L`Ami des hommes ou la conversion du Marquis de Mirabeau

Transcription

L`Ami des hommes ou la conversion du Marquis de Mirabeau
L’Ami des hommes ou la conversion du Marquis de Mirabeau
par Pascal Fessard
[email protected]
Université de Fribourg, Suisse
Communication
adressée à la XIe UNIVERSITÉ D’ÉTÉ en Histoire, Philosophie et Pensée Économiques
Paris, septembre 2009
Résumé :
A l’origine de la physiocratie prend place l’étonnant épisode de la conversion du Marquis de
Mirabeau aux idées de François Quesnay. Il s’agit pour le Docteur-économiste d’affronter
directement les conceptions de la monnaie et de la circulation défendues par le Banquier
Richard Cantillon quelques décennies plus tôt ; Mirabeau s’en remettant « aveuglément » à
ses doctrines.
Cet épisode apporte de l’eau au moulin de ceux qui sentent le devoir de lire et d’interpréter le
Tableau économique selon une approche circuitiste avec monnaie endogène.
Mots clefs : Conversion de Mirabeau, physiocratie, circulation, monnaie.
Introduction
Le texte qui suit est un morceau de thèse qui comporte des renvois à des passages qui n’y
figurent pas. Que le lecteur me pardonne cet à-peu-près regrettable et irrespectueux. Le temps,
l’énergie et la compétence m’ont manqué pour rédiger un article plus synthétique et plus
abouti. Pourtant le sujet le mériterait et nous nous y attèlerons bientôt.
Nos préoccupations concernent les physiocrates, et surtout la conception circuitiste de la
pensée de François Quesnay. Lors de l’université d’été qui s’est tenue à Dunkerque, le
Professeur Jérôme de Boyer des Roches me reprenait à propos de la question de la monnaie
dans les théories du Docteur. Par la suite, il m’invita au cours d’une discussion à étayer mes
idées qui jusque-là s’en tenaient essentiellement à une petite contribution1 écrite par l’Abbé
Baudeau, un disciple fidèle. Contribution d’autant plus marginale qu’elle s’apparente peutêtre au dernier écrit physiocratique auquel prit part Quesnay avant sa mort. Le Professeur de
Boyer m’invitait par souci de complétude à ausculter plus intensément les discours du
Docteur. Nous avons suivi ces conseils avisés et c’est la raison du matériel rassemblé cidessous.
Cette fois nos observations portent sur l’acte de naissance de la physiocratie, c’est-à-dire la
conversion du Marquis de Mirabeau à la doctrine du Maître. Premier épisode d’une longue
histoire, étape peu travaillée et connue, sinon de deux auteurs séparés par un siècle de
recherches, Louis de Loménie et Elizabeth Fox-Genovese. Le premier s’interrogeait sur
l’esprit du Marquis et son rapport avec les économistes et les idées qui devaient conduire à la
Révolution française. S’il consacre une étude fouillée sur l’étonnant Marquis, sa volonté fut
de parcourir l’histoire de la famille Mirabeau, s’intéressant à notre héro surtout par rapport à
son fils, le fameux tribun de la Révolution. La perspective du Professeur Fox-Genovese se
libère de la Révolution française afin d’évaluer le rôle du Marquis dans la physiocratie et de
montrer qu’il fut bien plus qu’un disciple, mais comme la deuxième tête pensante d’une hydre
monstrueuse. Car il est vrai que l’école de l’entresol de Versailles ne fut pas exempte
d’ambiguïtés et d’évolutions surprenantes ; elles s’expliqueraient par une pluralité de
doctrines masquées sous l’apparence de principes uniformes et biens acquis. Appuyé sur ces
deux auteurs, nous sommes en mesure d’éclairer un aspect inconnu de la conversion du
Marquis. Nos deux commentateurs crurent que la controverse, à l’époque de la conversion,
portait essentiellement sur des questions de politique. En somme ils dirent que Quesnay
extirpa plus ou moins bien l’idéal féodal qui habitait Mirabeau. Ils se basèrent notamment sur
un projet d’écriture resté manuscrit, composé par le Marquis et annoté par le Docteur. Il s’agit
du Traité de la Monarchie dont une édition parut en 1999.
Nous pouvons toutefois oser une lecture plus téméraire qui ne se bornerait pas uniquement à
un débat de philosophie politique ou morale. Nous montrerons que l’enjeu est économique et
que Quesnay s’est employé à l’ablation minutieuse de la théorie de la circulation monétaire de
Cantillon qui à son avis empoisonnait l’esprit de Mirabeau. Le fait est largement connu, il fut
accepté par les disciples puis les commentateurs sans pour autant donné lieu à un examen
approfondi. On sait vaguement que Quesnay avait à redire quant aux idées de Cantillon qui
refirent surface à Paris en 1755, mais rien de plus. Pour reprendre les propos du grand
historien Jean-Claude Perrot, disons que Cantillon a été lu de bien des manières2 et que ses
1
Baudeau Nicolas : Explication du Tableau économique à Madame de ***, Extrait des Ephémérides de 1767 et
1768. Paris Delalain, 1776.
2
Perrot [1992] Les économiste, les philosophes et la population, page 165. L’auteur brosse un rapide portrait des
lecteurs et lectures de Cantillon au XVIIIe siècle. Il est intéressant de noter qu’il considère les influences que
Cantillon exerça y compris sur Quesnay qui se fait quelquefois populationniste. Il est vrai que les problématiques
2
idées plus ou moins déformées siégeaient dans tous les débats populationnistes, politiques et
économiques. Mais on ignore, ou du moins on ne s’intéresse pas au contenu sur lequel
débattaient Mirabeau et Quesnay, et l’on va même jusqu’à prêter au Docteur des positions
monétaires très proches de celles du Banquier écossais. Ce papier aurait malgré tout servi
quelque peu si le lecteur se convainc qu’il lui faut faire preuve de beaucoup plus de
circonspection en la matière.
L’étude entreprise ici pourrait paraître anecdotique et complètement éloignée de la véritable
révolution économique opérée par la physiocratie, à savoir le Tableau économique ! Les
interprétations du fameux « zigzag » abondent ; il nous semblait préférable d’esquisser une
vision du monde, une Weltanschauung du Docteur, avant de se confronter à cette icône
économique et la nébuleuse de commentaires qui la discutent. En dégageant une théorie de la
monnaie et de la circulation qui fut présente dans les écrits du Docteur avant la création du
Tableau, puis après les dernières éditions revues et corrigées, nous osons espérer détenir une
grille d’interprétation respectueuse de la physiocratie, de ses ambiguïtés autant que de ses
éclairages. Cette recherche mêle tant l’histoire que l’analyse économique ; laborieuse alliance
qui peut parfois se révéler enrichissante. En tout cas, s’il apparaît clairement que notre
discours emprunte les chemins d’une théorie circuitiste à monnaie endogène, nous nous
sommes gardé de forcer l’interprétation, tout vient des auteurs et n’est accepté qu’à grand
renfort de citations larges et abondantes, où l’équivoque s’amenuise entièrement.
La conversion du Marquis de Mirabeau
Quesnay reçut des intellectuels de valeurs et des rédacteurs de l’Encyclopédie, eux aussi,
fréquentaient son entresol.3 Peut-être le convainquirent-ils de prêter sa plume au service du
colossal ouvrage, sans doute Quesnay accepta de bon cœur. Dans les premiers volumes, les
articles d’ordre « économique » étaient le fait de Forbonnais et de Jean-Jacques Rousseau. Les
contributions de Quesnay parurent à la lettre F avec l’article Fermiers et sous la lettre G
l’article Grains.4 D’autres écrits destinés à l’Encyclopédie demeurèrent manuscrits.5 On
l’explique par les troubles politiques ayant eu raison des aspirations savantes et littéraires.
Après l’attentat de Damiens, les philosophes essuyèrent l’ire de tous. Cible facile et peu
compromettante qui convenait autant aux cagots qu’aux parlementaires. Leurs manières
du Banquier étaient passées dans le langage et les préoccupations des intellectuels. En ce qui concerne Quesnay,
comme les autres il emprunta cette langue nouvelle, mais pour dire autre chose, en opposition directe aux
affirmations de Cantillon.
3
La confusion demeure parfois encore dans les propos concernant l’établissement de Quesnay. Bauer [1895]
page 8 soutenait qu’il était à Versailles : « In this position he remained up to May 1774, when after the death of
Louis XV, he fell into disgrace, and retired to the grand commun, the pensioners-house at Versailles, where he
died the 16th December of the same year. » Mais Schelle [1907] page 96 corrige en le localisant proche de
Madame de Pompadour : « Quesnay fut « logé en cour », c’est-à-dire dans le grand commun du palais de
Versailles – aujourd’hui l’hôpital militaire [aujourd’hui en travaux de restauration] – et y occupa un petit
logement – un « entresol », comme on disait alors – situé au premier étage, sur la rue Saint-Julien, et proche du
rez-de-chaussée qu’habitait Mme de Pompadour. » Hecht [1958] page 1361 précise : « (…) après la mort de la
marquise, il descendit chez son gendre, au palais du Luxembourg. » Cependant, Jacqueline Hecht nous fit
l’honneur d’éclairer notre lanterne. L’entresol se situait bien au Palais, au-dessus des appartements de Madame
de Pompadour. Ce n’est qu’à la mort de la Marquise que Quesnay se déplaça au Grand Commun et visitait
parfois son gendre au Luxembourg. Mais il mourut à Versailles et non à Paris, puisque seul Baudeau put se
déplacer pour le soutenir lors de son agonie.
4
L’article Evidence parut le premier. Nous en réservons la discussion au chapitre consacré à L’épistémologie de
l’Ordre Naturel. Pour les références : Quesnay [1756] Fermiers ; Quesnay [1757a] Grains.
5
Ces trois articles sont Impôts, Hommes et Intérêts de l’argent. Le dernier parut dans le Journal de l’Agriculture,
du Commerce et des Finances en 1766, sous l’intitulé Observations sur l’intérêt de l’argent, par M. Nisaque. Cf.
OEC [2005] tome 1 et 2.
3
critiques toutes imbues de cette suffisance que prend l’intelligence quand elle se croit unique
courtisane de la vérité, ces manières attiraient à eux plus surement la suspicion que tous
cherchaient un ostensible plutôt qu’un véritable coupable. Les philosophes se turent quelques
temps et Quesnay, dont l’habileté diplomatique n’est plus à présenter, sut trouver un
expédient à l’Encyclopédie : Le Marquis de Mirabeau.
Victor de Riqueti naquit en Provence, à Pertuis près du château de Mirabeau, le 4 octobre
1715. Bien que troisième de famille, il devint l’ainé par la mort prématurée des deux autres.
Son père le destina à une carrière militaire et l’attacha, âgé de treize ans, au régiment de Duras
qu’il avait lui-même longtemps commandé. A seize ans, il le déplace dans une académie
militaire parisienne où il se signalera par une adolescence aventureuse portée au tapage dans
les théâtres, sorte de divertissement semble-t-il fort couru par le futur Marquis et sa bande. Il
vécut une jeunesse agitée et désargentée. D’un cœur prompt à s’exciter, tant en amour que
pour sauver son honneur – conquête et duel ne manquent pas à son histoire – il entretint
surtout une amicale correspondance avec Vauvenargues qu’il encourageait vivement au
travail d’écriture.
Devenu adulte, Victor de Riqueti se chercha en vain un régiment à commander ; résigné il se
décida, peut-être par compensation, à prendre femme. A vingt-huit ans, il contractait mariage
avec messire Charles de Vassan. L’objet du contrat ne fut évidemment pas messire Charles,
mais son unique fille Marie-Geneviève, qu’il eut le courage d’épouser sans connaître.
Pratique courante autrefois, mais tout de même étrange quand on sait qu’en plus de ne point la
connaître, il l’acceptait contre une bien maigre compensation se montant avec restrictions de
jouissance à 4'000 livres de rente, juste de quoi subvenir à l’entretien de son épouse. Il se
comportait comme si ce fut un mariage où seul l’amour comptait, s’en remettant naïvement au
hasard. Il se trompa terriblement.6
Il y avait bien imprégné déjà dans l’esprit du jeune homme une utopie qu’il exprimait
pompeusement à son frère cadet en ces termes : « Faire d’une maison en Provence une maison
en France ».7 Il rêvait exploitation de domaines et progrès agricoles, mais de ce rêve il ne
revint jamais. Son utopie était aussi chimérique que la gestion de ses biens. Louis de Loménie
nous le décrit calculant sans cesse sa fortune, s’engageant dans des acquisitions savamment
orchestrées, payant prestement ses dettes, empruntant tout aussi vite, homme de sérieux,
homme de cour très-estimé et cultivé, cet homme sut surtout trouver le secret de se ruiner.8
Il achetait sans voir et se gorgeait de suppositions chimériques. Il géra comme il se maria et
dut le peu de succès qu’il obtint à la compétence de son régisseur, un abbé Castagny, qui,
selon Loménie, transformait en recettes toutes les dépenses qu’entraînait le séjour du maître.9
Notre désormais Marquis empruntait pour acquérir chèrement, et malgré tous ses efforts, il ne
parvenait pas à rentabiliser ses exploitations. Contraint, il les bradait ne conservant que les
dettes qui croissaient d’années en années. Plus hardi que refroidi par ses insuccès, il se
convertit en 1763 en industriel et organisa l’exploitation d’une mine de plomb sur les terres de
ses beaux-parents. Le financement étant incomparablement plus élevé que celui d’un domaine
agricole, il mit en place un système d’actions vendues à toute une cohorte de seigneurs et
grands hommes au rang desquels figure Turgot, l’intendant de Limoges. Les années passent et
les créanciers s’impatientent, « ils disent que M. de Mirabeau aime le travail pour la postérité,
mais que quant à eux ils veulent jouir ».10 Après treize années d’exploitation, il semble qu’il
faille conclure à l’échec, bien qu’aucune source n’y fasse explicitement référence. Ces
6
Loménie [1879] tome 1, pages 421 et suivantes.
Cité par Loménie [1879] tome 1, page 430.
8
Loménie [1879] tome 1, page 435.
9
Loménie [1879] tome 1, page 444.
10
L’expression est de Mirabeau lui-même, Loménie [1879] tome 1, page 467.
7
4
épisodes accessoires nous dépeignent avec netteté le caractère du Marquis. En ces temps-là, il
triomphait et claironnait, avec sa clique physiocratique, que la seule richesse nationale
s’établissait par les domaines agricoles. Mais en pratique, il ne parvenait pas à en donner la
preuve, bien au contraire.
