le basque, langue eurasienne

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le basque, langue eurasienne
LE BASQUE, LANGUE EURASIENNE
Michel Morvan
Les données récentes en matière de génétique des populations ont montré
que les Basques trouvaient sans doute leurs racines dès le paléolithique supérieur. Pour autant cette profondeur historique, ou plus exactement pré-historique, doit-elle nous empêcher de trouver à la langue des Basques des parentés
à travers le monde et notamment en Eurasie?
Entre les excès de ceux qui ne veulent pas entendre parler de parenté
avec le basque et ceux qui comparent à tout va en ayant une faible connaissance du lexique basque comme le chercheur américain J.D. Bengtson, il y a
sans doute place pour un comparatisme de bon sens qui ne retiendra que les
comparaisons les plus probables. La langue basque, quelle que soit son ancienneté, n’est pas sortie du néant un beau jour par hasard.
Le substrat preindoeuropéen a été submergé par les langues indoeuropéennes et il est tout à fait normal et logique de vouloir retrouver les traces
de termes communs dans ces langues préindoeuropéennes. Il est tout aussi
normal que ces traces se trouvent éparpillées à travers toute l’Eurasie et il est
faux de prétendre que le basque n’est apparenté à rien. L’échelle temporelle
n’est pas la même que pour celle des familles de langues récentes et bien
délimitées comme la famille indo-européenne. Elle est infiniment plus ancienne. Or malgré cela, il reste des témoins résiduels de l’ancienne parenté.
On n’a pas su jusqu’à présent les trouver car on a voulu appliquer à cette
super-parenté la méthode qui a fonctionné pour les langues indoeuropéennes.
De plus le basque ne se comporte pas du tout comme l’indoeuropéen. C’est
une langue beaucoup plus stable qui a subi peu de changements à travers les
siècles.
Certains chercheurs ont pressenti que le basque était apparenté à d’autres
vieilles langues d’Eurasie, mais n’ont pas réussi à trouver les bonnes correspondances. Peut-être justement parce qu’ils ont voulu trouver des correspondances de type phonétique traditionnel. Or lorsqu’on a affaire à un ensemble
de familles et non à une seule famille bien délimitée, à une macro-famille, ces
règles ne jouent plus qu’un rôle très secondaire. Sans oublier que chaque mot
a sa propre histoire.
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Le basque est une langue «eurasienne» au plein sens du terme. Je me
démarque ici des chercheurs qui se sont limités soit au Nostratique ou à
l’Eurasiatique (en dernier lieu J.H. Greenberg ), soit au Dene-caucasien auquel
on n’a rattaché le basque que récemment. La piste sino-caucasienne est bonne,
mais les tenants du Dene-caucasien (actuellement pour le basque surtout J.D.
Bengtson) auraient dû tenir compte aussi d’autres familles comme la famille
des langues dravidiennes par exemple. Et comme je l’ai dit, J.D. Bengtson
connaît très mal le basque, ce qui a pour conséquence que 90% au moins de
ses comparaisons entre le basque et le Dene-caucasien sont à rejeter (voir sa
récente base de données basques sur Internet) (1).
Prenons un premier exemple de terme plongeant ses racines dans un
lointain passé pré-indoeuropéen. Tout le monde connaît le célèbre nom du vin
issu du substrat proto-sémitique méditerranéen sous la forme *waïn qui s’est
répandue à travers presque toute l’Europe. On le trouve sous la forme *woinos
en proto-grec, puis oinos en grec classique, sous la forme wine en anglais,
Wein en allemand, gwin en breton et même gwino en géorgien.
Or on peut constater que ce terme est inconnu du basque. Le nom du vin
ou de la vigne en basque est *ardan- (ardantza «vigne» avec suffixe -tza, ardo
«vin» par contraction de ardao < *ardano ). Il convient par conséquent de
chercher ailleurs dans les profondeurs des substrats si le basque n’a pas un
correspondant pré-indoeuropéen. Je l’ai découvert après de longues recherches
dans les langues dravidiennes de l’Inde. Ce terme existe encore dans la langue
kota sous la forme ardn et signifie «arbre à baies». Il désigne aujourd’hui plus
spécialement un arbre à baies nommé Meliosma Wightii (du grec meliosma «à
odeur de miel») (2).
