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Dominations.
L’homme avait été gentil avec L.
L. revit la vitre, l’horizon flou de pierres derrière, la pierre rigide et l’eau tout le
contraire. Il avait posé une main à son cou et L. s’était penchée dessus. L. avait vu
pareil avec un animal. Désormais il disait, L. faisait
Le petit appartement donnait sur des arbres, sur d’autres immeubles et sur un
marronnier énorme, plein de bruits d’ailes, d’oiseaux, de râles de contentement
parfois d’un corbeau. Un chaîne à sa cheville gauche faisait un bruit léger quand elle
bougeait
L. allait nue cette fois, son bijou petit ballottant à l’avant de ses cuisses. Une averse
légère d’été, genre qui fait reluire, saturée de poussière. L’air, empli de poussière,
sentant l’eau, la terre. Sur le lit, draps froissés, repoussés, l’homme, le corps bruni,
la tête sur l’oreiller, bras repliés à l’arrière du crâne, l’observait.
« Viens ici. » Voix paisible, nette comme un couteau. L. approchait. Il la repoussait,
l’observait se relever, avec un sourire plein de sous-entendus. L. s’habillait selon
son désir à lui. Devant la glace étroite de l’armoire, L. s’essayait, la silhouette de
l’homme par-dessus ses épaules. Une main, un baiser ; le cou comme dévissé.
Ils marchent maintenant, côte à côté, dans l’air blanc, saturé de poussière sur
l’allée de ciment, de part et d’autre bordée de pelouses qui montent et descendent
en lignes souples. Des chiens les traversent, pliant leur souplesse à celle de leurs
échines. L. a le cœur qui cogne, la peau qui tremble sous le bras enroulé à ses
hanches, tandis qu’ils avancent, l’air de rien, dans l’odeur d’herbe et de terre, les
lignes et les échines autour d’eux, descendant et montant. L. sait que, bientôt, sans
plus aucun mouvement, nulle silhouette, l’ombre profonde seule sera. L’inconnu.
*
Ainsi, ils pénètrent l’ombre épaisse, froide, profonde des Bois. L’ombre décolorée
des Bois, les feuilles grises, la couleur passée, le silence. Marchent un temps.
S’assoient sur un banc, pièce d’eau divaguant entre les arbres, paysage instable
comme quand on a le vertige.
L. est seule maintenant. Seule dans le silence impressionnant des arbres. Elle
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s’appuie contre le banc, croise les jambes, électrisée par le crissement du bas à ses
cuisses. L. extirpe une cigarette de sa pochette, l’allume et pompe comme elle a vu
faire sa mère de tout temps, jusqu’à presque sa mort. L. avale la fumée, s’oubliant
peu à peu, oubliant l’endroit, l’étrangeté de sa situation. L. fume ainsi un long
moment. Puis un bruit l’avertit qu’elle n’est plus seule. L. ne bouge pas, demeure
immobile, le cœur juste assourdissant. Une silhouette se mêle aux arbres, en
mouvement entre les arbres sans mouvement. Une silhouette d’homme, qui
s’approche, s’arrête, l’observe. L. regarde et sourit vaguement à l’homme tout près,
dont elle peut renifler l’odeur. À genoux, débris divers sur les rotules, tandis que de
sa bouche, lumière pâle des arbres, nuages renversés, l’eau danse tranquillement,
lapant l’écorce grise ou blanche des arbres. L. se relève. Si simple. Le reste ne la
concerne pas. Elle reconnaît la voix de celui qui l’a amenée, n’écoute pas, surtout
pas. De nouveau sur le banc. Une fois, deux fois. Des fois. Plus aucune pensée, le
mouvement mécanique. Des odeurs, peaux qui changent, goûts et formes
différentes. L. s’étonne de la variété des spermes qu’elle avale.
