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A M É R I Q U E
L A T I N E
par Eduardo Mackenzie*
Les Farc face à leur plus grande crise
(Farc) prend
des formes inconnues et inattendues. Le numéro quatre de l’organisation terroriste, alias Iván Ríos, le membre le plus jeune[1] du secrétariat (la direction exécutive
des Farc), et l’un de leurs chefs les plus impitoyables, s’est fait assassiner avec sa
femme par alias Rojas, son propre chef de sécurité[2]. Après quoi, celui-ci se rend à
l’Armée avec sa compagne, une autre guérillera du groupe de Ríos. Il remet l’ordinateur, les papiers d’identité et la main droite du mort. Encerclée par l’Armée depuis 18
jours de combats dans un canyon de la rivière Arma (Caldas), affaiblie, sans communication et même sans pouvoir se nourrir, la troupe du redoutable Ríos avait choisi
d’abattre son chef récalcitrant, pour se sauver d’une mort certaine : Rojas en effet
craignait que Ríos ordonne leur assassinat, avant de tomber, tous, au combat avec
l’Armée. C’était le 5 mars 2008.
À peine quatre jours auparavant, le coup contre les Farc avait été encore plus
dévastateur: le numéro deux des Farc, alias Raúl Reyes, 59 ans, un homme formé
dans l’ex RDA[3] et qui gérait beaucoup d’affaires internes et externes des Farc, comme
L’
EFFONDREMENT DES FORCES ARMÉES RÉVOLUTIONNAIRES DE COLOMBIE
* Eduardo MACKENZIE est journaliste et écrivain. Auteur de Les Farc, ou l’échec d’un communisme de combat (Éditions
Publibook, Paris 2006).
1. Iván Ríos (Manuel de Jesús Muñoz de son vrai nom), 46 ans, avait autorisé, selon les rapports trouvés sur son ordinateur, près de 200 « exécutions » de ses propres compagnons de lutte, entre 2005 et 2007. La plupart des combattants
assassinés de cette façon avaient été accusés d’être des « infiltrés ». Mais certains ont été tués sous ses ordres après avoir
été accusés d’« indiscipline ». Ríos avait milité dans le parti de l’Union Patriotique (une création des Farc) et avec certains commandos urbains des Farc. Pendant la période de la zone démilitarisée (1999-2002), il était chargé de surveiller les visiteurs. Il a empêché l’arrivée de certains journalistes et en a même menacé d’autres, comme Hervin
Hoyos, de Radio Caracol.
2. Alias Rojas (de son vrai nom Pablo Montoya) déclara à la presse que, à son avis, « beaucoup d’autres chefs [des
Farc] pensent qu’ils pourraient être trahis à présent par leurs subalternes ». Montoya, et trois autres guérilleros, recevront de la part de l’État colombien une récompense de 2,5 millions de dollars pour avoir informé les autorités sur la
mort d’Ivan Ríos et les détails de son activité. Rojas sera l’objet d’une enquête judiciaire pour établir son rôle exact
dans la mort de Ríos.
3. Raúl Reyes (Luis Edgar Devia Silva de son vrai nom) fut envoyé en RDA en 1970 en tant que membre de la Jeunesse
communiste, pour y recevoir, pendant plus d’un an, une formation spéciale en marxisme-léninisme, lutte armée et
espionnage. De retour en Colombie, il infiltre un syndicat ouvrier, filiale colombienne de Nestlé. En 1978 il se fait élire
membre du conseil municipal de Florencia, capitale du département du Caqueta. Envoyé par le PCC auprès des Farc
pour y surveiller leur direction, Reyes devient un bon organisateur de guérillas. Il sera l’architecte du « bloc sud » des
Farc. Il était membre du comité central du PCC depuis le XIIIe congrès.
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par exemple les contacts avec les agents de certains gouvernements étrangers[4], mourait dans une attaque des Forces Armées colombiennes contre son campement dans
la jungle équatorienne. Avec Reyes sont morts aussi 26 autres guérilleros, parmi lesquels il y avait quatre Mexicains[5].