Ce qui frappe ici c’est que les raisins sont des baies et que les baies
peuvent remonter au paléolithique supérieur où les chasseurs-cueilleurs les
mangeaient. Par la suite il est hautement probable que le terme ait été transféré des baies sauvages sur les baies domestiques dont la vigne fait partie. On
peut d’autre part constater que le terme a subi peu de modifications depuis
des temps immémoriaux, ce qui confirme une fois de plus la grande stabilité
de certains termes de la langue basque.
Cela confirme aussi qu’il ne faut pas hésiter à s’éloigner du Pays basque
afin de trouver des termes correspondant au basque qui ont survécu à la vague
indoeuropéenne qui a morcelé les substrats pré-indoeuropéens dans toute
l’Eurasie. Cela ne peut qu’inciter à chercher toujours davantage et légitime
pleinement les comparaisons avec les langues caucasiennes ou avec d’autres
familles.
(1) J.D. Bengtson, Basque etymology, Tower of Babel database, 8 octobre 2007.
(2) Cf. T. Burrow, M. B. Emeneau, A Dravidian etymological dictionary, Oxford, 1984,
n° 92, p. 11.
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Enfin il faut en finir avec les éternels arguments obsolètes des anti-comparatistes. Tous les comparatistes savent parfaitement qu’il existe des coincidences fortuites, mais certainement pas à tous les coups. Ces arguments sont
parfois quelque peu infantiles et très paresseux, quand ce n’est pas un manque
de courage. La même chose vaut pour les termes expressifs. Les hommes les
ont utilisés de tout temps.
Il peut arriver que quelques termes résiduels se trouvent extrêmement
éloignés de L’Europe. C’est le cas du terme austronésien (tagalog) binhi
«grain». Il correspond à la perfection au proto-basque *binhi «id». qui a évolué en bihi en basque moderne de la même manière que mihi «langue» provient
du proto-basque *minhi ou ihi «jonc» du proto-basque inhi encore attesté
comme bas-navarrais dans le dictionnaire de P. Lhande (3). Il n’est pas exclu
que dès la période pré-néolithique des graines sauvages (orge, etc.) aient été
utilisées, ce qui expliquerait la présence des deux formes communes, résiduelles, dans deux familles aussi éloignées et différentes l’une de l’autre que le
basque et l’austronésien.
Un autre terme austronésien peut réellement susciter l’intérêt. Il s’agit de
*wai «eau, rivière» (tahitien vai «rivière»). Il pourrait correspondre à la forme
bai «rivière» de l’ancienne toponymie basque ( Baionne, Baigorri ), la forme
ibai étant plus récente semble-t-il, peut-être sous l’influence de termes comme
ibi «gué» ou ibar «vallée». On sait que le b- basque peut alterner sans difficulté avec u-, v- comme dans les graphies attestées uaigorri (1072) (4).
Les parentés avec des langues lointaines n’offriront évidemment qu’un
très petit nombre de termes communs comme on vient de le voir avec l’austronésien. Ces parentés résiduelles sont normales étant donné la profondeur
préhistorique sur laquelle on travaille et l’ampleur du substrat ou des substrats
pré-indoeuropéens concernés.
Une autre langue qui a fait couler beaucoup d’encre est le bouroushaski.
Son isolement en a fait un objet de comparaison avec le basque, mais sans
que des résultats solides aient été obtenus. Pourtant on y trouve un terme tel
que behé «animal femelle» qui est le correspondant du proto-basque *beh«animal femelle» qui a donné les deux termes basques modernes behi «vache» et behor «jument» (pour ce type de doublons, cf aker «bouc» et aketz
«verrat» ou ardi «brebis» et ahardi «truie») avec des suffixes différents (-i
et -or ) qui ont servi à distinguer les deux animaux. Il est tout à fait possible
que cette forme ait existé déjà avant le néolithique comme dans le cas de
«l’arbre à baie» dravidien et de la vigne en basque, puis ait été reportée sur
les animaux domestiques correspondants. La probabilité d’un tel scénario est
assez élevée.
(3) P. Lhande, Dictionnaire basque-français, Paris, 1926, p. 514.
