Extrait

Transcription

Extrait
Marion Blatgé
APPRENDRE LA DÉFICIENCE VISUELLE
Une socialisation
Presses universitaires de Grenoble
Préface
« Le premier et le plus naturel objet technique et en même temps, moyen
technique de l’homme, c’est son corps » nous rappelle Marcel Mauss dans
son essai sur « Les techniques du corps »1. Cet « objet et moyen » qu’est le
corps nous est en effet si « naturel » qu’on en oublie à quel point sa maîtrise
élémentaire nous a demandé d’efforts alors que son façonnage suscite une
attention singulière, au moins dans nos sociétés dites « avancées ». S’appuyant
sur la comparaison entre différentes sociétés parfois proches les unes des
autres, parfois plus éloignées, des manières de marcher et des gestes de la
main, de se tenir à table, d’utiliser ou non un berceau pour le couchage des
enfants…, Marcel Mauss souligne combien « l’art d’utiliser le corps humain »
est dominé par « des faits d’éducation »2. Qu’un sens aussi essentiel que la
vue vienne à manquer et c’est tout le corps qui devient défaillant et qu’il
faut rééduquer « corps et âme » écrit Marion Blatgé.
Le très grand intérêt de l’ouvrage de cette dernière réside en ce qu’il porte
sur ce moment décisif où la venue de la cécité ou de la malvoyance conduit
certains de ceux qui en sont atteints à « apprendre la déficience visuelle ».
Certains mais pas tous, tant s’en faut ! Les données de l’enquête HandicapIncapacités-Dépendances de l’Insee qu’analyse l’auteur révèlent que les
déficiences visuelles touchent très majoritairement des personnes âgées,
non prises en charge par les associations spécialisées, contribuant à accroître
leur dépendance.
L’apprentissage de la déficience visuelle observée et analysée par Marion Blatgé
concerne essentiellement de jeunes hommes et femmes qui fréquentent des
associations spécialisées dans la réadaptation grâce à l’acquisition de techniques
palliatives et dans l’apprentissage de métiers supposés compatibles avec ce
handicap. Le premier point à souligner est que ces jeunes hommes et femmes,
longuement côtoyés et interrogés par l’auteur, sont essentiellement issus de
1
2
Mauss Marcel, « Les techniques du corps », Journal de Psychologie, XXXII, n° 3-4,
15 mars, 15 avril 1936, repris dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, col.
Quadrige, 12e éd. 2010 (1950) p. 365-386, p. 372.
Souligné par l’auteur, op. cit. p. 369.
9
Apprendre la déficience visuelle
milieux modestes et parfois immigrés, dotés d’un capital social relativement
faible. L’accès aux droits, la connaissance de l’existence des organismes
susceptibles de les accueillir et de les aider sont pour eux particulièrement
difficiles quand s’ajoute à la déficience physique une difficulté sociale d’accès
à l’information nécessaire à une prise en charge et à un soutien.
Mettant en scène conjointement les personnes déficientes visuelles, les associations et leur personnel, les « aidants » (familles, pairs, bénévoles), l’auteur
démontre combien l’acquisition de l’autonomie pour les malvoyants est
un parcours difficile et douloureux, non linéaire et toujours singulier, qui
mobilise le corps et l’esprit et dont la réussite dépend aussi de la souplesse
d’adaptation des associations, de l’aide des pairs et du soutien des aidants.
Le terme « démontrer » que nous utilisons spontanément pour rendre
compte de la qualité d’un travail scientifique suppose qu’aient été mobilisés
les moyens pertinents pour asseoir la démonstration. « Pour comprendre
convenablement un fait social », écrit Claude Lévi-Strauss3, « il faut l’appréhender totalement, c’est-à-dire du dehors comme une chose, mais comme
une chose dont fait cependant partie intégrante l’appréhension subjective
(consciente et inconsciente) que nous en prendrions si, inéluctablement
hommes, nous vivions le fait comme indigène au lieu de l’observer comme
ethnographe. » Mais cela ne suffit pas « […] car il faut que l’appréhension
interne […] soit transposée dans les termes de l’appréhension externe, fournissant les éléments d’un ensemble qui, pour être valide, doit se présenter
de façon systématique et coordonnée. ». C’est précisément ce que réussit à
faire Marion Blatgé dans cet ouvrage.
