Plongée dans le cœur spirituel et culturel de Calcutta

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Plongée dans le cœur spirituel et culturel de Calcutta
DESTINATION
Du Gange à la « poésie des cafés »
Plongée dans le cœur spirituel
et culturel de Calcutta
Pour découvrir Calcutta, la perle de l’Est de l’Inde, avec ses splendides bâtiments coloniaux, sa
poésie qui imprègne jusqu’aux conversations dans le plus petit café et son syncrétisme religieux et
spirituel, il faut commencer le voyage sur l’eau, le long de ce fleuve Gange qui traverse et irrigue la
ville, telle une source de vie.
Texte: Stanislas Dembinski; Photos:Virat Garg
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DESTINATION
Un enfant au bord du Gange, près du centre religieux du Belur Math
U
ne croisière sur le grand fleuve
sacré des Indiens donne un
aperçu de cette légendaire
Kolkata, ou encore Calcutta,
son ancien nom, du temps des
Britanniques. Ces derniers en avaient fait
leur première capitale officielle des Indes
britanniques, au XVIIIe siècle, jusqu’à ce que
New Delhi ne la supplante, au début du
XXe siècle.
En empruntant un de ses bateaux de
croisière aux cabines climatisées de bois
lambrissés, préférez le pont supérieur ouvert
mais couvert, pour sa vue imprenable sur les
flots. Le parcours standard de trois heures
part de la jetée près du Millenium Park, jusqu’à
l’impressionnant complexe de temples de
Belur Math. Une compagnie comme Vivada
Cruise organise quatre croisières par jour,
du matin au soir. Celle partant à 16h30 est la
plus intéressante car elle permet de profiter
d’un superbe soleil couchant et de lumières
vespérales imprégnées de mystère.
De prime abord, on est frappé par l’activité
sur le fleuve : les pécheurs dans leurs petites
barques en bois effilées, qui jettent leurs
filets avec nonchalance ; les grandes barges
guettées par la rouille, remplies jusqu’à la
garde de matériaux de construction ou de
marchandises ; les embarcadères aux pieds
des usines. C’est que le Gange est nourricier à
plus d’un titre : indispensable pour l’irrigation,
axe de transport et de communication et
surtout, source intarissable de spiritualité.
Mother Ganga, mère de tous les bienfaits et le
plus sacré des sept fleuves sacrés indiens.
Redécouvrir la ville
« Toute la ville a été construite autour du
fleuve. Des usines aux ports en passant par les
emplacements de crémations, sur les berges, où
les habitants de Calcutta aiment venir le soir
se promener, pour regarder passer les bateaux
et profiter de la brise », explique une jeune
journaliste qui a à cœur de redécouvrir
régulièrement sa ville, en l’observant depuis
les flots.
Le bateau avance paisiblement, laissant aux
flâneurs tout le loisir de saisir la vie grouillante
sur les berges, les Ghats : des habitants qui
lavent leur linge, prient ou simplement lisent
le journal ; des enfants sautant dans l’eau du
toit d’une autre embarcation ; les corniches
d’une vieille demeure coloniale servant
de perchoir à des oiseaux, au coeur d’une
végétation envahissante.
