P. François_Guerre et conquête chez les écrivains latins

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P. François_Guerre et conquête chez les écrivains latins
Paul FRANÇOIS
Université de Toulouse II – Jean-Jaurès
PLH – CRATA
Journée d’étude
« La guerre et la paix dans l’Antiquité grecque et romaine »
Guerre et conquête chez les écrivains latins
Avant de commencer, je dois préciser de quoi je ne parlerai pas. Je ne poserai pas ici la question
complexe et controversée de savoir si a existé ou non un impérialisme romain et ne m’interrogerai
pas non plus sur la justesse de l’expression. Je ne me lancerai pas davantage dans le récit des
événements relevant de la conquête romaine. Je n’essaierai pas d’examiner si les opinions avancées
par les écrivains latins sont ou non justifiées. Je m’intéresserai à la manière dont ces écrivains ont
présenté et jugé la conquête. J’ai donc adopté un titre plus exact que celui qui figure sur le
programme : « Guerre et conquête chez les écrivains latins ».
J’évoquerai en préambule un problème bien connu : nous n’avons que le point de vue des
vainqueurs. Dans l’Antiquité du moins, l’histoire est écrite par les vainqueurs ; les vaincus n’ont pas
laissé de témoignage, sinon de manière diffractée, par ce qu’en disent leurs vainqueurs. Je me
permets de citer l’historien américain Howard Zinn : « Tant que les lapins n’auront pas d’historiens,
l’histoire sera racontée par les chasseurs. » (Une histoire populaire des États-Unis). Ce que
l’écrivain nigérian Chinua Achebe exprimait de manière similaire en citant le proverbe : « Tant que
les lions n’auront pas leur propre histoire, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur ».
Quelques points de méthode à l’intention des étudiants.
À la difficulté que je viens d’évoquer s’en ajoute une autre : quand les historiens anciens prêtent
des propos à un personnage, que ce soit un compatriote, un allié ou un ennemi, il ne s’agit pas d’un
témoignage brut, mais de discours reconstitués, reconstruits, parfois élaborés à partir d’éléments
existants, parfois inventés, pour des besoins et des objectifs qui sont ceux de l’historiographie (au
sens d’écriture de l’histoire) autant que ceux de l’histoire : des enjeux littéraires autant
qu’historiques. Pour les historiens antiques, les considérations esthétiques jouent un rôle important,
même s’il convient, à mon sens, de ne pas établir de barrière étanche, chez eux, entre l’historien et
l’artiste : l’art n’est pas un ornement extérieur indépendant, mais est mis au service d’une
conception de la vérité historique, de ce que certains appellent une « philosophie de l’histoire ».
Même s’il est nécessaire de ne pas prendre de tels discours argent comptant, de ne pas les
considérer comme des paroles réellement prononcées, ils ne sont pas sans intérêt, notamment pour
la question qui nous occupe. Ils peuvent être fondés sur des propos réels, même s’ils ont été
réélaborés pour satisfaire à des exigences rhétoriques. Surtout, ils témoignent parfois, lorsqu’ils
présentent une critique de l’attitude romaine, d’un souci d’objectivité de la part des historiens – une
interprétation moins favorable pourrait cependant y voir un simple souci littéraire, celui d’exécuter
un exercice consistant à plaider le pour et le contre, comme on apprenait à le faire dans les écoles de
rhétorique, ou de dramatiser le récit. Nous pouvons donc en faire différentes interprétations, mais,
quoi qu’il en soit, il me paraît intéressant d’y voir le témoignage d’opinions diverses, voire de
débats internes à Rome sur l’attitude à avoir envers des ennemis ou sur le bon usage de la conquête.
Attention aussi à des documents comme les discours de Cicéron : il convient de toujours tenir
compte du contexte d’écriture et des besoins de la plaidoirie : selon la personne à défendre ou à
accuser, l’orateur insiste sur tel ou tel aspect, voire l’exagère, ou modifie même la réalité.
Il peut en aller autrement pour les traités, les ouvrages théoriques, mais, dans ce cas, il faut aussi
prendre en considération une éventuelle mise en scène : tel traité écrit sous la forme d’un dialogue
met en scène différents personnages, dont chacun présente une opinion particulière ; il faut donc se
garder de considérer un extrait d’un ouvrage de ce type comme reflétant nécessairement la pensée
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de l’auteur. E. g. Cicéron, De republica ; De legibus ; Académiques ; De finibus bonorum et
malorum ; Tusculanes ; De natura deorum ; De diuinatione ; De amicitia.
Introduction
À Rome, morale et politique sont liées. Ainsi, boni ciues désigne ceux qui suivent la bonne
politique, le parti des honnêtes gens, c’est-à-dire du sénat, des conservateurs, ou parfois le « juste
milieu ». Le terme souvent équivalent d’optimates est porteur de la même appréciation. Des mots
comme honos, gloria, dignitas, grauitas, auctoritas, fides font partie du vocabulaire moral comme
du vocabulaire politique. Voir Joseph HELLEGOUARC’H, Le vocabulaire latin des relations et des
partis politiques sous la République, Paris, 1963.
Ce caractère moralisateur et édifiant entraîne parfois un pessimisme amer.
Autre élément à noter, l’influence grecque, en ce domaine comme en beaucoup d’autres :
influence des historiens, mais aussi des philosophes. Sur ce point, la guerre, elle-même, et la
conquête ont joué un rôle, dans la mesure où elles ont été à l’origine de l’arrivée à Rome d’ouvrages
grecs : la bibliothèque des rois de Macédoine, après la victoire de Paul-Émile sur Persée, à Pydna,
en -168 ; plus tard, au Ier siècle, la bibliothèque de Mithridate, apportée par Lucullus. La conquête
de la Grèce se traduit aussi par l’arrivée massive de précepteurs grecs à Rome. On perçoit à travers
Cicéron le succès que peuvent avoir les philosophes grecs qui deviennent les maîtres à penser de
l’intelligentsia romaine – même s’il est de bon ton, dans la classe dirigeante, de manifester une
certaine distance, voire un certain mépris vis-à-vis des Graeculi (les « petits Grecs »), habiles en
paroles mais agissant peu : il s’agit là d’une attitude publique, souvent contredite par le
comportement privé (Caton l’Ancien, Cicéron).
Il faut dire un mot, à ce sujet, de l’ambassade envoyée par Athènes en -155 et composée de trois
philosophes : Carnéade, Critolaos et Diogène. Ils donnent des conférences à Rome, réunissant un
nombre important d’auditeurs. On retient surtout la conférence donnée par Carnéade sur la justice :
le philosophe y développait l’idée que la justice doit être à la base des sociétés et des cités, que c’est
par l’injustice que l’on s’empare des biens d’autrui, qu’on étend militairement les conquêtes d’un
État. Dans une seconde conférence, il soutient le raisonnement inverse. Voir Cic., Rep. III, 21 ;
Lactance, Inst. Div. V, 14, 3-5. Carnéade est finalement expulsé, mais cette présentation du
conquérant comme un brigand se retrouve dans la littérature romaine postérieure.
Un aspect particulier du pythagorisme a aussi marqué, celui qui justifie l’impérialisme par
l’influence bénéfique d’un petit nombre dominant une masse qui en a besoin. Cela est proche de la
pensée de l’oligarchie sénatoriale romaine. La concordia suppose la soumission des petits aux
grands, un accord entre le puissant et le faible, le second acceptant la domination du premier. De
même Platon condamne-t-il une démocratie égalitariste.
