Le cerisier

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Le cerisier
Le cerisier
La Marie est seule. La solitude, ça ne lui a jamais trop pesé, heureusement. Et, le calme, elle
aime bien. Elle a sorti sa chaise sur la pelouse, au pied de l’escalier. Et elle épluche ses légumes
tranquillement — des légumes du jardin —, en pensant à toutes les bonnes choses de la vie… Et il y
en a, tout de même.
Hier — bien sûr, c’est point de son âge —, elle a planté un cerisier. Elle a toujours eu envie d’un
cerisier et, elle, elle sait pas pourquoi, ça s’est jamais fait. Enfin, si, elle sait… « Le jardin est bien
trop petit », qu’il disait. « Un cerisier, où que c’est t’y qu’on le mettrait ? Pas devant la fenêtre, tout
de même. » Et, elle, elle l’a mis. Elle a fait ça toute seule, hier.
D’y penser, ça lui fait tout d’un coup envie, d’aller lui rendre visite. Elle pose sa cuvette sur sa
chaise, et va le voir.
— Alors, c’est t’y que tu pousses bien ? Tu manques pas d’eau, à c’t’heure ? Je pense point.
Hier, je t’en ai foutu un de ces paquets ! Faudra attendre un peu, pour la suite. Sinon, tu vas devenir
gourmand. Les plantes, c’est comme les gens. Plus qu’on leur donne, encore plus qu’ils en veulent.
Et elle vient se rasseoir. Le cerisier, pas sûr qu’elle en voie jamais les cerises mais elle en avait
désir, d’un cerisier, et puis, on ne sait jamais. Des fois que… Oui, on ne sait jamais.
Sinon, ma foi, il restera après elle et d’autres en profiteront. Ils ne sauront pas, eux, d’où qu’il
vient, ce cerisier. Mais il sera. Et ses cerises aussi. Et, les cerises, c’est tout de même un peu de la
vie qui continue.
Gamine, elle se rappelle, il y en avait un grand, de cerisier, à la maison. En juin, il devenait tout
rouge. C’était beau toutes ces petites boules avec des reflets bleus ! Des petits bouts de ciel. Elle,
elle n’osait pas les manger, les cerises, tant c’était beau. Les regarder, ça lui suffisait.
Mais un jour, il est mort — elle était gosse encore — et y a plus eu de cerises. Et personne n’a eu
l’idée d’en planter un autre. C’est peut-être pour ça, qu’hier… Elle ne sait pas. Mais peut-être bien.
D’y penser, à son cerisier, ça lui fait encore tout chaud en dedans. Un arbre qu’on plante, c’est
comme un testament, un legs, une façon de tenir tête à la mort. Elle ne sait point trop, de vrai, mais
elle avait envie. Alors voilà.
— Le cerisier —
Pourquoi qu’il n’en a pas voulu avant, l’André ?
Et il disait : « On n’en verra point le rapport, à notre âge. » Pour ça, c’est sûr, il n’avait pas tort. Il
aurait fallu plus avant. Plus tôt. Mais elle, pendant des années, d’abord elle y a pas pensé : un truc
d’enfance. Inaccessible. Et après, il a pas voulu.
Elle l’a piqué en plein milieu, qu’elle le voie bien de sa fenêtre. Un arbre, c’est pour qu’on en
profite. On jette un œil au dehors, il est là, et alors on est heureux. C’est ça de vivre à la campagne.
Sinon ça serait quoi ?
Dans le grand cerisier de sa maison, quand elle était gamine, il y avait une balançoire, accrochée.
Elle était vieille, la balançoire, mais elle tenait le coup. Avec les gamins du village, ils y étaient
toujours fourrés. Et le père, il gueulait : « Vous allez lui casser sa branche, à force ! Et ça le fera
crever, cet arbre. Les cerisiers, ça n’aime point trop qu’on les malmène. Allez-vous en donc jouer
ailleurs. Et enlevez-moi cette balançoire ou j’vas finir par le faire moi-même. » Eux, ils s’en
moquaient de ce qu’il disait. Et ils restaient à se balancer. Les gosses, ça n’a point de vraie
vergogne.