(4) J.B. Orpustan, Toponymie basque, Bordeaux, 1990, n° 160, p. 127.
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Avant d’en arriver aux comparaisons basco-caucasiennes, plus nombreuses, voici encore ile «cheveu, fil» en dravidien équivalent probable du basque
ile «cheveu» (5) et micai, misal «moustache» (6) qui correspond au basque
bizar «barbe». Ce dernier a d’ailleurs également des correspondants caucasiens
bizal, mizal très proches des formes dravidiennes.
Parmi les familles qui ont été comparées au basque depuis plus d’un
siècle, la famille des langues caucasiennes est de loin celle qui a été la plus
étudiée. En dépit de ces nombreuses recherches, elle n’a pas non plus apporté de réponse satisfaisante à la question des parentés du basque. C’est une
fois de plus que les recherches ont été mal conduites avec une mauvaise méthode qui consistait à chercher à tout prix des correspondances phonétiques
régulières comme dans le cas d’une famille de langues bien délimitée et plus
récente. Trop obsédés par le modèle indo-européen, les chercheurs sont passés
à côté de la vérité. Ou bien ils se sont parfois contentés de comparaisons typologiques (Catherine Paris et le tcherkesse par exemple) qui n’ont pas non
plus débouché sur du concret.
Sachant que le basque est une langue stable qui a conservé certains termes
sans modifications très importantes, il convenait de chercher si ces termes
pouvaient être retrouvés dans les langues caucasiennes. C’est le cas. Bien
entendu vu le nombre important de langues de la région du Caucase, il fallait
fouiller en profondeur dans bon nombre d’entre elles pour trouver les correspondants du basque. C’est ainsi que j’ai pu découvrir le terme hagin «dent»
en gunzib, langue caucasienne du nord-est (CNE), pour lequel l’appui sur une
reconstruction n’est même pas nécessaire. Lorsqu’il y a reconstruction protocaucasienne, il faut s’en tenir aux plus simples pour éviter les erreurs commises par des chercheurs comme J. D. Bengtson qui s’obstine malgré mes mises
en garde (7) à voir par exemple dans le basque ukondo «coude» un composé
d’un prétendu préfixe u- et d’un terme kondo «coude» alors que tous les bascologues savent évidemment qu’il s’agit de uko «avant-bras» et ondo «base»
du lat. fundum.
En s’appuyant sur un bon comparatiste comme S. Starostin on peut découvrir des cognats du basque. Ainsi le basque luze «long» correspond au
proto-nord-caucasien (PNC) *lVjsV «id» et au proto-sino-caucasien (PSC) *lujsV que S. Starostin a reconstruit à partir du lak lisu «étroit» et du sino-tibétain
*loj «long». La comparaison avec le terme basque est d’autant plus remarquable que S. Starostin a eu connaissance tardivement de la forme basque.
Parmi mes découvertes récentes se trouve également le cas du nombre
«cent». On a essayé de rapprocher le baque ehun du germanique (anglais
(5) T. Burrow, M. B. Emeneau, op. cit., n° 506, p. 49.
(6) T. Burrow, M. B. Emeneau, op. cit., n° 4879, p. 435.
(7) M. Morvan, En réponse un article de J.D. Bengtson, Fontes Linguae Vasconum, n°74,
1997, p. 70.
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hundred, allemand Hundert) ce qui n’est pas très sérieux. Cette comparaison
désespérée avec le germanique fait fi du e- initial du terme basque et de la
finale du terme germanique. Conscients tout de même de la fragilité de cette
comparaison, les chercheurs ont tenté de contourner la difficulté en faisant
appel au gotique taihun qui aurait perdu sa dentale initiale afin d’obtenir une
forme plus proche de la forme basque. Mais le gotique taihun signifie «dix»
et non pas «cent» (c’est l’ancêtre de l’allemand zehn et de l’anglais ten).
On voit bien qu’il y a là un désarroi des chercheurs du XXe siècle (cf. A.
Zytsar en dernier lieu) (8). On a imaginé cette hypothèse faute de mieux parce
qu’on n’avait rien d’autre à se mettre sous la dent comme on dit. Voilà le
genre de mésaventures qui arrivent lorsqu’on s’obstine à croire que le basque
n’a pas de parentés avec d’autres familles pré-indoeuropéennes d’Eurasie.
