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Envisager le thème du karaté à l'école
au sein de la Revue EPS pose nécessairement le problème du choix du traitement : une présentation technique de
mouvements, extraits d'ouvrages à partir desquels sont tirés des arguments
pédagogiques que tout enseignant est à
même de rechercher, ou un projet didactique avec tout ce que cela implique
(objectifs, tâches motrices, évaluation...), et qui peut, d'ailleurs, être élaboré a posteriori de l'article qui suit ?
Au risque de décevoir certains, notre
propos se situera ailleurs.
Dans les limites de ces quelques pages,
il semble en effet difficile de présenter
pédagogiquement une activité multidimensionnelle, à la fois très actuelle et
très traditionnelle. Nous allons toutefois tenter ici de relever le défi en
proposant une réflexion « pédagogique » qui se veut avant tout ouverte et
transversale, comportant :
- des éléments historiques et institutionnels ;
- des points de repères par rapport au
mouvement, à l'action ;
- quelques situations pratiques, illustrant les deux premiers aspects (cf. fiche
de travail).
LE KARATÉ A L'ÉCOLE
des arts martiaux traditionnels au Japon et
à Okinawa commence. Le destin du Karaté
D o est pris en charge par G. Funakoshi, et
s'institutionnalise petit à petit, n o n sans
d'âpres échanges et discussions entre ses
précurseurs (grades, compétitions, fédération...).
QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES
ET I N S T I T U T I O N N E L S
L'origine du Karaté Do (*) ou « art de la
main vide », se situe à la frontière de la
légende et de l'histoire. Toutefois, comme
b e a u c o u p de pratiques corporelles traditionnelles, on peut établir géographiquement les premiers prémices de cet art dans
les contrées i n d i e n n e s et chinoises. En
effet, il y a plus de 3 000 ans, on découvre
en Chine le C h u a n shu, art de combat à
main n u e , dont les traces remontent au
millénaire avant J.-C. Le premier document écrit, paraît être un sutra (précepte
sanscrit) « Ekkin Kyo » (Kyo = livre,
écrit ; Ekkin = pour renforcer le corps). 11
s'agissait dans cette doctrine d'atteindre
l'union du corps et de l'esprit, ce qui supposait une purification de l'un et de l'autre
grâce à un entraînement physique adéquat
lié à un travail de respiration. L'histoire du
karaté proprement dit commence dans l'île
d'Okinawa. Sa position géographique très
particulière (proche de la Chine) ainsi que
deux périodes de son histoire au cours
desquelles le port d'armes y fut interdit
sont les véritables causes de la naissance
du Karaté D o dans ce lieu. Vers 1868, le
J a p o n s'ouvre à l'Occident, la rénovation
En France, le karaté s'implante au début
des a n n é e s c i n q u a n t e grâce à l ' a c t i o n
d'Henri Plee. En 1961, une section karaté
est créée au sein de la Fédération française
de j u d o et disciplines associées, et en 1962
a lieu le premier c h a m p i o n n a t de France.
Les pratiquants sont alors partagés entre
l'attrait de la sphère sportive et le respect
de la pratique traditionnelle. Finalement,
les partisans de la « sportification » de
l'activité l'emportent au sein de la fédération. En 1975, se crée la F F K A M A (Fédération française de karaté et d'arts martiaux affinitaires). Les premiers c h a m pionnats de France féminins ont lieu en
1982. 1992 verra-t-il la participation du
karaté aux Jeux Olympiques ?...
IIe
EPS № 225
SEPTEMBRE-OCTOBRE 1990
(*) Pour en savoir plus : « le Karaté Do, repères
historiques et enjeux institutionnels ». publication UFRAPS. Université Joseph Fournier.
1989.
PAR J.-F. THIRION
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Revue EP.S n°225 Septembre-Octobre 1990 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé
LE KARATÉ A L ' É C O L E POURQUOI ?
A propos de représentation de l'activité
Karaté ! Un mot magique, chargé de mystère et d'orientalisme, qui s'est intégré avec
une telle aisance dans le langage d ' u n e
époque qu'il a devancé tous les lexicologues, brusquement confrontés à sa définition...
Karaté ! Une discipline ancestrale, venue
d'ailleurs qui a réussi le tour de force de
focaliser les rêves de toute une jeunesse en
mal de vivre (1)...
Ecole de la maîtrise de soi selon certains de
ses adeptes, techniques des coups mortels
aux dires d'autres fanatiques, le karaté
paraît exceptionnellement doué pour satisfaire les motivations les plus diverses de
milliers d'individus. S'il ne saurait être
réduit à un phénomène de mode, le karaté
est p a r ailleurs c e r t a i n e m e n t l'une des
pratiques corporelles qui polarise le plus
de fantasmes de toute puissance : mythes
de l'imaginaire, de l'invincibilité du héros,
du sage...
C'est également une activité qui expose le
plus le pratiquant à sa propre violence et à
la thématique de la mort, lui conférant
ainsi parfois une symbolique initiatique.
