Le partage du royaume
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Le partage du royaume
Le partage du royaume Comparer les deux traductions. Voir comment Antoine Lemaire retravaille le matériau de départ (ajouts et traces du texte originel). DOC.1 : Shakespeare, Le Roi Lear, traduction de François-Victor Hugo LEAR. – Nous, cependant, nous allons révéler nos plus mystérieuses intentions… Qu’on me donne la carte ! (On déploie une carte devant le roi.) Sachez que nous avons divisé en trois parts notre royaume, et que c’est notre intention formelle de soustraire notre vieillesse aux soins et aux affaires pour en charger de plus jeunes forces, tandis que nous nous traînerons sans encombre vers la mort… Cornouailles, notre fils, et vous, Albany, notre fils également dévoué, nous avons à cette heure la ferme volonté de régler publiquement la dotation de nos filles, pour prévenir dès à présent tout débat futur. Quant aux princes de France et de Bourgogne, ces grands rivaux qui, pour obtenir l’amour de notre plus jeune fille, ont prolongé à notre cour leur séjour galant, ils obtiendront réponse ici même… Parlez, mes filles : en ce moment où nous voulons renoncer au pouvoir, aux revenus du territoire comme aux soins de l’État, faites-nous savoir qui de vous nous aime le plus, afin que notre libéralité s’exerce le plus largement là où le mérite l’aura le mieux provoquée… Goneril, — notre aînée, parle la première. GONERIL. – Moi, sire, je vous aime plus que les mots n’en peuvent donner idée, plus chèrement que la vue, l’espace et la liberté, de préférence à tout ce qui est précieux, riche ou rare, non moins que la vie avec la grâce, la santé, la beauté et l’honneur, du plus grand amour qu’enfant ait jamais ressenti ou père inspiré, d’un amour qui rend le souffle misérable et la voix impuissante ; je vous aime au-delà de toute mesure. CORDÉLIA, à part. – Que pourra faire Cordélia ? Aimer, et se taire. LEAR, le doigt sur la carte. – Tu vois, de cette ligne à celle-ci, tout ce domaine, couvert de forêts ombreuses et de riches campagnes, de rivières plantureuses et de vastes prairies : nous t’en faisons la dame. Que tes enfants et les enfants d’Albany le possèdent à perpétuité !… Que dit notre seconde fille, notre chère Régane, la femme de Cornouailles ?… Parle. RÉGANE. – Je suis faite du même métal que ma sœur, et je m’estime à sa valeur. En toute sincérité je reconnais qu’elle exprime les sentiments mêmes de mon amour ; seulement, elle ne va pas assez loin : car je me déclare l’ennemie de toutes les joies contenues dans la sphère la plus exquise de la sensation, et je ne trouve de félicité que dans l’amour de Votre Chère Altesse. CORDÉLIA, à part. – C’est le cas de dire : Pauvre Cordélia ! Et pourtant non, car, j’en suis bien sûre, je suis plus riche d’amour que de paroles. LEAR, à Régane. – À toi et aux tiens, en apanage héréditaire, revient cet ample tiers de notre beau royaume égal en étendue, en valeur et en agrément à la portion de Goneril. (À Cordélia.) À votre tour, ô notre joie, la dernière, mais non la moindre ! Vous dont le vin de France et le lait de Bourgogne se disputent la jeune prédilection, parlez : que pouvez-vous dire pour obtenir une part plus opulente que celle de vos sœurs ? CORDÉLIA. – Rien, monseigneur. LEAR. – Rien ? CORDÉLIA. – Rien. LEAR. – De rien, rien ne peut venir : parlez encore. CORDÉLIA. – Malheureuse que je suis, je ne puis soulever mon cœur jusqu’à mes lèvres. J’aime Votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins. LEAR. – Allons, allons, Cordélia ! Réformez un peu votre réponse, de peur qu’elle ne nuise à votre fortune. CORDÉLIA. – Mon bon seigneur, vous m’avez mise au monde, vous m’avez élevée, vous m’avez aimée ; moi, je vous rends en retour les devoirs auxquels je suis tenue, je vous obéis, vous aime et vous vénère. Pourquoi mes sœurs ont-elles des maris, si, comme elles le disent, elles n’aiment que vous ? Peut-être, au jour de mes noces, l’époux dont la main recevra ma foi emportera-t-il avec lui une moitié de mon amour, de ma sollicitude et de mon dévouement ; assurément je ne me marierai pas comme mes sœurs, pour n’aimer que mon père. LEAR. – Mais parles-tu du fond du cœur ? CORDÉLIA. – Oui, mon bon seigneur. LEAR. – Si jeune, et si peu tendre ! CORDÉLIA. – Si jeune, monseigneur, et si sincère ! LEAR. – Soit !