Il est cependant difficile de trouver des témoignages de doctrines impérialistes à Rome. Les
Romains ne sont pas des théoriciens. On discerne mal un programme politique net, même dans ce
que nous appelons par commodité les « partis », terme anachronique. Les Romains sont plutôt
empiriques : Cic., Rep. I, 2 uirtus in usu sui tota posita est (« La vertu consiste entièrement dans son
application »)1. Il ne convient pas à un sénateur de se consacrer à la philosophie, à l’étude d’une
doctrine. D’après Tacite, son beau-père Agricola, dont il fait par ailleurs l’éloge, disait lui-même
qu’« en sa première jeunesse il se serait passionné pour la philosophie avec plus d’ardeur qu’il n’est
permis à un Romain et à un sénateur » (Agricola 4, 5). Souvent, cependant, il s’agit là d’une
façade : Scipion Émilien (-IIe s.), homme d’État et général, a des entretiens avec l’historien grec
Polybe et avec le Stoïcien Panétius sur la conduite du vainqueur et le gouvernement d’une cité ;
Cicéron raille le goût de Caton d’Utique pour la philosophie mais s’y adonne lui-même (Pro
Murena 2, 3).
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Sauf indication contraire, les traductions sont empruntées (parfois retouchées) à la CUF
(« Collection des Universités de France » = « Collection Guillaume-Budé »).
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I. Le contexte mental
Les données qui suivent sont connues par les écrivains, mais il faut les distinguer du jugement
personnel de ces derniers en ce qu’elles semblent révéler, plus largement, un état d’esprit
« national », une mentalité « nationale » et non un jugement d’intellectuel.
A. Exaltation du Romain militaris homo
L’expression est dans Salluste (Cat. 59, 6), à propos de M. Petrius, lieutenant de C. Antonius
Hybrida, collègue de Cicéron en -63 et futur légat de Pompée en Espagne en -49, battu par César.
Voir aussi Tite-Live XLIV, 18, 1 : militaris uir, à propos de Paul-Émile.
Cette caractéristique constitue un des deux pôles de la vie d’un Romain, domi militiaeque,
expression que l’on peut traduire de différentes manières selon le contexte : politique intérieure et
extérieure, vie politique et vie militaire, mais aussi temps de paix et temps de guerre.
Ce qui ressort de ces expressions, c’est l’idée que la plupart des Romains ont un tempérament
militaire. Tout magistrat supérieur romain a des fonctions civiles et militaires et peut se voir confier
le commandement d’une armée. Cicéron lui-même, qui a pourtant un tempérament bien peu martial
et proclame la primauté de la toge sur les armes (même s’il peut, au besoin, soutenir le contraire), a
dirigé des opérations militaires lors de son proconsulat en Cilicie (-51). Même s’il ne s’y montre pas
le plus à l’aise et s’il ne s’agit que de mater des brigands, ce modeste succès le remplit de fierté et il
va jusqu’à réclamer les honneurs du triomphe.
En descendant dans la hiérarchie militaire, on pourrait aussi mentionner la façon qu’a César de
mettre en valeur des centurions : les références sont nombreuses dans le Bellum Gallicum, où il cite
leurs exploits, mentionne leur mort, leurs récompenses. Dans le Bellum ciuile, il cite même les
centurions de l’armée adverse, quand il reconnaît qu’ils se sont bien battus. Voir aussi Liu. XLII,
34, discours prêté au centurion Spurius Ligustinus qui, en 171, veut se faire engager pour la guerre
contre Persée et montre ses cicatrices, retrace sa carrière, parle de ses trois fils qui sont dans
l’armée.
B. Exaltation des vertus militaires
La uirtus est la qualité par excellence du uir ; les deux mots ont la même racine. Elle est la
qualité du héros et du guerrier. Elle apparaît au premier rang dans l’elogium des morts. Elle figure
sur les monnaies (parfois uirtus legionum, Virtus uictrix), sur les reliefs, tenant le bras de
l’empereur, l’entraînant dans une expédition ou le ramenant à Rome. Sur le bouclier honorifique
offert par le sénat à Auguste, en -27, elle est la première des quatre vertus, avant clementia, iustitia,
pietas. Avec Honos, elle représente le couple des vertus militaires : lors de sa victoire sur des
Gaulois à Clastidium, en -222, Marcellus voue un temple à Honos et Virtus, comme Scipion
Émilien à Numance, en -133.
De même que les marbres et les inscriptions célèbrent la uirtus des héros du passé, de même font
les poètes : Virgile, Énéide VI, 824-846 (Anchise montre à Énée les futurs héros de Rome, entre
autres Décius, Torquatus, Caton, les Scipions, Fabius Maximus) ; IX, 602-603. : Turnus exalte la
uirtus italique, opposée aux discours des Grecs
Non hic Atridae nec fandi fictor Vlixes :
durum a stirpe genus
(« Ici pas d’Atrides, pas d’Ulysse adroit discoureur, mais une race de souche dure »).
Virgile étend à l’Italie entière la uirtus Romana ; de même dans les Géorgiques : en II, 167-176
ou 532-540 il présente un éloge de l’Italie, sans en exclure les anciens adversaires valeureux de
Rome : Sabins, Étrusques, Marses. On lit en Én. XII, 827 Sit Romana potens Itala uirtute propago
(« Qu’il y ait une race romaine forte de la valeur italienne »).
Horace n’est pas en reste dans ses Odes, avec la formule fameuse Dulce et decorum est pro
patria mori (« Il est doux, il est beau de mourir pour la patrie » — III, 2, 13, précédant, aux vers 17
et 21, une anaphore de uirtus). Lui aussi exalte la uirtus des héros du passé : Romulus, Régulus,
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Curius Dentatus (le consul de 290 et de 275, qui soumit la Sabine et combattit contre Pyrrhus),
Camille, Marcellus (I, 12, 33-48) et, dans ses odes civiques fait l’éloge de l’Italie et de la valeur
virile du soldat-paysan rusticorum mascula militum / proles (« la mâle descendance de soldats
rustiques » III, 6, 33-38).
Chez Salluste, Jugurtha 85, 20, Marius parle des praemia uirtutis (« les récompenses dues à la
uirtus », que l’on peut traduire par « valeur », « mérite », « courage »). Chez Tite-Live, dans le
discours de Spurius Ligustinus (XLII, 34), le mot uirtus revient constamment.
Labores et pericula (« fatigues, efforts » et « dangers ») appartiennent à l’éloge du guerrier à
Rome : Salluste, Cat. 10, 2 [texte 3] ; ces deux notions figurent très souvent dans les textes qui
exaltent des personnages à la carrière militaire importante. C’est le cas dans l’image que Salluste
donne de Marius : Iug. 85, 18 ; 100, 5 (Marius trouvait du plaisir dans ce que les autres appellent
fatigues et partageait les labores de ses soldats).
Horace, Odes III, 2, 2-6 : robustus acri militia puer […] uitamque sub diuo trepidis agat in rebus
(« le jeune homme endurci par le rude service […] qu’il passe sa vie en plein air, au milieu des
alarmes »).
A contrario, Cicéron reproche à C. Trebatius Costa de montrer peu d’enthousiasme pour la
carrière militaire (il préférerait une carrière politique lucrative) : Ad Familiares VII, 17 [= lettre CL
dans la CUF], 1) ; il blâme sa piètre attitude devant les labores et les pericula de la vie militaire.