En plus de ses opérations hasardeuses, le Marquis n’a jamais hésité à doter ses filles et à
pensionner son aîné. Un recueil de comptes daté de 1779 nous montre dans quel cul-de-sac il
était happé : Il jouissait de 80'500 livres de revenu annuel contrebalancé par 678'740 livres de
dettes dont les charges se montaient à 51'648 livres. Bref, il lui restait moins de 30'000 livres
de revenu à dépenser pour l’ordinaire de sa famille, l’amortissement de ses domaines et le
remboursement de ses emprunts. Le restant de ses jours passé dans le plus total dénuement
n’aurait pas suffi à renflouer sa maison. Par-dessus ces difficultés, sa femme liguée à une de
ses filles et à son fils aîné lui réclamait 30'000 livres de revenu, et intenta un procès en
séparation de biens.11
Le couple défraya la chronique par ses luttes d’une rare violence. Les prétentions de la femme
étaient excessives, elles le furent dès les premiers temps du mariage, mais Mirabeau ne sut
jamais comment se comporter. Il se résinait. Trop délicat, trop patient, il supporta beaucoup et
quand la coupe fut remplie, sa tempérance céda à une rigueur implacable.
Le fils du Marquis, Honoré Gabriel de Riqueti, futur comte de Mirabeau et tribun de la
Révolution, eut une jeunesse plus tumultueuse encore que celle de son père. Il eut droit au
même traitement de rigueur désargentée et d’austérité formatrice que son géniteur reçu en
éducation, mais il préféra s’endetter. Il s’aventura auprès d’une femme mariée qu’il enleva à
sa famille. Il eut jusqu’à l’audace de s’allier à sa mère pour revendiquer l’argent de son père.
Condamné à mort par contumace, il fuit et de sa cachette inonda toute l’Europe de pamphlets
violents salissant la réputation du Marquis, lui attribuant les pires mesquineries et avarices
envers sa femme et ses enfants. L’Ami des hommes y perdit sa réputation auprès du public.
Etrangement, il adopta une attitude passive, il laissa dire. Or, il advint que son épouse face du
tapage dans la rue, revendiquant la propriété de son hôtel parisien.12 Ce fut le mobile d’une
intervention lourde.
Les dames de la cour, très-influentes à l’image de Madame de Maurepas, furent outrées du
comportement si déplacé de Madame de Mirabeau envers son brillant mari. Grâce à elles, le
Marquis obtient des lettres de cachet pour raison de famille,13 qui lui permirent d’enfermer
son épouse. Il engagea ses deniers afin d’arrêter son fils enfui en hollande, et procéda
pareillement avec sa fille comploteuse. A propos de ses agissements il eut ce bon mot alors
qu’il rencontrait un dénommé Montpezat :
Votre procès, me dit-il, avec madame la marquise, est-il fini ? – Je l’ai gagné. – Et où est –
elle ? – Au couvent. – Et monsieur votre fils, où est-il ? – Au couvent. – Et madame votre fille
de Provence ? – Au couvent. – Vous avez donc entrepris de peupler les couvents ? – Oui,
monsieur, et si vous étiez mon fils, il y a longtemps que vous y seriez.14
Ephémère triomphe du Marquis puisque l’épouse obtint une révision du procès. Son fils le
Révolutionnaire, réconcilié, s’engagea cette fois-ci à ses côtés contre sa mère, prouvant qu’il
possédait cette même qualité paternelle saugrenue de virevolter sans gêne d’un bord à son
contraire sans paraître aucunement dérangé. Son impétuosité embarrassa même le Marquis
qui se souciait de la bienséance. Cependant, les parlements n’appréciaient pas les pratiques
arbitraires des lettres de cachet et sanctionnaient radicalement qui en jouissait au détriment
11
Loménie [1879] tome 1, pages 477 et 478.
L’hôtel en question n’était pas celui de Vaugirard où il tint longtemps les mardis physiocratique, mais celui du
no 6 de la rue de Seine en face de la rue Mazarine. Loménie [1879] tome 2, page 598.
13
Loménie a une note très intéressante sur cette pratique qui n’était pas toujours en faveur du chef de famille.
Loménie [1879] tome 2, page 603, note 1.
14
Loménie [1879] tome 2, page 619.
12
5
d’autrui. Le Marquis perdit l’ultime procès qui acheva sa ruine, à laquelle il avait contribué
surement, à sa façon, durant des années d’exercice. Son épouse, recouvrant sa liberté et
largement plus que ses biens propres vécut comme elle l’a toujours fait, excessive à la folie et
joueuse sans borne ; elle se ruina plus encore que son mari, accomplissant une sage prédiction
du frère15 de Mirabeau :
Rends-lui sa liberté et ses biens, et elle se chargera elle-même de te venger et de te justifier
auprès du public.16
Mais le mal était fait et l’Ami des hommes perdit tout son crédit et personnifia, pour la
postérité, la lettre de cachet et ses abus. Pourtant il eut du succès et imposa bien plus de
respect que le Tableau économique de François Quesnay. Rousseau – que le Marquis tentait
de convertir à la Physiocratie – lui écrivait, en 1767, alors que la secte avait déjà tout révélé :
« J’admire votre grand et profond génie… vos ouvrages sont, avec deux traités de Botanique,
les seuls livres que j’aie apportés avec moi (en Angleterre ) dans ma malle. »17 Victor Hugo
disait de lui plus modérément : « Un rare penseur qui était tout à la fois en avant et en arrière
de son temps. »18 Et pour finir, son fils le Révolutionnaire écrivait : « J’ai voulu faire justice à
mon père comme philosophe politique, car on a vraiment oublié, jusqu’à l’ingratitude, les
services qu’il a rendus. »19 Ce malheureux oubli s’est perpétué jusqu’à nos jours, depuis Louis
de Loménie, seule Elizabeth Fox-Genovese20 réhabilite l’extraordinaire figure du Marquis
dans son rôle si peu compris aux côtés du Docteur. En plus des ennuis familiaux qui le
discréditèrent, Mirabeau mit du sien se voulant l’humble disciple reconnaissant, il finit par le
devenir aux yeux de tous. Maintenant que sa figure rocambolesque nous est mieux connue,
nous nous étonnerons moins de son étrange et fulgurante conversion.
Suite à la parution de l’Ami des hommes, le Docteur invita le Marquis. Ils se rencontrèrent au
matin dans le fameux entresol. Dispute houleuse qui s’acheva par le départ poli mais précipité
de Mirabeau, qui rumina ses arguments tout au long du jour et revint au soir afin de terminer
la controverse. C’est là « qu’on fendit le crâne de Goliath ». Dupont de Nemours raconte dans
les Ephémérides du citoyen :
Mais ce qui est tout autrement important pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de la science
de l’économie politique, c’est que son inventeur jugea dès lors que l’Ami des hommes
deviendrait un digne organe de cette science par excellence et des lois de l’ordre naturel ;
c’est qu’il chercha à le connaître ; c’est que, dès la première vue, il ne marchanda pas sur ses
erreurs ; c’est que l’âme docile de l’Ami des hommes reconnut la vérité, et que cet homme
illustre, objet alors de l’engouement de tous les autres, devint écolier, abjura hautement et
opiniâtrement son erreur, consacra tout le reste de son temps et de son travail et voua sa
célébrité à la publication de la science découverte par Quesnay.21
Mirabeau, vaincu, abandonna en partie ce qu’il écrivait dans l’Ami des hommes. Toutefois, ni
les physiocrates, ni les commentateurs ne se sont scrupuleusement penchés sur ce contenu
délaissé. L’évènement en tant que preuve visible d’une conversion intéressait plus que le
fond ; c’était rappeler la route de Damas en passant sous silence les Evangiles ! Seul
Mirabeau, dans une lettre à Jean-Jacques Rousseau, nous explique assez précisément que
Quesnay lui contestait son principe de la richesse :
15
Mirabeau fut très lié à son frère le Bailli, ce dernier fut même nommé grand prieur de l’ordre de Malte pour la
langue de Provence. Cf. Loménie [1879] tome 5, page 388. Le tome 1 développe la biographie du Bailli.
16
Loménie [1879] tome 2, page 612.
17
Loménie [1879] tome 1, page 340.
18
Loménie [1879] tome 1, page 343.
19
D’une lettre de Mirabeau au major Mauvillon, citée par Loménie [1879] tome 1, page 345.
20
Fox-Genovese [1976].
21
Ephémérides du citoyen, 1769, tome 1, Avertissement, page XXXIV. Cité par Loménie [1879] tome 2, pages
172 et 173.
6
Mon homme [Quesnay] me pria de faire aux hommes le même bonheur qu’on fait à des
moutons, puisque qui veut augmenter son troupeau commence par augmenter ses pâturages.
Je lui répondis que le mouton était cause seconde au lieu que l’homme était première dans la
création des fruits. Il se mit à rire et me pria de me mieux expliquer et de lui dire si l’homme
arrivant sur la terre apportait du pain dans sa poche pour vivre jusques au temps où la terre
préparée, semée, couverte de moissons meures, coupées, battues &c. pût le nourrir. J’étais
pris, il fallait ou supposer que l’homme avait léché 18 mois sa patte comme l’ours l’hiver diton dans sa tannière, ou avouer que ce créateur des fruits en avait trouvé en arrivant qu’il
n’avait point semés.22
Sympathique anecdote qui nous oriente vers le contenu de la controverse entre les deux
hommes. Sans parvenir à la reconstruire avec exactitude, nous pouvons tout de même relever
assez surement ce qui les opposait à propos de la richesse et de la circulation, afin de mieux
comprendre contre quoi est née la physiocratie.
L’Ami des hommes est un ouvrage à succès rédigé par le Marquis de Mirabeau et imprimé en
1756, mais paraissant après l’attentat de Damiens perpétré contre le Roi, le 5 janvier 1757.
Weulersse se réfère à un projet d’Avertissement rédigé par Mirabeau à l’attention de ses
lecteurs :
Si mon cahier n’eût été livré à l’imprimeur avant le commencement de l’année, l’horrible
attentat qui en a souillé les premiers jours eût pour jamais supprimé cet ouvrage.23
Nous reviendrons ultérieurement sur le grand chamboulement des attitudes que ce crime de
lèse-majesté déclencha. Il heurta peut-être significativement la psychologie du Marquis, de
sorte que celui-ci se retourna radicalement contre ses propres idées. Conversion abrupte,
obtenue par son contradicteur d’alors, François Quesnay. Mais si l’évènement marque à
jamais les annales de la physiocratie, il n’est aucunement un violent revirement. Le Marquis
était doté d’un enthousiasme explosif et naïf qui le ballottait sans gêne d’un extrême à l’autre.
Qu’il puisse changer volontiers d’avis correspond à tout un pan de sa psychologie. D’autre
part il cultivait une sorte de noblesse grandiloquente qui l’amenait à interpréter de petites
choses de la vie comme d’extraordinaires ruptures. Ainsi conciliait-il en âme et conscience
l’habit du prosélyte convaincu et borné, avec la plus vive versatilité d’esprit. Extraordinaire
figure d’Ancien Régime que ce Marquis de Mirabeau. Si Damiens le tourmenta quelques
temps, il lui conféra surtout la reconnaissance de toute la France meurtrie qui vit en lui le
sauveur des bonnes mœurs. L’Ami des hommes fut l’ouvrage à succès de cette année troublée,
au point que ce titre charmant devint le pseudonyme de son auteur ! Si Quesnay avait écrit et
publié quelques articles économiques pour l’Encyclopédie, il demeurait inconnu du public,
seuls les médecins et chirurgiens connaissaient son mérite. Par contre, l’Ami des hommes était
célébré de toute part. Le Marquis avait la renommée, le Docteur la doctrine ; celui-ci réussit
un ingénieux tour de force lorsqu’il s’allia tant le mérite que la fidélité du premier, si bien que
Mirabeau accepta de corriger l’œuvre qui le rendit célèbre en ajoutant de nouvelles parties.
Or, celui qu’il abandonnait ainsi pour s’en remettre de corps et d’âme à Quesnay était son
premier inspirateur, Richard Cantillon.
Mirabeau possédait en effet une copie du rare manuscrit traduit de l’Essai sur la nature du
commerce en général. Il l’a travaillé avant l’édition de 1755 et sa première ébauche de l’Ami
des hommes se voulait être un commentaire de l’ouvrage de Cantillon.24 Mais l’esprit
exubérant du Marquis se divertissait de son objet initial préférant librement s’exprimer, à
22
Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, vol. XXXIII, Oxford, 1979, pages 261 et 262. Lettre
reproduite dans Mirabeau [1757] page xxxvi. Pour le plaisir de lire la plume savoureuse du Marquis, nous ne
résistons pas à la reproduire en annexe !
23
Weulersse [1910b] page 20.
24
A ce propos, Louis Salleron a écrit une note liminaire d’excellente facture. Cf. Cantillon [1755] réédition de
l’INED, pages LXV et suivantes.
7
partir de l’Essai pris pour alibi. Louis Salleron a étudié les manuscrits du Marquis. Il note
qu’initialement le texte apparaît en deux colonnes, à gauche l’essai de Cantillon et à droite en
vis-à-vis, le commentaire de Mirabeau. Dès la page quarante et une, le Marquis s’approprie
l’espace et poursuit seul l’exposition. En définitive, il ne put ni éditer, ni commenter, disons
qu’il s’inspira des principes du Banquier, mais la rigueur du plan et l’austérité du style ne lui
convenait guère pour qu’il puisse résolument si soumettre.
Mais il invoque à plusieurs occasions le génie du Banquier. En voici un extrait significatif :
« Le nombre des habitans dans un état dépend des moyens de subsister,… etc. » ces paroles
sont tirées de l’ouvrage de M Cantillon, qui a été imprimé l’année passée. Ce fut, sans
contredit, le plus habile homme sur ces matières qui ait paru. (…) J’y renvoie ceux qui me
nieront les principes. J’aurois pû les répéter ou les extraire ; mais d’une part le rôle de
plagiaire ne me va pas ; de l’autre, tout est tellement lié dans cet ouvrage, qu’il n’y a pas une
pensée à déplacer. On ne peut douter d’ailleurs que la sécheresse de cette lecture n’ait été la
cause de l’indifférence avec laquelle on a laissé passer dans la foule un ouvrage tellement
hors de pair.25
C’est Mirabeau lui-même qui renvoie à Richard Cantillon ceux qui ne voudraient pas
s’accorder avec les principes qu’il lui emprunte ; le Docteur est averti, il connaît l’adversaire !
Que le lecteur nous permette encore une large citation et ne s’en lasse pas, car le Marquis
nous laisse entendre en quoi son travail se distingue de celui du Banquier. Ce passage est
emprunté à une note qui figura dans un premier manuscrit de l’Ami des hommes.
Loin de m’asservir à la tournure d’un commentaire, je renferme dans mon propre ouvrage
celui de mon auteur [Cantillon] qui en fait la base et je le présente sous un titre particulier
qui est le mien et non pas le sien ; mais on est rebattu d’écrits sur le commerce et puisque, au
fond, sous le titre modeste dons l’auteur s’enveloppe, il présente tout ce qui peut établir la
constante prospérité d’un Etat en le prenant depuis la base jusqu’au fronton, j’ai cru
pouvoir, sous un autre titre qui paraît de détail aussi mais qui, si l’on y prend garde, est très
général, renfermer en même temps tout ce qui concerne le fonds et les fruits d’un bon
gouvernement.26
L’ouvrage du Marquis s’en remettait aux principes de Cantillon et ce fut précisément ce que
Quesnay attaqua. Manière de dénoncer l’erreur, manière aussi de ménager un contradicteur
afin de s’allier sa célébrité car il fut le seul à séduire le public et à gagner la confiance du Roi
par un texte moraliste et très nationaliste, sortant des presses à point nommé. Quesnay comprit
qu’après Damiens, Mirabeau réussit à s’approprier un public en recherche d’absolution.
