Assurabilité et Développement de l`assurance dépendance

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Assurabilité et Développement de l`assurance dépendance
Assurabilité et développement de l’assurance dépendance
Manuel Plisson
Le risque financier de la dépendance
Pour une personne âgée, tomber en situation de dépendance représente une réelle perte de
bien-être mais également un risque financier. A l'inquiétude de voir sa santé se détériorer
s'ajoute la peur de ne pas pouvoir faire face à ce risque financier. Pour la dépendance en
établissement, le coût mensuel varie entre 2 000 euros et 6 500 euros avec une moyenne
autour de 2 500 euros (Rosso-Debord, 2010). Pour les personnes à domicile, la dépendance
représente un coût moyen de 1 800 euros mais il oscille entre 340 euros par mois pour la
dépendance légère et 5 300 euros par mois en cas de dépendance physique et psychique
maximale, notamment dans le cas de la maladie d'Alzheimer (Ennuyer, 2006). Si l'on rapporte
ce coût moyen à la solvabilisation moyenne apportée par l'Allocation Personnalisée
d'Autonomie versée par les Conseils Généraux qui est d’environ 409 euros hors ticket
modérateur, on se rend compte que la prise en charge publique ne représente que 30% du coût
moyen (Ennuyer, 2006). Le reste à charge serait en moyenne de 1 800 euros par individu. A
noter que ce reste à charge dépend également de l'aide informelle apportée par les proches.
Une part importante des personnes dépendantes ne peut donc faire face à ce risque financier à
l'aide de leur revenu mensuel1. Elles sont donc contraintes de puiser dans leur épargne si elles
en ont, de faire appel à leurs enfants ou encore de vendre leur maison afin de financer leur
dépendance.
L'énigme de l'assurance dépendance
En dépit de ce risque financier important, le marché de l'assurance dépendance tarde à se
développer. Or la dépendance est un bien risque et non une période de la vie. La probabilité
de devenir dépendant (GIR 1 et 2) avant de mourir pour une cohorte âgée de 65 ans est
d’environ 15% (Fragonard, 2011).
Cependant, le nombre de personnes couvertes par un produit d'assurance dépendance serait
d’environ 3 millions de personnes (FFSA, 2010). Si on rapporte ce nombre global d'assurés
aux personnes de plus de 40 ans, on obtient un taux d'équipement du marché d'environ 8%, ce
qui reste très faible si on le compare au taux d'équipement du marché de la complémentaire
1
Selon l'INSEE, le montant des retraites moyennes mensuelles s'élèverait en 2011 à 1 588 euros pour les
hommes et 1 102 euros pour les femmes.
1
santé qui est de 86%2. D'autant qu'une grande part de ces assurés sont très mal couverts. Les
primes et les indemnités prévues dans le cadre des contrats collectifs, auxquels adhère environ
la moitié de la population couverte, sont souvent trop faibles face au coût de la dépendance.
Ces indemnités seront d'autant plus faibles dans 15 ans lorsque le coût de la prise en charge
aura augmenté. Cette "énigme de l'assurance dépendance" n'est pas propre au contexte
institutionnel français. Les Etats-Unis, qui représentent un système d'assurance social très
différent du nôtre, rencontrent exactement le même type de paradoxe. Une aide publique
encore plus insuffisante et exclusivement réservée aux personnes désargentées, des revenus
insuffisants et en même temps un taux d'équipement de l'assurance dépendance qui peine à
dépasser les 10% des plus de 65 ans, tout comme en France. Et pourtant, les Etats-Unis et la
France représentent les deux marchés de l'assurance dépendance les plus matures au niveau
mondial (Courbage, Plisson, 2011).
Les explications à l'énigme de l'assurance dépendance
De nombreux économistes ont analysé les raisons expliquant la taille limitée du marché de
l'assurance dépendance. Il est possible de classer ces explications en quatre catégories :
 des raisons relatives à la myopie des individus face au risque ;
 des raisons propres aux assureurs (distribution du produit et/ou gestion d'actifs non
appropriée) ;
 des raisons propres au contexte institutionnel (critères d'éligibilité de l'aide publique,
régime fiscal du contrat) ;
 des
raisons
inhérentes
au
risque
(assurabilité,
antisélection,
aléa
moral
intergénérationnel, etc...).
Cette thèse s’intéresse principalement à la dernière série d’explications. Plus exactement, nous
testerons la validité de ces explications, quelles soient théoriques ou empiriques.