Les parcours biographiques des déficients visuels exclusivement saisis dans
le temps de l’apprentissage de l’autonomie ne sont pas réduit à la restitution
sensible du récit « du vécu » des personnes concernés même si, en soi, une
telle démarche ne manquerait pas d’intérêt. La force de la démonstration
réside ailleurs, dans la prise en compte systématique de liens sociaux, forts ou
faibles, entre les personnes handicapées et les associations et leurs enseignants,
les pairs et les aidants, qu’il s’agisse de la famille ou de bénévoles qui interviennent dans ce parcours en en modifiant en partie le cours. La déficience
visuelle, même si elle s’est installée progressivement, contraint l’individu d’âge
adulte à une véritable « conversion » ouvrant la voie à une possible résilience.
3
10
Lévi-Strauss Claude, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » in Sociologie et
anthropologie, op. cit. p. XXVIII.
Préface
Le chemin de cette conversion varie d’une personne à l’autre, dépend certes
de la « force d’âme » de l’individu confronté à sa différence tout autant que
du soutien psychologique des membres de son environnement. Si chaque
chemin est unique, chaque « carrière » pour utiliser la notion retenue par
l’auteur, les obstacles à surmonter pour devenir autonome sont les mêmes
pour tous. Le développement des autres sens, le maniement d’une canne,
la maîtrise du braille, l’utilisation de certains outils informatiques exigent de
la persévérance et prennent beaucoup de temps. Et ce n’est pas sans raison
que bien des éducateurs, notamment en motricité sont, eux-mêmes, déficients visuels. En effet, comme le souligne encore Marcel Mauss, « L’enfant,
l’adulte, imite des actes qui ont réussi ou qu’il a vu réussir par des personnes
en qui il a confiance et qui ont autorité sur lui. L’acte s’impose du dehors,
d’en haut, fut-il un acte exclusivement biologique concernant son corps.
L’individu emprunte la série des mouvements dont il est composé à l’acte
exécuté devant lui ou avec lui par les autres. »4 Pour les déficients visuels en
apprentissage, l’exemple de ceux qui ont réussi à accéder à l’autonomie est
essentiel pour fortifier la confiance en soi, aider à surmonter les moments
de découragement, fixer l’objectif à atteindre.
L’autonomie physique conquise est un préalable à l’accès à l’emploi ou à
une formation professionnelle. On peut certes déplorer le petit nombre
de métiers destinés aux déficients visuels qui ne disposent pas d’un capital
scolaire suffisant pour accéder directement à des emplois éventuellement
aménagés pour eux en entreprise. À l’exception de la masso-kinésithérapie,
les autres emplois proposés : accordeur de piano, rempailleur, standardiste
n’ont, à l’évidence, que peu de débouchés. Dans ce domaine encore, les
associations jouent un rôle essentiel. Marion Blatgé renouvelle le regard
que l’on porte trop souvent sur elles en analysant, dans un même temps,
leur fonctionnement et l’usage qui en est fait par ceux qui sont amenés à les
fréquenter. Même si ceux qu’elles prennent en charge partagent le fait d’être
des déficients visuels, ce ne sont pas des « institutions totales » telles que les
appréhende Goffman5. Elles ne sont pas sans défaut, mais s’avèrent capables
d’une remarquable adaptation aux rythmes différents des apprentissages en
ne sanctionnant pas les échecs relatifs (on est ainsi autorisé à refaire plusieurs
fois une année de formation en kinésithérapie), en aidant à surmonter les
4
5
Op. cit. p. 269.
Goffman Erving, Asiles. Études sur les conditions sociales des malades mentaux,
Paris, Minuit, 1968 (1961).
11
difficultés rencontrées. Elles ouvrent sur le monde extérieur tout en réussissant
à créer des liens communautaires de solidarité entre ceux qui partagent le même
handicap, liens qui se prolongent au-delà de la fréquentation des associations.
Elles permettent à chacun d’en faire l’usage qui lui convient, allant du strictement fonctionnel à l’abri chaleureux pour celles et ceux qui n’ont pas réussi à
sortir d’un univers protégé.