Les heures passent dans ce même silence froissé de feuilles. L’air fraîchit, c’est ainsi
qu’elle imagine que le temps passe. Assise de nouveau, L. rêve à ces silhouettes qui
sont venues à elle et ne lui ont laissé qu’un regard, un sourire, rien. Le bruit rêche
d’un pantalon baissé, remonté. L. admire son pied chaussé de sandale rouge, sa
jambe recouverte d’un bas noir. L. se sent bien, bien que vaguement écœurée des
liquides humains avalés. Enfin, l’homme vient la chercher. Assis tout contre elle, il
caresse vaguement son épaule, lui roule une langue qui la laisse pantelante. Ensuite,
main dans la main, ils traversent les arbres, redescendent l’allée - L. reconnaît - les
arbres bruissant d’une brise légère. L. voudrait qu’il l’embrasse de nouveau. La
voiture démarre sans un geste ni un mot.
*
L. a craint de décevoir. Elle a pensé que. Le profil aigu de l’autre, impassible dans les
ombres mouvantes de la nuit. La voiture filait vite par les rues larges et désertes. L.
s’est penchée alors à travers ses cuisses pour une gâterie. Repoussée aussitôt
vivement, un regard méchant prolongeant le geste vif et brut. L. n’a plus rien osé,
regardant par la vitre la nuit, la silhouette des arbres, les ombres sur les murs clairs
des immeubles et maisons longés. Quand la voiture s’est arrêtée, elle a attendu que
l’homme décide.
Un long moment, rien n’a eu lieu. Ils sont restés immobiles, chacun enfoui dans
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l’ombre de la voiture. Puis l’homme a saisi son visage aux mâchoires et l’a tiré vers
lui. L. a pensé à un baiser, fermé les yeux à l’avance, entrouvert les lèvres. La gifle
l’a saisie d’autant qu’elle ne l’attendait pas. Elle a rouvert les yeux avec des larmes
dues à la vigueur du coup et ne comprenant pas.
Tu es contente de toi j’imagine ?, l’autre a dit d’une voix sèche.
Je… J’ai fait ce que vous...
Non !
J’ai pourtant. J’ai fait comme vous vouliez non ?
Non ! Tu n’avais pas à prendre du plaisir !
Mais.
Il n’y a pas de mais ! Pas de plaisir ! Compris ?
Oui.
*
L. a pensé que quelqu’un, n’importe qui, pourrait passer tout en se pliant à
l’exigence. Le sexe en bouche, elle n’a plus pensé, attentive juste aux signes de
celui-ci comme aux mouvements et manifestations de l’homme. Bien sûr des
ombres ont tourné autour de la voiture sans s’y arrêter cependant. Enfin, l’homme
a lâché son liquide tout au fond de sa gorge, maintenant son visage d’une main
ferme à sa nuque. L. s’est relevée et l’homme, la maintenant toujours par la nuque,
a planté une langue obscène dans sa bouche, y coulant à plaisir sa salive.
« Je t’amènerai chez moi demain. Maintenant file, et n’oublie pas : Pas de plaisir !
Sauf si je t’y autorise. » « Oui. », L. a dit avant de descendre et traverser la rue pour
rejoindre son immeuble.
Des averses de rien du tout - de la menue monnaie - ont mouillé le jour suivant.
Vers midi l’homme a sonné, L. est descendue le rejoindre. En montant dans la
voiture, L. a espéré un baiser. Mais rien, un visage fermé, une voix à peine aimable.
Quand elle a été assise néanmoins, une main est venue pétrir ses cuisses nues.
« Montre-moi ton bijou. » La voix incisive à laquelle elle s’est pliée. « Mieux que
ça ! » Elle a montré mieux que ça. « C’est bien. Tu apprends à obéir. C’est bien. »
L’homme a démarré et L. n’a plus rien vu que des visage effarés vite effacés dans le
mouvement de la voiture.
Beaucoup de vitres. Des murs blancs et des vitres. L’ameublement sommaire, acier
et cuir, en harmonie avec les murs et les vitres. À travers les vitres, des arbres, de
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nombreux arbres ; des arbres avec leurs feuillages couvrant d’ombres vitres et murs.