À cette étape du voyage, après avoir siroté
un délicieux « Kolkata chai » (thé au lait avec
des épices) sur le pont supérieur, enivré par
un étrange mélange de gingembre, qui parfume
le breuvage, et des embruns des vagues, on
a envie d’invoquer les mânes de la poésie. Et
qui d’autre que pour cela que Rabindranath
Tagore (1861-1941), le maître de la poésie
bengali, premier lauréat indien du prix Nobel
de littérature, en 1913. Il a su capturer
l’essence du lien spirituel entre la ville et le
fleuve, dans ses peintures et ses vers, tels
ceux-ci:
«Au crépuscule de l’aube naissante,
Ramananda, le grand Maître brahmane, se tint
debout dans l’eau sacrée du Gange, attendant
longuement que le flot purifiant du courant
enveloppe son coeur. Il se demanda pourquoi
ce bienfait ne lui était pas accordé ce matin. Le
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DESTINATION
La saveur du passé à l’Indian Coffee House
Une fois de retour sur la terre ferme, il est temps de se plonger
dans la vie nocturne de Calcutta, à l’histoire aussi longue que
prestigieuse, dans ce qu’on appelle parfois « la capitale culturelle de
l’Inde ». La grande artère de Park Street, sur la rive Est du Gange,
une fois dépassé le parc d’Eden Gardens, est un « must ». Son
atmosphère joyeuse rappelle parfois celle de Paris. Park Street
est, à l’échelle indienne, ce qui se rapproche le plus d’un savant
mélange entre la célèbre avenue des Champs-Elysées de la capitale
française - avec une pléthore de bars et de pubs des deux côtés,
le long des bâtiments à arcades de style colonial, aux trottoirs
accueillants pour les piétons - et l’esprit Rive Gauche de Paris, avec
des clubs de jazz et ses boîtes de nuit.
Parmi eux, « Someplace Else » est un club à la mode, à l’intérieur
du fameux Park Hotel. Dans un décor dont l’esprit rappelle une
cave de Saint-Germain-des-Près, se produit une sélection variée de
groupes, dans un savant mélange d’alcools et de différents genres,
du jazz à l’électro. Ils perpétuent la tradition musicale unique
de Calcutta, qui a fait sa renommée, en particulier des années
1950 aux années 1980, même si de nos jours elle est, de l’avis
des spécialistes, moins exceptionnelle qu’auparavant. Hip Pocket,
Skinny Alley, Indian Ocean, Lou Majaw, Underground Authority,
Them Clones… de nombreux groupes très populaires, locaux ou
internationaux, ont joué ici devant un public de connaisseurs.
Mais pour découvrir la véritable tradition de la vie de café à
Calcutta, une des clés pour comprendre l’esprit de la ville, il faut
à nouveau se rapprocher du Gange. On se rend au Nord de Park
Street, à deux kilomètres seulement de la jetée qui jouxte le parc
d’Eden Gardens, pour avoir le plaisir de remonter le temps, en
poussant la porte d’un lieu mythique, l’Indian Coffee House, près
de la célèbre université de Presidency College. Il faut chercher un
peu l’entrée qui mène au café : dans une rue adjacente à College
Street, entre des étals de libraires et des vendeurs de nourriture, le
bâtiment a l’air de prime abord bien banal et décrépit.
Une fois à l’intérieur, pourtant, le voyage dans le passé commence
immédiatement. Le vieux tableau électrique et les antiques boîtes
aux lettres au rez-de-chaussée donnent le ton. On emprunte
ensuite un escalier fatigué, orné d’affiches bengali, et menant, au
premier étage, à l’immense café qui peut facilement accueillir des
centaines de clients.
Sous le doux ronronnement d’antédiluviens ventilateurs, accrochés
au plafond du second balcon, comme dans un théâtre, on se
retrouve soudain, avec une pointe d’imagination, plongé comme par
magie à la fin des années 1940, à la charnière de l’ère britannique
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et de celle de l’Indépendance de l’Inde. Ici, le décor n’a en effet pas
subi d’altération majeure, contrairement à celui de certains cafés
branchés ou boulangeries, comme Flurrys sur Park Street, dont
l’ameublement rénové se veut « ancien » mais ne l’est pas.
De simples chaises et tables de bois, des peintures de style
Impressionniste de Calcutta et bien entendu un grand portrait
de la figure majeure de l’art et de la poésie bengali, Tagore : il en
faut peu pour que, de manière indéfinissable, le visiteur se sente
immédiatement chez lui dans ce café aussi authentique que dénué
de prétention.