Fides désigne l’honnêteté au combat, le « fair play » qui peut aller jusqu’à admirer les vertus
militaires de l’adversaire. Ainsi César vis-à-vis de la magnitudo animi des Nerviens (BG II, 27, 5) ;
Tacite faisant l’éloge des vertus militaires des Bretons ou des Germains (Agricola ; Germania) ;
Florus ou Eutrope vantant celles des Numantins.
Tite-Live (XLII, 47) présente les vieux sénateurs condamnant l’attitude de Marcius Philippus, le
consul de -169, qui demande une trêve au roi de Macédoine, prétendument pour débattre avec le
sénat, alors que la guerre est déjà décidée, mais en réalité afin que les Romains aient le temps de se
préparer et d’envoyer des troupes en Macédoine. Une telle ruse ne correspond pas à ce qui était
jusque-là l’idéal de fides des Romains.
La disciplina tient, bien sûr, une place importante également, chez les historiens romains. Valère
Masime la définit comme certissima Romani imperii custos (« la protection la plus efficace du
pouvoir de Rome » — VI, 1, 11). Tacite oppose la bravoure folle et désordonnée des Germains à la
discipline romaine (Germ. 30, 2).
Enfin, les Romains se caractérisent par leur usus rei militaris, leur expérience en matière
militaire. Tite-Live rappelle (I, 19, 3) que le temple de Janus est fermé en temps de paix et que cela
n’a été le cas que deux fois (en sept cent ans) avant Auguste (en -29 ou -25) : sous Numa et en -235.
Le citoyen romain est mobilisable de 17 à 60 ans, jusqu’à 46 ans dans l’armée d’active, ensuite dans
la réserve. D’après Polybe (VI, 19, 2-3), les fantassins doivent accomplir seize campagnes,
exceptionnellement vingt. Entre deux campagnes, les soldats retournent à la vie civile.
C. Critique
Tout le monde, à Rome, ne partage cependant pas ce que j’ai présenté comme une mentalité
« nationale ». La critique s’en trouve essentiellement chez les poètes. Je ne parlerai pas de l’image
peu flatteuse du miles gloriosus chez Plaute, qui concerne un type de mercenaire condottiere
appartenant plutôt au monde grec.
Plus pertinents pour mon propos sont des passages de poètes satiriques. Perse (34-62) parle de la
gens hircosa centurionum ((« la race de boucs des centurions ») ou de la torosa iuuentus (« la
jeunesse musculeuse ») — III, 77 et 86 — ; les militaires apparaissent chez lui comme des gens
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bornés qui rient des philosophes et de l’activité intellectuelle. Dans sa satire XVI, Juvénal (ca 60130) évoque les privilèges dont jouissent les soldats.
Plus grave peut-être, aux yeux d’un Romain attaché à la tradition, le poète élégiaque Tibulle
exprime son aversion pour la vie militaire, son horreur de la guerre et son souhait d’échapper aux
expéditions (I, 1 et 10), son goût pour la paix dont il fait l’éloge. Pour lui, c’est la cupidité qui est
cause des guerres. Nous lisons là l’expression d’un point de vue bien peu romain. On pourrait, à son
sujet, parler d’antimilitarisme et, dans ces élégies, nous ne sommes pas très éloignés d’un slogan
comme « faites l’amour, pas la guerre ». Il faut cependant voir aussi là l’aspiration d’une génération
qui vient de connaître une longue et terrible période de guerres civiles et il est probable que Tibulle
exprime tout haut ce que beaucoup éprouvent alors. Aussi bien le culte officiel de la Paix occupe-til une place importante pendant le Haut-Empire. Mais, comme nous le verrons, l’aspiration à la paix
ne suppose pas nécessairement qu’on ne soit pas fier de la conquête.
II. Fierté de la conquête
Au sujet de la guerre, le sentiment le plus courant dans la littérature est la fierté de la conquête.
A. Fierté
En affirmant cette fierté, les écrivains expriment encore un sentiment commun Ce sentiment
apparaît bien sûr dans un document officiel comme les Res gestae d’Auguste, un texte qui fut inscrit
sur des tables de bronze et affiché sur les murs de Rome ainsi qu’en plusieurs lieux de l’Empire.
L’inscription est connue essentiellement par le monument d’Ancyre (l’actuelle Ankara) où elle
figure en latin et en grec. L’empereur y énumérait tout ce qu’il avait fait pour l’État romain. Il s’y
flatte, entre autres, d’avoir étendu les frontières (§ 30), envoyé des flottes dans des contrées
inconnues, comme la mer du Nord (quo neque terra neque mari quisque Romanus ante id tempus
adit). Cela alors que la politique officielle était la limitation de l’extension de l’empire. Auguste
manifeste donc dans ce texte une volonté de se glorifier en flattant les sentiments du peuple.
Horace et Virgile vont dans le même sens.
Horace, Odes III, 5, 2-4 : praesens diuus habebitur / Augustus adiectis Britannis imperio /
grauibusque Persis (« Auguste sera pour nous un dieu présent quand il aura réuni à l’empire les
Bretons et les Perses redoutables »). On trouve ici le mythe de la conquête de la Bretagne, mais
jamais Auguste ne lança d’expédition vers cette île.
Virgile, Én. VI, 781-782 Roma / imperium terris […] aequabit (« Rome égalera son empire à
l’univers »).
Cette idée apparaissait déjà auparavant ; on peut en trouver l’expression chez Plaute (env. 254 –
184, chez Naevius (né un peu avant 260), à propos de la première guerre punique, chez Ennius (239
– 169). Elle s’exprime aussi par la suite, notamment chez Sénèque, dans le De clementia, où il est
question de l’« immense corps de l’empire (inmane imperii corpus II, 2, 1) ou dans le De beneficiis
(III, 33, 3), quand il évoque Scipion l’Africain dont l’œuvre permit à l’empire de se développer du
Levant ou Couchant (Romani imperii sine aemulo ad ortus occasusque uenturi defensor et
conditor).
Une telle fierté transparaît chez Cicéron : Catilinaires II, 5, 11 Nulla est natio quam
pertinescamus, nullus rex qui bellum populo Romano facere possit (« Il n’est plus une nation qui
puisse nous faire trembler ; plus un roi qui ose s’attaquer au peuple romain »).
chez Virgile, dans les Géorgiques (voir III, 13-33 : le poète imagine qu’il élèvera à Auguste un
temple où seront représentées les victoires remportées en Inde, sur l’Asie, l’Arménie, les Parthes,
l’Égypte ; dans l’Énéide, bien sûr ;
chez Horace, dans ses odes civiques (III, 1 à 6) ;
dans les poèmes patriotiques de Properce ;
chez Tite-Live même qui, malgré le pessimisme de la Préface, y dit sa volonté de raconter rerum
gestarum principis terrarum populi (« les hauts faits du premier peuple du monde » — Praef. 3) et
per quos uiros quibusque artibus domi militiaeque et partum et auctum imperium fuit (« grâce à
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quels grands hommes et au moyen de quelle politique, intérieure et extérieure, l’empire a été créé et
agrandi » — § 9).
Voir aussi comment les poètes de l’époque augustéenne se plaisent aux énumérations
géographiques, à l’accumulation de noms aux résonances exotiques, dont la localisation est parfois
mal connue
B. Esprit de revanche
À cette fierté se joint parfois un esprit de revanche : la honte des défaites entraîne un désir de les
venger. Tite-Live évoque ce sentiment pour toute la période républicaine, que ce soit après la
défaite de l’Allia et la prise de Rome par les Gaulois (-390), après les Fourches Caudines (-321),
après le désastre de Cannes (-216). Nous avons perdu son récit de l’époque contemporaine, mais
nous savons qu’ont été durement ressenties les défaites de Crassus, contre les Parthes, à Carrhes
(-53), de Varus qui perd trois légions en Germanie (Teutoburg, +9). Lors de ces désastres, les
ennemis de Rome s’emparèrent des enseignes militaires (signa), notamment des aigles des légions,
et cette perte fut ressentie comme un déshonneur. Les aigles étaient, en effet, porteuses d’une forte
charge symbolique et avaient une valeur religieuse (voir Tac., Ann. I, 39, 4 ; II, 17, 2).