En sociologie ou en anthropologie, un bon livre est celui qui nous permet de
prendre la mesure d’un « fait de société », d’un problème, qui nous donne à
comprendre les mécanismes sociaux qui président à leur émergence, à leur
développement, qui nous apprend que d’autres mondes existent, différents du
nôtre sur bien des points et parfois si semblables sur d’autres… Un grand livre
est d’une tout autre nature. Non seulement il permet tout ce qui vient d’être dit
mais il suscite chez le lecteur une réflexivité qui conduit à réarticuler le singulier
décrit, analysé, expliqué à l’universel, au monde commun. L’apprentissage de
la déficience telle que l’analyse par exemple Marion Blatgé, produit un effet de
loupe qui en grossit les différentes dimensions, amenant à questionner bien
d’autres formes d’apprentissage pour des personnes sans déficiences physiques
qui tendent à les ignorer, conduisant souvent à leur échec. Le chapitre qu’elle
consacre aux différents temps des déficients visuels articulés sur les parcours et
les carrières de ces personnes handicapées suggère une critique radicale du temps
normé et standardisé des parcours scolaires ou des carrières professionnelles
tout autant que celui de notre vie quotidienne6. Les liens de solidarité entre les
personnes déficientes visuelles et avec les aidants, ce que ces liens sont capables
de produire, rendent d’autant plus sensibles à leur absence dans d’autres circonstances et d’autres lieux où ils seraient pourtant si nécessaires.
Il faut donc lire ce grand livre pour ce qu’il nous apprend d’un univers ignoré
par le plus grand nombre d’entre nous tout autant que pour les questions qu’il
suscite sur le fonctionnement de notre monde « normal » et les pistes d’actions
possibles qu’il suggère indirectement pour l’améliorer.
Françoise Piotet
Professeur émérite à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne
6
Rosa Hartmut. Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2011.
Introduction
Fréquenter le monde associatif lié au handicap, entrer dans une institution
spécialisée gérée par une association prend la forme d’une initiation, d’une
socialisation. Au travers de la fréquentation de ces lieux, les personnes
handicapées s’inscrivent dans un segment particulier du monde social,
elles s’installent dans un groupe social donné, auquel sont associées des
normes et des valeurs très affirmées. Au cours de ce travail, c’est la rencontre
entre le secteur associatif et les personnes handicapées qui sera analysée.
Ainsi, je n’ai interrogé ni les politiques publiques en matière de handicap,
ni le fonctionnement des institutions dévolues à la prise en charge des
personnes handicapées, mais bien l’expérience quotidienne de ceux et
celles qui fréquentent des associations spécialisées dans la prise en charge
du handicap.
Au sein de cet espace social particulièrement hétérogène coexistent des
associations liées aux pouvoirs publics, qui gèrent des institutions spécialisées, tandis que d’autres ont un champ d’action plus limité1. Aux côtés
d’associations gestionnaires cohabitent ainsi des associations de loisirs,
réservées aux seules personnes handicapées. Ces associations ont pour
particularité d’être cloisonnées. Chacune d’entre elles est spécialisée dans
la prise en charge d’une déficience particulière ; certaines investissent le
public sourd, tandis que d’autres sont spécialisées sur le handicap moteur.
C’est aux associations dédiées à la prise en charge de la déficience visuelle
que je m’intéresse ici. Par le biais de ce prisme restreint, ce sont des espaces
d’interconnaissance particulièrement denses qu’il est ici proposé d’explorer et d’analyser, en portant l’attention sur l’expérience des personnes
déficientes visuelles.
En ce sens, j’entends dévoiler ce que produisent les différentes institutions dévolues à cette prise en charge. Cette rencontre entre la personne
et l’institution engendre ainsi de nombreuses répercussions pour celui
ou celle qui entre dans ces espaces sociaux. Pourtant, ces effets sont loin
1
Stiker, 2009.
13
Apprendre la déficience visuelle
d’être univoques. L’épreuve de la déficience visuelle au sein d’associations
spécialisées constitue ainsi une expérience délicate à saisir dans la mesure
où certaines pratiques institutionnelles sont discrètes. Ce que produit
l’institution est bien plus vaste et multiforme que ce qu’elle est censée
produire. Par ailleurs, ces pratiques institutionnelles s’appliquent à un
public particulièrement hétérogène ; ce caractère disparate façonne ainsi
des expériences variées du handicap visuel.
C’est donc par l’intermédiaire d’une enquête qualitative que ce travail
tente d’explorer les différents usages de ces associations spécialisées dans
l’accompagnement des personnes déficientes visuelles. L’objet de cette
réflexion est de montrer quelles sont les conséquences de la fréquentation
de tels espaces sur les trajectoires individuelles. J’explorerai ainsi des lieux
au sein desquels la vie quotidienne est rythmée par des règles propres.
Dans un double mouvement, j’analyserai à la fois l’organisation de ces
institutions, mais également leurs différents usages. Ces espaces sont donc
appréhendés comme les points d’ancrage d’une entreprise de socialisation.