… Eh bien, que ta sincérité soit ta dot ! Car, par le rayonnement sacré du soleil, par les mystères d’Hécate et de la nuit, par toutes les influences des astres qui nous font exister et cesser d’être, j’abjure à ton égard toute ma sollicitude paternelle, toutes les relations et tous les droits du sang : je te déclare étrangère à mon cœur et à moi dès ce moment, pour toujours. Le Scythe barbare, l’homme qui dévore ses enfants pour assouvir son appétit, trouvera dans mon cœur autant de charité, de pitié et de sympathie que toi, ma ci-devant fille ! DOC. 2 : Antoine Lemaire, texte de Si tu veux pleurer prends mes yeux. SCENE 5 Il entre couvert de sang, avec la batte de baseball en sang. La nuit a été longue. Les filles sont là. LEAR- Mes filles ! Elles sont toutes là. Comment va ? Régane ? Goneril ? Comment vas-tu Cordélia ? Tu as appris la grande nouvelle ? CORDELIA- C’est donc vrai ! LEAR- (grand geste) C’est la vérité vraie. CORDELIA- On pourrait en discuter. LEAR- Pas besoin d’en parler. Ce qui est décidé est décidé. Aujourd’hui est un grand jour. J’abdique. CORDELIA- Cette décision me parait très soudaine. LEAR- C’est parce que tu es jeune. La vie passe et tu n’en as pas encore conscience. Profite ! Une petite bière ? Allons, dites-moi mes filles, puisque nous voulons maintenant nous défaire tout à la fois du pouvoir, Des droits sur nos terres et des charges de l’Etat, De laquelle allons-nous pouvoir dire Qu’elle nous aime le plus. Goneril, tu es l’aînée. Parle en premier. GONERILSire, je vous aime plus que les mots ne peuvent l’exprimer, Plus fort que la vue, l’espace, la liberté, Au-delà de toute estimation, De tout ce qu’il y a de riche ou de rare au monde, Pas moins que la vie avec la grâce, la santé, la beauté, l’honneur, Autant qu’un enfant n’ a jamais aimé, qu’un père le fut jamais, D’un amour qui rend le souffle muet et la parole vaine, Plus que toute expression du plus, et plus encore, je vous aime. LEAR- (ayant très peu écouté)(hurlant) Je vous aime ! Je vous aime ! (se foutant de sa gueule) C’est très très bien bravo ! C’est toi qui a écrit ça / ça t’es venu comme ça ? GONERIL- Mon amour pour vous est si fort que les mots viennent avec facilité. LEAR- (cassant soudain) Oui c’est bon, c’est bon, l’épreuve est finie… GONERIL- Il ne s’agit pas d’une épreuve pour moi. Ce n’est que bonheur. LEAR- Oui oui ok ok… en tous cas, c’est très très beau. Je suis très touché. (au fou) Je suis touché, hein ? Je suis ému ? KENT- Oui, on peut dire « ému »… LEAR- On peut dire « ému »… En plus, c’était très bien interprété… beaucoup d’émotion. On était dedans. (au fou) Hein, on était dedans ? KENT- Complètement dedans. LEAR- Moi aussi, je tenais à te dire quelque chose d’important, que j’ai sur le cœur depuis des années. Je pense que c’est le moment : Goneril, GONERIL… voilà, ce n’est pas moi qui ai choisi ton prénom… C’est ta mère. J’ai toujours été contre. Goneril… J’imagine que ça a été dur à porter. GONERIL- Non. LEAR- Je ne sais pas ce qu’elle avait avec ce prénom. Je suis désolé. GONERIL- Je t’aime, papa. LEAR- Tu ne lâches rien. Ca me plait. Voilà… (il dessine sur la carte posée sur la table une zone minuscule) De toute cette région, nous te faisons la Souveraine. LEAR- Voilà voilà voilà. Alors, c’est sûr qu’à première vue, on se dit pas « tiens, j’ai tiré le gros lot ! ». Mais c’est bien situé. Il y a un accès sur la mer. C’est une région difficile, avec peu de ressources naturelles, un hiver rigoureux, un peuple violent et peu éduqué, mais en se donnant un peu de mal, il y a moyen d’en faire quelque chose de très agréable, et très rentable. Qu’est-ce que tu en penses ? GONERIL- Je vous remercie Père pour votre générosité. LEAR- Très bien. (boulant le texte comme pensant à autre chose) Que les générations issues de toi et d’Albany en jouissent éternellement. Que dit notre deuxième fille, notre bien-aimée Régane, épouse de Cornouailles. Parle ! REGANESire, je suis faite du même métal que ma sœur, Et je m’estime au même prix. Au plus profond de mon cœur, j’ai trouvé Qu’elle disait les mots mêmes de mon amour, Tel qu’il est. Mais ce qu’elle en a dit est trop court, Et c’est ainsi que moi, je vous dis que je suis L’ennemi des plaisirs et de toutes les joies Que le siège le plus exquis des sensations Peut promettre et que ma seule félicité Réside dans l’amour de Votre Majesté. LEAR- (sincère) … réside dans l’amour de Votre Majesté… Approche-toi Régane. Approche. Je sais que nous avons eu tous les deux beaucoup de problèmes relationnels. Il faut dire que tu n’as pas été une adolescente facile. Mais je ne te le reproche pas. Je ne te l’ai jamais reproché. J’ai tellement souffert de ce manque de dialogue entre nous. Combien de fois, j’ai pensé te dire des choses, te dire tout l’amour que j’avais pour toi. Mais je gardais ça en moi. Bêtement. Et ce silence laissait la place à la colère, à la haine. Mais là, c’est toi qui / aujourd’hui / rompt ce silence. Merci. KENT- C’est un bien grand mot. LEAR- Il faut que tu apprennes le mot « pardon », Kent ! A toi et aux tiens, en perpétuel héritage, voilà ce vaste tiers de notre beau royaume… Lear dessine un phallus minuscule sur la carte. LEAR- … dont l’étendue, l’opulence et les agréments n’ont rien à envier au lot de Goneril.