Horace se lamente à l’idée que l’ennemi « rayonne d’avoir ajouté nos dépouilles à leurs colliers
étroits » (adiecisse praedam / torquibus exiguis renidet — Odes III, 6, 11-12 — Voir aussi III, 5).
Plus tard, composant une épopée sur la guerre civile qui a opposé Pompée et César, Lucain déplore
que les Romains se battent entre eux alors que la défaite de Crassus n’est pas encore vengée (I, 1012).
Quand Auguste triomphe des Parthes, en -20, des monnaies sont frappées portant l’inscription
signis restitutis ou signis receptis et le retentissement de cette récupération des enseignes fut
immense.
Dans ses Res gestae, il se flatte d’avoir récupéré des enseignes en Espagne, en Gaule, en
Dalmatie (Signa militaria complura per alios duces amissa deuictis hostibus reciperaui ex Hispania
et Gallia et a Dalmateis. « Après avoir complètement vaincu nos ennemis, j’ai récupéré, sur
l’Espagne, la Gaule et les Dalmates, de très nombreuses enseignes militaires perdues par d’autres
généraux. » — 29, 1 ; traduction personnelle) et d’avoir contraint les Parthes à rendre celles de trois
armées vaincues (Parthos trium exercitum Romanorum spolia et signa reddere mihi supplicesque
amicitiam populi Romani petere coegi. Ea autem signa in penetrali quod est in templo Martis
Vltoris reposui. « J’ai contraint les Parthes à me rendre les dépouilles et les enseignes de trois
armées romaines et à demander, suppliants, l’amitié du peuple romain. Ces enseignes, je les ai
déposées dans le sanctuaire qui se trouve dans le temple de Mars Ultor » — 29, 2 ; traduction
personnelle). Les « trois armées » sont celles de Crassus, de Decidius Saxa et d’Antoine,
respectivement vaincus en -53, -40 et -36. Auguste obtint cette restitution « par simple pression
diplomatique appuyée de préparatifs militaires, en 20 »2). Il les fit déposer dans le temple de Mars
Ultor — habileté politique : Mars vengeur de César devient vengeur du peuple romain.
Cette restitution eut une répercussion considérable dans la littérature :
– Horace, Odes IV, 15, 4-9 (en -13) : Tua, Caesar, aetas / fruges et agris rettulit uberes / et signa
nostro restitiuit Ioui / derepta Parthorum superbis postibus et uacuum duellis / Ianum Quirini
clausit (« Ton âge, ô César, a fait renaître dans les champs les moissons abondantes, rendu à notre
Jupiter les enseignes arrachées aux portes orgueilleuses des Parthes, fermé le temple libre de
guerres de Janus Quirinien. »)
– Épîtres I, 18, 56 : sub duce qui templis Parthorum signa refigit (« sous le chef qui ôte nos
enseignes des temples des Parthes »)
– Virgile, Én. VII, 606 Parthosque reposcere signa (« réclamer aux Parthes nos enseignes »)
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Jean Gagé, Res gestae diui Augusti, Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. 135.
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– Properce II, 10 13-14 Euphrates […] Crassos se tenuisse dolet (« L’Euphrate déplore d’avoir
retenu les Crassus »)
– III, 4, 6 Tigris et Euphrates sub tua iura fluent (« Le Tigre et l’Euphrate couleront sous tes lois »).
Par une sorte de renversement, les enseignes reprises deviennent des trophées conquis sur les
Parthes :
– Prop. III, 4, 6 : assuescent Latio Partha tropaea Ioui (« les trophées parthes s’habitueront au
Jupiter latin »)
– IV, 6, 79-84
On représente ainsi les Parthes supplices ou inclinés devant les uexilla ; ou Mars Ultor tenant des
enseignes.
Les Annales de Tacite montrent combien le souvenir de la défaite de Varus était encore
douloureux plusieurs années après, quand Germanicus récupère les aigles des légions de Varus (I,
60, 3 – 62, 2 — en +15). Son fils Caligula rappelle ensuite cette revanche avec l’inscription sur ses
monnaies sign(is) recept(is) deuictis Germ(anis) (a. 38).
III. Jugements, réflexions sur la guerre et la conquête
Nous avons vu jusqu’ici des données tenant au caractère, au tempérament, aux sentiments, à des
données innées ou spontanées. Venons-en à des considérations plus générales et théoriques.
A. Volonté d’extension des limites de l’empire
Cette volonté découle de la fierté évoquée plus haut. L’orgueil, le sentiment de supériorité
poussent à aller toujours plus loin.
Ainsi, Cicéron (Cat. III, 11, 26) félicite Pompée d’avoir porté le territoire de l’empire jusqu’aux
limites non de la terre mais du ciel : fines uestri imperii non terrae sed caeli regionibus terminaret.
Il faut bien sûr faire ici la part de la flagornerie et de l’hyperbole ; mais on peut aussi considérer que
cela traduit un état d’esprit. Si Cicéron parle ainsi, c’est qu’il pense qu’un tel argument porte.
La même idée se retrouve dans le discours In Pisonem (a. -55). Pison a été défait en -57 ;
Cicéron l’oppose à Pompée qui rem publicam auxerat : Pompée a fait coïncider les limites de
l’empire romain avec celles du monde (§ 67). Dans le Pro Sestio également, l’orateur présente
Pompée comme celui qui, par ses trois triomphes, a ajouté à l’empire trois régions du monde :
triomphes sur l’Afrique en 80 après sa victoire contre les Marianistes, sur l’Espagne après sa
victoire contre Sertorius, sur l’Orient après sa victoire sur Mithridate en 62.
On pourrait objecter que ce sont là des discours et qu’il faut tenir compte du contexte politique
du moment et des besoins de l’argumentation. Mais une idée similaire se retrouve dans le De officiis
(a. -44), texte d’inspiration morale et philosophique : « ceux qui veilleront sur l’État » (qui rem
publicam tuebuntur) auront à cœur, « en temps de guerre ou en temps de paix, d’accroître l’État
dans son pouvoir, dans son territoire, dans ses revenus (uel belli uel domi […] rem publicam
augeant imperio, agris, uectigalibus (Off. II, 24, 85).
Si nous nous intéressons à un contemporain de Cicéron, nous lisons, dans la Lettre à César âgé
sur la conduite de l’État II, 4, 3) attribuée à Salluste, une allusion aux ennemis de César qui
préfèrent créer des discordes internes plutôt que de voir l’empire du peuple romain, déjà si grand,
devenir, grâce à César, le plus grand de tous. [Cette lettre date, si elle est authentique, de -50 — la
question de l’authenticité de ces deux lettres à César est débattue ; elles semblent dues à deux
auteurs différents, ce qui exclurait l’authenticité d’au moins l’une d’elle].