Au sein de ces instances, la personne handicapée va être modelée, voire
transformée. Différents savoirs, socialement situés, vont être intégrés,
parfois incorporés. C’est donc une entreprise de socialisation puissante
qui sera relevée qui a parfois pour incidence de transformer l’individu,
qui opère une conversion. Par le vecteur de cette socialisation, la personne
amorce une transformation profonde ; elle apprend une nouvelle gestion
de son corps tandis que son environnement immédiat va évoluer, par la
fréquentation de lieux dédiés au handicap. Cette socialisation peut s’apparenter à une conversion, elle est d’autant plus forte qu’elle se déroule
fréquemment à l’âge adulte. Lorsque l’on en vient à fréquenter ces lieux
à un âge avancé, cette socialisation concurrence alors la socialisation
primaire, acquise durant l’enfance. Peter Berger et Thomas Luckmann ont
ainsi analysé les conversions, qu’ils ont qualifiées d’« alternation »2. Par le
biais d’une forme d’éducation, les personnes peuvent être transformées
totalement. L’alternation est une forme de resocialisation qui concurrence
la socialisation primaire, puisqu’elle a lieu à l’âge adulte3. À l’instar de la
socialisation primaire, la conversion a des effets radicaux et elle s’effectue
dans un environnement marqué par la primauté des liens affectifs.
2
3
14
Berger, Luckmann, 2006 [1966], p. 262.
Darmon, 2006.
Introduction
Je fais donc l’hypothèse que les personnes déficientes visuelles qui fréquentent ces espaces spécialisés font l’expérience d’une forme parfois radicale
de socialisation. C’est donc une réflexion sur la socialisation et ses formes
particulières que sous-tend mon propos. Pour ce faire, il s’est révélé pertinent de contextualiser au plus près l’expérience de la déficience visuelle.
Préciser l’épreuve de la déficience visuelle
Le but de cet ouvrage est également d’expliciter le plus finement possible
l’expérience de la déficience visuelle, tout en ouvrant ce champ d’études.
Face à la rareté relative de la littérature sociologique sur cet objet, il
s’est avéré opportun de mobiliser des sources historiques.
En effet, à l’exception des ouvrages de Robert A. Scott et de Claude
Foucher, je n’ai pas eu connaissance de recherches sociologiques portant
directement sur la déficience visuelle et les espaces sociaux qui lui sont
associés4. Les deux recherches dont il est question sont de nature
disparate ; ce qui souligne le caractère éclaté des travaux sur l’objet
handicap.
Les travaux de Robert A. Scott prennent appui sur une enquête de
terrain menée aux États-Unis, durant les années soixante, auprès d’organisations publiques et privées prenant en charge la déficience visuelle.
Il s’agit de recherches interactionnistes qui portent leur regard sur la
socialisation au sein des institutions spécialisées. Pour l’auteur, la cécité
est un rôle social que l’ensemble des personnes déficientes visuelles
se doit d’apprendre à jouer. Les recherches en anthropologie sociale
de Claude Foucher combinent enquête par entretiens approfondis et
données quantitatives et donnent à voir le vécu des personnes atteintes
de rétinopathies pigmentaires tout en analysant la participation associative au sein de l’association Retina France comme « une stratégie
d’adaptation au handicap »5.
Compte tenu de la rareté de la littérature sociologique, un recours à
l’histoire s’est révélé pertinent. Ainsi, de très précieux travaux retracent
l’histoire des prises en charge des populations porteuses de déficiences
4
5
Scott, 1991 [1969] ; Foucher, 1997.
Foucher, 1997, p. 181.
15
Apprendre la déficience visuelle
visuelles6 ; ces recherches permettent d’apporter des éclairages sur les
figures locales, mais aussi et surtout elles dévoilent la genèse de propriétés
sociales caractéristiques à ces espaces. La recherche de François Buton,
en particulier, a permis de saisir au mieux la naissance d’un groupe social
particulier, en détaillant les temps et les pratiques qui ont structuré
cette histoire. Cet approfondissement s’est avéré indispensable dans
la mesure où l’expérience de la déficience visuelle se révèle différente
de celles vécues par d’autres catégories de personnes déficientes ; vivre
avec une cécité ou une malvoyance est une épreuve différente de celle
de la vie quotidienne avec une surdité.
