PROPOSITION D`ARTICLE

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PROPOSITION D`ARTICLE
Article publié dans Etudes, juillet 1995, p.27-36
LE MALADE, L'AUTRE
Marie-Jo Thiel
Si chaque être humain se caractérise par sa singularité, s'il est unique, la
souffrance représente un sceau supplémentaire dans le sens de la distinction ; elle
renforce l'altérité; elle est cet étrange que l'on préfère ne pas approcher de peur
d'en être contaminé - et l'on sait le nombre de personnes qui, sauf nécessité
majeure, n'entrent pas dans les hôpitaux, ou ne visitent pas de malades par
crainte, au fond, d'être contaminés par un mal mystérieux, innommable mais qui
plane si lourdement en ces lieux... La maladie singularise celui qui est plus ou
moins subitement relégué dans le secteur des cardiaques, des cancéreux, ou des
sidéens..., dans le secteur de ceux qu'on va visiter (et non plus qui visitent), dans
le secteur des incurables, des non-conformes, des a-normaux... Mais où se situe
précisément la norme ?
L'homme souffrant ne se laisse qu'«approcher». Encore faut-il être
conscient qu'il s'agit là de la démarche volontaire et responsable de quelqu'un qui
veut se rapprocher de l'autre, simplement pour lui être "proche" : "Je ne ressens
pas ce que tu ressens, je ne peux partager fondamentalement ce que tu vis, mais je
suis là et ma présence voudrait te dire une proximité d'amitié, de foi,
d'espérance". Et parce que le malade consent à cette attitude active, la proximité
définit non un approchant et un approché, mais deux approchants présents l'un à
l'autre dans un cheminement de communion1.
En s'approchant de l'autre, un homme permet à un autre homme d'exister en tant
que personne humaine, c'est-à-dire de sujet debout et libre malgré le mal qui
l'enchaîne et peut-être le cloue au lit.
Approcher l'autre, accueillir sa différence...
Le malade est typé par le mal qui l'affecte, et celui qui le rencontre,
qu'il le veuille ou non, appuie cette dissimilitude : Je suis blanc, il est noir ; Je
suis catholique, il est musulman ; Je suis femme, il est homme ; Je suis jeune, il
est vieux ; Je suis français, il est étranger ; je suis marié, il est divorcé ; J'ai du
travail, il est au chômage ; J'ai des enfants, son unique fils est mort ; Je suis en
bonne santé, il est malade ; Je suis debout, il est couché ; et ainsi de suite.
Beaucoup de ces nuances préexistaient bien sûr à l'affection d'aujourd'hui. Mais
toutes prennent à présent un accent nouveau. Même si le malade avait assumé son
divorce, son veuvage, la perte d'un enfant, sa condition d'immigré, son mal de
vivre chronique, maintenant dans la maladie, ces plaies se remettent à saigner.
1 C'est l'attitude du bon samaritain (Luc 10, 30-37). Le prochain est celui de qui je VEUX me faire proche ; il est
celui que je choisis comme proche car en définitive, même s'il est là sur ma route, alité dans cet hôpital où je travaille,
cette maison ou cette institution que je visite, l'autre ne sera mon prochain que si délibérément je choisis de me rendre
proche de lui, de le regarder, de l'écouter, de panser ses plaies, physiques mais aussi spirituelles, affectives, morales,
de le confier à une recon-naissance pour qu'il puisse accéder à une nouvelle naissance au moment où il connaît une
crise de son existence.
L'aspect corporel lui-même participe bien souvent de cette altérité : corps
ridés des personnes âgées, corps émaciés des malades, corps amaigris de tous les
endoloris, corps gonflés par l'œdème ou le mal de vivre de nos sociétés obèses,
corps amputés par les handicaps, corps mutilés par les accidents, corps estropiés
par la violence, corps squelettifiés par le sida ou le cancer, corps troués par les
seringues quotidiennes, corps "contusionnés" par les "calci"2, corps non
identifiables tant ils ont connu de souffrance ou d'indifférence. Aucun
accompagnement ne peut contourner l'approche de ces corps mutilés, corps de
frères qui interpellent dans leur pauvreté. Il importe d'en prendre conscience.
Mais l'altérité de la maladie affecte aussi la profondeur de l'être.