Pourtant, il l’a jamais enlevée, la balançoire, le père, et la branche, elle s’est jamais cassée, et, le
cerisier, c’est pas de ça qu’il est mort, finalement. Alors, à quoi ça aurait servi qu’on l’enlève ?
C’est tellement beau, une balançoire pendue aux branches.
Son cerisier à elle, il n’est pas près d’en avoir une, de balançoire, qu’elle se dit, et si ça vient un
jour, pour sûr, elle sera pas là pour le voir. Dommage. Ça lui aurait plu.
Son André, il répétait : « Faut plus rien faire ici, de nouveau. À cause des autres. » C’est pour ça
qu’il ne voulait pas, pour le cerisier. À cause des autres. Mais, elle, ça faisait des années qu’elle en
parlait. Et plus le temps passait, plus elle avait envie. Justement. À cause des autres. Mais lui : « Et
pas sûr qu’on tienne jusqu’au bout. » Au bout de quoi ? Jamais il ne l’a dit. Il disait seulement : « au
bout ». Et, finalement…
Il lui manque, maintenant, son André. C’est la vie, qu’il paraît. Mais il lui manque.
Ici, sinon, elle peut pas se plaindre, elle est bien. Une bonne maison — ça fait dans les plus de
soixante ans qu’ils l’ont construite, ils étaient jeunes, mais ils l’ont bâtie à leur goût, les plans et
tout. Et l’intérieur aussi, qu’ils ont posé les papiers peints eux-mêmes, des papiers qu’ils avaient
choisis ensemble et qu’étaient sacrément jolis. Ils y sont toujours. À peine défraîchis. Mais, faut
dire, elle tire toujours bien les volets en été pour pas qu’ils se fanent. Ils ont jamais eu envie de les
changer.
Et y a le jardin. L’André, il en avait tant rêvé d’un jardin à la campagne, les légumes frais, des
lapins contre le mur et des poules à œufs derrière la maison. Un vrai paradis, ici, qu’il disait, hein,
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— Le cerisier —
ma belle ? Et le calme, la solitude. Loin de tout. Qu’eux seuls. Pas un voisin. Pas un bruit. Ils se
rendaient à la ville en charrette.
Et, un jour, y a eu la 4CV. L’André, il en était pas peu fier, de sa bagnole. « Ma Torpédo à
moi », qu’il disait. « Tu vois, qu’il a fait, ce jour-là, on l’a bien réussi, notre vie, ’pas, ma Marie ?
Ici, on a tout pour être heureux. Une île, une île, rien que pour nous deux, avec le bonheur au milieu
et la liberté tout autour. Une île, avec les champs pour mer, aussi loin que va l’horizon. C’est beau,
non ? Moi qui suis né dans les quartiers, c’est… Je peux pas te dire, tellement c’est beau. Comme
un rêve. Ici, nous deux, on sera toujours heureux. » Et il l’avait embrassé en riant !
*
T’avais raison, l’André, mais, tout ça, t’es plus là pour le voir. Vaut peut-être mieux, d’ailleurs.
Mais tu me manques.
Je suis seule ici. Pour sûr, personne qui me dérange. Mais pas un humain. Et pas certain
qu’j’aime ça. Avant, je t’avais. On parlait tous les deux. Même si qu’on disait souvent toujours
pareil. Y avait rarement du nouveau dans notre vie. Mais c’était notre vie et elle nous plaisait. Le
bonheur, c’est pas très compliqué : les poules du jardin, nos légumes, la beauté de la nature et nous
deux ensemble.
Bien sûr, il me reste le jardin. Et le cerisier. Si tu savais comme je l’aime, celui-là ! C’est pour ça
que je l’ai fourré en plein milieu, où tu voulais pas, pour que je le voie aussi de l’intérieur. Et, des
fois, je lui parle, comme je te parlais avant. Tu m’en veux pas ?