La guerre extérieure est, en effet, souvent conçue comme un remède à la guerre civile, et ce dès
les Ve ou IVe siècles, si l’on en croit la première décade de Tite-Live qui voit alterner conflits
intérieurs et extérieurs. Tite-Live fait dire au tribun consulaire Appius Claudius que si la concorde
règne, c’est pour l’empire romain l’hégémonie assurée (V, 3, 10 : si perpetua concordia sit, quis
non spondere ausit maximum hoc imperium inter finitimos breui futurum esse ? a. -403). Il répond
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aux tribuns de la plèbe qui accusaient le commandement de prolonger la guerre extérieure pour
empêcher les plébéiens de lutter pour leurs droits à l’intérieur de la cité.
Si Cicéron est favorable à l’extension de l’empire, c’est peut-être en partie pour apaiser les
querelles internes. Dès la fin de la République, deux opinions s’affrontent au sénat sur la politique
extérieure. On observe, dans les discours de Cicéron datant des années 50, un retour de mots
comme desidia ou inertia (l’inaction, l’inertie). L’orateur les condamne d’un point de vue
philosophique, mais aussi politique et militaire. [Cela transparaît même dans un texte philosophique
comme le De officiis (III, 6, 31) : l’iners homo ne peut être heureux ni sapiens, ni bon citoyen : le
labor, la molestia sont nécessaires.]
Ainsi Horace, après avoir déploré les crimes des guerres civiles, implore-t-il la Fortune :
« puisses-tu remettre sur l’enclume et reforger, contre les Massagètes [peuple scythe] et les Arabes,
notre fer émoussé » (O utinam noua / incude diffingas retusum in / Massagetas Arabasque ferrum :
Odes I, 35, 38-40).
Sous l’Empire, on a pu reprocher à certains empereurs leur inertia en politique extérieure. Tacite
s’irrite (Ann. I, 11, 4) quand il juge Auguste qui avait donné, dans son testament, « le conseil de ne
pas reculer les bornes de l’empire, sans qu’on sache si c’était par crainte ou sous l’effet de la
jalousie » (consilium coercendi intra terminos imperii, incertum metu an per inuidiam). Cf. I, 3, 6 :
la guerre contre les Germains visait davantage à effacer la honte de la défaite de Varus qu’au désir
d’agrandir l’empire. Tacite regrette de même d’avoir à traiter sans gloire (ingloriosus labor) d’une
époque qui connaît « une paix immuable ou modérément troublée, […] un prince peu soucieux
d’étendre l’empire » (immota quippe aut modice lacessita pax, […] et princeps proferendi imperii
incuriosus IV, 32, 2). L’irritation de Tacite est sans doute celle du milieu sénatorial qui, cent ans
après, juge avec sévérité la politique de limitation de l’empire qui fut celle d’Auguste et de Tibère.
Ce jugement est partagé par Suétone (Tib. 41), qui reproche à Tibère d’avoir laissé les Parthes, les
Daces, les Sarmates, les Germains occuper ou ravager les confins de l’empire, à la grande honte,
mais aussi au grand péril de l’empire (magno dedecore imperii nec minore discrimine)
Dans la première moitié du IIe siècle, Florus, à la fin de sa préface, porte un jugement semblable
sur les Julio-Claudiens et les Flaviens, en écrivant que l’inertia Caesarum a provoqué un
vieillissement de l’empire (inertia Caesarum quasi consenuit § 8). L’inertia est considérée comme
la cause essentielle de la destruction des cités et des États. Cette idée est liée à la théorie des âges de
Rome. Florus s’indigne de la senectus (« la vieillesse ») de Rome et appelle à un reverdissement
qu’il croit voir advenir avec le principat de Trajan, avec lequel l’empire « fit jouer ses muscles »
(sub Traiano principe mouit lacertos et praeter spem omnium senectus imperii quasi reddita
iuuentute reuirescit). On lit dans les Lettres à Lucilius de Sénèque (VIII, 71, 15) que certaines cités
sont détruites par la guerre, d’autres sont épuisées par un mal qui est « la fainéantise, une paix
dégénérée en inertie, le faste, fléau des grandes fortunes » (desidia paxque ad inertiam uersa
consumet et magnis opibus exitiosa res, luxus). Déjà L’idée d’un empire fatigué, épuisé se trouve
chez Pline (II, 5, 18) ou Tacite (Ann. XV, 50, 1, opinion prêtée aux membres de la conjuration de
Pison) : fessae res. Et Martial espérait voir Domitien mettre un terme à la uetus senecta de Rome
(V, 7, 3).
Inertia prend un sens politique sous Néron et sous les Flaviens. À l’arrivée de Nerva et de
Trajan, naît l’expression d’inertiae crimen ; certains sénateurs condamnent l’attitude de la plupart
d’entre eux sous les empereurs précédents. C’est là un leitmotiv chez Tacite (G. 15, 1 ; 36, 1 ; Agr.
3, 1 subit quippe etiam ipsius inertiae dulcedo, et inuisa primo desidia postremo amatur :
« l’inaction elle-même a une douceur insinuante, et l’apathie, odieuse d’abord, finit par se faire
aimer » ; 6, 4 gnarus sub Nerone temporum, quibus inertia pro sapientia fuit : « il savait ce qu’était
l’époque de Néron : l’inaction était sagesse » ; 16, 5 et 7 ; 41, 4-5). Pline le Jeune, dans son
Panégyrique de Trajan, s’en prend lui aussi à l’inertia Caesarum qui lui sert de repoussoir pour
faire l’éloge de la politique d’expansion de Trajan ; il qualifie ainsi Domitien d’iners ipse alienisque
uirtutibus tunc quoque inuidus imperator (14, 5) ; et il demande à Trajan « d’enseigner aux futurs
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princes à sortir de l’inaction » (Nunc uero postulamus ut futuros principes doceas inertiae
renuntiare 59, 2).
Ainsi se dégage l’idée d’une paix armée, caractéristique de Rome. La paix n’apparaît pas comme
un état naturel, brisé par la guerre ; c’est la guerre qui est considérée comme l’état naturel, maîtrisé
par la paix. Au début du De clementia, Sénèque fait dire à Néron « Haec tot milia gladiorum quae
Pax mea comprimit » (1, 2 « “ tous ces millions d’épées que ma Paix maintient au fourreau ” »). De
même, Auguste parlait d’une parta uictoriis pax (« la paix acquise par des victoires » RGDA 13).
La paix est une œuvre réalisée grâce à la force armée, un moyen d’assurer la conquête. Le verbe
pacare signifie apporter la paix, mais aussi dompter, soumettre. Et pacisci signifie faire un traité,
conclure un arrangement : c’est donc bien la paix qui met fin à un état premier, non la guerre.
Comme le précise le Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, d’Ernout
& Meillet, pax désigne le « fait de passer une convention entre deux parties belligérantes (l’état de
paix résultant de la pax se disant plutôt otium » ; pax est un nom d’action, non d’état.
B. Justification
Certains se sont efforcés de trouver une justification aux conquêtes.
1. Besoin inné de dominer, chez l’homme
Salluste, Hist. I, 77 Nobis primae dissentiones uitio humani ingenii euenere quod inquies atque
indomitum semper inter certamina libertatis aut gloriae aut dominationis agit (« Nous avons connu
les premières dissensions par suite d’un défaut de l’esprit humain, parce que, incapable de repos et
indompté, il vit dans les conflits pour la liberté, la gloire ou la domination »). La liberté s’acquiert
par la domination des autres.
Tacite ne dit pas autre chose quand il écrit
texte 2 (H II, 38) : Vetus hac iampridem insita mortalibus potentiae cupido cum imperii
magnitudinem adoleuit erupitque (« L’antique passion du pouvoir, depuis longtemps enracinée au
cœur des mortels, se développa et se donna libre carrière à mesure que l’empire grandissait »).