Qui aurait pu prévoir ces deux événements une semaine avant qu’ils se
produisent? Personne. Pourtant, Raúl Reyes était la cible des chasseurs de la Police
colombienne depuis des années. Ce qui se détache du fait d’armes du 1er mars 2008,
c’est que d’une situation de défensive stratégique, face à l’avancée de la politique de
« sécurité démocratique » du président Alvaro Uribe, les Farc sont tombées dans une
phase d’épuisement partiel et de ruptures internes. À cela il faut ajouter un autre phénomène non négligeable: les réseaux et les plans internationaux des Farc commencent à être découverts et, par conséquent, à être beaucoup plus vulnérables.
Les trois ordinateurs et les deux disques durs, trouvés par la police colombienne
dans le campement de Raúl Reyes, contiennent, en effet, des archives d’une importance
capitale. Ce que révèlent les premiers documents déchiffrés et donnés à la presse est
énorme: deux présidents latino-américains, Hugo Chávez et Rafael Correa, collaborent
étroitement avec les Farc depuis plusieurs années. Celles-ci ont envoyé de l’argent à
Chávez après son coup d’État manqué en 1992 et Correa a reçu de l’argent des Farc
pour financer sa campagne électorale en septembre 2006. Récemment, selon les fichiers
des ordinateurs, Chávez avait accepté de donner aux Farc 300 millions de dollars.
Mais il y a pire: l’attitude de ces deux gouvernements sur le problème des otages
aux mains des Farc et la politique extérieure de Caracas et de Quito vis-à-vis de la
Colombie sont destinées à favoriser les intérêts du groupe terroriste. Certaines opérations très sensibles sont préalablement examinées avec la direction des Farc. La
4. Depuis 1997, Raúl Reyes était la tête pensante du « front international » des Farc. En décembre 1998, il rencontre, à
San José de Costa Rica, Phil Chicola, émissaire du président Bill Clinton. Reyes représentera les Farc au Mexique, jusqu’au 12 avril 2002, quand son bureau fut fermé par ordre du président Vicente Fox. Lui et sa femme, Olga Marin, la
fille de Manuel Marulanda, séjourneront ensuite au Venezuela et au Costa Rica. Tout semble indiquer que Raúl Reyes
était aussi l’interlocuteur privilégié des agents français dépêchés en Amérique latine pour tenter de négocier la libération d’Ingrid Betancourt. Depuis 2002, Raúl Reyes et trois autres membres de la direction nationale des Farc, étaient
l’objet d’un procès pénal pour trafic de drogues, après la découverte des archives d’une base des Farc à Arauquita
(Arauca) dédié au narcotrafic. Reyes, entre autre, déclarait être un partisan de la « légalisation du commerce » de la
drogue. Selon une étude des Nations unies, les Farc produisent 510 tonnes de cocaïne par an. En septembre 2007, Raúl
Reyes rencontre dans son PC clandestin Piedad Cordoba, sénatrice colombienne d’opposition (fervente admiratrice
d’Hugo Chávez) pour y discuter sur l’éventuel « échange humanitaire » (échange de kidnappés par les Farc contre des
guérilléros emprisonnés).
5. Quatre d’entre eux, Juan González del Castillo, Fernando Franco Delgado, Verónica Natalia Velázquez Ramirez et
Soren Ulises Avilés Ángeles, ont péri dans le bombardement. Lucía Morett Álvarez fut blessée. Elle est soignée dans
l’hôpital militaire de Quito, avec deux autres femmes de nationalité colombienne blessées elles aussi lors de l’attaque.
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conclusion que certains observateurs tirent de ces révélations et que le Washington
Post a formulée sans périphrases dans son éditorial du 5 mars, est claire: les présidents du Venezuela et de l’Équateur « donnent leur appui aux criminels qui combattent contre la démocratie » de la Colombie et Hugo Chávez se montre « chaque fois
plus irresponsable ».
Ce n’est pas tout. La destruction du repaire de Raúl Reyes a montré que les Farc
sont probablement impliquées dans des efforts subversifs de longue portée destinés à
créer des groupes terroristes de gauche au Mexique et au Pérou. Des militants du
Parti communiste chilien et des activistes mexicains et péruviens, ces derniers, liés à
une organisation armée en crise, ont discuté personnellement avec Raúl Reyes dans
son campement, des jours et des heures avant l’attaque du 1er mars.