Une sociologie du handicap ancrée dans une sociologie générale
Suite à cette volonté d’en rendre compte le plus précisément possible, il
s’est avéré indispensable de décloisonner cette épreuve de la déficience
visuelle afin de ne pas en restituer les seules dimensions exotiques ou
inconnues. J’ai ainsi constitué une bibliographie ouverte. Le socle de
mes références est donc investi d’une sociologie du handicap ouverte
à la sociologie générale. La littérature sur les usages sociaux du temps
est un premier axe auquel s’ajoute une littérature sur les usages sociaux
du corps, notamment du corps déficient.
Les références interactionnistes américaines ont constitué le point
de départ d’une réflexion sur les usages sociaux du temps. Ainsi, le
concept de carrière permet d’aborder de manière séquentielle l’engagement dans différentes pratiques. Ici, le concept de carrière permet
d’incarner l’orientation puis l’engagement des personnes déficientes
visuelles au sein de ces espaces associatifs donnés. Ainsi, j’amorce cette
réflexion en prenant appui sur la définition élaborée par Everett Hughes
et reprise par Howard Becker dans Outsiders : « dans sa dimension
objective, une carrière se compose d’une série de statuts et d’emplois
clairement définis, de suites typiques de positions, de réalisations, de
responsabilités et même d’aventures. Dans sa dimension subjective,
une carrière est faite des changements dans la perspective selon laquelle
la personne perçoit son existence comme une totalité et interprète la
6
16
Buton, 2009; Weygand, 2003.
Introduction
signification de ses diverses caractéristiques et actions, ainsi que tout
ce qui lui arrive »7.
Howard Becker a ainsi précisé le concept de carrière en l’appliquant
à l’étude des déviances. Le sociologue montre ainsi la relativité de la
notion de déviance, variable selon les groupes sociaux, et propose notamment une analyse séquentielle du processus. Howard Becker distingue
différentes étapes dans la carrière déviante que sont la transgression de
la norme, l’engagement, la désignation publique et enfin l’adhésion
à un groupe déviant. Cette notion de carrière fait donc référence aux
foisonnants travaux interactionnistes de l’école de Chicago portés
notamment par Everett Hughes, auxquels les regards sociologiques
français contemporains font aujourd’hui largement référence.
En proposant une analyse des pratiques sociales en termes séquentiels,
cette notion permet de rendre compte finement des temporalités et
des trajectoires des personnes enquêtées. Parmi les références particulièrement stimulantes sur la notion de carrière, je retiendrai celles de
Muriel Darmon, qui analyse l’anorexie comme une carrière déviante,
nécessitant un apprentissage du corps particulier8. La sociologue fait
de l’usage de cette notion interactionniste une modalité d’objectivation
et de dévoilement. Cette construction sociologique permet de rendre
compte du discours des enquêtés, tout en lui conférant un sens : « Le
modèle implicite du sociologue que dessine la notion de carrière n’est
donc ni celui d’un séparateur omniscient et transcendant du bon grain
et de l’ivraie, ni celui d’un simple passeur de ces discours »9. C’est
donc une mise en sens d’expériences individuelles que la sociologue
propose de mettre au jour grâce au concept de carrière.
Reste alors à résoudre la notion de l’engagement, concomitante à
celle de la carrière : la personne handicapée serait-elle un déviant
comme un autre ? Marcel Calvez10, se référant aux travaux de Robert
Murphy11, montre que le handicap n’est pas qu’une sous-catégorie de
la déviance : on ne demande ni à naître noir et encore moins porteur
7
8
9
10
11
Becker, 1985, p. 126.
Darmon, 2003 ; Darmon, 2008.
Darmon, op. cit., 2008, p. 157.
Calvez, 1994.
Murphy, 1990.
17
Apprendre la déficience visuelle
d’une déficience. C’est donc la question de l’engagement dans la
carrière qu’il convient de penser. On peut faire ici l’hypothèse que cet
engagement, qui correspond à la socialisation au sein des associations
dévolues à la déficience, est réel, mais que contrairement aux fumeurs
de marijuana ou aux musiciens étudiés par Howard Becker, cet investissement initial est contraint, il est rendu nécessaire par la situation.