Problématique et enjeu
L’enjeu est de taille. Si des explications inhérentes au risque dépendance expliquent le faible
développement du marché, cela signifie qu’on est en présence d’une défaillance de marché.
Elle nécessite donc une intervention de l’Etat ou une régulation afin de surmonter cette
défaillance.
2
Le taux d'équipement du marché de la complémentaire santé est de 86% si on soustrait les individus couverts
par la CMU.
2
L'objet de cette thèse est donc de déterminer dans quelle mesure le risque dépendance peut
être couvert par le marché. Autrement dit, a-t-il vocation à être couvert par le marché ou estce que ses caractéristiques font que le marché est condamné à stagner? Nous discuterons les
raisons économiques habituellement retenues pour montrer l'incapacité du marché à couvrir
ce risque. Plus particulièrement nous nous intéresserons à l'assurabilité du risque, aux
déterminants de la demande d'assurance ainsi qu'aux phénomènes d'antisélection. La question
est de savoir si les carences informationnelles générées par un risque long ainsi que les
interactions stratégiques entre les agents mettent à mal la couverture de ce risque par le
marché. Si ces explications inhérentes au risque ne sont pas vérifiées cela ne signifie pas pour
autant que le problème est réglé. Cela signifie tout simplement qu'une simple modification de
la loi, du régime fiscal ou une campagne de sensibilisation appropriée (cf les autres
explications de l’énigme de l’assurance dépendance) peut aider au développement du marché
et que ce dernier n'est pas condamné à stagner.
Cette question ne présente pas qu'un intérêt théorique. Elle constitue un enjeu certain
de politique publique. L'aide publique est en effet insuffisante pour financer les dépenses de
dépendance. Qui plus est, l'aide publique consacrée à la dépendance va mécaniquement
augmenter si les critères d'éligibilité restent identiques (Duée & Rebillard, 2004). Dans un
contexte de déficit public, et à prélèvements obligatoires constants, les pouvoirs publics vont
être incités à ne pas augmenter le financement des dépenses de soins, voire à les diminuer.
Dans ce cas, la seule issue est de recourir aux contributions individuelles, que ce soit par le
biais de l'auto-assurance ou par le biais de l'assurance privée. Cependant, si ce marché est
condamné à stagner ou s’il est défaillant, le transfert d'une partie du risque du public vers le
privé ne s'effectuera pas. Les pouvoirs publics auront alors le choix entre maintenir ou
augmenter l'aide publique ou laisser les individus assumer le risque, que ce soit via leur
famille ou via leur épargne. Ce dernier choix pourrait se révéler dramatique pour les individus
disposant de faibles revenus ou ne disposant pas d'aide familiale.
Méthode
Cette thèse s'intéresse principalement aux aspects économiques de la dépendance.
Cependant, nous nous sommes également inspiré des travaux démographiques, des travaux de
recherche en médecine, des travaux réalisés en sociologie de la famille, ainsi que des travaux
menés sur les politiques publiques afin de mieux comprendre le phénomène et ses enjeux.
3
Cette thèse apporte des explications théoriques mais également empiriques à cette énigme de
l'assurance dépendance.
D'un point de vue théorique, notre étude croise trois corpus : la théorie du risque, les
comportements intertemporels mais aussi les comportements intergénérationnels, notamment
les comportements d'altruisme via l'héritage. Se situer à l'intersection de plusieurs corpus
théoriques accroît la complexité. Afin de gérer celle-ci, il est préférable dans chaque champ
de se limiter à des modèles standards. En théorie du risque, nous nous sommes limités au
cadre classique d'espérance d'utilité. Nous avons délibérément mis de côté les nouvelles
théories du risque3 afin de ne pas complexifier l'analyse. Il en va de même des comportements
intertemporels. En revanche, le risque dépendance nous a conduits à enrichir les modèles
standards d'économie de la famille dans la mesure où nous nous sommes intéressés à ce que
les parents pouvaient léguer à leurs enfants mais également à l'aide que les enfants pouvaient
apporter à leurs parents. Tout l'intérêt du risque dépendance réside dans son
interdisciplinarité. C'est aussi toute sa difficulté.
Une perspective internationale
Le premier marché mondial de l'assurance dépendance est le marché américain. Or, ce
marché connaît exactement les mêmes difficultés de développement qu'en France. Ceci est
accentué par le fait que ce marché est plus ancien et que de manière générale, la couverture
publique est moins généreuse outre-Atlantique. Par conséquent, de nombreux économistes
américains ont étudié ce phénomène4. Cette thèse n’a pas pour vocation première d’effectuer
une comparaison entre les différents systèmes de prise en charge. Cependant, nous faisons très
souvent référence aux expériences menées dans d’autres pays, notamment aux travaux
théoriques et empiriques effectués sur le marché américain.