Qu’en plus il fut proche de ses idées facilitait la discussion, mais que Quesnay gagne un
premier disciple à sa cause par une conversion aussi nette et rapide, quand ce disciple fut luimême considéré comme la meilleure pensée et parole du moment, voilà l’extraordinaire
concours de circonstances qui devait présider à la naissance de l’école physiocratique. Sans
l’humilité intellectuelle de Mirabeau, Quesnay serait de nos jours encore noyé dans la masse
des petits écrivains monarchistes, libéraux et agromaniaques que le XVIIIe siècle produisait à
foison.
Sur le point d’achever son Ami des hommes, le Marquis crut bon de joindre un résumé de ses
idées. Il se justifia en ces termes : « Le précis, qui est l’objet de ce chapitre, est d’autant plus
nécessaire, que j’avoue moi-même que la totalité de cet ouvrage est un cahos [sic] d’idées et
de détails, qui n’ont d’ordre que dans les titres des chapitres. »27
Par ce constat tout à fait réaliste, Mirabeau nous donne involontairement la recette la plus sûre
pour interpréter son travail. Ce qui lui manque c’est un système, puisque ses idées suivent
25
Mirabeau [1756] partie 1, chapitre 7, pages 238 et 239.
Cantillon [1755] réédition de l’INED, page LXXII. Ce manuscrit s’intitule Mémoire sur la population, classé
M. 780, no 1 aux archives nationales.
27
Mirabeau [1756] partie 3, chapitre 8, page 448.
26
8
plus volontiers les turpitudes du paradoxe. Par exemple, il formule un gentil précepte :
« Aimez, honorez l’agriculture », avec l’idée que la richesse de l’Etat tient dans sa population
dont la mesure est la subsistance. D’où l’agriculture comme véritable pourvoyeur des
richesses. Autre part, le voilà qui empoigne le problème différemment, il revendique la
nécessité du commerce extérieur car là où il est entravé, l’industrie cesse : « La cessation de
celle-ci étrangle la population ; avec la population tombe l’agriculture. »28 Par un exemple
encore plus étonnant, il propose au royaume de France de conquérir les Landes au sud du
Bordelais. Plutôt que de posséder ce territoire militairement, il cherche à le vivifier. C’est-àdire, que grâce au développement des voies de communication, l’agriculture va naître,
soutenir la population qui se policera et recevra comme un bienfait la sécurité et la justice du
Roi ; en retour, les Landes contribueront de gaité de cœur à l’impôt. Mirabeau mélange pêlemêle toutes ces inductions. Une fois l’agriculture soutient la population, une autre fois c’est le
commerce étranger qui permet l’agriculture, et dans un troisième cas, l’agriculture présuppose
la création d’un véritable marché.
Le Marquis prétend pourtant s’en tenir à quelques principes, empruntés à Cantillon, mais il les
applique de suite à sa fantaisie et à son expérience, si bien qu’il est difficile à la fois
d’affirmer qu’il a bel et bien suivi les principes de Cantillon, et de lui reprocher des
contradictions, tant les exemples si particuliers qu’il choisit rendent les propos peu clairs. Les
trois inductions présentées ci-dessus ne sont pas incompatibles puisqu’elles traitent de cas très
particuliers : le soutien et la possibilité d’un essor démographique par le progrès agricole, la
crise suite à une rupture brutale du commerce étranger, la mise en valeur d’une terre sauvage
conquise.
Nous aurions tort de faire de Mirabeau le relais limpide de Cantillon à Quesnay. C’est trop lui
prêter. Par contre, il apparaît bien plus plausible que Quesnay voulut mettre de l’ordre dans le
chaos de l’Ami des hommes. Il voulut lui proposer un système, c’est-à-dire une manière de
construire en mettant des ordres de priorité et des enchaînements causaux. Une manière de
fixer les principes et de s’y tenir. Il s’agissait donc clairement de supprimer les perturbations
que le Marquis empruntait à Cantillon. Les principes en débat concernent la circulation, nous
allons montrer ceux revendiqués par Mirabeau comme emprunt. Nous ne prétendons pas être
exhaustif en l’occurrence. L’interprétation du Marquis étant assez libre, nous nous bornerons
à présenter ceux qui ne laissent aucun doute. Nous les identifierons plus facilement encore
que Quesnay les a clairement visés dans plusieurs textes.
Mirabeau œuvre en économiste, dirait-on, puisqu’il se préoccupe de ce qu’est la richesse.
Mais il procède bien dans la façon du XVIIIe siècle, en philosophe, identifiant la véritable
richesse aux hommes vivants en société : L’homme en tant qu’animal social, voilà ce qui crée
toute valeur. D’où l’affirmation que l’Etat vit grâce à la population. C’est son principe et il se
ramène au calcul du nombre des hommes, qui lui-même se mesure par la subsistance, et donc
l’agriculture se présente un peu comme cause nécessaire de la population.
C’est évidemment très lié à Cantillon, mais le Marquis insiste sur l’aspect « social » de la
richesse. Il tient plus à la politique qu’à l’économie car pour être richesse, la population doit
être sociale. Mais les hommes sont avides par nature et s’ils ne sont pas guidés, ce
tempérament les conduit immanquablement jusqu’à la cupidité identifiée comme le fléau le
plus à même de corrompre la société. D’où la nécessité de détourner l’avidité humaine de la
cupidité. Chacun s’illusionne et pourchasse orgueilleusement ses propres intérêts croyant
pouvoir les assouvir par lui-même, il est alors du devoir du gouvernement éclairé de le mettre
en face de la vérité, c’est-à-dire de le sociabiliser.29 Voilà une recommandation morale
28
29
Mirabeau [1756] partie3, chapitre 1, page 6.
Mirabeau [1756] partie 1, chapitre 1, page 35.
9
adressée aux élites et au Prince : Travaillez les mœurs de vos sujets, faites-en des gens aptes à
vivre en société.
Le Marquis de Mirabeau dans sa phase pré-physiocratique est complètement engagé dans un
programme de recherche de philosophie morale, il prêche les bonnes mœurs et place donc,
l’éthique comme fondement de l’économique. Où pour le dire autrement, les mœurs sont une
cause indépendante de la richesse d’une nation ; avec un peuple cupide tout le royaume
périclite. Ce point est loin d’être anodin car il préfigure toutes les difficultés de la naissance
du libéralisme économique. Les commentateurs cherchent volontiers dans la physiocratie une
sorte d’acte de naissance de la pensée libérale. Nous pouvons identifier ce passage avec la
conversion de Mirabeau. Le Marquis va devenir une espèce d’utilitariste avant lettre, mais
toujours chimérique ! Louis de Loménie relève un point curieux mais commun à tous les
physiocrates : leur croyance en une sorte de lien entre les intérêts privés et les intérêts publics.
Croyance plus fortement marquée chez le Marquis que chez les autres sectateurs. Mirabeau
écrivait quelques années plus tard dans ses Economiques que :
(…) la science économique a pour but de démontrer à tous les hommes qu’il n’est point
d’état, point de position, où le parti le plus honnête et le plus juste ne soit visiblement le plus
profitable, dès le jour, dès l’instant même, et le mieux calculé.30
L’équité fusionnerait avec le profit, et plus encore puisque sous le règne de ce principe de
philosophie morale, l’intérêt personnel et la justice absolue ne feraient plus qu’un.31 Ce qui est
intéressant, c’est que l’Ami des hommes se préoccupait de morale, admettant qu’elle était une
cause indépendante. En se convertissant à la physiocratie, le Marquis n’abandonna pas son
affection pour les bonnes mœurs. Il accepta pourtant de supposer une seule cause matérielle et
économique qui finisse par façonner les mœurs. Le calcul des avances et du produit net
expliquerait tout, de la répartition des richesses aux droits et devoirs de chacun. C’est une fois
encore un raccourci rhétorique grandiloquent. On prête à la Nature la faculté miracle
d’organiser la société par l’économie. Suivant cette supposition, les individus doivent être
libres d’échanger puisque l’ordre naturelle les disposent aux bonnes places afin qu’ils
produisent au mieux : ceux qui consomment, ceux qui façonnent les matières, ceux qui
cultivent avec surplus, chacun sa place. Sur ce thème que l’on va baptiser despotisme légal
naturel et que nous traiterons ultérieurement avec plus de soin, Mirabeau ne s’est converti que
sur la forme, mais au fond, il demeure le philosophe politique de l’Ami des hommes,
préoccupé des mœurs. Que chacun soit à sa place où la nature le convie ; fait nécessaire et
indiscutable qui préside au mécanisme économique ! Ici nous peinons à dire que Mirabeau se
convertit. Certes, il adapta son langage, parlant du produit net et des avances afin d’éclairer
les droits et les devoirs, mais derrière les mots, sa vision du monde se rigidifie et fixe selon la
nature la juste organisation politique et la morale qui en découle. De ce point de vue,
Mirabeau perdure dans son idée et la transmettra aux physiocrates et au Docteur, qui lui
emprunta l’enthousiasme pour le droit naturel. La conversion n’alla pas que dans un sens, les
deux hommes travaillèrent ardemment ensemble et échangèrent abondamment leurs idées.
Il est toutefois une question qui dut indubitablement s’élever entre eux : celle de la circulation
des richesses. En la matière Mirabeau n’était pas très à son aise, il suivait aveuglément
l’autorité de Cantillon afin de parer à ce qu’il ne connaissait pas. A contrario, Quesnay, qui
n’eût pourtant pas d’expérience bancaire ou monétaire, se savait grand connaisseur de la
science du circuit, il se confortait par la médecine qui à son avis devait enseigner les
politiques sur les matières économiques ; dans son esprit, l’économie politique naquit de la
Science médicale. Il dut donc se sentir assuré sur les positions où le Marquis était visiblement
fragile, ou en tout cas peu concerné. Pour Mirabeau, l’économique n’était que subsidiaire à sa
30
31
Mirabeau [1771] tome IV, page 498, cité par Loménie [1879] tome 2, page 302.
Loménie [1879] tome 2, pages 302 et 303.
10
prêche politique, il put sans autre abandonner Cantillon tant qu’il eut une autorité et un
système de remplacement. Voyons cette circulation politique à l’œuvre avant de lui enlever le
circuit du Banquier et de lui attribuer celui du Docteur.
D’emblée la position du Marquis se démarque avec ses accents politiques. Il a l’idée de
penser la circulation en absence des monnaies métalliques, ces dernières n’étant qu’un
perfectionnement qui ne rompt ni ne transforme quoique ce soit de la véritable circulation qui,
par essence, est politique. Il écrivait :
Les métaux ne sont que le signe des valeurs ; où il n’y a point d’hommes, il n’est de valeurs à
rien ; et si les métaux se trouvent dans des climats déserts, ils courent bien vîte se répandre
aux lieux où la nécessité du troc leur fera trouver leur place. (…)
Les finances sont le nerf d’un état, il est vrai ; mais l’or n’est qu’un métal : il ne devient
richesse qu’en passant par les mains des hommes. Donnons des hommes à un état, s’ils n’ont
de l’argent, ils en feront venir.32
L’argent est abandonné, mais le schéma de la circulation proposé par Cantillon est maintenu.
Il s’agit bien d’observer comment les campagnes approvisionnent la capitale, puis comment
cette dernière leur retourne des valeurs réciproques. Tout cela sans monnaie, avec le Roi pour
capitale et ses sujets pour campagnes. Mirabeau suppose qu’il existe entre eux une dette
morale réciproque. Chacun a des devoirs. Au souverain la justice et la force qui la garantit : Il
protège des ennemis, et assure jugement et police entre les citoyens.33 En échange il reçoit le
service de ses sujets. Le premier mouvement part de la capitale et inonde le royaume en le
vivifiant d’un esprit policé qui est la garantie de la civilisation. Toutes les parties éloignées
s’animent sous la stimulation de la justice et de la force souveraine. Cette énergie nouvelle
retourne au Prince, dans un second mouvement en récompense de ses bienfaits. Voici décrite
la circulation politique par l’alternance de deux flux, deux subventions pour reprendre les
mots de l’Ami des hommes, justice puis service. L’image est limpide, et elle contient à elle
seule toutes les ambiguïtés du Marquis. En effet, le Prince se voit attribué le rôle de cause
moteur puisque sa justice est nécessaire au développement économique, dont les progrès
permettront, après coup, le versement de l’impôt.
Le souverain arrose tout son peuple de sa force et de sa justice, et fleurissent les libertés de
part tout le royaume. Les routes s’animent et le commerce irrigue les villages et les bourgs.
Sous cet aspect, le commerce arrive en second, après les subventions réciproques du Prince et
de son peuple, mais avant la population, avant l’agriculture. Les marchands tiennent un rôle
éminent, et bien que Mirabeau souligne l’assujettissement du commerce au principe de la
circulation politique, il n’en conclut pas moins avec sa confusion coutumière qu’il est l’égal et
le complément de la bonne police, car sans lui elle ne se diffuserait pas. Il nous décrit
comment le Roi peut civiliser les Landes ou le Berry. On y voit les bataillons déposer les
armes et s’équiper de pelles et de pioches et creuser les routes et les canaux :
Toutes ces communications sont les veines du commerce qui se glisseroit dans le pays ; il y
présenteroit sa sœur la police qui bientôt détruiroit efficacement ce qu’il reste d’usages
barbares parmi ces espèces de sauvages.34
Les commerçants diffuseurs de morale et de civilisation, avec un Prince entrepreneur des
ponts et chaussées ! Quelle fresque plaisante où le souverain érige les voies de
communication, les assure de sa justice pour animer les échanges, faciliter la production des
subsistances, augmenter la population et finalement encaisser l’impôt. Disons que le
raisonnement n’est pas étranger aux idées de Cantillon qui bénissait la contribution essentielle
des marchands, par contre, les connaisseurs des doctrines enseignées par le Docteur nous
32
Mirabeau [1756] partie 1, chapitre 8, pages 429 et 430.
Mirabeau [1756] partie 2, chapitre 2, page 31.
34
Mirabeau [1756] partie 2, chapitre 2, page 47.
33
11
opposeraient celle de la stérilité du commerce. Ce serait le point de conversion du Marquis, il
aurait cédé sur l’importance du commerce et accueilli la bonne parole qui ne voulait pas
accorder trop d’estime aux marchands. Comment leur attribuer presque exclusivement cette
capacité à vivifier toute une région, afin qu’elle produise un surplus pour le souverain ?