L'immobilité, l'alitement, l'énigme du mal ouvrent la brèche des "pourquoi ?".
Une inconnue s'est immiscée dans le moi personnel que l'on espérait si solide. Et
à présent, un sceau indélébile, étrange, semble marquer le vivre-au-quotidien. De
fait, nul ne peut plus comprendre ou partager réellement le vécu du malade. Ce
dernier traverse une crise existentielle plus ou moins profonde selon la gravité de
la maladie mais aussi selon son ressenti personnel par rapport à cette atteinte. Il
est affecté par la perte de sa santé, de son assurance, de ses certitudes, la perte de
son autonomie, de son apparence bienséante, la perte de son rôle
socioprofessionnel, familial... Il est blessé par cette solitude trop lourde et cette
angoisse qu'il n'arrive plus à chasser par le travail ou l'occupation à laquelle il
s'astreint. Des questions nombreuses le tourmentent qui se rejoignent finalement
autour du sens de l'existence. La maladie fait vaciller l'identité de celui qu'elle
touche. Elle impose des différences parfois si lourdes à assumer qu'elles
deviennent obsessionnelles.
Avant de pouvoir approcher l'autre, l'approchant doit prendre conscience
de l'altérité qui habite chaque existence humaine : il est lui, je suis moi. Nous ne
sommes pas interchangeables, nous sommes uniques et différents, étranges et
étrangers l'un à l'autre. Une montagne nous sépare. Mais cette montagne peut
également nous rapprocher, comme si la montée diminuait les distances de part
et d'autre des flancs. En fin de compte, plus je serai moi, dans mon unicité et ma
singularité, plus je permettrai à l'autre d'exister, dans sa propre unicité et
singularité ; l'étrangeté de l'autre autorise la mienne et inversement. La différence
pointe vers un accomplissement.
Si l'approchant accepte l'étrangeté de l'autre dans sa maladie, son mal-être,
et s'il l'accueille, cet autre peut devenir celui qui le révèle à lui-même. L'altérité
interpelle le soi; elle provoque le sujet, elle le blesse, mais par cette entaille elle
peut aussi découvrir à l'homme une profondeur nouvelle, humanisante. L'altérité
assumée ouvre à un plus d'humanité.
L'«étranger» ouvre sur le soi-même mais aussi sur tout autre. Il permet de
se situer dans la différence, de choisir, au moins pour une part, des points forts de
sa vie, de faire le deuil de certaines pertes ou d'aspects devenus dérisoires ou
illusoires pour réinvestir son existence selon une nouvelle longueur d'onde plus
adaptée à la situation d'aujourd'hui. Peu à peu, en confirmant tel repère ou en
récusant tel choix, le moi personnel s'affirme. Sans doute n'était-ce pas de cette
manière-là que l'on imaginait son évolution; accueillir l'autre reste un effort que
2 La calciparine est un anticoagulant injectable en sous-cutané, occasionnant souvent des "bleus"...
l'on ne choisit pas forcément de plein gré; son acception, néanmoins, devient un
chemin d'accomplissement3.
Hervé, 35 ans, marié depuis dix ans, s'écroule un après-midi de mai, en
plein travail : rupture d'anévrisme cérébral. Coma, hémiplégie, hypertension
intracrânienne... La situation est désespérée. Hervé ne guérira plus, il survivra
mais au prix d'une paralysie et d'une aphasie irréversibles. Sa femme partage son
combat. Mais dit-elle, "c'est terrifiant de voir combien la maladie défigure et
anéantit... Toute la vie peut basculer d'une seconde à l'autre. Cinq minutes avant
le malaise d'Hervé, nous étions en train de nous disputer pour des projets
matériels touchant à la maison... Depuis, plus rien n'est pareil... Je ne reconnais
plus mon mari, cet homme toujours si dynamique et entreprenant, fier et beau...
Le voilà grabataire pour le restant de ses jours. D'ailleurs moi-même, je ne me
reconnais plus. La fatigue et le stress m'ont lessivée. Je ne croyais jamais tenir le
coup dans une situation pareille. Et pourtant, il le faut bien. J'ai l'impression de
vivre un cauchemar..." Une année passe et puis une deuxième. Hervé et Josiane
apprennent peu à peu à ETRE ensemble autrement, dans leurs différences.