La Mexicaine Lucía Andrea Morett Álvarez, 26 ans, blessée ce jour-là, était la coordonnatrice de la « chaire Simon Bolivar », un organisme écran créé en 2001 pour servir de passerelle entre des étudiants radicalisés et les Farc. Cet organisme avait été créé
à l’époque où Olga Marin et Raúl Reyes étaient les « représentants » des Farc au
Mexique. « Les services de renseignement mexicains connaissent la structure internationale des Farc. Le Mexique est un pays prioritaire où les Farc ont eu plusieurs couvertures depuis 1993 », signale le journal espagnol El País [6]. Depuis 2002, en effet,
Morett avait eu des contacts avec Marcos Calarcá, un autre agent des Farc au
Mexique, qui avait donné, grâce à elle, des « conférences » à l’Université Nationale
Autonome du Mexique (Unam). Pour les services de renseignement colombiens
Morett est à la tête d’une cellule subversive de 38 personnes qui agit depuis l’Unam[7].
L’arrivée d’activistes au PC de Raúl Reyes s’explique: selon des sources équatoriennes, celui-ci était disposé à prendre la parole à Quito, où une réunion semi-clandestine d’une « coordinatrice continentale bolivarienne » avait eu lieu du 24 au
27 février pour tracer des plans d’action. Cinq Péruviens qui avaient assisté à ce
conclave ont été arrêtés à Lima. Tout cela permet de penser que les Farc constituent
un maillon clé d’une entreprise clandestine destinée à implanter des groupuscules
politiques et des foyers insurrectionnels dans les pays latino-américains dont les gouvernements s’opposent aux diktats hégémonistes d’Hugo Chávez.
Au centre de l’affaire des voyages d’« étudiants » mexicains vers le campement des
Farc se trouve Mario Dagoberto Díaz Orgaz, un individu qui avait organisé en 2005, à
Caracas, un « festival mondial de la jeunesse et des étudiants ». Né à Cuba mais naturalisé mexicain, en 2003, Díaz Orgaz est soupçonné par les autorités mexicaines d’être
6. Francesco RELEA, El Pais, Madrid, 12 mars 2008.
7. Maggy AYALA SAMANIEGO, El Tiempo, Bogota, 10 mars 2008.
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un agent de renseignement cubain. Pour elles, il est également l’opérateur financier
des Farc au Mexique. Il détiendrait cinq comptes bancaires avec une moyenne de
80000 dollars pendant les deux dernières années[8]. Díaz Orgaz aurait abandonné le
camp des Farc en Équateur avant le bombardement. Brian Latell, ancien expert de la
CIA, estime que le cas Díaz Orgaz est très lié aux services de renseignement cubain.
« Ces services, qui sont intimement liés aux Farc depuis les années 1960, sont en train
de renaître à cause de la disponibilité de quantités massives d’argent vénézuélien »[9].
Dans le passé, avant même d’être appelée ainsi, les Farc ont essuyé de sérieuses
défaites : en 1952, quand elles ont perdu l’appui des guérillas libérales ; en 1964,
quand le bastion de Marquetalia est tombé; en 1980, quand l’organisation terroriste
M-19 a commencé à dialoguer avec le gouvernement, en laissant les Farc seules
devant l’offensive de l’Armée; en 1990, quand les campements de Casa Verde et Casa
Acuña, où se tenait le QG clandestin de Manuel Marulanda, 75 ans, chef historique
des Farc, ont été bombardés et occupés par l’Armée. Mais l’inconsistance de l’offensive de l’État colombien, l’indifférence des citoyens et l’aide soviétique constante rendue aux Farc, a empêché chaque fois leur démantèlement définitif.
Cette fois-ci les Farc éviteront-elles l’effondrement total ? D’après le général Freddy Padilla, le commandant des Forces armées colombiennes, les Farc « ont
reculé militairement de plus de 10 ans ». Il ajoute: « En perdant leur commandement
et leur contrôle elles ne sont même pas en situation de repli, elles sont en train de
devenir des groupes en débandade qui évitent le combat et luttent pour survivre.