Comment ne pas leur préférer les progrès agricoles qui seuls soutiennent la population et
expliquent les progrès démographiques ? Pourtant, la doctrine de la stérilité, particulièrement
à propos du travail du marchand, n’était pas encore à l’ordre du jour des fondateurs de la
physiocratie. Quesnay ne fut pas en butte aux propos du Marquis, nous le verrons au prochain
chapitre. Sur le thème du commerce, le seul point susceptible de désaccord entre les deux
théoriciens concerne les relations avec l’étranger. Mirabeau recommande une entière liberté
des échanges à l’extérieur, mais il préconise l’importation de subsistances afin d’accroître le
nombre des hommes ; retenir les denrées tant que possible au pays et verser en échange les
métaux où les ouvrages des arts.35 Aux yeux de Quesnay cette pratique sacrifie la liberté
politique à l’accroissement de la population, car si l’étranger ne veut plus vendre ses denrées
excédentaires, le pays incapable de produire plus de blés subit de plein fouet les effets de la
famine. Ce serait signer la reddition avant l’affrontement. Le Docteur préconise au contraire
et à raison d’exporter les produits des cultures et de l’élevage plutôt que celui du luxe et des
arts, de sorte que si ce commerce s’éteint, il n’assèche pas la population qui subsisterait
malgré tout.
En résumé, la circulation politique décrite par le Marquis emprunte un schéma grossier des
idées de Cantillon, complété par une conviction typique de philosophie morale du XVIIIe
siècle. Jusque-là, les idées mirabesques n’heurtaient que très légèrement les convictions du
Docteur, avec seulement une différence prononcée sur la question de l’exportation des
produits manufacturés. Mais le Marquis incorporait à son tableau politique un principe de
circulation monétaire. Enfin presque, il adoptait un principe de Cantillon en le démonétisant
en partie et le politisait une fois de plus.
Souvenons-nous que le Banquier formulait le code déontologique de son métier : véhiculer les
monnaies en interdisant les spéculations sans couverture métallique. De la Champagne à
Paris, l’argent circule par lettre, à moins que le change ne soit pas au pair, c’est-à-dire que la
quantité adéquate de métaux fasse défaut à Paris, auquel cas, le banquier organise le transport
des monnaies métalliques de la province à la capitale. Mirabeau transpose cette situation en
politique, parlant d’un change au pair entre le Roi et ses sujets.36 C’est-à-dire que la justice et
la force offertes équivalent aux services rendus. Une province frontière très éloignée de la
capitale jouira peut-être peu de la justice royale. En absence de tribunaux régionaux, les
citoyens devront voyager cher afin que leur cause soit entendue par un magistrat. Les bienfaits
de justice seront atténués, mais en retour, les devoirs de l’impôt seront plus modestes que dans
les régions proches du cœur de l’Etat. Si maintenant cette province frontière se trouve
menacée par des armées ennemies, le Roi enverra un corps défensif. Il protègera de sa force
les sujets en danger. Ces derniers, en retour supporteront les coûts d’entretien des militaires,
ils rendront au Roi le prix de la sécurité. En sorte que le change est au pair, et c’est heureux
car à supposer que l’impôt soit en proportion exagérée à la défaveur du peuple, le corps social
s’exténuerait. De même si l’impôt est trop faible, la force et la justice s’amenuiseront
d’autant. La bonne administration règlera toujours le change politique au pair afin de garantir
l’excellente santé du royaume.37 Ces arguments interrogent les manières de percevoir
équitablement l’impôt ; sur ce thème, Quesnay dut approuver Mirabeau.
La controverse surgit avec l’argent, lorsque Mirabeau en parsème ses propos, revendiquant
Cantillon mais exagérant à sa convenance. Conséquent avec lui-même il soutient d’abord que
35
Mirabeau [1756] partie 3, chapitre 8, page 538.
Mirabeau [1756] partie 2, chapitre 2, page 37.
37
Mirabeau [1756] partie 2, chapitre 2, page 39.
36
12
la richesse c’est la masse des hommes, mais pas l’argent qui est sans valeur. Cependant, il va
mettre plusieurs inflexions à ce principe fort. Il commet d’abord une métaphore médicale
complètement à l’encontre de l’esprit quesnaysien ; il se fait Silva plus pour la belle image
que par conviction :
Si vous leur [les métaux] permettez de s’établir comme richesse, vous errez dans le principe,
vous périrez par les conséquences ; si vous les regardez au contraire comme agent dont le
ministère est nécessaire, et dont la masse doit être en proportion de la quantité de matières
dont il doit accélérer la production en aidant à les débiter, vous êtes dans le vrai. Le sang qui
circule dans les veines est le principe de la nutrition universelle ; mais s’il surabonde et
forme dépôt, il entraîne la corruption et la mort. Détournez donc la vuë des lieux où l’on
recherche les mines et la poudre d’or ; laissez aux aveugles le soin de s’ensevelir dans les
entrailles de la terre, c’est sa surface qu’il faut couvrir et vivifier. Les richesses se trouvent
par-tout où il y a des hommes.38
Nous savons à quel point cette vision médicale est dans l’air du temps et combien Quesnay la
nuança. Le Docteur eut suivi enthousiaste le Marquis dans sa dénonciation de la richesse
comme accumulation de métaux. Par contre, l’idée d’un croupissement du sang et de la
corruption de l’organisme dut l’inciter à réagir. En médecine, c’est un cas qui se présente
rarement, causé par la défaillance du corps ou des artères plutôt que par l’abondance du sang
qui, dans la norme, se proportionne aisément aux besoins. Mirabeau s’inspirait de l’idée de
Petty reprise par Cantillon où il s’agissait d’établir la proportion convenable entre la quantité
de monnaie et les biens. Le Banquier établissait une règle en fonction du nombre d’anuités
pour le versement de la rente foncière. Dans le circuit, les agriculteurs des campagnes versent
la rente aux propriétaires sis dans les villes ; de grosses sommes circulent. Si elles sont
versées en une fois, il faudra une quantité d’espèces métalliques supérieure à un versement en
quatre fois réparties dans l’année, et susceptible de circuler et retourner aux campagnes avant
le prochain paiement. Par ses lectures et son affiliation, Mirabeau entre subrepticement dans
les théories quantitativistes.
Ailleurs, il admet que la circulation exclusivement politique est languissante, les échanges
sont bien souvent interceptés. Mais l’or a la propriété de s’engouffrer dans le corps politique
et d’y rendre la circulation libre et facile.39
L’or a, comme je l’ai dit, facilité ce flux et reflux, et par conséquent lié les états ; mais au
fond il n’est autre chose que le représentatif de cette circulation. Il semble avoir ajoûté un
moyen de subsistance et de richesse de plus, et plus indépendant que les autres des deux
subventions ci-dessus, en animant le commerce.40
Cette citation caractérise la gêne du Marquis sur les aspects monétaires. D’abord il dénie un
rôle actif aux espèces et leur confère uniquement une tâche de représentation et de « liant ».
Puis, il enchaîne directement en reconnaissant qu’en plus des droits et devoirs du Prince et du
Peuple, premier principe moral de richesse et de circulation, il faut ajouter un second principe
de richesse : la monnaie métallique ! Elle concourait à l’efficacité de la circulation. Mirabeau
laisse toutefois transparaître un peu de retenue, il affirme avec hésitation les vertus de l’or. Par
contre, il se fait plus catégorique lorsqu’il s’agit de critiquer les défauts des monnaies en
général. Il rappelle continuellement qu’elles ne sont que le signe de la richesse, et non pas la
richesse elle-même. Il en déduit que si le représentatif devient commun, il n’est plus en
mesure de représenter. C’est le cas d’un pays où la monnaie abonde :
Argent et papiers, s’ils signifient trop, ne signifient rien, comme cela est arrivé en France.41
38
Mirabeau [1756] partie 1, chapitre 8, page 425.
Mirabeau [1756] partie 2, chapitre 2, page 37.
40
Mirabeau [1756] partie 2, chapitre 2, page 41.
41
Mirabeau [1756] partie 2, chapitre 8, page 503.
39
13
Evidemment, il pense à l’expérience de Law. Du coup il martèle des arguments chocs tirés de
Cantillon. Si une banque émet trop de billets, il arrivera tôt ou tard, par malveillance ou par
crainte que les créanciers se pressent au guichet présentant leurs titres. En cas d’insuffisance
des réserves de métaux c’est la banqueroute. Pour Mirabeau, ce danger ne relève pas que des
établissements bancaires, mais touche également les états, les puissances débitrices.42 Il ajuste
dans sa mire l’exorbitante dette contractée par l’Angleterre lorsqu’elle arma les ennemis de la
France. Son esprit nationaliste plut beaucoup, mais les arguments avancés sont fondés sur du
sable. Il pérore que les dettes nationales sont une ruine et même une lourde chaîne si elles sont
contractées avec l’étranger. Il s’en prend à Melon qui expliquait que les dettes d’un état sont
des dettes de la main droite à la main gauche. Il lui rétorque que si on écorche la main gauche
pour recouvrir d’une seconde peau la main droite, les deux s’en trouveront également
incommodées.43 Incroyable image qui force l’idée par ce qu’elle a de choquant, mais elle
n’explique rien ; elle horrifie. Tout le propos est embrouillé. Il semblerait que les dettes d’une
nation amène un excédant monétaire qui détruit l’argent en tant que signe des richesses. De
plus, être fortement endetté, c’est s’empêcher de rembourser, au risque que tous les créanciers
fassent valoir leurs droits en même temps. Derrière ces deux problèmes apparemment
distincts, Mirabeau oublie les prix. En effet, si la masse monétaire augmente, le signe n’est
pas détruit, il signifie simplement différemment, au moyen d’un nouveau prix, corrigé de
l’augmentation monétaire. Lorsqu’un pays contracte une dette, savoir ce qu’il rembourse est
encore une affaire de prix que l’on appelle change.
Nonobstant, Mirabeau file sans plus vers une étonnante conclusion. Si les dettes sont une
gêne, autant les éteindre. Il s’en prend aux rentiers qui préfèrent s’assurer un revenu sans
effort plutôt que d’entreprendre :
Or comme les rentes, sur quoi qu’elles puissent être assises, ne sont prises que sur les fonds
ou sur les consommations, comme les consommations ne sont jamais chargées qu’aux dépens
des fonds de terre, qui par des rapports nécessaires supportent dans le fait toutes les charges,
il arrivera qu’en diminuant les rentes, on augmentera les terres, et que chacun profitant de
cette diminution en proportion de ce qu’il posséde de terres, retrouvera par ce moyen ce
qu’il perdra par la diminution des rentes.44
C’est ici que la charrue est mise avant les bœufs ! La rente qui ne serait pas perçue reviendrait
à la terre, sa première origine, et permettrait au propriétaire d’accroître ses revenus. Mais que
se passe-t-il si l’argent rempli les poches du rentier ? Qu’en fait-il ? Pour le Marquis, c’est une
sorte de perte. Pourtant il faudra bien que le titulaire d’une rente la dépense et la renvoie au
circuit.
De plus, la dette possède une sorte de vice, l’intérêt. Cette fois le Marquis s’abstient d’en
juger l’aspect moral qu’il abandonne à la religion. Par contre, il en discute sur le plan
économique avec l’idée que l’abondance d’argent provoque la baisse du taux d’intérêt, ce qui
serait le cas de l’Angleterre par sa politique décidée. En somme, plus l’argent est commun,
moins il coûte et donc son prix – l’intérêt – diminue. L’exorbitante dette anglaise s’adoucit au
fur et à mesure que le taux d’intérêt baisse. C’est-à-dire que le principal de la dette – le
montant prêté – demeure, mais les plus faibles intérêts versés le rendent aisément supportable.
Sur ce thème, Mirabeau réussit une nouvelle étrangeté argumentative en affirmant que « plus
l' interêt [sic] d' une somme baisse, plus le capital coûte à rembourser ».45 Il s’explique par le
fait que personne ne voudra prêter des sommes à de faibles intérêts, du coup, à l’échéance de
sa dette, l’Angleterre ne pourra que travailler à la rembourser puisqu’elle n’intéressera aucun
42
Mirabeau [1756] partie 2, chapitre 8, page 509.
Mirabeau [1756] partie 2, chapitre 8, page 511.
44
Mirabeau [1756] partie 2, chapitre 8, page 516.
45
Mirabeau [1756] partie 2, chapitre 8, page 499.
43
14
nouveau créancier.46 Bref, le taux d’intérêt est associé à la masse monétaire en circulation,
argument supplémentaire qui donne prises aux répliques du Docteur. Voyons encore une
dernière idée sur l’argent, qui assoit l’ambiguïté de Mirabeau.
Dans sa synthèse finale il effleure un raisonnement qu’il regrette de n’avoir pu démontrer. A
son avis, l’abondance d’argent augmente la consommation de chacun et donc diminue la
population puisqu’elle n’est plus en mesure de subsister. Car l’excès de consommation
épuisera le nécessaire de certaines gens. Il va jusqu’à admettre mystérieusement que cette
abondance d’argent bannit l’industrie et les arts.47 Le constat s’impose, dans l’esprit du
Marquis, les prix ne trouvent aucune place. La masse monétaire varie sans incidence sur les
prix. Tout de même, prétendre que l’augmentation de la quantité de monnaie incite les
individus à consommer plus et donc que la nourriture va manquer et que le nombre des
hommes va décroître, c’est raisonner fort naïvement. Quesnay eut le mérite de repérer les
terribles lacunes de Mirabeau sur les questions monétaires. Il y remédia et profita de
l’occasion pour extirper les idées quantitativistes de Cantillon. En tout cas, le Marquis ne fut
pas le défenseur le plus habile et le plus décidé à la cause du Banquier, loin s’en faut ; il
mélangeait trop les principes pour pouvoir vigoureusement les défendre. Face à Quesnay il
préféra abdiquer sur les questions de circulation, ce qui ne fut pas réellement une défaite
puisqu’il se préoccupait des mœurs et s’inquiétait fort peu de l’argent, pour lequel il se savait
mauvais gestionnaire et faible théoricien. Sa nature exubérante l’attachait à merveille au rôle
de l’évangéliste, laissant au Docteur celui du Messie ; son imagination excentrique s’associait
volontiers à la rigueur d’un système solide et déjà inventé. Si un jour suffit à convertir
définitivement le Marquis, le circuit économique était encore dans les limbes, bien enfoui
dans l’esprit de Quesnay qui devait désormais le révéler. Il s’employa d’abord à corriger
l’Ami des hommes.
François Quesnay économiste
Avant de convertir Mirabeau, Quesnay avait déjà par lui-même débuté en économie. Il signait
dans l’Encyclopédie deux articles intitulés Fermiers et Grains. Bien qu’accusant une tendance
agromaniaque forte, ils diffèrent d’avec l’Ami des hommes en ce qu’ils sont véritablement des
travaux d’économie. En les parcourant brièvement nous notons qu’ils contiennent déjà une
théorie des prix et une théorie du capital. Ils sont un magnifique panachage des auteurs que
nous avons survolés, de Boisguilbert à Herbert.