Par ces différents aspects, cette discipline
apparaît en rupture partielle par rapport à
ce que se fait habituellement en EPS à
l'école et par là-même, elle peut être l'occasion p o u r l'enseignant d'impulser un
nouveau climat à sa classe et de réveiller un
certain nombre de motivations.
Le karaté offre aux pratiquants débutants
un rituel très précis. Sans en être esclave, il
conviendra de lui donner un sens pour soi,
pour les élèves, pour le groupe. Petit à petit
une d y n a m i q u e , mystification/démystification devra s'instaurer par r a p p o r t au
rituel. Celui-ci à travers les différentes
étapes de son déroulement servira de point
de repères aux élèves, car ne l'oublions pas
le k a r a t é sollicitera l'individu d a n s ses
p r o f o n d e u r s , réactualisant sur la scène
pédagogique un certain nombre de fantasmes, de peurs fondamentales (le rituel
facilitant notamment la structuration des
étapes, des passages du réel au simulacre et
vice versa).
U N E G R I L L E DE TRAVAIL
Découvrir d'autres « Agir » (2)
Notre société, aussi bien dans ses conceptions thérapeutiques officielles que dans
ses m o d e s d'investissement du corps à
travers les pratiques corporelles usuelles,
est caractérisée par une fantasmagorie du
contrôle absolu, de la maîtrise du corps. Il
ne s'agit pas de comprendre (dans le sens
prendre avec) le corps, mais d'agir le plus
souvent contre, de façon qu'il ne nous
é c h a p p e pas, qu'il ne nous trahisse pas.
Pour remédier à cet état, nous proposons
que s'articulent a u t o u r de cet « Agir »
plusieurs niveaux (3) :
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• L'état « Agir avec » où se produit une
sorte de fusion avec l'environnement.
Il demande de la part de l'individu une
dépersonnalisation au premier degré, et
beaucoup d'écoute. Sur le plan organique,
le travail se fait plus en profondeur que le
suivant.
• L'état « Agir contre » où la relation
dominant-dominé est privilégiéie.
Sur le plan organique, le travail se fait au
niveau musculaire. La fatigue apparaît
rapidement, le bouclage énergétique
n'étant pas respecté, la démarche étant
trop linéaire.
• L'état « Laisser Agir » état synthèse des
deux précédents. On est à la fois « dans
son centre » et ouvert sur l'extérieur, on se
sent porté dans l'action. La fatigue arrive
moins vite, le bouclage énergétique est
réalisé, la démarche est circulaire, voire
spiralée.
En articulant ces trois niveaux de
l'« Agir » avec les différents plans de l'individu il est possible de porter un regard
intéressant sur quelques pratiques (cf. tableau).
S'agissant toujours de dominantes, à propos des différents niveaux de l'« Agir », on
pourrait ainsi distinguer à chaque case
trois degrés décroissant, par exemple :
« Agir avec », « Agir contre », « Non
Agir ».
• L'« Agir avec » peut être nuancé : je peux
être strictement avec, ou bien avoir un
« Agir avec », supérieur à ce que me propose au départ mon partenaire, ce qui va
l'entraîner dans un déséquilibre, une chute.
• L'« Agir contre » peut être également
modulé mais le résultat sera généralement
différent. Un certain consensus, d'autre
part, semble se dégager actuellement au
niveau des professionnels du travail du
corps. En particulier, deux concepts de
base peuvent être avancés :
• Le concept de flexibilité : plus un corps
est flexible, plus l'énergie circule partout
dans tout le corps. Nous préciserons que
p o u r n o u s , ce concept de flexibilité est
applicable aux trois plans de l'individu.
• Le concept de centre : c'est un point qui
ne correspond à aucun organe précis, il se
situe légèrement en dessous de l'ombilic à
l'intérieur du ventre. Les orientaux, l'appellent le « Hara ». Contrairement à beaucoup d'idées reçues, il ne signifie jamais le
volume du ventre en tant que tel, mais
uniquement le poids. Un ventre est comme
une ceinture, il n'est jamais trop tendu ni
trop relâché. Cette notion permet d'aller à
fond dans un mouvement, une émotion,
une idée, sans p o u r autant s'y perdre.
Ces différents niveaux de l'action, ainsi
que les notions de centre et de flexibilité
Tableau : Regard sur quelques pratiques
Revue EP.S n°225 Septembre-Octobre 1990 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé
CONCLUSION
U N E DIRECTION DE TRAVAIL
P r o p o s i t i o n d'une « g e s t a l t »
Travail d e b a s e : écoute et placement en
parfait synchronisme.
Position d e d é p a r t :
Deux par deux, face à face, en appui équilibré
(poids du corps sur les deux jambes) ce qui
facilite les déplacements avant ou arrière en
opposition (la jambe avant correspondant à
celle arrière de son vis-à-vis), avec une distance correcte, variable selon la morphologie et
le niveau des pratiquants.
Exécution :
L'un prend l'initiative du déplacement, trois pas
en avant, trois pas en arrière (retour à la zone
de départ) ; l'autre sera en position de « résonnance ». Il doit y avoir un mimétisme parfait des
deux exécutants : l'un étant le double de l'autre
et vice versa. La vitesse de déplacement, relativement faible, restera constante.