Comme les Etats-Unis se sont intéressé à ce phénomène plus tôt, ils ont su développer
des bases de données plus conséquentes. Cependant, il convient de manier ces résultats avec
prudence. Le comportement face à l'assurance dépendance tout comme l'offre d'assurance
sont en effet fortement liés aux conditions d'attribution de l'aide publique. La littérature
consacrée à ce thème est donc riche d'enseignements du point de vue des méthodes
employées. Cependant, les résultats ne sont en rien transposables au marché français. Nous
3
On pense en premier lieu à la Prospect Theroy (Kahneman, Tversky, 79) mais également à l'ensemble de
théories qui ont remis en question le modèle d'espérance d'utilité.
4
Notamment D. Cutler, A. Finkelstein, K. McGary, A. Sufi, etc…
4
nous intéresserons également, dans une moindre mesure, aux autres pays développés qui
disposent d'un marché de l'assurance dépendance.
Des bases de données originales
Le phénomène démographique de la dépendance a donné lieu à plusieurs travaux
empiriques en France5. En revanche, il existait peu d'éléments chiffrés sur le risque financier
de la dépendance ainsi que sur le marché de l'assurance dépendance en France. Nous nous
sommes donc employés, à chaque fois que cela était possible, à apporter des éléments
empiriques à notre réflexion. Nous avons ainsi pu avoir accès à des données inédites sur
l'évolution des coûts de la dépendance ainsi qu'à un portefeuille d'individus assurés contre la
dépendance. Nous avons donc dû construire ces bases afin de les exploiter. Ces données
inédites apportent un éclairage nouveau sur l'énigme de l'assurance dépendance, surtout
lorsqu'on les croise avec les données officielles issues de l'enquête Handicaps-IncapacitésDépendance. Ces données sont particulièrement intéressantes car il n’en existe pas de
comparables en France.
Les principaux résultats de la thèse
Après avoir successivement étudié l'offre et la demande d'assurance dépendance ainsi que les
effets des asymétries d'information sur l'équilibre de marché, nous avons pu aboutir à quatre
résultats :
1) L'offre d'assurance dépendance peut se développer et proposer une couverture plus
complète du risque. La frontière de l'assurabilité sur l'assurance dépendance peut être
repoussée, notamment si l'assurance couvre la prise en charge à domicile (chapitre 3). Le
développement de produits plus innovants de la part des assureurs et qui couvrent davantage
le risque devrait également favoriser le développement du marché (chapitre 4).
2) Les préférences individuelles peuvent inciter les individus à ne pas s'assurer et ceci
pour au moins deux raisons (chapitre 5) :

soit parce que le produit proposé n'est pas un produit de pleine assurance (contrat
en rente) ;
5
Notamment l'enquête HID réalisée entre 1999 et 2002 mais également les études réalisées à l'aide du modèle de
microsimulation Destinie, les différentes vagues de l’enquête SHARE ou encore l’enquête HSM réalisée en
2008.
5

soit parce l'état de santé des individus effectif ou anticipé exerce un effet très fort
sur leur perception de la richesse. Dans ce cas, ils ne souhaitent pas transférer de la
richesse vers l'état de dépendance (Bien, Chassagnon, Plisson, 2012) ;

soit en raison des anticipations imparfaites des individus sur leur dépendance
future.
3) La demande d'assurance dépendance n'est pas réservée à une catégorie très
particulière d'individus. Elle a donc vocation à devenir un produit de masse. Les résultats de
nos estimations indiquent par ailleurs que les individus qui exhibent la probabilité la plus forte
de souscription sont âgés de plus de 40 ans et appartiennent aux classes populaires et aux
classes moyennes (chapitre 6). Au sein de cette large population, les individus disposant d'un
patrimoine et d'un revenu supérieur à la médiane présentent la probabilité de s'assurer la plus
forte. On observe également des effets de sélection sur les individus les plus à risque : les
femmes et les ouvriers. Enfin, en comparant les différences de taux de chargement entre les
hommes et les femmes, il semblerait que l'élasticité-prix de la demande d'assurance
dépendance soit faible, ce qui limiterait considérablement l’effet d’une incitation fiscale sur ce
type de produit.