Aujourd’hui, elles ne peuvent se réunir tranquillement et même le téléphone satellitaire est dangereux pour elles »[10].
Le contexte national et international est très défavorable aux Farc, même si cellesci ont trouvé des alliés dans deux régimes voisins de la Colombie qui prétendent
démolir le capitalisme et les libertés. Mais ni le Venezuela ni l’Équateur, ni le même la
Cuba des frères Castro, ne pourront remplacer le rôle de l’ancienne URSS dans la
continuité des Farc. La faiblesse de Chávez et de Correa a été exposée devant le
monde entier lorsque l’OEA n’a pas voulu condamner la Colombie pour avoir agi en
territoire équatorien. Ensuite, le sommet du Groupe de Río, en République
Dominicaine, dans lequel le président Alvaro Uribe a agi de manière adroite, a été un
vrai succès diplomatique de la Colombie. Les ordres d’envoyer dix bataillons de
troupes vénézuéliennes et de blindés et d’avions de combat russes contre la
8.
El Tiempo, Bogota, 11 mars 2008.
9.
José de CÓRDOBa, The Wall Street Journal, 10 mars 2008.
10. El Colombiano, Medellin, 10 mars 2008.
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Colombie, lancés lors d’une émission de télévision par un Hugo Chávez décomposé
et colérique, après la mort de Raúl Reyes, n’ont fait paniquer personne. L’OEA n’oublie pas qu’il n’y a pas si longtemps Chávez menaçait de retirer son pays de l’OEA en
représailles contre les critiques que cette organisation avait formulées au sujet de la
fermeture arbitraire du plus grand canal de télévision privé du Venezuela.
Chávez et Correa, les mêmes qui quelques heures avant injuriaient publiquement
le président Uribe, ont dû à la fin lui serrer la main et se calmer, ce qui a été très mal
vu par les agents « bolivarianos » les plus fanatiques aux États-Unis. L’un d’entre eux,
James Petras, un professeur de sociologie, grand admirateur des Farc, a déclaré depuis
New York à l’Agencia Bolivariana de Prensa : « Uribe continue son agression, il a
obtenu la réconciliation et il n’a pas rendu la réciproque. Il a détruit tout le plan original des Farc qui était [d’obtenir] un territoire démilitarisé et un échange de prisonniers des deux côtés ». James Petras est furieux contre le Président vénézuélien et ne le
dissimule pas. Dans l’interview, il ajoute: « J’ai été avec Chávez [...] l’autre semaine au
milieu de la grande crise et il a fait un bon diagnostic. Nous avons discuté sur les possibilités d’une guerre avec la Colombie et il maintenait une position assez critique. Il
était triste du décès du révolutionnaire Reyes, mais en même temps il continuait à
exiger que les Farc délivrent Ingrid Betancourt sans insister sur le fait que la
Colombie délivre quelques douzaines de prisonniers des Farc, et en insistant pour
dire aux Farc qu’elles ne doivent pas continuer la lutte armée ». Conclusion de James
Petras: « Je crois qu’on ne peut pas faire cela et que les Farc le comprennent beaucoup
mieux que tout autre personnage politicien de l’extérieur ». Il est évident que l’image
d’Hugo Chávez auprès des marxistes américains se dégrade et que le malaise dans le
camp chaviste va grandissant.
Moins d’un mois avant la liquidation de Raúl Reyes, douze millions de personnes
ont parcouru les rues de 45 villes de Colombie et de 125 villes étrangères pour crier:
« Les Farc, plus jamais cela! », pour dire « Non aux kidnappings », « Les Farc ne représentent pas le peuple », « Nous sommes la Colombie ». Ces manifestations massives
anti-Farc reflètent non seulement un certain état d’esprit du peuple colombien, mais
aussi un saut qualitatif de celui-ci dans la compréhension intellectuelle du problème
subversif en Colombie. Pour la première fois, des millions de Colombiens de toutes
conditions sociales, ont déclaré que les Farc sont l’ennemi mortel du peuple colombien.