Suivant ses prédécesseurs, Quesnay s’inspire des succès anglais, de cette faible amplitude
marquée dans la variation des prix du blé.48 La bonne santé de l’agriculture anglaise séduit,
elle suscite des explications. Pourquoi le royaume de France se traîne-t-il alors qu’il est le
mieux disposé de tous à l’abondance agricole ? Fin observateur, Quesnay dresse le tableau de
la France rurale, distinguant la grande de la petite culture, celle des fermiers exploitant un
domaine sur les terres d’autrui et celle trop pauvre qui contraint le propriétaire à diriger luimême les métayers à sa charge.49 Le fermier paye une rente au propriétaire, mais une part du
revenu lui revient, qu’il investit à son bon vouloir dans son exploitation. Voilà que des
chevaux de trait sont menés aux labours. Ils sont certes plus chers à l’acquisition, mais leur
rentabilité dépasse allègrement celle des bœufs. Notre docteur agronome présente de savantes
46
Mirabeau [1756] partie 2, chapitre 8, page 500 : « Un interêt bas sur une nature de dettes, dont le fonds est
exigible, prohibe désormais au débiteur tout autre arrangement que celui de travailler à se libérer du capital.
47
Mirabeau [1756] partie 3, chapitre 8, page 530.
48
Quesnay [1757a] page 175.
49
Tel est le thème dominant de l’article Fermiers. Quesnay [1756].
15
estimations qui corroborent cet avantage du cheval sur le bœuf50, telle est dans les faits la
distinction entre les riches domaines des provinces de Normandie, de la Beauce ou de l’Ile-deFrance, de la Picardie, de la Flandre, du Hainaut comparées aux miséreuses cultures du reste
du royaume.51 Le riche fermier est capable d’avancer des sommes afin d’équiper diligemment
son exploitation, le métayer survit de ses revenus alors que les propriétaires toujours
dépensent conformément à leur nature.52 En Angleterre, la majeure partie de la richesse
provient des cultivateurs, bien au-delà « de la traite des nègres, qui est l’objet capital du
commerce extérieur de cette nation », car le royaume eut la finesse de privilégier le statut des
fermiers :
L’état de fermier est un état fort riche et fort estimé, un état singulièrement protégé par le
gouvernement. Le cultivateur y fait valoir ses richesses à découvert, sans craindre que son
gain attire sa ruine par des impositions arbitraires et indéterminées.53
De la prospérité des campagnes, le monde s’apprêtait à vivre une complète transformation :
l’émergence de l’industrie dominante. Dire que les paysans la tenaient en embryon au creux
de leur main ! Les fermiers anglais du XVIIIe siècle ont fait la révolution industrielle, ils l’ont
financée, ils l’ont permise ; ceux de France ne purent. Pourtant les physiocrates théorisèrent le
prodigieux avènement. Le temps seul manquait; au royaume des Louis, le politique précédait
l’économique, l’idée de peuple primait sur celle de fermier, et la révolution qui s’ourdissait
n’avait rien d’industrielle.
Avec Herbert, Quesnay prêchait les hauts prix du blé contre Forbonnais. C’est-à-dire qu’il ne
dut pas entendre grand-chose à cette idée de faible prix des grains pour concurrencer les
cultures étrangères sur leurs propres marchés et ainsi les décourager. Mais il n’était pas non
plus favorable aux idées de Herbert quand ce dernier prônait de lourdes taxes à l’exportation
des blés afin d’empêcher leur fuite vers d’autres pays. Toutefois il développait à son tour de
ces arguments à tonalités mercantiles. Certes, le commerce extérieur favorise l’écoulement
des surplus agricoles, évitant que l’excessive abondance des grains ne les fasse tomber en
non-valeur.54 Des blés qui ne s’exportent pas, ne se vendent plus sinon à bas prix quand la
récolte est généreuse, alors les paysans travaillent moins les terres car ils ne touchent plus la
contrepartie de leurs efforts. Qu’adviennent grêles ou disettes et les cultures en friche,
abandonnées au chaos des herbes, fougères et autres ronces, ne rendront rien aux hommes
affamés; « la nation perd les revenus de ses biens-fonds55 ». Cependant, le Docteur
recommande une condition nécessaire au commerce extérieur afin qu’il soit à l’avantage de la
France. Il s’agit d’exporter les denrées de première utilité excédentaires aux besoins du pays.
50
Quesnay [1756] pages 132 et suivantes. L’idée courante, selon Quesnay, prêtait de meilleurs profits à labourer
avec des bœufs.
51
Quesnay [1757a] page 163.
52
C’est un fait. Quesnay ne s’y oppose pas, mais il a des mots assez durs contre eux : « Les propriétaires ne sont
utiles à l’Etat que par leur consommation : leurs revenus les dispensent de travailler, ils ne produisent rien, si
leurs revenus n’étoient pas distribués aux professions lucratives, l’Etat se dépeupleroit par l’avarice de ces
propriétaires injustes et perfides. Les loix s’éleveroient contre ces hommes inutiles à la société et détenteurs des
richesses de la patrie. » Quesnay [1757b] pages 218 et 219.
53
Pour les deux citations : Quesnay [1756] page 141.
54
Voici l’argument défendu par le docteur : « (…) l’exportation étant permise ; car sans cette condition, nos
récoltes qui ne sont destinées qu’à la consommation du royaume, ne peuvent pas augmenter, parce que si elles
étaient plus abondantes, elles feraient tomber le blé en non-valeur ; les cultivateurs ne pourraient pas en soutenir
la culture, les terres ne produiraient rien au Roi ni aux propriétaires. Il faudrait donc éviter l’abondance du blé
dans un royaume où l’on n’en devrait recueillir que pour la subsistance de la nation. Mais dans ce cas, les
disettes sont inévitables, parce que quand la récolte donne du blé pour trois ou quatre mois de plus que la
consommation de l’année, il est à si bas prix que ce superflu ruine le laboureur, et néanmoins il ne suffit pas pour
la consommation de l’année suivante, s’il survient une mauvaise récolte : ainsi il n’y a que la facilité du débit à
bon prix, qui puisse maintenir l’abondance et le profit. » Quesnay [1757a] page 163.
55
Quesnay [1757a] page 201.
16
Les objets de luxe, étincelants, trompent sur leur valeur réelle. Si la France concentrait sa
main-d’œuvre sur cette industrie, en temps de peine, tout le royaume dépendrait des
importations de grains pour nourrir la cohorte d’artisans et joailliers. Le bien-être ou la misère
du pays changeraient de souveraineté, asservis à la volonté des puissances voisines, à leurs
désirs du luxe si elles sont prêtes à échanger leurs grains, ou à leurs désirs de conquête,
profitant de la misère de l’autre comme d’une arme infaillible.56 L’intérêt de la nation exige,
en conséquence, la production et l’échange du nécessaire contre l’agrément, non pas l’inverse.
Dans leurs finalités, ces préoccupations s’accommodaient aisément du soi-disant
mercantilisme de Forbonnais ; bien que renversant l’argumentation, elle s’en apparentait. Ce
dernier, adversaire reconnu pourtant, n’était pas le pire ennemi du docteur. Il essaya même de
se concilier avec les physiocrates.57 Non, sa bête noire fut la clique des marchands et des
financiers, ceux qui toujours cherchent à dominer les prix, à les maintenir à leur unique profit.
Le Docteur écrivait que « la décadence des empires a souvent suivi de près un commerce
florissant », il s’en explique par l’affaiblissement des campagnes :
Les manufactures et le commerce entretenus par les désordres du luxe, accumulent les
hommes et les richesses dans les grandes villes, s’opposent à l’amélioration des biens,
dévastent les campagnes, inspirent du mépris pour l’agriculture, augmentent excessivement
les dépenses des particuliers, nuisent au soutien des familles, s’opposent à la propagation des
hommes, et affaiblissent l’Etat.58
Les arguments s’apparentent à ceux de Mirabeau quant au rapport entre la capitale et ses
campagnes, à propos de cette circulation politique devant toujours s’équilibrer au pair.
Quesnay suit une description similaire de la circulation et des difficultés provoquées par
négligence de l’agriculture. Il encense même Cantillon en affirmant « qu’un auteur a reconnu
ces vérités fondamentales ».59 Mais s’il s’approprie un schéma de circulation similaire à celui
du Banquier et du Marquis, lorsqu’il s’attaque aux manufactures et au commerce du luxe, il le
décline sur des thèmes très personnels. Pourtant, Mirabeau critiquait déjà les méfaits de la
cupidité, à qui il reprochait tous les maux de la nation. Il s’en prenait aux parvenus et voulait
séparer richesse et noblesse.60 Il brosse un portrait savoureux de ces fils de riches qui
s’achètent une charge passe-par-tout de maître des requêtes,61 au détriment de la nation :
Au-lieu de cela, je suppose qu' un jeune homme à peine sorti des bancs de l' école achetât une
charge de passe-par-tout, qu' il s' exerçât quelques années dans une partie judiciaire, au bout
desquelles il partît pour une province, et le voilà devenu l' arbitre souverain des fortunes et
des vies des citoyens. à peine sorti d' un noviciat si fatal aux peuples, il les laisse à un autre
commençant, et court faire un second apprentissage dans quelqu'autre province différente
de la premiére en moeurs, loix, usages et industrie, apprentissage plus dangereux encore que
le premier, en ce que le nouveau préfet se croit plus habile ; et quand à force de bévuës il
commence à être instruit, il retourne à la capitale, et rentre dans l' ordre civil qu' il avoit
quitté il y a vingt ans : hoc fonte derivata clades . Il est très-certain qu'un état gouverné de la
56
« (…) l’avantage est toujours pour la nation qui vend les marchandises les plus utiles et les plus nécessaires.
Car alors son commerce est établi sur le besoin des autres ; elle ne leur vend que son superflu, et ses achats ne
portent que sur son opulence. Ceux-là ont plus d’intérêt de lui vendre, qu’elle n’a besoin d’acheter ; et elle peut
plus facilement se retrancher sur le luxe, que les autres ne peuvent épargner sur le nécessaire. » Quesnay [1757a]
page 204.
57
Weulersse précise que les économistes étaient intransigeants et rapidement Forbonnais devint leur bête noire.
Weulersse [1910a] tome 1, page 151, notamment la note 3.
58
Quesnay [1756] page 156.
59
Quesnay [1757a] page 184.
60
A ce propos Loménie [1879] tome 2, page 165, rapporte un commentaire de Tocqueville à l’encontre de l’Ami
des hommes : « La séparation durable de la noblesse et de la richesse est une chimère qui aboutit toujours, après
un certain temps, à la destruction de la première ou à l’amalgame des deux. »
61
Loménie [1879] tome 2, page 164.
17
sorte déchoiroit de ses forces réelles, et que la principale cause de cette décadence seroit la
trop grande autorité et confiance accordée à ces intrus.62
Dissipation des bonnes mœurs et vénalité des charges pourrissent la noblesse et avec elle la
hiérarchie sociale. Les relais aux ordres du roi se libèrent de leur devoir et s’adonnent aux
frasques de leur impéritie. Le Marquis et le Docteur s’accordèrent contre les parvenus et la
destruction qu’ils occasionnaient, mais ils divergeaient sur le meilleur ordre social à bâtir. Feu
le Professeur Elizabeth Fox-Genovese a tenu une excellente thèse sur les jeux d’influence
entre les deux hommes. Elle se refusait de céder à l’interprétation courante depuis
l’hagiographie écrite par Dupont, qui agenouillait Mirabeau face aux lumières du Maître, en
faisait de lui plus un disciple qu’un interlocuteur. Elle rappelle combien le Marquis, noble de
province, était un esprit féodal qui voulait résoudre les maux par un retour aux anciennes
structures hiérarchiques, alors que le Docteur Quesnay, parvenu à Versailles, défendait la
monarchie. A son avis, la question en débat était celle de la propriété : défense du fief pour le
féodal Mirabeau, alors que Quesnay soutenait l’idée d’un Etat fort qui centralise la justice, et
celle d’une réforme des domaines agricoles qu’il comprenait d’un point de vu tout à fait
capitaliste. Ces deux conceptions se seraient confrontées pour que naisse la physiocratie :
The two men thus embodied, in their lives as well as in their intellectual perspectives, two
profoundly contradictory interpretations of the proper nature and role of the monarchy. But
their collaboration, which took the form of an extraordinary and sustained dialogue,
ultimately resulted in the formulation of physiocracy.63
Elizabeth Fox-Genovese repère un processus complexe de confrontation d’idées qui
engendrerait la Physiocratie, avec son despotisme légal, son organisation en classes sociales,
le rôle prépondérant des propriétaires, etc. Si Quesnay enseignait Mirabeau sur les principes
de l’économie, le Marquis apportait en retour une cohérence politique. Le système qui
manquait à l’Ami des Hommes ne fut pas offert directement par le Docteur, mais construit
durant presque deux années d’une fructueuse collaboration qui s’échelonna de l’attentat de
Damiens à la première publication du Tableau économique.64 Durant cette période, Mirabeau
écrivit un Bref état des moyens pour la restauration du roi et de ses finances, ainsi qu’un
Traité de la monarchie dont le manuscrit fut annoté par Quesnay. Elizabeth Fox-Genovese
date le Bref état dans les semaines immédiatement consécutives à l’épisode de conversion ; il
attesterait des transformations doctrinales du disciple :
Indeed, Mirabeau must have offered the « Bref état » to Quesnay as the first proof of his
conversion.65
Le processus de conversion aux idées politiques allait nécessiter du temps. Le Marquis
rédigeait et Quesnay annotait, reprenait, corrigeait. Le Traité de la monarchie vint en second.
On y lit en marge les commentaires du Docteur, qui témoignent d’une certaine modernité de
pensée. Il précise par exemple une nette abolition des privilèges en écrivait que « la noblesse
s’éteint et renaît continuellement de la masse commune roturière ».66 Ce va-et-vient social
s’explique par l’argent qui crée des sortes d’aspirations. Autrefois ce fut le despotisme féodal,
« c’était le fief qui faisait le noble ; la noblesse se transmettait pas l’acquisition du fief, c’està-dire par la finance ». Le mécanisme procède encore par la finance bien qu’elle n’ait plus
forcément rapport à la terre. La richesse nouvellement distribuée tombe parfois en de
62
Mirabeau [1756] partie 2, chapitre 3, pages 115 et 116.
Fox-Genovese [1976] page 167.
64
Fox-Genovese [1976] page 169.
65
Fox-Genovese [1976] page 172. C’est à Jacqueline Hecht que l’on doit cette datation très tôt après la
conversion. Cf. Hecht [1958] page 1382.
66
Weulersse [1910b] page 23.
63
18
mauvaises mains, terrible répartition qui favorise les infàmes, c’est-à-dire ces traitants utilisés
à la perception de l’impôt et qui le détourne à leur profit. Ces parvenus corrompent l’Etat :
La noblesse y sera une chimère. La noblesse de même que la monarchie et les mœurs ne
peuvent subsister que par l’aratoire. Tout financier et tous commerces postiches dérangent
l’une et l’autre.67
S’il est vrai que ces premiers échanges opposent deux conceptions, elles vont progressivement
se marier : le Marquis abjurait ses idées féodales et le Docteur acceptait le rôle central d’une
classe de propriétaires fonciers qui ne sont pas sans rappeler le rôle essentiel des nobles.
Quesnay évoluait dans ses positions, d’abord tolérant sur les questions religieuses, et moderne
à propos de l’avènement de la noblesse, il se rigidifiait progressivement en ce qui concerne les
financiers, le commerce intérieur, la stérilité du travail de main-d’œuvre,…68 Mirabeau
déteignait sur Quesnay.