Variantes :
1 - Celui qui lance l'action varie la vitesse : très
lent, moyen, très vite...
2 - L'espace n'est plus limité à trois pas mais le
déplacement s'effectue toujours en ligne
droite. La vitesse peut être régulière dans un
premier temps, puis variable.
Evolution : à partir de ce premier travail, il
est possible de :
• Introduire les coups de poings ou coups de
pieds pour celui qui a l'initiative. L'adversaire
dans ce cas gardera une distance suffisante
pour que les coups ne portent pas. sans s'éloigner pour autant exagérément sinon l'attaque
n'aura plus raison d'être et la contre-attaque
potentielle ne sera pas efficace.
• Briser la synchronisation « Maï/Hyoshi » par :
- un rapprochement ou un éloignement approprié (attaque ou contre-attaque voulue de celui
qui ne prend pas l'initiative) ;
- une esquive sans ou avec contre-attaque.
• Ajouter les blocages en modifiant le « Maï» et
le « Hyoshi » de la part toujours de celui qui ne
prend pas l'initiative.
EPS № 225 - SEPTEMBRE-OCTOBRE 1990
doivent être primordiales dans la démarche de l'enseignant.
Par ailleurs, trois dimensions inhérentes au
karaté et à tout art martial sont également
à prendre en considération (4) :
- le « Maï » ou l'art de la distance ;
- le « Hyoshi » ou l'art de la cadence, du
rythme ;
- le « Yomi » ou l'art de deviner, de prévoir
l'adversaire (intuition).
Les deux premiers sont difficilement dissociables et sont en liaison directe avec les
différents niveaux de l'« Agir ». Dans le
cas d'« Agir avec » et « Agir contre », on
peut y retrouver le fameux « timing de
certains karatekas.
Respecter la nature de l'activité
Avant de conclure ce chapitre, certains
aspects essentiels de l'activité, souvent
méconnus doivent être encore soulignés.
Au cours d'une séance de travail, il est
particulièrement important de :
- respecter l'alignement des pièces osseuses et articulaires ;
- ne pas solliciter exagérément et n'importe
comment les articulations ;
- r e c h e r c h e r la rotation du fémur d a n s
l'articulation coxo-fémorale lors des assouplissements et de certains sauts ;
- se rappeler d'une part que les postures ne
sont jamais figées mais habitées de l'intérieur (mobilité dans l'immobilité) et d'autre part que l'énergie, « l'impulse » du
mouvement, part toujours du ventre
(« Hara ») p o u r aller vers le sol ; ceci exige
d o n c un placement correct du corps et une
parfaite libération des articulations pour
que cette énergie se transmette jusqu'au
point d'impact.
Par cette méthode, des attaques puissantes (6) peuvent être bloquées sans force
p u i s q u ' o n se situe e x a c t e m e n t d a n s le
« t i m i n g » spatio-temporel (pour ne pas
dire énergétique) de l'attaquant.
A travers ces quelques lignes, nous espérons avoir d o n n é envie au lecteur de mieux
connaître le karaté et de l'envisager comme
matière d'enseignement. Quelle que soit la
démarche pédagogique préconisée, le vécu
de l'enseignant, est pour nous particulièrement important. 11 nous paraît en effet
indispensable que l'éducateur se constitue
une véritable culture de l'activité : corporelle par une pratique multiforme si possible, et intellectuelle voire spirituelle par
des lectures, des rencontres... car l'élève
doit pouvoir, par son intermédiaire, avoir
accès à cette culture et d é v e l o p p e r u n
regard critique.
Outre ces quelques éléments relatifs à la
pratique du karaté à l'école, d'autres questions sous-jacentes, tout à fait légitimes, se
posent :
- les enjeux du transfert culturel de ce type
d'activité (culture orientale - culture occidentale) ;
- le problème des finalités et des niveaux
de cohérence ; le karaté étant une activité
multidimensionnelle (sport - art martial
-philosophie de vie), la démarche globale
(attitude pédagoqique, traitement...) doit
être en parfaite harmonie avec la finalité de
la dimension visée.
Enfin, peut-être, est-il possible d'établir
des ponts entre ces différents aspects ?
S o u h a i t o n s que d'autres écrits viennent
prolonger cette réflexion.
Jean-François Thirion
Professeur d'EPS
Docteur es Lettres et Sciences Humaines
U F R A P S - Grenoble I
PHOTOS : Y.-M QUEMENER
(1) D. Vincent, « Karaté Story », Edit. de France, p. 3,
1976.
(2) J.-F. Thirion, Communication Colloque International, Recherche en Danse, septembre 1986, Sorbonne.
(3) Nous ne nous situons pas ici notamment au niveau
des classifications habituelles des APS (telles que celles
de P. Parlebas) mais à un niveau plus intimiste de l'agir.
(4) K. Tokitsu, « La voie du karaté, pour une théorie
des arts martiaux », Edit. Seuil 1979.
(5) Forme de travail ayant sa logique propre.
(6) Voir à ce sujet le travail spectaculaire et déroutant
fait par Maître Harada expert mondial de Karaté, et ses
instructeurs, qui organisent régulièrement des stages en
France.
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