Il est évident que ce qui s’est produit le 4 février 2008 explique l’accélération de la
crise des Farc et l’éboulement, en moins de quatre jours, des manœuvres d’intimidation de Chávez et de Correa à l’encontre de la Colombie. Si ces deux personnages,
plus Daniel Ortega du Nicaragua, ont dû reculer et même rétablir les relations diplomatiques qu’ils avaient rompues la veille avec la Colombie, cela est dû au fait qu’ils
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ont vu que dans cette crise, les opinions publiques de l’Amérique latine ne partageaient pas leur animosité anti-colombienne.
L’insurrection morale de la jeunesse et de la population colombienne en général
contre les Farc est, sans doute, le résultat d’une accumulation d’atrocités qui ont profondément blessé la sensibilité de tous. L’ignoble massacre des onze députés kidnappés, les mensonges des Farc pour dissimuler ce crime, les révélations sur les souffrances, les punitions et les tortures que les Farc infligent aux otages, le cas
d’Emmanuel, le fils de Clara Rojas (né en captivité et traité comme un ennemi, victime de mauvais traitements depuis son premier jour de vie), la comédie absurde de
la « libération » de cet enfant par la médiation faussement « désintéressée » du président Chávez, les lettres déchirantes du colonel Mendieta et d’Ingrid Betancourt, tout
cela était présent dans les esprits et les cœurs de ceux qui ont manifesté le 4 février
2008. L’opinion publique avait vu que, derrière la farce « humanitaire » de Caracas, il
n’y avait pas autre chose qu’un calcul égoïste, une hystérie belliciste, une haine de la
démocratie et une rancœur contre l’économie colombienne. Devant une telle brutalité, la Colombie est arrivée à un état de saturation et a répondu: ça suffit!
Ce phénomène de révolte spirituelle et politique contre les Farc arrive aussi à la
fin d’un cycle plus long. Il survient à l’issue de sept années d’un travail intense d’un
gouvernement élu deux fois de suite et démocratiquement par le peuple qui a
démontré qu’il était possible d’affaiblir et de vaincre toutes les variantes du terrorisme, celui d’extrême droite, comme celui d’extrême gauche. La capitulation de
31000 paramilitaires, l’emprisonnement de leurs chefs, la réduction drastique de l’insécurité qu’ils engendraient, sont des victoires spectaculaires de la méthode Uribe.
Il s’agit de réussites évidentes que les Farc et leurs propagandistes tentent pourtant
d’évacuer de la mémoire des Colombiens, en usant de toute une panoplie de subterfuges. Le gouvernement et les Forces Armées ont réussi, en outre, à freiner l’avancée
destructive des Farc et leur ont imposé une situation de repli dans les forêts et les
montagnes, quand ce n’est pas au-delà des frontières, au Venezuela, en Équateur et au
Panama, ce qui a aggravé à l’intérieur des Farc les cas de violences internes, de confusion, des désertions[11] et de perte de combativité. Plusieurs fronts et des escadrons
mobiles des Farc sont actuellement laminés.
11. Selon la presse colombienne, entre août 2002 et novembre 2007, 8221 combattants ont déserté les Farc. Un rapport officiel signale qu’en 2005, 1891 subversifs ont été abattus et qu’en 2006 ce chiffre est monté jusqu’à 2184. En
février 2008, Héli Mejía Mendoza, alias Martín Sombra, fut arrêté par la Police. Il était l’un des « historiques » des
Farc: il avait plus de 40 ans d’activité. En 2007, deux autres chefs des Farc, alias Negro Acacio et alias Martín Caballero,
furent abattus au combat. (El Tiempo, Bogota, et Revista Cambio, Bogota, 1er mars 2008).
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La clé de ces avancées importantes de l’État colombien réside dans le fait d’avoir
cessé de considérer les terroristes comme des interlocuteurs valables, d’avoir mis fin à
la méthode, si chère à la gauche colombienne, de la capitulation progressive et de la
résignation devant la violence, sous l’apparence de fausses « négociations de paix ».
