Le « prétexte sida » au mouvement gay

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Le « prétexte sida » au mouvement gay
repères
par Marianne Bernède
Le « prétexte sida » au mouvement gay
Chercheur en sociologie, le Camerounais Charles Gueboguo étudie la question
de l’homosexualité sur le continent africain. En 2006, il a publié aux éditions l’Harmattan
La Question homosexuelle en Afrique : le cas du Cameroun. Interview.
Qu’est-ce qui caractérise l’homosexualité en Afrique ?
Elle est bisexualisée, à cause de la stigmatisation qui est très
forte. Même dans les pays où il n’y a pas d’interdit législatif,
les homos vivent cachés et sont contraints de se marier pour
faire « diversion ». Ce sont les représentations consensuelles
de la sexualité qui posent problème. Être homosexuel signifie ne pas avoir de descendance. Dans les esprits, c’est une
trahison du système patriarcal établi et c’est se rabaisser à un
rang considéré comme inférieur à celui de la femme.
Officiellement, 38 pays interdisent l’homosexualité. J’ai
bien envie de dire qu’officieusement toute l’Afrique est
contre l’homosexualité.
Transversal n° 38 septembre-octobre repères
Comment vit-on quand on est un jeune homosexuel africain?
Être homosexuel en Afrique peut sembler suicidaire si on le vit
ouvertement. Mais aussi si on se cache, car, pour faire
comme tout le monde, on est obligé d’épouser une personne
de l’autre sexe. On souffre donc de ce choix allant à l’encontre de son orientation profonde. C’est un défi permanent.
D’autant que la sociabilité en Afrique est différente de
celle en Occident : si vous n’êtes pas indépendant financièrement, vous vivez encore chez vos parents, même à
30 ou 40 ans. Vous êtes sous la pression familiale. Mais
de plus en plus de personnes arrivent à affirmer leur identité et revendiquent une autre manière de vivre. Certains
individus en ont assez d’une réalité qu’ils n’acceptent
plus, ils veulent être acteurs de leur propre avenir, ne plus
se conformer obligatoirement à ce que la société attend
d’eux. Ils ne sont pas nombreux, mais ils existent.
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Comment les homosexuels parviennent-ils, malgré tout,
à se reconnaître et à se retrouver ?
Comme dans toutes les communautés, ils développent des
manières d’agir propres à leur groupe, pas forcément formelles. Elles s’établissent au fur et à mesure que le réseau
se constitue. Cela peut être des signes, des gestes, un code
langagier, le fait de fréquenter assidûment un bar, un hôtel.
Ces codes se construisent et se déconstruisent au fil du
temps, surtout par rapport à l’autre, homophobe, dont on
a peur. Dès qu’on se rend compte que le code est détecté,
on le change. Cela va très vite. Certains de ceux décrits
dans mon livre n’existaient plus un mois après. Il y a une
dynamique qui est une réponse à l’homophobie.
Un mouvement gay commence-t-il à émerger via la lutte
contre le VIH ?
C’est ce que l’on constate sur le terrain et que j’appelle le
« prétexte sida ». De plus en plus de mobilisations associatives passent par la lutte contre le VIH afin de donner
une certaine visibilité à la question homosexuelle, car,
dans de nombreux pays africains, il est impossible de se
déclarer comme association de défense des droits des
gays. Passer par la lutte contre le sida répond à une
logique pragmatique : c’est un moyen de contourner la
loi et cela correspond aussi à une réalité dans la communauté homosexuelle, qui contrairement aux idées
reçues sur le continent, est très touchée par le VIH.
A contrario, un militantisme homo peut-il résulter
du militantisme contre le VIH ?
Certaines associations de lutte contre le sida sont parfois plus
homophobes que la population générale. Leur discours est :
« Ne nous mélangez pas à ces gens, nous avons déjà nos
problèmes. Il ne faut pas qu’on pense que nous travaillons
avec des homos. » Mais il existe un autre militantisme, qui
entend faire émerger la question de l’homosexualité afin
d’améliorer la prévention et l’acceptation. Ces associations
mènent des campagnes de prévention adressées aux MSM,
distribuent des préservatifs et des lubrifiants, font du counselling et des dépistages gratuits : c’est du travail de terrain. Si
elles n’ont pas le droit de parler d’homosexualité à cause des
lois, elles parlent de pratiques ou de santé sexuelles. Au
Cameroun, au Kenya, au Zimbabwe et au Sénégal, de nombreuses actions sont menées en direction des MSM. Dans
ces associations, on trouve des homos mais aussi des hétéros
qui, parfois parce qu’ils sont concernés via un proche, peuvent
avoir une prise de conscience militante.
Ce militantisme prendra de l’ampleur sous l’effet de la pression des relations internationales et des soutiens extérieurs.
Le tabou sur l’homosexualité représente-t-il un danger
par rapport à l’épidémie de VIH ?