L'accueil de l'altérité est une épreuve longue et difficile. Il faut des mois pour
consentir à une relation neuve. Et encore n'y consent-on, le plus souvent, que le
cœur forcé4...
S'approcher d'un frère souffrant, c'est entrer en krisis5, s'exposer à une
confrontation où l'approchant demeure un étranger qui a l'initiative et la liberté,
tandis que son frère malade vit l'étrange entre les barreaux de son corps mis à nu.
L'altérité, dans un premier temps, se révèle souvent bien inconfortable. Mais la
tension qu'elle noue peut devenir source de vie. L'altérité acceptée stimule
l'humanisation. Elle permet d'entrer en relation, c'est-à-dire de créer un lien
vivifiant entre deux personnes où chacune reste pour l'autre cet unique qui
l'interroge, la stimule et la pousse à l'accueil, sans que soit violé le jardin secret de
la conscience de l'autre. Heureuse correspondance car le maintien de cette altérité
permet précisément d'entrer en dia-logue, d'accéder à ce mouvement de va-etvient par la parole parlée, ou seulement esquissée, de l'autre à moi et vice-versa.
Et accueillir n'est pas simplement cueillir, au sens d'«enlever» comme on
pourrait être tenté de le faire avec beaucoup de bonne volonté : je vais voir tel
malade en me disant qu'il faut que je le fasse parler afin de le libérer de son mal
intérieur. L'intention est louable, mais la fausse note se situe dans cette résolution
impérative «il faut»: ici, il n'y a précisément aucune d'obligation. Accueillir, c'est
cueillir au sens d'une réception qui est d'abord don : je prends non ce que je veux,
mais ce que l'autre me donne de partager. L'approchant n'a pas à contraindre mais
à agréer l'autre comme personne, c'est-à-dire à cueillir auprès de lui un trésor à
partager en humanité; il est présence qui cueille un fruit infiniment précieux, mûri
au cours d'une existence singulière, un fruit qui est récolte, certes, mais qui, en
même temps, s'avère susceptible de germer à nouveau parce qu'il est porteur de
graines de Vie. Le travail de l'accompagnant apparaît ici exaltant, il se découvre
3 Spécialement au moment où la maladie accule à une conversion personnelle, à une révision de l'échelle des valeurs.
Quel chemin depuis le primat accordé à l'avoir matériel, à l'acquis professionnel jusqu'au primat de l'être, de la
relation amicale avec autrui, et même de la relation familiale...
4 La crise d'identité traversée par le malade ne se laisse approcher qu'avec douceur et humilité. Seule la paix
intérieure épongera la révolte. Seule la sérénité apaisera l'angoisse. Seule la Parole relèvera un sujet de parole. Mais
n'est-ce pas l'altérité qui reprend ainsi droit de cité ? Elle apaise en confirmant l'autre dans son unicité d'homme
debout, c'est-à-dire de partenaire en humanité.
5 Mot grec qui signifie jugement, sentence, décision. Il a donné en français le mot crise.
comme cet autre capable de re-cueillir semences et germes pour les semer et les
planter en terre humaine.
Finalement, voilà que le panier humain se remplit pêle-mêle des résultats
et des prémices, du passé, du présent et de l'avenir, quel que soit cet avenir au
demeurant. Se faire proche du malade c'est devenir un hôte, c'est être tour à tour
et tout ensemble, selon le sens de ce mot, l'accueillant et l'accueilli. C'est, dans la
foi, être hôte avec cet Homme qui, il y a deux mille ans, a inauguré une
communion scellée dans sa mort-résurrection, une communion d'Alliance entre
l'homme et Dieu, ce tout Autre. La question de Dieu, précisément, interroge
l'homme aux prises avec la souffrance. Dieu existe-t-il vraiment ? Où est-il ? Que
fait-il ? Qui est-il ? De fait, Dieu apparaît comme le tout Autre, le Différent,
l'Absent. Dieu reste à jamais l'Etranger par excellence, Celui sur lequel l'homme
ne peut mettre la main, sur qui il n'a aucune prise. Mais en même temps,
l'Ecriture le situe comme un Mystère d'Amour et de Présence, comme Celui que
l'on ne peut qu'accueillir mais dont l'accueil humanise ou, si l'on préfère, divinise.