La mort de Raúl Reyes, la découverte de la vaste trame subversive qu’il tissait
depuis son refuge équatorien, sont des coups que les Farc pourront difficilement
absorber. Raúl Reyes était un homme particulièrement détesté. Car il a été toujours
un ennemi de la paix. Le 22 janvier 2002, quelques heures après la signature d’un
accord entre le gouvernement d’Andrés Pastrana et les Farc, connu sous l’étiquette de
« l’accord de Los Pozos » et qui prévoyait un cessez-le-feu à partir du 7 avril, Raúl
Reyes déclarait ce document « caduc ». Cette volte-face inattendue fut accompagnée
d’une vague d’explosions à Bogota qui tua six personnes. Pire: les terroristes tentèrent
de faire exploser l’énorme barrage de Golillas, le plus grand du pays, en amont de la
capitale colombienne. Si le barrage avait sauté, les eaux auraient noyé les villes de
Bogota et Villavicencio, tuant des dizaines de milliers de personnes.
Dans la partie communiquée des fichiers informatiques trouvés par la Police
colombienne dans le campement de Raúl Reyes, il y a un certain nombre de révélations inquiétantes: 1. Un individu non identifié, qui d’ordinaire vend des explosifs aux
Farc, veut leur vendre également 50 kg d’uranium, pour que les Farc les revendent à
un autre pays avec de substantiels bénéfices. 2. Le gouvernement du Venezuela veut
payer aux Farc 300 millions de dollars. 3. Les Farc veulent acheter du pétrole vénézuélien à bas prix pour monter une société pétrolière à l’étranger. 4. Un émissaire vénézuélien informe que son gouvernement pourrait donner aux Farc un lot de fusils. 5.
Les Farc préparent une rencontre secrète entre Manuel Marulanda et le président
Chávez, ainsi qu’une réunion, dans la région du Yari, entre des chefs des Farc et les présidents Ortega du Nicaragua, Morales de Bolivie, Correa de l’Équateur et, bien
entendu, Hugo Chávez. 6. Les Farc discutent des exportations de cocaïne vers le
Mexique pour renflouer leurs finances. 7. Un chef des Farc estime qu’un ministre
Bustamante (probablement de l’Équateur), est un « agent de la CIA », et que son
adjoint, nommé Roldán, est un « agent de la DEA ». 8. Les « Cubains » semblent être
vexés car ils se sentent « marginalisés » de l’affaire des otages et du dossier des négociations visant un éventuel « échange humanitaire » avec le gouvernement colombien.
Le point 9 est particulièrement sérieux. En deux messages, l’un du 18 janvier et
l’autre du 28 janvier 2008, Raúl Reyes informe le secrétariat des Farc de la visite que
Gustavo Larrea, ministre équatorien de la Sécurité, lui a rendue personnellement
pour « coordonner des activités » avec lui sur la frontière avec la Colombie. Selon ces
documents, Quito promet de retirer ses chefs militaires et ses policiers des zones
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occupées par les Farc. Le gouvernement équatorien demande, entre autres, s’il ne
serait pas intéressant que Quito accorde le statut de force belligérante aux Farc et s’il
ne serait pas utile pour celles-ci que Quito porte plainte contre la Colombie auprès de
la Cour internationale sous le prétexte des « dommages » causés par les fumigations
colombiennes des cultures illicites.
Le jour où il présente à la presse son « rapport préliminaire » sur les ordinateurs[12] de Raúl Reyes, le général Oscar Naranjo, directeur de la Police nationale
colombienne, a conclu qu’« un tel état des relations » entre le gouvernement de l’Équateur et les Farc « affecte la sécurité nationale colombienne et jette des doutes sur la
conduite du gouvernement équatorien ». Il a donc demandé des explications à Quito,
qui s’est empressé, quelques heures après, de nier tout en bloc.
L’arrangement diplomatique lors du sommet du Groupe de Rio, même s’il est fragile et provisoire, ne sert pas les plans de Manuel Marulanda, qui compte sur une
véritable agression armée du Venezuela et de l’Équateur contre l’État colombien.
