innocentes puis de plus
en plus dures est là pour le convaincre. Il ont peur du rien, du néant et la mort de Pierre
Anthon qu’ils provoquent et donc rencontrent, au final, les convainc qu’il vaut mieux
être vivant.
Deux attitudes éducatives s’opposent en général, bien qu’elles se réclament d’une égale
sollicitude. L’une, autoritaire, sécuritaire ou nostalgique, tente d’isoler les enfants le
plus possible pour les protéger de ce monde, en refermant le cocon familial et en faisant
silence sur ce que la famille réprouve. L’autre, réaliste, tente d’ouvrir progressivement
les enfants au monde actuel pour leur apprendre à vivre avec leur temps. Arnaud
Cathrine considère que le regard adolescent est intransigeant, que les adolescents ne
composent pas, qu’ils sont dans l’immédiateté du réel, là où doit être la littérature. Il
faut donc mettre les pieds dans le plat, dire ce qu’on ne dit pas ailleurs. Et non pas
édulcorer, masquer, en un mot trahir parce qu’on s’adresse aux adolescents. Justement
parce que la littérature, selon lui, aide à se confronter à la complexité du réel, forer en
profondeur, en finir avec l’univoque et ses cases dans lesquelles on nous enferme et qui
nous
étouffent
chaque
jour.
En conclusion, je donne la parole à Madeline Roth, de la librairie L’eau Vive , dont je
partage l’affirmation : « je ne crois pas au danger d’un livre. Je crois au danger des
silences. Juger qu’un livre n’est pas pour quelqu’un, c’est une décision personnelle et
subjective. Qui appartient à celui qui la porte. Faire le procès d’une littérature trop
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noire, c’est faire le procès du monde. C’est oublier qu’entre le monde et les livres, il y a
eu acte de création ».
Le fait que nous soyons confrontés de plus en plus à ce qu’on appelle rapidement la
diversité culturelle (c'est-à-dire l’existence d’autres normes, d’autres façons de faire,
d’autres façons de se conduire, d’autres rituels) caractérise au plus haut degré notre
monde d’aujourd’hui. Nous sommes de plus en plus impliqués dans des situations où
nous devons comparer, puisque nous avons à choisir, ce qui est bien, ce qui n’est pas
bien.
La disparition des grandes formes d’initiation, l’étiolement des rites censés les
représenter, la difficulté du dialogue inter-générationnel peuvent d’une certaine façon
être en partie comblés par les activités de l’imaginaire. Julia Kristeva, par exemple,
envisage le roman pour adolescents comme un substitut aux rites d’initiation et comme
une réponse satisfaisante pour ce public Elle montre les similitudes entre le psychisme
adolescent et la forme romanesque, tous deux étant, selon elle, caractérisés par leur
structure ouverte. Le roman incite le lecteur à se poser les problèmes essentiels que
cherche à résoudre l’initiation en général.
Pour être moins utilitariste, je citerai enfin cette belle définition du plaisir de lire donnée
par Georges Molinié et auquel nous souhaitons que tous nos adolescents : « le plaisir de
lire, c’est avant tout celui de lire après la curiosité, après la vérification, après la
reconnaissance,
jusqu’à
la
satiété,
jusqu’au
vertige,
jusqu’à
la
caresse »
(Sémiostylistique. L’effet de l’art, PUF, 1998, p. 89)
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