Assise, dénudée et fouettée, les poignets et chevilles attachés aux barres du siège, L.
a goûté la fraîcheur de l’ombre épaisse sur sa peau, tout le temps de la correction
méthodique commentée par son hôte.
« Tu m’appelleras maître désormais. Chaque fois que tu voudras m’adresser la
parole, tu commenceras par m’appeler maître, sinon tu seras punie. Cette
correction, c’est pour que tu te souviennes bien de ce que je te dis. Si tu ne retiens
pas, tant pis, tu seras punie jusqu’à ce que tu retiennes. Tu comprends ce que je te
dis ? Des hommes, tu en auras. Tu en auras beaucoup, plus que tu n’en voudras.
Mais seulement les hommes que je t’autoriserai à voir. Seulement ceux-là. Et
d’autres que je t’amènerai moi-même. Dans un premier temps, tu ne sortiras que la
nuit et avec moi. Plus tard, tu seras libre d’aller et venir, mais selon ce que je te
dirai. Dès maintenant, il faut que tu t’habitues à ne plus penser, plus désirer par toimême. À ne penser et désirer qu’à travers ma pensée et mon désir. Sans ça, ce n’est
pas la peine, je te ramène chez toi et on n’en parle plus. Je te prends à l’essai un
mois en quelque sorte. Dans un mois je déciderai si je te garde ou pas. Des
questions ? Non ? C’est très bien. On verra à mesure de toute façon. »
*
L’histoire est simple, quasi mécanique. Des gamins qui dégringolent un escalier de
pierre tout cabossé et trempé de lumière et de lierre. Parmi ces gamins vigoureux,
téméraires, un qui suit. Ce gamin, c’est L. - enfant singulièrement silencieux et
sensible. Un rien - ce peut être une voix qui s’élève, mais déjà un visage qui se
fronce - suffit à faire venir les larmes à ses yeux. L. enfant lit beaucoup, ne sort
guère que pour aller et revenir de l’école où il collectionne les premières places.
Quand il sort, c’est en compagnie de sa mère, une femme simple, nerveuse et
sévère. Celle-ci s’inquiète de la solitude dans laquelle se complaît son enfant et, un
jour, elle décide qu’il sera mieux à jouer avec d’autres enfants. C’est ainsi que L. se
retrouve parmi ces autres gamins téméraires et les suit.
À l’école, on le surnomme « La Madeleine » tant il pleure pour un oui, pour un non.
Au moment des récréations, des rondes se forment autour de lui et des voix se
relaient pour se moquer de lui. D’autant qu’alors, loin de combattre, ou plutôt
renonçant vite à combattre, il s’assied et, le visage dans ses bras en rond, pleure
jusqu’à ce qu’une maîtresse le relève et disperse la ronde autour de lui.
Toutes les maîtresses cependant ne l’apprécient pas et d’aucunes détestent ses
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façons. Celles-là participent de la douleur qu’il a à aller à l’école. Avec ses nouveaux
camarades, ce n’est guère mieux, et nombreux sont ceux qui le rudoient. Quelquesuns, néanmoins, savent le consoler et il s’entend bien surtout avec ceux couvés par
leur mère et certaines des sœurs qui, parfois, leçons terminées, se mêlent à leur
groupe.
*
L’homme est tout de blanc vêtu, un visage rouquin, une bouche très rouge dans
l’anneau de poils roux de la barbe. L. fouillait dans les boîtes en quête d’un livre qui
le saisirait assez pour qu’il l’achète. Une lumière liquoreuse sur les murs, partout,
sur les pierres. Une main qui s’ajoute à sa main dans les livres. Une main et une voix
qui marmonne. Il ne comprend pas, se penche, le dit. La voix répète : « J’ai envie de
toi. » Saisie, L. ne refuse pas l’invitation à prendre un verre.