Alors ne serait-il pas celui qui peut me donner la Vie alors que mon corps à moi
mourra ? Celui qui est l'Amour en perfection alors que je suis pécheur ? Celui qui
est Fort alors que je suis faible ? Celui qui est le Salut alors que je suis malade ?
Quelques mauvais pas à éviter…
Une tentation du non-malade est de vouloir, au fond de lui-même,
consciemment ou inconsciemment, que l'autre soit un alter ego ou plus
précisément un "idem ego" : que l'autre soit à l'image de son moi. Le souhait
naturel de tout soignant/accompagnant, c'est que le malade réponde - au moins un
minimum - à son élan de générosité, qu'il partage un tant soit peu ses points de
vue... En théorie, il sait, mais en pratique il a «oublié» que l'autre reste au moins
momentanément, marqué du sceau de la maladie, et que ses états d'âme ne lui
permettent pas forcément de réagir comme il le voudrait, ni même, peut-être,
comme il l'aurait voulu lui-même alors qu'il était en bonne santé... Mr X., par
exemple, est constamment irrité en ce moment. Mme A., une dame bénévole, lui
rend régulièrement visite deux fois par semaine. Pourtant, lors de la réunion de
synthèse mensuelle, alors qu'on évoque le cas de Mr X., Mme A. affirme qu'elle
n'a rien à dire au sujet de cet homme, que depuis son retour de congé il ne se
passe rien et qu'au demeurant elle est plutôt fatiguée. Une autre bénévole prend
alors la parole pour dire que Mr X. est actuellement très révolté, aigri, qu'il est en
phase régressive. L'intervention de Mme B permet de faire le point. De fait, il
s'avère que Mme A. s'est beaucoup investie auprès de Mr X., "pour rien" avoue-telle en définitive. Mr X. ne répond pas, comme elle l'aurait souhaité, à sa
proposition d'accompagnement. Bien au contraire. Mme A. en revient désabusée.
Mais elle ne sait pas pourquoi elle se sent si "dépressive". Elle a besoin de
l'équipe pour prendre conscience de son comportement et être déchargée de ce
poids trop lourd.
Une deuxième tentation, c'est de vouloir agir seul. (L'exemple précédent
est significatif à cet égard). Tout approchant veut bien faire; et sans doute permetil à l'autre de vivre un peu mieux son affection. Mais agissant seul, la fatigue et
l'épuisement le guettent rapidement. Qui alors le remplacera ? Qui prendra le
relais dialogal ? Finalement personne n'y trouve son compte. On aura posé un
acte de générosité mais sans aller jusqu'au bout de la solidarité, par égocentrisme
ou par insouciance, par inconscience ou déjà par fatigue... Nul n'est inépuisable.
Il s'agit de promouvoir la notion de travail d'équipe. Comme nous avons
pu l'écrire ailleurs6, "l'équipe est - ou devrait être - cette noble structure qui
permet la collaboration et le soutien mutuel dans l'amitié. Elle engage dans un
véritable partenariat... A l'image du sport, il n'y a d'équipe que là où l'on s'entraide
pour gagner. Et la victoire... sera celle de l'humanisation. La notion d'équipe,
même s'il ne faut pas l'idéaliser, est une visée essentielle".
Du côté des malades, la situation est comparable. Ils voudraient que
l'autre soit un alter ego, l'accent portant là encore sur l'ego plus que sur l'alter;
c'est l'impératif du moi qui se traduit par une panoplie de critiques à l'égard de
l'entourage; le médecin les "oublie", l'infirmière "fait mal sa piqûre", l'aidesoignante les lave "trop tôt" ou "trop tard", l'aumônier vient à la "mauvaise"
heure... En fait, le malade en crise se sent si différent de ceux qui le côtoient que
toute altérité lui semble d'abord insurmontable et intolérable par rapport à son
histoire personnelle. Ses propres repères l'importunent. Il a besoin de temps pour
assumer sa différence, faire le deuil des pertes dont il souffre et réinvestir à
nouveau l'avenir.