Il s’agit là d’une explication et non nécessairement d’une excuse ; Salluste, en particulier,
déplore cet état de fait.
2. La guerre juste
Les Romains prétendent mener des guerres justes. Le concept de bellum iustum est primordial à
Rome et les déclarations de guerre font l’objet d’exigences juridico-religieuses, au rituel précis
célébré par des prêtres dont c’est précisément le rôle : les féciaux, qui appliquent le ius fetiale et
interviennent aussi lors de la conclusion de la paix. On connaît le côté pointilleux, précautionneux
des Romains en matière religieuse et juridique. Tite-Live décrit longuement ces rites de déclaration
de guerre dans son premier livre et en attribue l’origine au roi Numa, dont la tradition romaine fait
le successeur de Romulus (I, 32, 5-14). Jupiter est pris à témoin que les demandes présentées par le
peuple romain sont justes et saintes et que par contre ses adversaires sont, eux, injustes. La guerre
engagée par Rome est justifiée par une demande légitime, par la demande d’une réparation ; la
déclaration de guerre est précédée d’une repetitio rerum, une réclamation de ce qui est dû. Il ne
s’agit pas, en théorie, d’une agression gratuite. Ainsi la guerre est-elle purum piumque, pure et
sainte, ou iustum piumque, juste et sainte.
Voir texte 5a (en Cic., Rep. III, XXVI, 37, fgt 2 fin , « réclamation de biens » traduit le latin
repetitis rebus) ;
texte 9 (Cic., De officiis I, 11, 34-35).
Sur les bienfaits de la domination, voir les propos, que, pour employer un terme moderne, on
pourrait qualifier de « colonialistes » de Cérialis (texte 10 : Tac., Hist. IV, 73, 3-5 ; 74, 1-9).
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3. Le peuple romain est destiné à dominer
Cette idée est liée aux deux précédentes : il est nécessaire qu’il y ait une domination et le peuple
romain en est digne parce qu’il ne livre que des guerres justes. Cela peut expliquer qu’il soit
prédestiné à la domination universelle.
La nécessité de la domination est exprimée notamment par Cicéron Rep. III, XXVIII, 39, fgt 1. Il
n’y a rien à redire ni à déplorer quand elle est exercée par celui qui est le meilleur dans l’intérêt du
plus faible.
À la notion de bellum iustum se joint donc celle d’imperium iustum : la domination est un
bienfait pour celui qui la subit, notion déjà présente chez Polybe (I, 4, 2-8).
Voir textes 7 et 10.
On comprend que soit alors valorisée la vertu de clementia, telle qu’elle apparaît par exemple
chez Salluste, Hist. I, 5 M (début du discours de Lepidus) : clementia et probitas uestra, Quirites,
quibus per ceteras gentes maxumi et clari estis.
Ou chez Cicéron, Pro Roscio Amerino (a. -79) 154 : populum Romanum qui quondam in hostes
lenissimus existimabatur (le peuple romain dont on estimait jadis la très grande clémence envers ses
ennemis).
L’affirmation que le peuple romain est destiné à dominer se lit chez plusieurs auteurs :
Tite-Live, Praef. 7-8 (texte 1)
Virg., Én. VI, 851-3 : Tu regere imperio populos, Romane, memento
(hae tibi erunt artes), pacique imponere morem,
parcere subiectis et debellare superbos
(« À toi de diriger les peuples sous ta loi, Romain, qu’il t’en souvienne — ce seront là tes arts — et
de donner ses règles à la paix : respecter les soumis, désarmer les superbes. »)
Mais, au-delà même de cette prédestination, c’est l’excellence des institutions romaines qui
justifie sa domination : Cic., Rep. II, XVI, 30 : « Si la sagesse de nos ancêtres mérite des éloges,
c’est précisément en ceci, tu le verras, que beaucoup des institutions empruntées par eux à
l’étranger ont été rendues chez nous bien meilleures qu’elles n’avaient été à l’endroit d’où elles sont
venues et où elles avaient pris naissance. Tu verras que la force du peuple romain n’est pas due au
hasard, mais bien à son sens politique et à ses traditions (consilio et disciplina). » On trouve là à la
fois la capacité d’adopter ce qu’ils trouvaient de bien chez d’autres dont ont souvent fait preuve les
Romains, la reconnaissance de cette dette envers l’étranger et la fierté du génie romain qui leur
permet d’améliorer, et même de porter à la perfection, ce qu’ils ont emprunté.
C. Réticences et critiques
Cette assurance, cette fierté, cette bonne conscience même ne sont cependant pas sans soulever
des réticences et des critiques en ce qui concerne la pratique de la guerre.
1. La guerre peut être injuste. Plusieurs auteurs déplorent une mauvaise évolution de Rome quant
à la conquête. Tite-Live regrette ainsi le temps où, après chaque opération militaire, on rentrait chez
soi sans faire de conquête. Il rapporte les exemples de généraux qui font des vœux aux dieux, lors
d’une situation militaire critique, pour que l’empire soit maintenu dans son intégrité, sans
conquête ; c’est notamment le cas au début de la deuxième guerre punique, quand les Romains
subissent défaite sur défaite devant Hannibal : XXI, 62, 10 ; XXII, 9, 10 (si bellatum prospere esset
resque publica in eodem quo ante bellum fuisset statu permansisset (« si les armes étaient
favorables et si la république restait dans le même état qu'avant la guerre »), mais à d’autres
occasions aussi.
Voir aussi le texte 6 : Val. Max. IV, 1, 10 (la valeur historique de cet épisode est cependant
contestée) ;
texte 7, qui se poursuit par les mots : « Peu à peu notre usage et nos principes fléchissaient,
depuis un temps déjà ; mais, après la victoire de Sylla, nous les avons complètement perdus : en
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effet toute injustice à l’égard des alliés cessa d’apparaître, quand on eut montré une telle cruauté à
l’égard des citoyens. »
Les conquérants se présentent comme des libérateurs, pour masquer leur volonté domination :
Hannibal l’a fait auprès des peuples italiques (on peut cependant penser qu’il y avait peut-être une
part de sincérité : l’issue de la guerre n’a pas permis d’en juger), mais les Romains aussi quand ils
ont pénétré en Grèce ou sont intervenus en Asie. Selon la lettre attribuée à Mithridate par Salluste,
dans ce dernier conflit, ils ont agi contre la volonté des habitants.
2. De là découle une condamnation de la guerre en général.
Sénèque élargit, en effet, l’idée, sans considération de peuple ou d’époque : toute guerre est
injuste puisqu’elle autorise le meurtre, puni en dehors d’elle (texte 4b).
Cette condamnation se retrouve chez divers Modernes :
« On tue un homme, on est un assassin. On tue des millions d’hommes, on est un conquérant. On
les tue tous, on est Dieu. » Jean ROSTAND, Pensées d’un biologiste, 1954
« Tuez un homme, vous êtes un assassin ; tuez des milliers d’hommes, vous êtes un héros. »
Beilby PORTEUS, réformateur anglican (1731 – 1809)
« Tuez un homme, vous êtes un assassin ; dix, vous êtes un monstre ; cent, vous êtes un héros ;
dix mille, vous êtes un conquérant. »
Et Sénèque en tire une leçon philosophique qui correspond bien à la pensée stoïcienne : la
domination est une illusion, puisque les conquérants sont eux-mêmes soumis par leurs passions :
l’ambition et la soif de conquêtes (texte 4a).