Ici, de prestigieux fantômes et de bien vivantes célébrités hantent
encore les lieux: ceux par exemple de grands cinéastes classiques
bengalis tels que Satyajit Ray (1921-1992) ou Mrinal Sen, né en
1923, qui ont fréquenté cet endroit à la puissance évocatrice
et créatrice intacte. Pour être honnête, on ne vient pas ici
pour la saveur du café lui-même: la boisson est simple, un peu
aigre, et même pas bonne, de l’avis d’un collègue indien, qui est
devenu plutôt exigeant en la matière depuis sa découverte d’un
véritable espresso parisien. Mais la nourriture, des sandwiches
aux oignons frits et aux nouilles chinoises, est simple et bonne et
officieusement... vous pouvez fumer.
Café, cigarettes, poésie et débats: à l’Indian Coffee House, rien ne
manque de l’esprit bengali. Des étudiants, de jeunes amoureux, et
même de vieux amis d’école - qui viennent ici toutes les semaines
depuis plus de 40 ans pour se raconter de vieilles histoires - sont
là pour s’assurer que « tout change pour être certain... qu’en réalité
rien ne change vraiment » , pour paraphraser le vieux prince Salina,
dans le roman de Lampedusa et le film de Visconti « le Guépard »,
qui se déroule dans l’aristocratie sicilienne déclinante, au 19ème
siècle, en Italie.
Pour perpétuer l’esprit du lieu, on peut aussi compter sur
l’ensemble de l’équipe des serveurs, qui gèrent, depuis des
décennies, le café via une coopérative familiale, s’assurant ainsi qu’il
soit transmis, sans le dénaturer, à la génération suivante.
Dans son costume traditionnel, avec son chapeau blanc surmonté
d’une décoration distinctive en forme de crête de coq, un vieux
serveur prend courtoisement le temps de raconter un peu de
la grande et de la petite histoire du café : « Je travaille ici depuis
quarante ans et j’adore cet endroit. J’y ai vu beaucoup de grandes
personnalités durant toutes ces années et elles sont toutes venues pour
découvrir ce lieu de patrimoine. C’est le meilleur endroit pour prendre un
café avec vos amis à Kolkata. »
Café, poésie et amitié, pour l’éternité…
DESTINATION
Le fleuve attend le crépuscule
soleil se leva et Ramananda pria pour que la
lumière divine bénisse ses pensées et ouvre sa vie
à la vérité. Mais son esprit demeura sombre et
désemparé. Le soleil grimpa haut vers la forêt de
sal et les bateaux des pêcheurs étendirent leurs
voiles. »
Tout l’esprit bucolique de la ville, encore
profondément reliée, à cette époque de
la colonisation, à ses racines rurales par
l’entremise du fleuve, est exprimé dans ces
vers du maître bengali à la longue barbe
majestueuse : Tagore, le véritable artiste
complet, digne de la Renaissance et de
Leonard de Vinci, dont Calcutta a fait cadeau à
l’Inde toute entière.
Depuis le bateau, de nos jours, le paysage
est assurément plus urbain et moderne.
Tous les grands classiques s’offrent au regard:
l’antique gare ferroviaire de Howrah, au
rouge éclatant, les vieux ponts à haubans aux
entrelacs métalliques, les gratte-ciels déjà un
peu décatis et le fameux marché aux fleurs de
Mullik Ghat.
Le voyage est marqué par une halte
mémorable de 45 minutes au centre religieux
de Belur Math, qui abrite la Ramakrishna
Mission, du nom d’un sage Bengali,
Ramakrishna Paramahamsa (1836-1886), qui
se fit l’apôtre de l’unité de toutes les religions.
Une des figures dominantes du mouvement
culturel dit de la Renaissance Bengali, aux XIXe
et XXe siècles, ce dernier a étudié et pratiqué
différentes religions : l’Hindouisme, avec une
dévotion particulière pour la Déesse Kali,
mais aussi l’Islam et le Christianisme. Selon lui,
toutes les religions conduisent au même et
unique but: établir une connexion profonde
avec Dieu, à travers un sens de l’unité et une
expérience mystique personnelle.