Tu vois, j’ai encore bien du plaisir ici, même sans toi. Si y avait pas ces fenêtres.
T’as pas voulu la céder, la maison, et le terrain pareil — « Et mes lapins alors ?… Non, non, je
donnerai jamais nos biens à des salauds ! » Tu t’énervais rien que d’y penser. Et t’as tenu ferme.
T’avais du caractère, pour sûr. Ç’a toujours été ta manière.
« Mais, monsieur André, on vous en donne bien plus que ça ne vaut. C’est beaucoup. — Sortez
d’ici, charognards, ici c’est chez moi ! Je veux point d’fripouilles dans ma maison. — Monsieur
André, on vous aidera à en reconstruire une autre, une plus belle, une plus grande. Ailleurs. Vous y
serez bien, mieux qu’ici, même. — Foutez le camp », que t’as gueulé. Et t’as sorti ta sulfateuse —
c’est comme ça que tu disais —, une espèce de pétoire que tu t’étais achetée y a longtemps pour les
renards du jardin, qu’ils aillent point te tuer tes poules.
Et renards, que tu leur as gueulé, aux types, en leur pointant ton arme sur le bide.
Maintenant, je suis seule ici, avec ces fenêtres, y en a partout, on dirait qu’elles m’observent. Et
des immeubles tout autour, des grands, des modernes, comme on fait maintenant, et qui te mangent
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— Le cerisier —
le ciel qu’on ne sait même plus s’il est encore là. Et qu’on se sent si mal, soudain, à respirer, à cause
de ces murs énormes qui font comme une prison. Et pas un arbre, pas un brin d’herbe. Plus que ceux
de ton jardin.
Et le soleil, non plus, on ne le voit plus guère.
Mais toi, l’André, tu voulais point céder. « Je leur donnerai pas mon île ! » que tu répétais.
Drôle d’île, maintenant, si tu voyais. Des murailles en place de vagues à me remonter tout droit
par dessus la tête. Une mer de fenêtres. Des fenêtres qui ne s’ouvrent pas et qu’on voit rien au
travers, comme des miroirs. Et, derrière, il y a personne. Des bureaux qu’ils ont dit. Mais à quoi ça
peut-il bien servir, des bureaux à la campagne ? Et sans personne ?
Voilà ce qu’elle est devenue, ton île, l’André. Et moi, je me sens bien seule, sans toi. Parce que,
toi, t’as peut-être pas cédé, mais ton cœur, lui, il a cédé, et c’était guère beau à voir.
Quand les autres ils sont repartis, ce jour-là, la dernière fois, t’étais tout rouge, et des vagues
bleues sur les joues, qu’étaient point séduisantes. Je te disais : « Calme-toi, mon homme, calmetoi. » Mais tu m’entendais pas. Tu répétais : « Ils auront pas mon île, ils auront pas mon île… » et tu
poussais des coups de gueule après eux, qu’étaient plus là, et qu’ça servait à rien. Qu’à t’échauffer.
Et puis tu t’es mis à baver et tu couinais encore : « mon île, mon île, mon île. » Et puis t’as plus rien
dit. Et moi, alors, j’ai été seule pour de bon, à devoir le brandir encore, le bouclier, à ces salauds.
Pour te rester fidèle.
Et, tu vois, j’ai tenu.
Autant que j’ai pu. Et, le cerisier — je sais, t’en voulais pas —, c’est juste pour dire, pour que la
vie quand même elle garde encore du sens, malgré… J’aimerais tellement, qu’un jour ici, quelqu’un
cueille des cerises ou les regarde en pensant : C’est beau, c’est beau toutes ces boules rouges,
dedans on y voit le ciel un peu. Mais j’en suis pas bien sûr que ça se fera un jour. Je ne suis pas la
plus forte, tu t’en doutes.
Et s’ils reviennent, qu’est-ce que je pourrais leur dire ?
Mon cerisier, tu crois que… ?
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