Il a besoin de l'autre dans sa différence; or tout un aspect de lui-même
voudrait ne pas avoir besoin de quiconque; il voudrait se suffire à lui seul. C'est le
second risque : "agir seul" au sens de s'enfermer en soi-même dans sa
souffrance et/ou dans les gratifications qu'on peut en tirer, pour s'en sortir seul
ou... mourir seul. Il est à l'honneur du malade de vouloir mettre ses forces à
contribution pour entrer dans un processus de guérison. C'est même la condition
sine qua non pour guérir. Encore faut-il ne pas méconnaître le terrain souvent
marécageux de la maladie. Y bouger seul, sans pouvoir s'agripper à quelque
chose ou quelqu'un, peut contribuer à s'enfoncer ; concrètement cela signifie
ruminer et broyer du noir. Tout homme dans l'épreuve a besoin d'une main
tendue, c'est-à-dire d'une valeur solide comme un tronc d'arbre ; il requiert une
simple présence, mais une présence sûre, enracinée, qui sait porter et assumer - à
l'image d'un tuteur - cette existence qui se cherche.
Des repères d'approche
La relation à autrui instaure un travail de solidarité. Le cœur y tient sa
place, mais ne suffit pas car tout ne peut être improvisé. L'expérience et la
formation restent essentielles. Il s'agit d'éviter la marginalisation du non-rentable,
l'exclusion du pauvre, la fuite devant le mourant ou tout simplement des réactions
à l'emporte-pièce préjudiciables à la dignité humaine. L'accompagnement ouvre
un espace de liberté, d'humanité d'autant plus riche qu'il se souviendra de
quelques éléments de repères.
Tout d'abord la personne malade reste un sujet marqué par sa propre
histoire. Vérité de La Palice si elle n'était si souvent "oubliée"... L'autre n'est ni
un sujet vierge de passé, ni quelqu'un dont l'expérience est strictement semblable
à celle de l'approchant. Une épreuve de ce dernier peut s'avérer comparable et
présenter de fortes analogies. Elle n'est néanmoins pas transférable telle quelle à
celle du malade en situation aujourd'hui et au point de pouvoir en conclure : «il
suffit que...», «il faut que...». Cette histoire et cette expérience ne sont pas inutiles
pour autant : elles peuvent représenter un véritable pont, une entrée en matière
dans cet accueil réciproque où chacun doit pouvoir rester un sujet. La personne
6 Marie-Jo THIEL, Avancer en vie. Le troisième âge. Ed. DDB, Paris, 1993, pp.162-163.
rencontrée n'est pas Mr-tout-le-monde, mais un être souffrant, au seuil d'une
nouvelle étape de sa vie et qui, dans notre monde d'indifférence a besoin d'être
reconnu dans sa différence. S'approcher d'elle est une démarche qui peut le faire
sortir de l'anonymat, et le confirmer dans sa condition de personne humaine
infiniment digne, respectable et aim-able.
Par son attitude, l'accompagnant se rappellera aussi que l'homme est avant
tout habité par un besoin d'être. C'est l'être qui peu à peu émerge, s'affirme et
prend la première place. La technologie médicale et scientifique ne peut répondre
qu'à la matérialité d'un corps, non pas aux besoins profonds qui habitent l'homme,
à ses désirs, à ses aspirations spirituelles, sa faim d'amour. L'homme à la mesure
de toute chose, selon la formule de Protagoras, vise une personne globale, être
corporel ET spirituel.
La place de la souffrance constitue un deuxième axe de repères. Si la
douleur physique peut et doit être calmée par des antalgiques, il reste tout l'espace
de souffrance de celui qui ne se résigne pas à la fatalité et qui n'accepte que
difficilement de faire le deuil de sa compétence d'antan. La souffrance n'a pas,
en soi, de sens, mais elle permet du sens. Elle représente une réalité difficile,
éprouvante, parfois plus affligeante que la mort elle-même. Elle blesse et entaille
parfois profondément l'être humain. Mais de cette estafilade semble couler un
sang humanisant qui permet au sens de surgir, une substance de vie qui situe
l'épreuve autrement, comme une occasion à saisir, comme une opportunité
capable de révéler le moi dans ses potentialités latentes insoupçonnées. En
rappelant la précarité humaine, elle semble donner du prix à l'existence, comme si
la mort revalorisait la vie. La souffrance ouvre l'homme sur son être. Emile
Cioran7, un athée, a cette phrase surprenante : “Ce n’est pas par le génie, c’est par
la souffrance, par elle seule, qu’on cesse d’être une marionnette”.