Ramakrishna a eu une influence immense,
non seulement sur des figures clés de
l’histoire indienne, comme le Mahatma Gandhi,
Sri Aurobindo ou Jawaharlal Nehru, mais aussi
sur des artistes étrangers comme l’écrivain
russe Léon Tolstoï, et même sur des penseurs
de la psychanalyse moderne. L’écrivain et
historien français Romain Rolland, ami de
Sigmund Freud, le père de la psychanalyse,
a ainsi étudié les états mystiques décrits
par Ramakrishna comme un « sentiment
océanique », dans son ouvrage publié en 1929,
« La vie de Ramakrishna ».
Le temple de Ramakrishna, érigé en 1938,
est ceint d’un splendide parc au bord du
Gange. L’imposant édifice brasse différentes
influences religieuses, suivant le point de vue
de chacun, de la cathédrale chrétienne au
palais indien.
Nul hasard si le temple a été construit sur
les bords du Gange. « Les Hindous associent
la religion avec la nature et en particulier les
fleuves », poursuit la jeune habitante de
Calcutta. « Ici, le Gange est entouré d’une
multitude de temples. Et d’autres grandes villes
de la spiritualité indienne, comme Bénarès,
sont aussi organisées autour du fleuve. La
particularité est qu’à Calcutta vous pouvez aussi
voir le long du Gange des édifices de nombreuses
autres religions, par exemple plusieurs églises
chrétiennes. Ici, nous ne pensons pas en termes
d’une religion unique, tout est mélangé dans cette
ville multiculturelle ».
La croisière terminée, en attendant, sur la
terre ferme, de plonger dans la nuit animée
de Calcutta (lire encadré), l’on se dit qu’après
avoir emprunté le fleuve avant qu’il ne se jette
dans la mer du Bengale, sa destination finale, il
faut remonter à sa source, au glacier Gangotri
dans l’Himalaya.
Comme l’a si bien résumé, Jawaharlal
Nehru, qui fut le Premier ministre de l’Inde, à
l’Indépendance du pays, en 1947: « Le Gange,
tout particulièrement, est le fleuve de l’Inde, adoré
par ses habitants et autour duquel sont entrelacés
ses souvenirs, ses espoirs et ses craintes, ses
chants de triomphe, ses victoires et ses défaites.
Il a été un symbole de la très longue culture et
civilisation de l’Inde, en constante évolution, au
flot toujours changeant et pourtant toujours le
même Gange ».
Cette balade sur les flots incite autant à la
rêverie qu’elle aiguise l’appétit du voyageur.
Capitale
Villes
Darjiling Jalpaiguri
Koch Bihar
Malda
West Bengal
Birbhum
Purulia
Bakura
Murshidabad
Nadia
KOLKATA
South 24 Parganas
INFORMATIONS GÉNÉRALES
Comment y aller ? Calcutta est desservie par de très
nombreux vols depuis les grandes villes indiennes comme
New Delhi ou Mumbai. Entre Air India, Spicejet ou des
compagnies low cost comme Indigo, le choix ne manque pas.
Calcutta est aussi un bon aéroport de départ pour se rendre
dans le Nord Est indien.
Ou se loger ? Pour les amateurs de luxe, le Park Hotel,
sur Park Street, a l’avantage d’être central et d’avoir une
riche histoire. Pour les esprits plus aventureux, un bed and
breakfast chez l’habitant est recommandé: pour entamer une
belle conversation, dans l’esprit bengali.
Ou manger ? Partout! De délicieux poissons dans un
restaurant chic à côté de Park Street aux merveilleux
rouleaux fourrés de viande ou végétariens, dans une échoppe
de rue. Laissez-vous guider par les conseils des habitants du
cru et pas votre goût du moment.
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