Ainsi, Ève Gardien dévoile-t-elle, dans ses travaux sur la rééducation
fonctionnelle des traumatisés médullaires, la socialisation inédite dont
ces personnes font l’objet12. Si les para- et les tétraplégiques s’engagent
dans un apprentissage lourd de nouvelles techniques corporelles, c’est
bien que ces personnes y sont contraintes ; ces techniques revêtent en
effet pour elles un enjeu vital. Si les enquêtés rencontrés se socialisent
au sein de mondes sociaux spécialisés, c’est parce que les ressources qui
y sont fournies sont d’un enjeu très important. Dès lors, il ne s’agit
pas d’un choix délibéré, mais d’un engagement, qui, s’il n’est pas une
obligation, est associé à un contexte. L’engagement dans cette carrière
revêt donc des enjeux essentiels en termes de ressources. Si l’on « entre »
dans ces lieux, ce n’est pas par goût du divertissement ou de l’exotisme,
mais pour y échanger, au sein d’un groupe social constitué, différentes
astuces, dont l’importance est décisive pour aborder la vie quotidienne.
C’est finalement le temps comme vecteur de coordination et d’intégration qui est ici révélé13. Le temps traduit à la fois une expérience
individuelle, mais aussi les besoins sociaux d’organisation au sein
d’une société ou d’un groupe ; c’est à la fois un vécu individuel et
un apprentissage collectif, associés à des normes et des valeurs que je
propose de dévoiler. La socialisation au sein des lieux de la déficience
visuelle est, en effet, rythmée par des temporalités propres ; les dynamiques d’apprentissage étant liées à une intériorisation de nouvelles
contraintes temporelles.
La question des usages sociaux du corps s’est, quant à elle, imposée
au fil de l’enquête. Au sein des associations et des institutions spécialisées, le corps est l’objet de toutes les attentions ; il est le centre de
différentes préoccupations morales, auxquelles sont attachées des
activités spécifiques.
12 Gardien, 2008.
13 Elias, 1996 [1984].
18
Introduction
C’est d’abord la question des marques du corps qui occupe les esprits.
Ces dernières sont autant de sources de discrédit ; elles constituent
des stigmates à part entière, qui rendent l’individu discréditable ou
discrédité. L’idéologie fabriquée par le stigmate génère des comportements étonnants et contrariants dans les interactions avec les personnes
valides : « Chez certains, il peut exister une hésitation à toucher ou à
guider les aveugles, tandis que chez d’autres une constatation d’une
privation de la vue peut se généraliser pour former une perception
globale d’inaptitude, si bien que ces personnes s’adressent aux aveugles
en criant, comme s’ils étaient sourds, ou essayent de les soulever,
comme s’ils étaient infirmes. Il est fréquent que, face aux aveugles, les
gens présentent toute sorte de croyances ancrées dans le stéréotype »14.
Rendre visible – ou non – son stigmate est donc un enjeu au quotidien
au sein de ces lieux dévolus à la déficience visuelle. De cette question
de la visibilité des marques physiques découle celle de la présentation
de ce corps déficient. Or, pour nombre de sociologues engagés dans
des recherches sur l’objet « handicap », il est peu aisé de décrire et de
penser le corps déficient. En effet, les disability studies15, ancrées dans
les milieux académiques américains et anglais sont nées en opposition à
l’idée que la déficience est l’unique source des limitations fonctionnelles
et du handicap, en général. Dès lors, le regard environnemental, qui
porte son attention sur les différentes barrières sociales rencontrées au
quotidien par les personnes handicapées, ne laisse que peu de place au
corps déficient, à ses enjeux et au travail dont il fait l’objet. C’est cet
écueil d’un constructivisme excessif que j’ai tenté d’éviter.
En effet, c’est le corps et ses déficiences qui sont au cœur de l’activité
de nombre d’institutions spécialisées ; ils font l’objet d’une réflexion
et d’un travail relativement intenses, puisqu’il faut sans cesse penser
la présentation de soi. Les travaux d’Anne Marcellini, mais également
ceux d’Ève Gardien, accordent – par leur objet et la réflexion qui en
découle – une place centrale au corps déficient. Anne Marcellini, au
travers des usages du sport, se donne ainsi pour ambition « d’aborder la
question de l’intégration sociale “de l’intérieur”, de renverser le point de
vue sur la situation et de s’intéresser aux positionnements des personnes
14 Goffman, 1975 [1963], p. 16.
15 Albrecht, Ravaud, Stiker, 2001.
19
Apprendre la déficience visuelle
“à intégrer” : regarder le social à partir de la place particulière qu’est
celle de “personne handicapée” aujourd’hui, pour faire comprendre des
histoires d’intégration sociale en “caméra subjective” »16. Cette réflexion
rejoint celle d’Ève Gardien17, qui s’appuie elle aussi directement sur la
parole et l’observation de personnes traumatisées médullaires en service
de rééducation, en apprentissage de nouvelles techniques corporelles
(de soins, de déplacements…).