Il convient donc de faire preuve de modération dans l’extension du territoire, dans les conquêtes
et dans l’administration des pays soumis : Cicéron conseille à son frère Quintus de se montrer
modéré envers les alliés et les habitants des provinces qu’il a sous son autorité ; Sénèque conseille à
Néron d’adopter une politique de respect des frontières naturelles.
On peut voir, dans le texte 8 (Tac., Agr. 30, 6-7), la condamnation, par un ennemi de Rome, des
la conquête et de son usage.
3. Enfin, la conquête peut avoir des conséquences néfastes sur le conquérant lui-même. Plusieurs
historiens romains rendent les victoires et les conquêtes responsables du déclin de la société
romaine, de sa décadence morale, par l’afflux des richesses, le goût du luxe qui ont entraîné un
abandon à la facilité et un relâchement des mœurs. Chacun le place à un moment précis : la fin de la
menace carthaginoise, l’arrivée des richesses de l’Asie. Dans son ouvrage sur la Germanie, Tacite,
en faisant le portrait des Germains qui ont conservé leur vie rude et leurs vertus guerrières, fait en
même temps un portrait en creux, implicite, du peuple romain qui, lui, a dégénéré de ses valeurs
ancestrales. Tite-Live, dans sa Praefatio, aborde le thème (qui se retrouve chez d’autres auteurs) de
la force qui se détruit elle-même (eo creuerit ut iam magnitudine laboret sua « [l’État romain] s’est
accru au point de plier aujourd’hui sous sa propre grandeur […] praeualentis populi uires se ipsae
conficiunt « après une longue supériorité, la puissance romaine se détruit elle-même » § 4). Lucain
I, 81-82 :
In se magna ruunt ; laetis hunc numina rebus
crescendi posuere modum […]
tu causa malorum,
[…] Roma.
(« Les grandeurs s’effondrent sur elles-mêmes ; […] c’est toi qui es la cause de tes maux, Rome »).
Conclusion
Nous trouvons, chez les écrivains romains, comme nous pouvions nous y attendre, des attitudes
diverses. Le plus surprenant cependant est sans doute que cette diversité se rencontre en chacun,
individuellement. La fierté et la mauvaise conscience sont mêlées. On a l’impression qu’aucun n’a
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véritablement condamné, avec constance, la volonté de conquête, ne s’est résolu à tirer un trait sur
les conquêtes, à dédaigner l’empire. Nous assistons à un conflit entre un idéal humain et la fierté
nationale.
Nous retirons néanmoins de cette étude le sentiment que, lorsqu’ils sont dégagés de la pression et
des passions politiques, des intérêts du moment (ceux des personnes à défendre, de la politique à
promouvoir, des avantages personnels), ce qui ressort alors, quand l’individu est livré à sa propre
conscience, sine ira et studio (Tac., Ann. I, 1, 4), c’est la condamnation de la soif inextinguible de
conquérir, du traitement infligé aux prétendus alliés ou aux habitants des provinces, c’est
l’amertume devant les conséquences moralement mais aussi politiquement néfastes de cette
conquête. C’est ce qui apparaît chez les politico-philosophes quand ils sont à l’écart des
responsabilités : le Cicéron du De officiis, le Sénèque des Lettres à Lucilius, les historiens quand,
passé le temps du récit où parfois ils se laissent gagner par la fièvre patriotique, ils s’élèvent à la
réflexion, les poètes quand ils quittent le champ étroit d’une poésie nationale.
Paul FRANÇOIS
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PLH – CRATA (EA 4601)
BIBLIOGRAPHIE
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de latin de la Faculté des lettres de Dijon), Paris, Les Belles Lettres, 1974
Alain MICHEL, « Les lois de la guerre et les problèmes de l’impérialisme romain dans la philosophie
de Cicéron », dans Jean-Paul BRISSON, Problèmes de la guerre à Rome, Paris – La Haye, 1969, p.
171-183
Paul VEYNE, « Y a-t-il eu un impérialisme romain ? », MEFRA 87 / 2, 1975, p. 793-855
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CHOIX DE TEXTES
1 TITE-LIVE, Praefatio 7-8 Si jamais on doit reconnaître à une nation le droit de sanctifier son origine et de
la rattacher à une intervention des dieux, la gloire militaire de Rome est assez grande pour que, quand elle
attribue sa naissance et celle de son fondateur au dieu Mars de préférence à tout autre, le genre humain
accepte cette prétention sans difficulté, tout comme il accepte son autorité.
2 TACITE, Histoires II, 38, 1 L’antique passion du pouvoir, depuis longtemps enracinée au cœur des mortels,
se développa et se donna libre carrière à mesure que l’empire grandissait. En effet, tant que l’État était peu
étendu, l’égalité se maintenait facilement, mais après la conquête du monde et la destruction des cités et des
rois rivaux, quand il fut loisible de convoiter sans risque la puissance, alors s’allumèrent les premières luttes
entre les patriciens et la plèbe. Ce furent tantôt des tribuns séditieux, tantôt des consuls trop puissants ; Rome
et le forum virent les premières tentatives de guerre civile ; puis Caïus Marius, sorti des derniers rangs de la
plèbe, et Lucius Sylla, le plus cruel des nobles, triomphèrent par les armes de la liberté qu’ils changèrent en
tyrannie. Après eux, Cneius Pompée, plus sournois, ne valut pas mieux, et depuis on ne lutta plus que pour le
principat.
3 SALLUSTE, Catilina 10, 1-3 ; 6 ; 12, 4-5 Mais quand par son travail et sa justice la république se fut
agrandie, quand les plus puissants rois furent domptés, les peuplades barbares et les grandes nations
soumises par la force, Carthage, la rivale de l’empire romain, détruite jusqu’à la racine, lorsque mers et terres
s’ouvraient toutes aux vainqueurs, la fortune se mit à sévir et à tout bouleverser. Ces hommes qui avaient
aisément enduré fatigues, dangers, situations difficiles ou même critiques, ne trouvèrent dans le repos et la
richesse, biens par ailleurs désirables, que fardeaux et misères. D’abord la soif de l’argent s’accrut, puis celle
du pouvoir ; ce fut là pour ainsi dire l’aliment de tous les maux. […] Le plus juste et le meilleur des
gouvernements se transforma en un empire cruel et intolérable. […] Auparavant, la piété faisait l’ornement
des sanctuaires, la gloire, celui des maisons ; et l’on n’enlevait rien aux vaincus sinon la liberté de nuire. Nos
contemporains au contraire, modèles de lâcheté, ne reculent pas devant le pire des crimes pour enlever à
leurs alliés tout ce que nos héros leur avaient laissé après la victoire : comme si l’exercice du pouvoir
consistait uniquement dans la pratique de l’injustice.
4a SENEQUE, Ad Lucilium XIV – XV, 94, 61 Il se trouve bon nombre de gens qui brûlent des villes, qui
jettent à terre des positions inexpugnables à l’assaut des siècles et, des générations durant, toujours
imprenables ; qui élèvent des terrasses au niveau des citadelles et battent en brèche par leurs béliers et leurs
machines des remparts prodigieux en hauteur. Beaucoup poussent devant eux des armées, harcèlent sous
leurs coups l’ennemi en fuite et arrivent jusqu’à la grande mer tout dégouttants du sang des nations. Mais
eux aussi, pour vaincre l’ennemi, ont dû subir un joug, celui de l’ambition. Quand ils se sont présentés, nul
n’a fait résistance ; mais eux non plus n’avaient pas résisté à la soif des conquêtes et du carnage.