Toutefois, nous constatons que Quesnay procède à l’inverse du Marquis, et là, leurs idées ne
sont pas conciliables. Quesnay part du politique pour arriver à l’économique, alors que
Mirabeau admet sans contredis l’économique pour développer le politique. Elizabeth FoxGenovese a raison de réhabiliter la figure du Marquis comme personnage indépendant de
l’autorité du Docteur ; elle a encore raison quand elle précise qu’il influença aussi ses
conceptions politiques. Par contre, Quesnay cherchait toujours à convertir le Marquis qui
finalement avait la tête plus dure que ce que les physiocrates laissèrent entendre après-coup.
Les annotations du Traité de la monarchie présentent indéniablement une stratégie
d’exposition. Quesnay concède sur l’importance des propriétaires fonciers, sur le noble rôle
qu’ils jouent, afin d’entraîner Mirabeau vers l’économique qui apparaît comme le fondement
de l’ordre social. C’est lui qui anoblit le propriétaire foncier et qui dénonce et ramène à sa
place le financier. Elizabeth Fox-Genovese a tort d’imaginer une réelle conversion de part et
d’autre, un mélange qui aboutisse à un composé physiocratique.69 Au contraire, la
physiocratie est un perpétuel conflit de positions entre le politique et l’économique. Mirabeau
et Quesnay se disputent leurs disciples, les endoctrinent, les convertissent à leurs intérêts
intellectuels ; deux visions du monde s’affrontent. Si l’on peut concevoir une sorte d’espace
intermédiaire où les deux extrêmes s’accorderaient, ce lieu ne serait jamais celui d’une pensée
uniforme et cohérente, mais plutôt la cristallisation de l’ambiguïté physiocratique. La question
de la stérilité du travail que l’on abordera bientôt témoignera particulièrement de cette
difficulté.
Le Marquis fut tout de même à l’écoute des idées du Docteur, il acceptait l’économique,
certes, sans trop s’en préoccuper. Quesnay usa de toute une diplomatie et une pédagogie pour
lui présenter son principe de la circulation des richesses. Il retarda la démonstration jusqu’à la
rédaction de trois autres articles faisant le pendant de l’Ami des Hommes ; il reprend ses
premières productions économiques et les relie à un schéma de circulation divergeant
totalement de la veine ouverte par Cantillon et suivie par Mirabeau. S’il y a conversion de la
part du Marquis, c’est essentiellement sur ce thème qu’elle se fit.
Dans l’ensemble, les deux premiers textes parus dans l’Encyclopédie ne comportent pas
d’éléments majeurs anti-Cantillon ou anti-Mirabeau, hormis la question du commerce
extérieur. Pareillement, les manuscrits post-conversions annotés par Quesnay débâtent de
politique sans attaquer de front l’explication du circuit économique. Il faut lire trois autres
articles, Hommes, Impôts et Intérêt de l’argent pour le découvrir enfin.
67
Weulersse [1910b] page 28.
Fox-Genovese [1976] page174.
69
Cf. la présentation de Gino Longhitano dans Mirabeau [1757] notamment page lxix et note 157. Il se montre
très critique, parfois exagérément, parfois à juste titre, envers les travaux et les conclusions d’Elizabeth FoxGenovese.
68
19
Hommes est le plus tardif des écrits destinés à l’Encyclopédie. Il fut composé en fin d’année
1757 et Quesnay envisageait même de le joindre aux dernières parties de l’Ami des hommes.70
Nous l’identifions comme le meilleur reflet de l’argumentaire que Quesnay développa à
l’encontre du Marquis, lors de cet épisode de conversion. Et les éléments de preuve
s’accumulent en faveur de cette thèse. Tout d’abord le titre « Hommes » n’est pas anodin
puisqu’il se place exactement dans une perspective de dissertation sur la population, sans
avoir besoin d’attendre la publication des volumes de l’Encyclopédie à la lettre « p ». Ensuite,
les thèmes abordés sont très similaires et font échos à ceux de l’Ami des hommes, tout en
disposant dans un nouvel ordre, ce qui corrobore le travail de systématisation que le Docteur
s’impose pour corriger le Marquis. Nous n’avons pas de raisons de douter que par la
confrontation de l’Ami des Hommes et de l’article Hommes, nous retrouvons le contenu des
débats et de la conversion du Marquis à la doctrine économique.
Dès la première ligne la population est au cœur du sujet, considérée comme la ressource
primordiale des Etats, toutefois Quesnay précise de suite qu’elle n’est pas à proprement parler
la richesse, mais ce qui la cause :
Ce sont les hommes qui constituent la puissance des Etats : ce sont leurs besoins qui
multiplient les richesses.71
Parce que les hommes jouissent, les choses qu’ils consomment deviennent des richesses.
Ainsi le produit mené au marché est-il commerçable, et sa consommation garantit son prix.
Tout est dit avec plus de précision que l’Ami des hommes, qui ne savait trop si la richesse était
les hommes où les biens. Probablement les deux dans l’idée du Marquis, le Docteur s’accorde
avec lui par une ingénieuse élaboration qui détermine les richesses sur la consommation des
hommes, avec pour corolaire les prix qui expriment cette consommation.
L’enrichissement procède par l’augmentation de la consommation, en suivant un ordre tout à
fait naturel qui accroît au préalable les biens avant le nombre des hommes ; les revenus
doivent précéder la population. L’article fermiers visait déjà cette problématique. La petite
culture faite avec les bœufs recueille les faveurs préconçues des propriétaires qui ne
perçoivent que les pseudo-économies sur les dépenses d’équipements moins onéreuses que
celles qu’il faut accepter dans une exploitation de grande culture utilisant des chevaux.
Certains justifient encore le point de vue en signalant que les petites cultures font travailler
plus d’hommes que les autres, et donc maintiennent en activité et rémunèrent une population
plus importante. Mais Quesnay expliquait que l’exploitation par les chevaux produit plus de
subsistances et donc soutient plus d’hommes et par là plus de consommation, et plus de
puissance pour l’Etat :
C’est donc en vain [qu’une nation] tendroit à multiplier les hommes sans s’attacher
préalablement à multiplier les richesses.72
L’exemple des deux types de culture n’est pas encore totalement épuisé, car il nous ramène
sur le problème du prix. Les richesses reproduites périodiquement par l’agriculture font vivre
les hommes, certes, mais il est indiscutable que la population ne va pas croître spontanément,
avec le premier kilo supplémentaire de pommes de terre. Il paraît difficile que le revenu,
c’est-à-dire la production mesurée en valeur, en prix, se maintienne alors que la
consommation n’a pas encore augmenté puisque la population ne peut croître que lentement
par l’immigration et les naissances. Pourtant il a fallu que le fermier avance largement les
chevaux et tout l’équipement nécessaire aux grandes cultures. Si ses améliorations de
productivité devaient déboucher sur une baisse des prix faute d’une population suffisante pour
les maintenir par élévation de la consommation, il se résoudrait à produire moins pour mieux
70
Cf. OEC [2005] pages 257 et 258.
Quesnay [1757c] page 259.
72
Quesnay [1757c] page 317.
71
20
vendre. Le défaut d’avance abandonnerait d’importantes portions de terres, aussitôt conquises
et ravagées par la vie sauvage, au point que si la population devait s’accroître, il faudrait trop
d’années pour les remettre en cultures ; ce serait alors disettes et famines qui réduiraient
immanquablement la population. Cette situation nous décrit un cercle vicieux qui amenuise
les revenus à mesure que la productivité s’améliore ; les subsistances, incapables de se
maintenir à bon prix, tombent en non-valeur. Pour un court terme la population en profite,
mais la production s’essouffle aussitôt. A peine entreprises, les industries diverses
s’écrouleront et la main-d’œuvre retournera dans les champs, tracer les sillons avec les bœufs.
C’est l’ensemble des richesses qui stagne, la population se traîne et le royaume n’est
aucunement renforcé.
La production annuelle de blé d’une nation peut aussi bien former son revenu que tomber en
non-valeur, ce qui paraît être une idée peu fréquente à ceux qui cherchent la valeur véritable
(ou absolue) qu’une chose revêt. Que ce passe-t-il pour qu’un setier perde sa valeur ? N’est-il
pas d’un usage appréciable pour quelqu’un de sorte que par les voies de l’échange il ait de la
valeur aux yeux de tous. S’il existe ne serait-ce qu’une personne vivement intéressée par
l’acquisition de la chose la plus inconsistante et inutile qui soit, selon les circonstances, les
autres lui deviendront de potentiels fournisseurs. Tous attribueront un prix à ce qui fut
initialement sans valeur. Mais supposons que cet objet pullule de toute part au point qu’il
s’acquière sans effort, comme l’air que l’on respire. Son abondance et son universalité le
dévalueront. Nous comprenons que Quesnay recourt à une distinction très connue et rabâchée
depuis, celle qui sépare valeur en usage et valeur en échange. Ce que vaut le diamant ne
s’explique aucunement par l’usage que l’on puisse en faire, car à ce jeu l’eau et le blé lui sont
préférables puisqu’ils permettent la survie alors que lui ne sert que la parure et l’agrément.73
Le Docteur en tire une réflexion profonde et nuancée au point qu’il nous faut lui concéder une
large citation, car les habitudes de penser ont trop simplifié ses idées jusqu’à la caricature :
Mais, dans l’ordre des sociétés commerçeantes, il ne faut pas se régler sur l’ordre naturel ;
car les productions ne sont éfectivement des richesses commerçeables qu’à raison de leur
prix. Ainsi il n’importe de quelle nature elles soient, et quel soit leur usage, pourvu que
chacune d’elles puisse être échangée par l’entremise de l’argent, ou par troque, en toutte
autre richesse que ce soit, conformément au prix qui lui est assigné. C’est à chacun à les
préférer les unes aux autres, relativement à leur usage. Mais en les considérant comme
richesses commerçeables, il faut les évaluer relativement à leur prix. Et dans ce cas le bled, le
fer, le vitriol, le diamant sont également des richesses, dont la valeur ne conciste que dans le
prix. Ainsi quelles que soient les productions qu’une nation commerçeante puisse se
procurer par ses travaux, les plus profitables pour elle seront toujours celles qui formeront
de plus grandes richesses par l’abondance, par le prix, et par le moins de frais. Et c’est à
chaque particulier à régir lui-même ses travaux et ses dépenses pour les productions qui
peuvent lui être les plus profitables, selon ses facultés, et selon les lieux et les propriétés du
territoire dont il veut tirer le produit le plus avantageux. S’il se trompe, son intérêt ne le
laissera pas longtems dans l’erreur.74
L’ordre économique des richesses ne se confond pas avec l’ordre naturel des besoins et des
jouissances. Leur rapport est assez difficile à cerner. La citation précédente tendrait à relater
une certaine autonomie de l’ordre des richesses qui se mesurent indépendamment de l’ordre
naturel. L’économique s’intéresse aux prix, et le meilleur prix qui correspond au plus de
richesses s’atteint en suivant l’intérêt de chaque individu. La liberté économique guidée par la
recherche de jouissance assurerait à la société la collaboration des individus au bien commun.
La doctrine annonce avant l’heure la théorie de la main invisible de Smith. Il est même
envisageable que Quesnay et les physiocrates l’inspirèrent sur ce point. Or, nous l’avions
mentionné, la vision du monde du Professeur écossais ne se bornait pas à un principe de la
73
74
Quesnay [1757c] page 273.
Quesnay [1757c] pages 300 et 301.
21
main invisible dépourvu de contrainte morale ou d’organisation sociale. Le problème est
d’autant plus significatif que nous le posons aux physiocrates. Il s’agit chez eux d’articuler les
ordres économiques et naturels de sorte de décrire la véritable Weltanschauung économique.
C’est un travail qu’il nous faut reporter encore un peu, bien que nombre d’éléments sont déjà
posés. Pour l’instant, rappelons la raison de l’article Hommes en examen. Il s’agissait de
discuter avec Mirabeau et contre Cantillon des particularités de l’ordre économique. La
question du prix et de la circulation stimule notre recherche, elle est au cœur de l’article et elle
explique l’originalité économique.
La particularité de l’ordre économique se reflète dans le prix qui est susceptible de
variations.75 Nous sentons précisément combien avec François Quesnay, l’économie n’est pas
la philosophie de l’absolu, mais une science du relatif. Il ne construit pas une théorie de la
valeur ensoi, mais il élabore une méthode qui s’intéresse à stabiliser les prix dont la nature est
de varier. En ne considérant qu’une nation close sur elle-même, les prix seraient hautement
fluctuants car dépendants de la nature. Si la production ne suit pas la demande, soit la famine
éclate par manque, soit l’abondance dévalorise les récoltes.76 C’est alors le cercle vicieux de
l’anéantissement économique des biens en non-valeur. Ensoi, le blé demeure toujours
nourrissant, mais de facto, tel ou tel setier de blé ne trouve aucune bouche à nourrir ; il n’est
plus commerçable, il n’est plus richesse. L’engrenage transmet la non-valeur aux fermiers qui
se protègent de trop d’investissements à perte en abandonnant la partie inutile de leur
exploitation. L’agriculture s’essouffle par rupture d’avances. Il semblerait même que ce soit là
un dictat de la nature, invincible et assassin, puisque, si la hausse de la population résulte
nécessairement, mais avec latence, d’une amélioration de la production agricole, tout progrès
ne tiendrait pas suffisamment longtemps et la non-valeur du produit achèverait
l’investissement avancé. Quesnay apporte toutefois la solution par le commerce extérieur.
C’est lui qui permet le maintient d’un bon prix, c’est-à-dire qu’il évite la chute dramatique en
non-valeur puisqu’il offre des débouchés hors du royaume. Qui plus est, les conditions
climatiques variant suivant les régions et les années, elles équilibreront les situations entre les
pays. Aujourd’hui le royaume de France jouit d’un climat favorable à la fertilité de ses sols, il
exporte ses surplus en Angleterre qui connut une mauvaise année. Mais demain, l’inverse sera
vrai. Moralité : Le commerce extérieur, par le maintien du bon prix des grains, garantit sur le
long terme les avances dépensées au perfectionnement des cultures. Il s’agit de faciliter ce
commerce si l’on veut que fleurissent les fermes de grandes cultures, si productives par leur
usage avisé des chevaux de traits, préférables aux bœufs, malgré les importantes dépenses de
premier établissement.
Le raisonnement du Docteur est simple et convainquant : Si les revenus ne couvrent pas au
moins les dépenses, l’investissement s’éteint et avec lui la production. Afin de s’assurer que
les revenus ne tombent pas en non-valeur, il s’agit de garantir la demande par le commerce
extérieur. Il s’ensuit la nécessité politique de faciliter ce commerce et donc de supprimer
toutes les barrières commerciales tant les taxes que les quotas, ou encore une quelconque
forme de restriction de droits. Ce plaidoyer pour une certaine liberté du commerce était
complété déjà dans l’article Hommes par une réflexion ingénieuse sur les prix, plus
75
Quesnay [1757c] page 273 : « La valeur usuelle est toujours la même, et toujours plus ou moins intéressante
pour les hommes, selon les raports qu’elle a avec leurs besoins, avec leur désir d’en jouir. Mais le prix au
contraire varie, et dépend des différentes causes, aussi inconstantes qu’indépendantes de la volonté des hommes :
en sorte qu’il ne se règle point sur les besoins des hommes, et n’est point d’une valeur arbitraire, ou de
convention, entre les commerçeants. » Pour le dire autrement : les prix sont libres !