Le goût de l’observation qui fait la richesse des travaux d’Anne Marcellini
et d’Ève Gardien s’est révélé particulièrement stimulant. Au moyen
d’observations et de descriptions soucieuses des usages sociaux du
corps, ce sont des organisations sociales locales que les deux sociologues
décrivent avec précision. À ces techniques corporelles transmises plus
ou moins formellement correspondent des normes relativement fortes.
Cette réflexion est loin de se limiter au corps déficient, puisque « chaque
sport, chaque art a ainsi sa norme corporelle, posée à la fois comme fin
et comme moyen »18. Qu’il s’agisse d’activités sportives et artistiques ou
encore de rééducation fonctionnelle ou professionnelle de personnes
handicapées, tout travail sur le corps a une conséquence sur le groupe ou
la société. La question des modifications corporelles chez les personnes
handicapées a donc une incidence sociale, voire une portée politique19.
Les différentes technologies au service de la normalisation des corps
déficients « réactivent de très vieux débats politiques relatifs à la gestion
des identités et des différences, des dominations et des soumissions,
de l’inné et de l’acquis, de la norme et de la marge, de l’acceptable et
de l’inacceptable, de l’humain et de l’inhumain »20.
L’observation de l’activité qui entoure les corps déficients au sein des
associations et des institutions spécialisées conduit à deux réflexions
entremêlées : celle des normes corporelles et celle de l’organisation
sociale qui en découle, que cet agencement soit local ou global. Quelles
normes corporelles prévalent dans ces lieux donnés ? Quels sont les
différents coûts assumés par ceux et celles qui ne respectent pas ces
16
17
18
19
20
20
Marcellini, 2005, p. 30-31.
Gardien, 2008.
Detrez, 2002, p. 88.
Marcellini, 2003.
Ibid., p. 287.
Introduction
règles ? Quel ordre social caractérise ainsi les mondes sociaux de la déficience visuelle ? Les corps déficients, les normes qui leur sont attachées,
mais aussi leurs transformations ne sont pas ici envisagés comme de
simples métaphores ; le regard du sociologue de terrain s’intéresse à leur
matérialité et l’analyse permet de les envisager comme des vecteurs, à
la fois sociaux, mais aussi politiques. C’est bien une communauté, aux
liens resserrés, qui prend place au sein de ces institutions spécialisées.
Réunis par leur déficience visuelle, les enquêtés rencontrés évoluent
dans une carrière, qui a lieu dans des mondes sociaux bien définis.
Néanmoins, faute de pouvoir franchir les étapes du processus et de
pouvoir se conformer aux normes, certains et certaines sont exclus de
cette socialisation. La communauté dispose ainsi d’une organisation
propre, qui inclut tout autant qu’elle exclut. La fréquentation de ces
institutions n’est pas seulement un refuge pour la personne handicapée visuelle, mais aussi une expérimentation dense, dans laquelle la
solidarité cohabite avec de lourdes contraintes.
Ce sont donc deux réflexions, conjointement menées, qui entendent
éclairer l’épreuve de la déficience visuelle. Grâce à ces analyses sur les
usages sociaux du temps et du corps, c’est à une sociologie du handicap ouverte à la sociologie générale que j’espère contribuer. Par l’étude
d’une carrière déficiente visuelle, qui se déroule dans des associations et
des institutions spécialisées, sera dévoilée une socialisation inédite dont
découle un agencement social local. L’ambition est donc de développer
une réflexion qui part de l’expérience individuelle pour tracer les contours
d’une expérience collective et qui donne à voir l’organisation d’une
communauté donnée en mettant au jour ce qui se joue hors le groupe.
Une réflexion ancrée sur des données empiriques
Cette réflexion sur l’expérience et la socialisation a largement été nourrie
par une enquête qualitative, qui s’est déroulée de manière relativement
intensive pendant une période de quinze mois, du printemps 2005 à l’été
2006. Cette enquête a principalement reposé sur trois monographies
réalisées au sein d’associations distinctes. Deux de ces associations sont
gestionnaires d’institutions, réservées à la formation professionnelle
des personnes déficientes visuelles ; la troisième propose aux personnes
21
Apprendre la déficience visuelle
des services plus ponctuels d’aide à la recherche d’emploi. Les lieux
de formation proposent différentes formations traditionnellement
proposées au public déficient visuel, notamment la masso-kinésithérapie et l’accueil téléphonique. L’ensemble de ces lieux est géré par des
associations gestionnaires. Deux de ces trois associations gestionnaires
entendent représenter les personnes déficientes visuelles.