Alvaro Uribe avait présenté ses excuses à Quito pour la violation de son territoire, car
Chávez et Correa s’étaient engagés à leur tour à « combattre les menaces […] provenant de l’action des groupes irréguliers ou d’organisations criminelles, en particulier
de celles liées au narcotrafic, considérées comme terroristes par la Colombie ».
Il semble que les autorités américaines suivent avec beaucoup d’intérêt l’affaire
des ordinateurs de Raúl Reyes. Si l’information publiée par la presse colombienne
s’avère authentique, le Venezuela pourrait être mis dans la liste des pays qui aident le
terrorisme. Ce danger expliquerait le nouveau ton apaisant d’Hugo Chávez à l’égard
du président Alvaro Uribe, qui avait menacé de faire valoir contre lui et contre Rafael
Correa ces preuves auprès d’une Cour internationale de justice. Mais après l’accolade
du 7 mars à Saint-Domingue, Uribe a fait marche arrière.
Néanmoins, le combat contre le terrorisme n’est pas définitivement gagné et l’affaire difficile des otages au pouvoir de cette organisation doit encore mobiliser toutes
les énergies.
Quant à la libération des kidnappés, civils, militaires et policiers, colombiens et
étrangers, la mort de Raúl Reyes change-t-elle la situation? Le jour des faits, la presse
12. Les trois ordinateurs portables et les deux disques durs étaient protégés par une sorte de blindage qui les a protégés
des bombes tombées sur le campement de Raúl Reyes. Avec la collaboration de la police colombienne, ce matériel
informatique qui se trouve à Bogota est aussi dans les mains d’une commission de cinq experts d’Interpol et de son
directeur Ronald Noble. Ils détermineront si les messages trouvés sur les ordinateurs sont authentiques ou si les autorités ont ajouté du contenu après la saisie. L’idée de Bogota est d’accomplir, avec le soutien d’Interpol, « les protocoles
internationaux en matière d’accréditation de la preuve judiciaire ».
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française lance que la « victoire […] des forces de sécurité colombiennes » pourrait
« rendre un peu plus compliquées les discussions avec la guérilla » et la libération
d’Ingrid Betancourt. Pessimiste aussi, le président Nicolas Sarkozy fait savoir que « la
mort d’un haut responsable des Farc » intervient « à un moment crucial où tout
devait être mis en œuvre pour conforter la dynamique positive qui s’était amorcée
avec la libération unilatérale de plusieurs otages ». Fallait-il donc épargner Raúl
Reyes? Bogota ne semble pas être d’accord avec cette analyse. D’autres ont estimé que
l’attaque « risque d’entraîner des représailles contre les otages ». Cependant, rien de
ceci ne s’est produit deux semaines après les faits. Et pour cause : cela aggraverait
encore plus le cas des Farc aux yeux de l’opinion colombienne et internationale.
Selon les ordinateurs de Raúl Reyes, Manuel Marulanda demande au gouvernement de Chávez de recevoir les otages sur le territoire vénézuélien et les y retenir jusqu’à ce que « l’échange entre les deux camps soit signé »[13]. C’est une proposition très
risquée qui fera de Chávez un complice direct de ces enlèvements. Où sont donc les
otages, dont Ingrid Betancourt? En train de passer de la Colombie au Venezuela?
D’où venaient les six otages libérés ces dernières semaines?
En réalité, le sort des otages, à présent, est plus que jamais entre les mains du président Chávez. Les demandes de libération doivent se concentrer sur lui, parce que les
liens qui existent entre Caracas et les Farc ont fait de Chávez, de fait, le responsable de
la prolongation du calvaire des otages « politiques » et des autres kidnappés. Les Farc
ne sont pas en mesure de dire non à Hugo Chávez. La situation semble donc plus
claire. La France devrait tenir compte de ce fait dans ses efforts pour faire libérer
Ingrid Betancourt. Même chose pour Washington, qui cherche aussi à libérer ses ressortissants, Thomas Howes, Marc Gonçalves et Keith Stansell.
13. Service de presse de la Présidence de la République de Colombie, 2 mars 2008.
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