76
Quesnay [1757] page 278 : « Ainsi, le prix des denrées ne peut être assujeti à aucun ordre, à aucun état fixe,
dans un royaume privé de la liberté, ou de la facilité, du commerce extérieur d’exportation et d’importation : le
cultivateur perd trop dans les années abondantes, et le bas peuple périt par la faim dans les disettes, et par les
maladies épidémiques qui suivent les famines. Les grandes et fréquentes variations des prix sont donc les causes
funestes d’indigence et de dépopulation. »
22
sophistiquée que celle sur le problème des avances et de la non-valeur, car les prix conçus par
le Docteur quittent le domaine de l’échange pour celui plus global de la répartition.
Il peut paraître étrange de vouloir distinguer « échange » et « répartition ». L’échange n’est-il
pas le moyen de la répartition ? Certes, et c’est dans ce sens qu’il importe de manœuvrer ces
concepts en leur associant des prix qui sont alors de natures différentes bien que nommées
sous le même vocable. Il existe dans le langage de Quesnay, des prix d’échange de biens,
mais aussi des prix qui sont des coûts de productions, et d’autres plus étranges encore
puisqu’ils sont des prix moyens. Le Tableau 5.1 va nous servir à les distinguer.
Années
Abondantes…....
Bonnes………...
Médiocres……..
Faibles………...
Mauvaises……..
Setiers
par arpent
Prix
du setier
Total
par arpent
7
6
5
4
3
25
10#
12
15
20
30
87#
70#
72
75
80
90
387#
Prix, taille et
fermage par
arpent
74#
370#
Tableau 5.1 : Etat des prix du blé en France où l’exportation des grains est défendue
Quesnay [1757c] page 278
Conformément à la première colonne, les rangées distinguent entre les récoltes des meilleures aux
pires. La seconde colonne indique la production de blé par arpent. Peu importe la quantité
véritablement représentée par la mesure en setier, c’est seulement une manière de quantifier les
récoltes. A la troisième colonne figure le prix d’échange annuel du setier en livre. La quatrième
colonne reporte le revenu total en monnaie par arpent. La dernière colonne représente les
dépenses annuelles, à savoir les avances, les impôts et la rente ; ici le mot « prix » à le sens de
dépenses.
Le premier prix important envisagé par l’auteur est appelé Prix commun fondamental. Disons
qu’il s’agit d’un coût. La dernière colonne le fixe annuellement à 74 livres, donc sur les 5
années d’exercice, la dépense de production de 25 setiers de blé se monte à 370 livres par
arpent. Le Docteur désigne sous l’appellation de Prix commun fondamental le coût moyen
d’un setier de blé.
Prix commun fondamental (Pfondamental) :
.
Pour l’exercice, ce prix est considéré comme invariant. A noter que lors de bonnes récoltes, le
prix fondamental excède le revenu et tend donc à diminuer les avances consenties par les
fermiers.
Le second prix concerne le consommateur et indique à quel prix (!) il acquiert le blé. A
première vue il s’agirait bel et bien d’un prix tel que nous l’entendons habituellement. Mais
Quesnay en fait un Prix commun de l’achetteur, donc une moyenne sur la période de cinq
années observées. Le bon sens admet qu’un individu consomme pareillement sa subsistance
dans les bonnes années que dans les mauvaises. Son besoin est fixé à 3 setiers par année,
pondérés par leur prix annuel, la consommation totale coûte 261 livres, de laquelle on déduit
le prix moyen d’un setier pour le consommateur.
.
Prix commun de l’achetteur (Pachetteur) :
La consommation de blé par personne est considérée comme invariante, seul le prix annuel du
setier fluctue et donc occasionne une variation du prix moyen pour le consommateur.
23
Le dernier prix calculé s’intitule Prix commun du vendeur. Il est de même nature que le Prix
commun de l’achetteur, avec une différence sensible aux yeux du Docteur : la quantité de blé
produite varie autant que son prix de vente. Si le consommateur achète immuablement ses 3
setiers de blé chaque année, le producteur vendra ce que la nature voudra bien lui permettre.
Pour l’exemple, il récolte 25 setiers sur 5 ans, calculés au prix annuel, on obtient un total de
387 livres, duquel on déduit le prix moyen du setier vendu.
Prix commun du vendeur (Pvendeur) :
.
Ces trois prix se succèdent selon un ordre économiquement appréciable :
Pfondamental < Pvendeur < Pachetteur
En effet, en surpassant le Prix commun fondamental, le Prix commun du vendeur garantit des
revenus suffisants – un produit net – encourageants le maintien des avances, sinon leurs
accentuations. Pourtant, ce n’est que de peu. Si les bonnes récoltes étaient légèrement plus
productives ou que le Prince élève l’impôt dans les temps difficiles, les blés tomberaient en
non-valeur. Comme dans cet exemple Quesnay parlait de la France, il n’osa pas la dépeindre
empêtrée irrémédiablement dans les catastrophes économiques. Il lui laisse un espoir tout en
présentant le modèle à imiter : l’Angleterre. Le Tableau 5.2 décrit la situation d’un pays qui
profite de facilités d’exportation. Elles se reflètent dans le prix du setier dont les fluctuations
d’année en année demeurent atténuées. L’incidence sur les différents prix se calcule aisément.
Prix, taille et
Setiers
Prix
Total
Années
fermage par
par arpent
du setier
par arpent
arpent
Abondantes…....
7
16#
112#
Bonnes………...
6
17
102
Médiocres……..
5
18
90
74#
Faibles………...
4
19
76
Mauvaises……..
3
20
60
#
25
90
440#
370#
Tableau 5.2 : Etat des prix du blé conformément aux effets de l’exportation en Angleterre
Quesnay [1757c] page 279
En procédant pareillement à l’exemple français, on obtient :
Prix commun fondamental (Pfondamental) :
.
Que ce prix ne se différencie pas entre la France et l’Angleterre s’explique assez
laborieusement, surtout si l’on tient compte que la monarchie française pratique une politique
douanière active et contraignante, donc antilibérale, ce qui devrait avoir une incidence sur son
Prix commun fondamental. En fait, l’attitude du Docteur envers ces deux séries de chiffres
n’est pas celle d’une statistique précise à vocation historique. Il cherche plutôt un exemple
idéal afin d’illustrer les conséquences des choix politiques français et anglais. Pour qu’il soit
plus parlant encore, il établit le même prix commun fondamental entre les deux nations, ce qui
facilite une comparaison directe. Un tel exemple ne devrait pas être tenu pour preuve mais
pour illustration. C’est la façon du Docteur d’expliquer son raisonnement avec clarté. Il dresse
une typologie sans pour autant renforcer les liens qu’elle entretiendrait avec le monde.
Prix commun de l’achetteur (Pachetteur) :
.
Une valeur très proche comparativement à celle de la France.
Prix commun du vendeur (Pvendeur) :
24
.
Cette valeur est la plus significative puisqu’elle dépasse allègrement le prix commun
fondamental et assure une marge suffisante pour garantir la sécurité des avances. Elle se
rapproche même du prix commun de l’acheteur. Ainsi, dans l’idéal, la comparaison des cas
anglais et français plaide-t-elle pour la stabilité des prix, acquis par la liberté du commerce
étranger. L’argument initial a cheminé par une illustration chiffrée intéressante, mais peut-être
historiquement douteuse. Le point de discussion ne tient cependant pas dans le réalisme de la
comparaison, mais dans la signification de la démarche qui multiplie les sens du mot « prix ».
Observons-les un à un, avant que d’en tirer une conclusion.
Le prix du setier est le seul et véritable prix de marché. Il revêt pourtant déjà une forte
généralisation dans le sens où il s’applique sur une année entière à tous les marchés d’une
nation. Il suppose la levée de toutes les barrières commerciales intérieures, qu’elles soient
naturelles ou politiques. La demande est littéralement vissée à la population qui n’est pas
sensée évoluer durant la période observée, trop courte pour que les progrès agricoles suscitent
une hausse démographique. C’est une manière de réduire les causes de variation du prix à la
seule production. Dans le cas d’une fermeture complète du pays, son autonomie dépendrait
entièrement de la qualité des récoltes et les prix fluctueraient terriblement, des mauvaises
années aux bonnes. Mais si le souverain ose la liberté du commerce extérieur, la planète
compensera naturellement les piètres récoltes d’une région malheureuse par l’abondance
qu’elle procure ailleurs. L’une et l’autre bénéficieront réciproquement d’une entière liberté de
commerce, car l’excédent circulera jusqu’au lieu où il manque, évitant de sombrer en nonvaleur. Sur l’ensemble de cet espace économique, le prix des subsistances se maintiendra
malgré les fortes fluctuations des productions régionales.
Quesnay reprend une image utilisée à propos de la circulation du sang. Il compare le niveau
général des prix entre les nations libres de commercer au niveau général des lacs et des mers.
Ceux qui prétendent enrichir le pays en obtenant par les ventes à l’étranger d’avantage
d’argent se trompent lourdement. Ils pourraient vendre peu ou beaucoup, le prix général entre
les nations n’en serait pas moins établi comme le niveau des mers. Il se peut qu’un courant
fort circule de l’Atlantique à la Méditerranée, comme il arrive aussi que ce transfert soit ténu,
mais dans l’un et l’autre cas le niveau général des eaux demeure tel. De même dans le
commerce libre et réciproque les prix généraux se maintiennent, et avec eux la richesse.77 Ce
serait naïf pour un Etat de croire bénéficier d’un meilleur prix contre une autre puissance
puisque si tel était le cas, il attirerait irrémédiablement les biens de l’étranger et hausserait làbas les prix jusqu’à ce qu’ils rejoignent un prix commun international. L’image est parlante
contre Cantillon, mais elle ne justifie pas totalement l’argument. Le Banquier écossais
prétendait que le travail d’une nation était en mesure de soutirer à une autre nation beaucoup
plus de travail que dépensé, admettant alors un déséquilibre des échanges. C’était une manière
de fixer un étalon de mesure sur la quantité de travail, avec l’idée que deux heures de travail
agricole en France équivaudraient à deux heures d’une même besogne en Hollande. Si cette
proportion était rompue à la faveur d’un Etat, il s’agirait d’observer la cause dans une vive
circulation ou une abondance de monnaie qui hausse la valeur du travail par exemple en
Hollande et donc son prix sur l’étranger. Le raisonnement du Docteur suit d’autres voies,
abandonnant la théorie de la valeur travail pour celle de la valeur vénale.
L’idée maîtresse repose encore une fois sur la distinction entre ordre naturel et ordre
économique. Le naturel se préoccupe de quantités fixes et mesurables par un étalon. Pour
Cantillon ce serait le travail qui constituerait une valeur absolue de mesure des richesses. Mais
Quesnay développe une toute autre idée en se refusant l’absolu pour introduire la mesure
économique dont la particularité est d’être relative. En ce sens le prix est une relation entre
deux biens qui deviennent richesses dès qu’un prix les relie. Le prix constitue la valeur vénale
77
Quesnay [1757c] page 283.
25
des biens. Imaginons un individu intéressé par un setier de blé, simplement parce qu’il espère
s’en faire du pain et s’en nourrir. La valeur que prend un tel bien n’est pour l’instant qu’une
valeur en usage. Mais lorsque que ce même individu, bucheron de métier se décide à vendre
son bois contre le pain, il propose un échange, il formule un prix. La valeur du bois sera
relative au pain et s’exprimera à travers un prix. Tel est le sens de la valeur vénale d’un bien.
Par définition, est « vénale » quelque chose qui se vend, c’est-à-dire quelque chose qui trouve
une contrepartie. Un setier de blé s’échange contre un tonneau de vin cette année, contre deux
l’année passée. Le prix fluctue sans qu’il ne soit possible de le saisir et de le borner
définitivement. L’ordre économique ne reconnaît pas le travail de l’agriculteur ensoi, mais par
rapport aux besoins des individus et de tous les biens qu’ils produisent et dont ils disposent.
Un travail rapportera par la valeur vénale de son produit, et celle-ci varie. Seule une politique
intelligente qui libéralise le commerce extérieure stabilisera un peu les variations et
sauvegardera une situation économique viable. La richesse n’existe donc pas
indépendamment des rapports de valeur. A quoi bon chercher dans le diamant ou dans le
travail, dans la rareté ou dans la force productive, la valeur absolue et fondamentale des
richesses. Si la richesse est consommation et que la consommation évolue suivant les besoins
et les mœurs des individus, la richesse possède un caractère indubitablement insaisissable ;
parfaitement libre elle ne connaît aucun arbitraire qui puisse la gouverner.
L’argent représente particulièrement bien la contrevaleur obtenue dans l’échange, mais si on
l’identifie à la valeur vénale, ce serait à tort que l’on préconiserait son accumulation indéfinie
en espérant ainsi enrichir une nation. Quesnay s’interroge sur ces préjugés :
Que signifie donc le langage de ceux qui disent que les marchandises que nous achettons de
l’étranger nous enlèvent notre argent, si par le commerce extérieur, les marchandises sont
des richesses équivalentes à l’argent, et si l’argent est une richesse équivalente aux
marchandises ?78
La valeur vénale se donne dans ce rapport identitaire de ce qui se vend à ce qui s’achète. Les
stères de bois et les setiers de blés ne partagent rien de commun, c’est évident que leurs
usages sont entièrement différents. Néanmoins, à l’instant précis de l’échange, il se crée entre
ces deux biens un lien économique intime qui les relie et leur confère une valeur vénale. Ces
deux biens deviennent richesses, ils ont un prix de marché. Et comme l’argent s’est fait
l’instrument privilégié des échanges, il exprime ce prix. Mais ce que le vendeur obtiendra de
plus en monnaie, l’acheteur le recevra en marchandises. Quelque soit l’échange, il figure
toujours une contrepartie qu’elle soit monétaire ou réelle. Imaginez un joaillier d’Amsterdam
qui vende un diamant contre des barriques de vins de champagne, peut-être bien que quelques
heures de travail d’atelier achèteront de longues journées de dur et patient labeur viticole.
Pourtant, si le joaillier ne s’intéressait pas au vin, le travail du vigneron ne recevrait pas de
contrepartie ; et son vin ne serait même pas richesse ! Le vigneron possède désormais un
diamant qui ne lui sert à rien d’utile, mais il a encore une valeur vénale qui fait de lui une
richesse grâce à laquelle il pourra se vendre à bon prix.