Le parent du terme basque ehun «cent» se trouve une fois de plus dans
les langues caucasiennes du nord-est. Ainsi en botlikh on a bechunu-da «cent»,
en tindi behan-da «id.» et en andi bechono-gu «id.» (9). Les segments finaux
-da et -gu représentent ce que l’on nomme des suffixes de comptage. On voit
que dans la forme tindi le ch est déjà passé à h. Cela incite à restituer en
basque une forme proto-basque *behun < *bechun, à condition que le b- initial appartienne à la racine et ne soit pas un vieux préfixe de classe fossilisé.
Cette comparaison apparaît extrêmement solide et confirme la très ancienne
parenté du basque et des langues caucasiennes, au même titre que les termes
déjà vus précédemment.
J’ai évoqué plus haut le dravidien micai, misal «moustache». Le caucasien possède lui-aussi ce terme sous les formes misai, bizal «barbe, moustache». La parenté avec le basque bizar «barbe» est très probable.
Le cas des termes dits expressifs est également très intéressant. Certains
sont indépendants dans chaque langue et sans véritable étymologie, mais
d’autres proviennent de très loin dans le temps et sont apparentés. Il faut donc
en tenir compte lorsqu’on compare les langues. Le cas du basque khe «fumée»
est remarquable à cet égard. Il est apparenté au tcherkesse k’e «id» ainsi qu’au
dargwa qhe «tousser». On voit ainsi que ce terme désignant la fumée est issu
de l’idée de la gêne provoquée par la fumée qui fait tousser. Il s’agit d’un très
vieux terme eurasien. Le fait qu’il soit d’origine expressive ne change absolument rien quant à sa valeur comparative et à son ancienneté.
On notera en outre que les termes expressifs constituent une exception
en phonétique basque. Alors que le basque sonorise les occlusives initiales, le
cas des termes d’origine expressive fait exception à cette règle. Ils peuvent
(8) A. Zytsar, Sobre el origen de los numerales vascos «ehun» y «(h)ogei», Fontes Linguae Vasconum, n° 75, 1997, p. 155.
(9) S. Starostin, Andian etymology, Tower of Babel database, 30 novembre 2003, p. 8.
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conserver les sourdes initiales comme on vient de le voir avec l’exemple de
khe «fumée».
Voici maintenant un autre terme très intéressant. Le basque nini «pupille
de l’oeil, poupée» existe également en caucasien. Le surprenant concept «pupille» = «poupée» existe donc depuis très longtemps.
D’autres termes expressifs peuvent être retrouvés à traverse le temps et
l’espace. Ainsi S. Starostin a reconstruit une forme sino-caucasienne *tchVrVlito désignant un oiseau. Ce terme est un parent de l’espagnol chorlito en
dépit de son caractère expressif.
Nous voici donc à la croisée des chemins. Pour la première fois dans l’histoire de la linguistique basque et du comparatisme, de véritables parentés sont
enfin découvertes. Il aura fallu attendre le début du XXIe siècle pour les voir
apparaître. Lorsqu’on sait que les comparaisons ont commencé au début du
XIXe siècle, cela fait donc deux cents ans de recherches et d’espoir. La vérité
se dévoile enfin. Le basque est issu de l’Eurasien pré­indoeuropéen ou ProtoEurasien qui s’est trouvé morcelé il y a très longtemps par l’irruption des langues
indoeuropéennes. Il représente une branche de ce super-phylum au même titre
que les langues caucasiennes représentent une autre branche du même phylum.
Mais il doit être bien clair que l’on ne parviendra pas, étant donné la profondeur
chronologique de l’Eurasien, à établir des correspondances aussi régulières que
dans le cas de familles bien délimitées. C’est ce qui a égaré les chercheurs
jusqu’à présent et les a empêchés de trouver les bonnes correspondances lexicales. Il ne faut pas non plus qu’une certaine frilosité des chercheurs européens
dont une partie prendra sans doute le train en marche continue de freiner le
progrès de la recherche. Ce n’est désormais plus de mise.