Oui. Et en tant que sociologue, mon rôle est d’attirer l’attention sur ce phénomène. Même cela est mal perçu : on
m’accuse de faire l’apologie de l’homosexualité. Mais nul
n’est besoin d’en faire la promotion, pas plus que de l’hétérosexualité ! Car de toute façon les homosexuels sont
là, qu’on le veuille ou non. Et parfois ce sont eux qui nous
donnent, à nous chercheurs, matière à réflexion. S’il n’y
avait pas eu un début de mobilisation, un semblant de
visibilité, je n’aurais pas pu m’intéresser au sujet.
Comme l’homosexualité existe en Afrique et qu’elle est
bisexualisée, il y a de multiples croisements en termes
de possibilités d’infection. C’est dangereux pour tout le
monde, pas seulement pour les homosexuels.
Mon rôle est de dire qu’il faut interpeller toutes les catégories sociosexuelles. Même si on ne veut pas utiliser le
terme « homosexuel », il faut au moins parler des pratiques
sexuelles : sodomie, fellation et cunnilingus. De manière à
ce que chacun, gay ou pas, puisse se reconnaître.
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« es jeunes Africains acceptent
et vivent leur homosexualité »
Directeur exécutif adjoint de l’Onusida, Michel Sidibé répond aux questions de Transversal
sur le thème de l’homosexualité en Afrique.
Propos recueillis par Éric Fleutelot
Comment explique-t-on le silence autour de l’épidémie
de sida au sein des communautés MSM ?
Il y a 20 ans, les premiers groupes qui ont démontré l’efficacité d’une intervention dans le domaine de la prévention
étaient des groupes gays. Mais on l’a oublié : on ne l’a pas
intégré dans nos réponses pour l’humanité entière. Cela s’ex-
plique par la crainte que le conservatisme global ne rejette la
lutte contre le sida sous prétexte que celui-ci aurait exclusivement concerné les personnes homosexuelles, usagères de
drogues ou prostituées… Le mouvement de lutte contre le
sida a eu tendance à prendre ses distances avec ces groupes
spécifiques afin de faire du VIH un problème touchant l’ensemble de la société. C’est troublant de voir que les tabous
sont tombés plus facilement pour les prostituées, peut-être
parce que leur activité est tellement ancienne, quasiment
« institutionnalisée », que la population ne pouvait pas les
ignorer. Ce n’était pas le cas avec les homosexuels : les responsables politiques et de santé publique ne voyaient pas
l’intérêt commun à travailler avec eux, pour eux.
Concernant la question critique de la criminalisation
des rapports homosexuels dans certains pays d’Afrique,
quel rôle pourrait jouer l’Onusida ?
Il faut nécessairement développer une information stratégique pour que tout le monde sache ce qui se passe, pays
par pays : nous devons faire face à la réalité. Il nous faut
une revue systématique des politiques gouvernementales et
de leur lien avec les politiques de lutte contre le sida, afin
de montrer que certains pays n’ont pas ce type de politique discriminatoire. Il nous faut avoir une analyse plus
exhaustive des lois qui criminalisent en vue de créer des
points de pression sur les gouvernements. Enfin, il faut
saisir les opportunités qui existent, notamment au travers
des plans nationaux de lutte contre le sida, en désignant en
exemple ceux qui ont intégré les MSM dans les populations cibles et dans la surveillance épidémiologique.
Au-delà de tout cela, il faut de l’activisme. Il faut pouvoir
débattre, comme cela a été possible en Afrique du Sud. Si
la question est mise à l’agenda politique, on devra en parler et on avancera.
Transversal n° 38 septembre-octobre repères
Comment a évolué la perception de l’homosexualité en
Afrique ?
On est parti d’un rejet total de l’homosexualité. C’était un
phénomène qui n’existait pas socialement, que les sociétés africaines ne pouvaient ni comprendre ni accepter. Puis
est venue une deuxième vague : les homosexuels se sont
aperçus qu’ils étaient juste différents, mais qu’ils ne devaient
pas se montrer ou devaient jouer des rôles particuliers,
socialement tolérés. La plupart des hommes ayant des rapports avec d’autres hommes avaient ainsi également des
relations avec des femmes parce que la société « l’exigeait ».
Maintenant on est au cœur d’une troisième vague. On a
évolué assez rapidement grâce à une rupture des contrôles
sociaux due aux changements de notre société, notamment
économiques. Il existe donc aujourd’hui, en Afrique, des
homosexuels qui s’assument en tant que tels, surtout dans
les grandes villes. Mais beaucoup restent cachés. Il y a
aussi des hommes qui ne se définissent pas comme tels
mais qui ont des rapports avec d’autres hommes. C’est
essentiel de bien connaître cela pour mieux lutter contre le
sida. Je remarque quand même que des jeunes Africains
acceptent et vivent leur homosexualité, et veulent la faire
admettre par la collectivité. Seulement, il existe une telle
déconnection entre ce qui se dit au niveau politique et ce
qui se vit ! De plus en plus de familles intègrent cette situation à leur quotidien, comme une évidence. Je ne dis pas
que c’est facile, mais c’est une réalité.
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