4b Id., ibid. 95, 30 Comme l’individu, la communauté sociale est en démence. Nous réprimons les
assassinats, les meurtres isolés ; mais les guerres ? mais l’égorgement des nations, glorieux forfait ? La
cupidité, la cruauté ne connaissent plus de bornes. À vrai dire, tant qu’ils sont pratiqués dans l’ombre et par
des individus, ces vices sont moins nuisibles, moins monstrueux ; mais c’est par sénatus-consultes, c’est par
décrets du peuple que les atrocités se consomment, et l’on commande aux citoyens au nom de l’État ce qui
est interdit dans le particulier.
5a CICERON, De republica III, XXVI, 37, fgt 1 La cité parfaite ne fait la guerre que pour tenir ses
engagements ou pour assurer sa sécurité. […] 2 Ces guerres injustes sont celles qu’on entreprend sans de
bonnes raisons. Car, sauf pour se venger, ou pour repousser une invasion ennemie, on ne peut mener aucune
guerre juste. […] Aucune guerre n’est considérée comme juste, si elle n’a pas été annoncée formellement, si
elle n’a pas été déclarée, ou si elle n’a pas pour objet une réclamation de biens. 3 Quant à notre peuple, c’est
en défendant ses alliés qu’il est maintenant devenu le maître du monde entier.
5 b ID., ibid. XXVIII, 39, fgt 1 Ne voyons-nous pas que la nature elle-même a donné la domination à ce qui
est le meilleur, dans l’intérêt suprême des petits ?
6 VALERE MAXIME IV, 1, 10 Le second Africain […] terminait, en qualité de censeur, la cérémonie du
recensement et, au milieu du sacrifice expiatoire, le greffier lui lisait dans les registres publics la formule des
prières par lesquelles on demandait l’amélioration et l’accroissement de la république romaine. « Elle est,
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dit-il, assez riche et grande : aussi je me borne à demander aux dieux d’assurer à jamais sa conservation. » Et
aussitôt il fit corriger dans ce sens sur les registres publics la formule de la prière. Les censeurs qui vinrent
après lui s’en tinrent à ce vœu modéré dans la clôture du recensement. Scipion en effet eut la sagesse de
penser qu’on devait souhaiter l’accroissement de l’empire romain à l’époque où l’on allait chercher des
triomphes à six ou sept milles de Rome ; mais que dans un temps où la république possédait plus de la moitié
de la terre, ce serait le signe d’une avidité insatiable que de souhaiter quelque chose de plus et que c’était
déjà pour elle un assez grand bonheur que de ne rien perdre de ses possessions.
7 CICERON, De officiis II, 8, 26-27 Tant que la domination du peuple romain se maintenait par des bienfaits
et non par des injustices, que les guerres étaient entreprises en faveur de ses alliés ou pour assurer cette
domination, l’issue des guerres était clémente, à moins de nécessité ; le sénat était le port et le refuge des
rois, des peuples et des nations ; quant à nos magistrats et à nos généraux, ils s’attachaient à retirer la plus
grande gloire de cette seule entreprise : avoir défendu les provinces ou les alliés avec équité et loyauté. Ainsi
pouvait-on parler plus justement de patronage de l’univers que de domination.
8 TACITE, Agricola 30, 6-7 (jugement de Calgacus, chef calédonien, sur les Romains – 82 ap. J.-C.)
« Brigands du monde, depuis que, dévastant tout, ils n’ont plus de terres à ravager, ils fouillent la mer ;
avides de posséder, si l’ennemi est riche, de tyranniser s’il est pauvre, ni l’Orient, ni l’Occident ne les a
rassasiés ; seuls entre tous ils convoitent avec la même ardeur l’opulence et l’indigence. Voler, massacrer,
ravir, voilà ce que leur vocabulaire mensonger appelle autorité, et faire le vide, pacification. »
9 CICERON, De officiis I, 11, 34-35 En ce qui concerne l’État, il faut avant tout respecter les lois de la guerre.
Il existe en effet deux manières de trancher un différend, l’une par la discussion, l’autre par la force ; la
première est propre à l’homme, la seconde aux bêtes ; et il faut recourir à cette dernière, s’il n’est pas
possible d’employer la précédente. C’est aussi pourquoi les guerres doivent être entreprises pour ce motif :
que l’on puisse vivre en paix, sans injustice ; mais après la victoire, il faut laisser vivre ceux qui, dans la
guerre, n’ont été ni sauvages ni barbares. […] Il faut à la fois s’occuper de ceux que l’on a vaincus par la
force, et accueillir ceux qui, ayant déposé les armes, se remettront à la loyauté du commandant en chef, le
bélier aurait-il battu leur rempart. Or sur ce point, la justice fut en si grand honneur chez nous que c’étaient
les hommes qui avaient reçu en leur pouvoir les cités et les nations vaincues par la guerre, qui, d’après
l’usage de nos aïeux, devenaient leurs protecteurs.
10 TACITE, Histoires IV, 73, 3-5 ; 74, 1-9 (discours de Cérialis aux Trévires et aux Lingons – 70 ap. J.-C.)
« Les officiers et les généraux de Rome ont envahi votre territoire et le reste de la Gaule, non par intérêt
personnel, mais à la prière de vos ancêtres, que les discordes mettaient à deux doigts de leur perte, et aussi
parce que les Germains appelés à l’aide avaient également asservi leurs alliés et leurs ennemis. Combien de
combats nous avons eu à livrer aux Cimbres et aux Teutons, quelles fatigues se sont imposées à nos armées
et avec quel succès nous avons mené les guerres germaniques, ce sont des choses suffisamment connues. Et
si nous nous sommes établis sur le Rhin, ce n’est pas pour protéger l’Italie, mais pour empêcher quelque
autre Arioviste de s’emparer de l’empire des Gaules. […]
Des royautés et des guerres, voilà ce qu’on a toujours vu dans les Gaules, avant que vous vous rangiez sous
nos lois. Provoqués tant de fois par vous, nous n’avons usé du droit de la victoire que pour vous demander le
moyen d’assurer la paix ; car il n’est pas possible de maintenir la tranquillité des nations sans armée, il n’y a
pas d’armée sans solde, de solde sans impôts : tout le reste nous est commun avec vous. Vous-mêmes très
souvent vous commandez nos légions, vous-mêmes gouvernez ces provinces et d’autres ; il n’y a ni privilège
ni exclusion. De plus la vertu des bons princes vous profite comme à nous, si loin que vous soyez : la cruauté
des autres ne s’attaque qu’à nous qui sommes tout près. On supporte une récolte manquée, les pluies
excessives et les autres fléaux de la nature : supportez de même les dérèglements ou l’avarice des tyrans. Il y
aura des vices tant qu’il y aura des hommes, mais ce mal n’est pas continuel et entre-temps il est compensé
par l’avènement du bien. […] Si les Romains sont chassés, que se produira-t-il sinon une guerre universelle ?
Huit cents ans de bonheur et de sage politique ont cimenté notre édifice : il ne peut être jeté à bas sans
entraîner dans sa ruine ceux qui veulent le renverser. Le plus grand péril sera pour vous qui possédez l’or et
les richesses, causes premières des guerres. Par conséquent songez à la paix et à la cité qui nous assure les
mêmes droits, aux vaincus comme aux vainqueurs ; aimez-la, rendez-lui un culte ; écoutez les leçons de la
bonne et de la mauvaise fortune, et ne préférez pas l’esprit de résistance qui perd à la soumission qui donne
la sécurité. »
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