Un arbre dont les racines déchirent le bitume, un bassin vide auréolé de lumière,
traversé de gamins à bicyclette. Ce dont L. se rappelle. « Tu écris de la poésie ? Ça
m’étonne pas. » Le visage dans l’ombre du parasol. L’anneau à l’un de ses majeurs.
Le regard clair qui ne quitte pas son visage. La place échancrée de lumière, l’arbre,
les pigeons comme fumées, la façade de brique de l’immeuble contre laquelle ils
battent des ailes. Le banc sur lequel.
La main avec l’anneau s’est glissée dans l’échancrure de sa chemise blanche, a saisi
la croix dorée à son cou, la tourne dans la lumière. Regards autour interpelés par le
geste singulier d’un homme envers un autre. L. se souvient rougir, devenir écarlate
,avoir très chaud.
Plus tard, dans l’intimité d’un parquet de bois, l’ombre instable d’une bibliothèque
chargée à la gueule de livres, le geste se fait plus intime. La croix saisie cette fois est
son sexe, qu’il découvre d’une certaine façon, ainsi déployé dans la main puis la
bouche qui le recouvre.
Le choc que ça lui fait. Le bouleversement complet dans sa vie. Refusés dans un
premier temps. En revenir à des choses plus normales, conformes.
De retour. Petites annonces, rendez-vous furtifs. Un aquarium de poissons noirs,
nageoires longues silencieuses dans les pierres et fausses algues. En dessous de
dentelles, jarretelles et bas, soumise à l’approbation masculine.
Étendue dans la lumière verdâtre d’un feuillage, chaîne glissée à sa cheville par des
doigts âgés, peau chauffée d’une langue et de lèvres vicieuses. Le baiser avec ce
profil sombre aquilin dans l’encoignure d’une porte, le silence empourpré d’un
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palier.
Premier chèque dont le montant l’étourdit, lui confère un orgueil absurde. Le
sentiment de reconnaissance qui le porte et le plie vers ce vieillard de belle
prestance.
Le parquet de nouveau. Le regard sans verdict sur ses ongles d’orteils peints
remontant sur lui alors qu’allongé toujours. Le baiser incongru. Baiser interdit par
la mère. Le refus, l’abandon. Les mains caressant, enveloppant. Le refus, l’abandon
encore. La lutte pourtant pour remonter, renoncer à.
Des feuillages partout. Des feuillages lumineux tournoyant comme une roue
d’attraction. Un cri de paon une fin d’après-midi d’automne au jardin
d’Acclimatation avec sa mère. Couché, les yeux fermés, la masse molle écœurant ses
lèvres, sa bouche, comme dans un mauvais rêve. L’épaule mordue au sang, tandis
que le sexe souplement. La période d’intense féminisation qui s’en était suivie.
Dérangeante même pour celui à l’origine de ça. L’audace alors, si contraire à sa
réserve, en réaction sans doute à l’événement. L’errance, des jours, semaines, mois
durant, loin de chez lui, de la grimace, de l’excommunication de la mère. La mort du
frère qui avait mis bas, sonné le glas de tout ça.
*
Les interstices. La vie à faire. Le renoncement.
Agenouillée, dans l’ombre précaire d’un porche, les genoux douloureux, à avaler et
pomper - comme si toujours. Retrouvailles après tant et tant d’années.
Dans le bar rougeoyant de lampes, tables rondes, nappes à carreaux, service discret,
le genou caressé de loin en loin, les mots anodins échangés, les gestes crus. Au
sortir, dans la nuit, la ruelle pavée, le baiser aviné, les mains.
Les rencontres furtives. De nouveau. Sensations, penchants s’imposant, dessinant
une silhouette difficile à nier. Impossible à renier.
L. refait le chemin - des bouts de chemin - les paumes agacées des poils du maître, la
bouche creusée de son sexe, le cœur comme équilibré du poids de ce sexe et des
testicules, sans comprendre du tout, sensation cependant évidente dès qu’en soi,
dans sa main.
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