La souffrance permet de discerner ce qui est essentiel et d'adhérer à des
valeurs éprouvées au cœur de la blessure. Elle interroge le comportement éthique
du sujet. Et l'accompagnant doit permettre cette auto-expérimentation de l'homme
aux prises avec lui-même, y compris dans son extériorisation violente sous forme
de cris et de pleurs. Les larmes de l'autre doivent pouvoir couler, le désespoir doit
pouvoir s'exprimer, sans honte ni mépris. "Ressaisissez-vous, dit parfois le
soignant fatigué ou l'accompagnant démuni, les larmes n'y changeront rien...",
peut-être, mais à qui d'autre confier cette altérité qui pèse tant ? Il est sans doute
difficile d'être le témoin de la souffrance d'autrui, cela peut plonger dans un
abîme de détresse. L'acceptation de la singularité du malade doit permettre de
trouver la juste distance avec lui : ni trop près, ni trop loin, car la fusion comme
l'indifférence anéantiraient l'autre.
Une troisième piste se souviendra, comme l'a écrit Marcel Légaut8, que
"Dans la vie de l'homme, rien n'est définitivement perdu comme aussi rien
n'est définitivement acquis." La rencontre avec l'autre ne peut que s'enraciner
dans l'humus de l'humilité. Il s'agit d'un chemin de crête où l'on culbute
facilement d'un côté ou de l'autre. Soit sur le versant de l'insignifiance : la
rencontre avec l'autre évacue tout singularisme ; la parole n'a plus rien à dire ; la
relation verse dans la banalité et, finalement, dans l'indifférence. Soit sur le
versant du pouvoir : l'accompagnant s'arroge un certain pouvoir, et au fond de luimême c'est sa volonté personnelle qui prime. Violence.
7 Emile CIORAN, cité par Nouvelle Cité, N°353, Février 1993, p.32.
8 Marcel Légaut, Vivre pour être, Ed. Aubier Montaigne, 1974, p. 29
Approcher l'homme, et cela constitue le quatrième axe référentiel, c'est
prendre sa part de souffrance, tout en se situant comme un autre. Aucun
accompagnement n'est dénué de souffrance ou de questions sur le sens de la vie,
de l'existence, sur le pourquoi du mal et de la misère... La souffrance des
soignants est une réalité qu'il ne faut ni méconnaître ni sous-estimer. Elle est
d'autant plus grande qu'on n'y est pas préparé et d'autant mieux assumée que l'on
travaille en équipe.
Prendre sa part ne signifie pourtant pas «disparaître» ou «s'effacer».
Rencontrer l'autre, c'est être convoqué à être soi-même. Ce dont l'autre a
fondamentalement besoin, ce n'est pas d'abord que l'accompagnant ou le soignant
soit à ses petits soins au point de se fondre avec lui, mais que chacun reste luimême, à sa place, avec son histoire et sa foi, ses valeurs et sa personnalité. Le
malade attend précisément cette différence. Y compris celle de la foi ; si j'en parle
sans arrogance et avec humilité, l'Evangile peut être une Bonne Nouvelle. Mais
s'approcher ne signifie pas "se fondre"; c'est au contraire la singularité de
l'approchant qui permet à l'autre de trouver la sienne. Il ne s'agit pas ici de
conversion ou d'évangélisation à outrance, mais simplement d'ETRE ce que je
suis pour permettre à l'autre d'ETRE ce qu'il est appelé à devenir. "La
communication, pour être humaine... écrit Mgr G. Defois dans une homélie, nous
invite à rendre compte, dans une société d'indifférence, de ce qui fait notre
différence, notre espérance et notre passion de vivre en croyant."
(Documentation Catholique, 1993, p.216-217).
Enfin, dernier repère : l'altérité a besoin de signes pour connecter le
réel et le symbolique, pour solidariser le silence et la parole, le geste et le
sens. Signe et symbole tiennent des rôles considérables et peuvent suppléer à la
parole qui se fait parfois bien pauvre quand il s'agit d'exprimer une vie, une
existence, une souffrance ou une mort. Alors qu'un geste, une attitude, un petit
rien peuvent ouvrir au dialogue, à l'au-delà, jusqu'à la transcendance...
Marie-Jo THIEL