4) En dépit de ces effets de sélection, les asymétries d'information, même si elles
peuvent influencer la demande de souscription, ne semblent pas conduire à un phénomène
d'antisélection sur le marché de l'assurance dépendance en raison notamment de la
compensation par l'hétérogénéité des préférences (chapitre 7). L'hétérogénéité des préférences
pourrait compenser l'hétérogénéité des risques. Ceci signifie que les « mauvais risques »6
s’assurent davantage que l’individu moyen mais que ce phénomène est compensé par le fait
que les individus les plus averses au risque s’assurent également davantage que la moyenne.
Or les plus averses au risques présentent des probabilités de dépendance inférieures à la
moyenne en raison de leurs comportement préventifs. En dépit de l’utilisation d’informations
cachées, la population des «bons risques » semble compenser la population des « mauvais
risques » ce qui signifie que les individus qui souscrivent une assurance ne présentent pas en
moyenne une probabilité supérieure au reste de la population de devenir dépendant. A noter
toutefois que les cas de dépendance enregistrés au sein de la population assurée concernent
6
Des individus qui présentent des probabilités de devenir dépendant supérieures à la moyenne.
6
quasi-exclusivement des cas de dépendance physique. Ceci s’explique par le fait que la
commercialisation du produit n’a débuté qu’au début des années 2000.
En dépit de nos résultats, les phénomènes d’antisélection devraient se développer dans
les prochaines années en raison du développement de la dépendance d’origine psychique et
parallèlement du développement des tests de dépistage génétiques de ces maladies (Oster et
al., 2009).
Portée des résultats
Si on fait exception des imperfections de marché du côté de l'offre, l'énigme de
l'assurance dépendance ne semble pas s'expliquer par des raisons propres au fonctionnement
des marchés. Le développement limité du marché français de l'assurance dépendance ne
s'expliquerait donc pas par une défaillance de marché. Cependant, une partie de la population,
en raison de ses préférences, continuera rationnellement à ne pas s'assurer.
Ceci nous conduit à nous intéresser aux autres explications du faible développement
du marché que nous avions évoquées dans notre introduction générale. Plusieurs explications
alternatives ont retenu notre attention.
1) Une certaine méconnaissance du risque perdure et ne pourra reculer qu'à l'aide de
campagnes de communication massives. La prise de conscience que la dépendance représente
bien un risque et non une étape de la vie (chapitre 2) devrait inciter les individus à souscrire
davantage. Cette méconnaissance est également susceptible d'influer l'anticipation du degré de
dépendance faite par les agents. Si les individus anticipent un très fort degré de dépendance
(GIR 1), ils vont moins valoriser leur richesse dont ils pourront bénéficier en état de
dépendance grâce à leur assurance (chapitre 5). Une information est donc nécessaire
notamment sur le fait que la dépendance lourde ne concerne pas la majorité des cas.
2) Le fait que l'assurance dépendance ne bénéficie pas d'un régime fiscal très favorable si
on la compare aux produits d'assurance ou d'épargne concurrents (assurance-vie ou PERP)
pénalise son développement. Une incitation fiscale forte sur l'assurance dépendance réduirait
son prix et favoriserait son développement. Cependant, cette mesure pourrait être contrariée
par au moins deux effets :
 Une grande partie des individus qui souscrivent ce produit disposent de revenus
relativement modestes car ils appartiennent aux CSP employés, ouvriers ou personnes
n'ayant jamais travaillé. Ils paient donc peu et parfois pas d'impôts, surtout lorsqu'ils
7
sont à la retraite. Les incitations fiscales n'auront qu'un effet limité sur ce type de
population.
 La différence de taux de chargement entre les hommes et les femmes a montré que la
demande d'assurance dépendance présentait une faible élasticité-prix. Si ce résultat se
confirme, l'effet d'une incitation fiscale sur la demande d'assurance dépendance ne
devrait avoir qu'un effet limité.
3) Enfin, de nombreux français pourraient adopter un comportement opportuniste face à
l'atermoiement des décisions politiques. Une partie importante de la population désireuse de
s'assurer pourrait préférer repousser sa décision de souscription en espérant une annonce
gouvernementale généreuse sur le cinquième risque. Face à cette incertitude du rôle futur de
l'Etat dans le financement du risque, il n'est pas étonnant que bon nombre d'individus
attendent une stabilisation du dispositif public avant de prendre toute décision concernant la
souscription d'une assurance.
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