D’autres observations et entretiens approfondis ont eu lieu en marge
de l’enquête. Ils correspondent à des phases exploratoires du travail de
recherche, à l’hiver 2005 ou à des temps de vérification des données,
au cours des années 2007 et 2008.
Par ailleurs, pour négocier mon droit d’entrée au sein d’associations dont
je n’étais initialement pas familière, le bénévolat a constitué un atout de
façon manifeste. C’est en effet en proposant mes services en qualité de
bénévole que j’ai accédé à deux des terrains. Mon parcours de recherche
s’est révélé être une entreprise de socialisation. N’étant pas concernée en
premier lieu par la déficience visuelle, j’ai moi-même beaucoup appris
sur ces lieux, leurs langages, leurs légitimités et leurs fonctionnements
respectifs. J’ai également noué des relations d’enquête privilégiées avec
certaines des personnes rencontrées. L’enquête s’est donc déroulée correctement à partir du moment où j’ai pu m’inscrire dans ces espaces.
Au final, les matériaux mobilisés dans cet ouvrage sont issus d’une
cinquantaine de séquences d’observations dans ces espaces associatifs. À
ces observations s’ajoutent trente-neuf entretiens approfondis recueillis
auprès de personnes engagées dans ces associations, qu’ils s’agissent de
professionnels ou de personnes déficientes visuelles. A également été
mobilisé dans la réflexion un corpus constitué d’ouvrages de littérature professionnelle, ayant trait à la réadaptation des personnes mal et
non-voyantes. La mobilisation de ces matériaux ethnographiques – les
extraits d’entretiens biographiques, les extraits de journaux de terrain et
les portraits – a pour ambition de faire accéder le lecteur à l’expérience
de la déficience visuelle*21. Ces données qualitatives sont complétées
par des sources statistiques. Sont ainsi mobilisées les exploitations
de l’enquête Handicap Incapacités Dépendances (HID) de l’INSEE,
*
22
Afin de garantir l’anonymat des personnes enquêtées, les prénoms cités dans
l’ouvrage ont été modifiés.
qui permettent de donner un cadrage statistique de la population
handicapée visuelle en France.
Organisation de l’ouvrage
Le fil rouge de cet ouvrage consiste à dévoiler l’expérience des personnes
déficientes visuelles fréquentant des institutions spécialisées. Cette expérience prend la forme d’une carrière déficiente visuelle, qui normalise
les trajectoires individuelles en même temps qu’elle ouvre accès à de
nombreuses ressources sociales. Les six chapitres qui composent cet
ouvrage entendent éclairer cette tension.
Sont en premier lieu présentées différentes données historiques qui
permettent de saisir l’organisation de ces associations dédiées à la
déficience visuelle. À cette approche historique sont confrontées des
données quantitatives de cadrage, issues des enquêtes récentes en matière
de handicap. Je montre ainsi qu’il existe un hiatus fort entre cette organisation de la prise en charge de la déficience visuelle, héritée d’une
histoire longue, et la réalité du handicap visuel aujourd’hui. (chapitre I).
Dans un second temps, j’entends montrer qu’une logique d’initiation
joue pour chaque personne déficiente visuelle qui en vient à fréquenter
des institutions spécialisées. C’est ainsi que le premier apprentissage
relatif à la carrière déficiente visuelle a rapport au temps : il faut dans
un premier temps apprendre le temps de la différence (chapitre II).
Vient ensuite l’apprentissage par le corps ; ce dernier devant être
rééduqué sur différents plans. Chevillée à ce façonnage des corps, une
philosophie propre à ces institutions transparaît (chapitre III). C’est
bien une communauté organisée qui émerge, avec ses logiques propres,
ses codes, ses hiérarchies, dans laquelle s’exerce une solidarité aussi
puissante que contraignante (chapitre IV). Enfin, si le groupe est fort
et structuré, des logiques d’accompagnement s’exercent également à
l’extérieur. Je montre ainsi que de nombreuses personnes, qualifiées
d’aidants, exercent une activité de soutien et d’aiguillage aux marges de
ces espaces (chapitre V). C’est notamment le jeu de ces aidants, associé
à la solidarité à l’œuvre dans ces espaces, qui procure des ressources,
affûte des compétences sociales et ouvre des latitudes au sein de carrières
très encadrées (chapitre VI).
23