Prix de marché ou valeur vénale, voici le premier sens du mot « prix » dans les discours du
Docteur Quesnay. Il s’agit d’un Prix de répartition puisqu’il n’indique finalement rien qu’un
échange de biens de valeur commune reconnue comme identique par l’acte même de l’achatvente. Un second sens va rapprocher le mot « prix » du mot « capital ». Les prix communs
calculés par Quesnay reflètent une durée et servent à mesurer la capacité reproductive d’une
entreprise agricole, ils ne jouent plus dans une théorie de la répartition, mais dans une théorie
de la reproduction. Ils servent à approcher la valeur « durable » des biens, et non leur valeur
marchande ou vénale, avec comme condition de la reproduction, la stabilisation des prix au
sens vénal. Le principe de perpétuation des richesses, donc leur inscription dans le temps, leur
78
Quesnay [1757c] page 283.
26
capitalisation, a déjà été expliqué à plusieurs reprises par cette nécessité des bons prix de
marchés permettant les avances nécessaires à la reproduction. Nous osons dire que l’ordre
économique de François Quesnay joue sur deux pans, celui de la répartition et celui de la
reproduction. Et la monnaie doit se fondre harmonieusement dans les deux ! En voici les
principes supposés le permettre.
Du point de vue des prix de répartition, Quesnay dresse une théorie monétaire parfaitement
anti-mercantiliste, dans la veine du Marquis, mais contrairement à lui, il n’accorde aucune
concession aux idées de Cantillon. Il définit la monnaie comme un représentant équivalent à
la valeur vénale des biens. Mais jamais elle n’est la source des richesses. Si beaucoup de
monnaie circule et que les biens se font rares, le peuple n’achètera pas plus que ce qui se
marchande. Ce qui fait dire à Quesnay que « l’argent lui-même ne seroit qu’une richesse
stérile sans le commerce ».79 Et pas n’importe quel commerce, mais celui qui se fait avec
l’étranger. La monnaie circule entre les nations en contrepartie des marchandises échangées.
Ceux qui cherchent à la soustraire aux autres nations et à l’accumuler hors de la circulation
réciproque s’illusionnent puisqu’elle n’a de valeur que vénale, c’est-à-dire dans la ventemême. En dehors du marché des richesses, elle ne signifie plus rien. Les biens voulus pour un
quelconque usage deviennent marchands et entrent dans le monde économique en tant que
richesses. La monnaie n’est qu’un instrument au service de leur répartition entre les nations et
entre leurs habitants. Elle n’a de sens que s’il existe une richesse préalable, c’est-à-dire des
biens et une volonté de les échanger. Elle ne saurait surabonder, puisque c’est toujours
conformément à un prix qu’elle est valeur vénale d’un bien. Pareillement elle ne manquera
pas à ceux qui ont des richesses à échanger :
En effet, il y a toujours assés de monoie dans un Etat commerçeant pour l’échange des
marchandises conformément à leur prix, car le prix même des marchandises est une preuve
certaine qu’elles sont recherchées pour de l’argent à raison de leur prix actuel.80
Deux bémols pourraient être revendiqués contre ce qui paraît être une pétition de principe. Le
premier dans l’esprit de Cantillon affirmerait que les prix reflètent la cause, c’est-à-dire la
quantité de monnaie en circulation. Donc par rapport aux prix la monnaie ne manquera jamais
puisqu’elle est une cause qui les explique, qui fixe leur niveau. Mais il est correct de dire que
par la masse monétaire on intervient sur les prix et sur l’enrichissement du pays via le
commerce extérieur. De hauts prix reflètent une vive et abondante circulation monétaire, à
l’avantage de cette région innervée contre celles qui se languissent. Quesnay contrecarre ce
genre d’attaque avec finesse. Il perçoit le rôle clef des monnaies fiduciaires qui, à l’image du
sang, se renouvellent au besoin.
Ainsi très peu de monoie [or ou argent] peut suffire continuellement et perpétuellement pour
le commerce successif des richesses vénales. Elle n’est même le plus souvent dans les ventes et
dans les achats, que le dénominateur du prix des richesses commerçeables, et ne sert
qu’idéalement dans le commerce. Les assurances par écrit qui la représentent sont plus
commodes, et servent par correspondance entre les marchands un commerce successif qui
s’entretient par les ventes et achats mêmes des richesses commerçeables, sans l’entremise de
la monoie équivalente à ces richesses : l’opulence d’un Etat ne conciste donc pas dans la
quantité de la monoie, mais dans l’abondance et le bon prix des richesses commerçeables.
On peut toujours supléer à l’argent, mais on ne peut point supléer aux marchandises et au
prix, qui constituent le fond[s] et la valeur vénale des richesses.81
79
Quesnay [1757c] page 275. Quesnay poursuit son explication en spécifiant qu’il entend bien derrière
commerce, le commerce extérieur. La phrase suivante explique : « Il [l’argent] ne peut donc devenir une plus
grande richesse dans une nation, qu’autant qu’on le convertit à profit en richesses commerçeables achettées de
l’étranger. Ainsi l’argent ne doit point s’acumuler dans un Etat au préjudice de l’acroissement des richesses que
le commerce doit procurer. »
80
Quesnay [1757c] pages 274 et 275.
27
Cette conception est en droite ligne de celle de Boisguilbert. Quesnay l’exprime dès ses
premiers écrits économiques et ne l’abandonnera jamais. Nous la retrouverons dans sa toute
dernière contribution écrite conjointement avec l’Abbé Baudeau. Surtout cette vision
« sanguine » de la monnaie se marrie très bien avec ses théories médicales de la circulation.
Voici levé le premier reproche.
Une deuxième manière de dénoncer cette conception quesnaysienne est très spéculative,
puisqu’elle défendrait que dans une nation fermée au commerce extérieur, la monnaie pourrait
manquer, si l’on assume à la lettre le propos du Docteur. C’est un raccourci que Quesnay
dénonce lui-même : Une nation autarcique finira par avoir besoin de monnaie, et donc la
créera dusse-elle produire des assurances écrites.
Cependant il semble que si une nation étoit tellement isolée qu’elle n’eût aucune
communication avec d’autres nations, qu’elle ne commerçeât chez elle que pour sa propre
consommation, elle ne s’intéresseroit qu’au besoin des denrées et nullement à leur valeur
vénale, et que le bas prix seroit le plus favorable, parce qu’il la délivreroit du fardeau in
commode des monnoies. Mais cette nation imaginaire seroit-elle comme les autres formée de
diférentes classes d’hommes ? Y auroit-il des cultivateurs, des propriétaires des biens-fonds,
un souverain, un gouvernement et des professions lucratives de touttes les espèces ? Alors il
faudroit des revenus au souverain et aux propriétaires, des gages à ceux qui seroient
emploïés à l’administration du gouvernement, des gains à ceux qui exerceroi[e]nt les
diférentes professions et aux ouvriers que les cultivateurs emploïeroient. Il faudroit donc que
les revenus annuels de cette nation se distribuassent, comme chez touttes les autres nations, à
ces diférentes classes d’hommes, par des ventes et par des achats, conformément à des
valeurs vénales assignées aux productions annuelles, et aux ouvrages de main-d’œuvre. Il y
auroit comme partout ailleurs des années abondantes, et des années de disette qui
causeroient de grandes variations dans les prix. Ainsi la valeur vénale des richesses
commerçeables deviendroit à peu près aussi intéressante dans cette nation que dans les
autres.82
Dans cette nation refermée sur elle-même, la monnaie s’affirmera aussi nécessairement que
les richesses se répartiront. Parce qu’il existe des fonctions différentes, des métiers de toutes
sortes, la monnaie accompagne l’échange des richesses ; elle est un principe de répartition
constitutif du corps social, même si ce dernier n’est pas ouvert à l’échange international.
Certes, risque-t-il les crises frumentaires, les famines et les coupes sèches dans la population.
Mais la monnaie assumera sa tâche d’outil de la circulation, quelques soient les déboires du
corps social.
La monnaie en tant qu’outil de répartition au sein de la société est clairement appréhendée par
le Docteur. Toutefois, il demeure un problème typique des questions monétaires. D’où vient
la valeur vénale effective dans un échange. Pourquoi le setier est-il à 14 livres ? C’est-à-dire
que l’on convienne une fois que la livre a une certaine valeur de facto. Il s’agit d’expliquer le
pouvoir d’achat de la monnaie. On peut suppléer à toutes les pièces d’or ou d’argent, mais
comment la livre s’en vient-elle à acheter le blé ? Les théoriciens quantitativistes ont
l’avantage de poser la masse monétaire en vis-à-vis des biens marchands. En somme ils
comparent deux ensembles, la monnaie et les biens, et les rapportent selon un découpage,
disons une graduation des ensembles, avec pour condition que tous les éléments des deux
ensembles soient reliés ; toute la monnaie intervient dans les achats de tous les biens. Du
coup, on en déduit son pouvoir d’achat, c'est-à-dire la parcelle de biens que l’unité monétaire
s’approprie. Il a le défaut d’identifier la logique de l’échange – la comparaison de deux biens
ou de deux ensembles de biens – avec celle du capital qui reproduit et perpétue la valeur dans
le temps. Le capital, la monnaie en tant que pouvoir d’achat, répond d’une autre logique que
celle de la répartition.
81
82
Quesnay [1757c] page 274.
Quesnay [1757c] pages 281 et 282.
28
En effet, il est impossible d’évaluer les ensembles, de les graduer, et de les étalonner entre eux
sans les avoir préalablement constitués. Il faut alors constater soigneusement tous les
échanges pour dire quel est le pouvoir d’achat de la monnaie. Mais c’est un défaut
irrémédiable qui condamne la théorie quantitativiste à être a posteriori, c’est-à-dire qu’elle
n’a de sens que dans une généralisation logique qui considère l’économie, les échanges, la
répartition, comme achevés. Ce serait observer le corps humain et lister pour chaque organe
les nutriments qu’il a consommés ; le circuit a plutôt l’idée d’observer le mécanisme de
répartition de ces nutriments, de décrire les opérations saines et de donner l’alerte en cas
d’activités jugées dangereuses. La théorie quantitativiste serait un peu comme un secrétaire
qui prend note de ce qu’on lui dit ; elle écrit, elle décrit mais n’a malheureusement pas moyen
de juger. Or, au détail des mécanismes économiques, les individus utilisent la monnaie en
connaissant parfaitement son pouvoir d’achat sans se référer à ces deux ensembles. De plus,
ces derniers ne se dressent qu’en arrêtant une certaine temporalité, une plage d’une semaine,
d’un mois ou d’une année pour laquelle on dénombre tous les échanges. Quelle durée a-t-elle
le plus de pertinence pour délimiter les ensembles et fixer le pouvoir d’achat de la monnaie ?
Cette question paraît demeurer sans réponse et s’en remettre à l’arbitraire de l’économiste.
D’autres points de vue encore saisissent cette difficulté d’établir le pouvoir d’achat de la
monnaie par une variante quantitativiste. Par exemple, comment mesure-t-on la masse
monétaire. Sur une semaine, c’est peut-être la même liasse de billets qui a circulé de main à
main pour conclure les échanges, alors que dans les portes-feuilles des individus la monnaie
abonde. Le quantitativiste averti rétorquerait que la vitesse de circulation de la monnaie n’est
qu’accessoire et ce qui importe c’est l’ensemble de la capacité d’acheter de chaque individu,
qu’ensuite il le fasse au moyen du même billet qui circulerait mille fois ou de mille billets ne
circulant qu’une seule fois, dans les deux cas il s’agit de la même masse monétaire à
considérer. Si la réponse est précise et prometteuse, elle ne résout rien encore du problème du
pouvoir d’achat, car maintenant il s’agit de tenir compte de l’ensemble des signes monétaires
en possession des individus, nous aurions là enfin la masse tant recherchée. Pourtant elle n’a
pas encore acheté le produit. Supposons une forte tendance à la thésaurisation ; la monnaie
existe bel et bien, mais n’achète pas. Ce serait une erreur de la considérer dans la masse
critique pour déterminer le pouvoir d’achat. Pour corser le problème nous pourrions raisonner
pareillement du côté de l’ensemble des biens. Lesquels faut-il considérer ? Car presque tout
est vendable, mais proportionnellement bien peu est vendu et beaucoup reste à vendre ! Quel
pétrin ! Et la pâte ne prend pas ! Pas de borne temporelle, pas de limitation précise de
l’ensemble monétaire, ni de l’ensemble des biens.
La solution quantitativiste triviale se contente d’affirmer que les deux ensembles sont bornés
par les échanges monétaires effectifs. Sur une période donnée on mesure toutes les
transactions faites, d’un côté nous obtenons la monnaie et de l’autre les marchandises. C’est
une façon de dire que tout ce qui s’achète avec de la monnaie, s’achète avec de la monnaie !
La théorie sombre dans un aposteriorisme tautologique et se débarrasse de la question de
l’origine du pouvoir d’achat de la monnaie. Il existe toutefois une très ancienne tentative
d’explication que l’on dénomme parfois de façon peu respectueuse sous le vocable de fable
du troc. Si elle paraît compléter et résoudre le problème quantitativiste du pouvoir d’achat de
la monnaie, il n’en est rien. Non seulement la solution n’est pas convaincante, mais observée
soigneusement elle nous montrera qu’elle est en réalité antiquantitativiste.
Comment de facto, la monnaie vient-elle à l’économie, comment la valeur vénale s’établitelle sur un certain nombre, à un certain niveau des prix ? Pour y parvenir, les variantes
quantitativistes élaborent une affabulation à partir du troc qui fut la condition initiale, le
berceau d’où la monnaie naquit une première fois dans l’humanité. Dans sa célèbre Richesse
29
des nations, Adam Smith nous en offre un exposé limpide.83 Il imagine ces sociétés primitives
où le travail se divise parmi ses membres. Le boucher, le boulanger, le brasseur, tous ont trop
de ce qu’ils produisent et pas assez des autres biens. Cependant, si le brasseur désire manger
du pain il doit espérer que le boulanger veuille sa bière et l’accepte en échange. Ce qui n’est
pas forcément garanti, si bien que le brasseur s’emploiera à conserver par devers lui des
marchandises susceptibles d’intéresser tout le monde et de lui procurer sans difficulté ce que
ses propres besoins lui commandent. A l’aube des civilisations ce fut, aux dires d’Adam
Smith, le bétail, le sel, les coquillages ou la morue séchée qui jouèrent ce premier rôle de
monnaie d’échange avant que les métaux, plus pratiques, ne les remplacent. D’abord
informes, en barres oblongues, les voilà coupés et frappés d’une emprunte pour garantir leur
titre et faciliter leur compte. De ce dernier perfectionnement surgit la monnaie. Et la valeur de
la pièce s’explique par cette longue filiation à travers les âges. La pièce d’argent vaut tant de
blé parce que l’année précédente elle valait presqu’autant sans compter la hausse continuelle
des prix. Et la valeur ancienne provient d’une plus ancienne encore, en remontant jusqu’aux
barres oblongues et aux têtes de bétail. Ainsi cette fable nous raconte qu’aujourd’hui ma bière
vaut deux euros parce qu’autrefois l’armure de Diomède se paya neuf bœufs ! L’histoire
paraît trop belle, mais elle nous rend attentifs à une vérité : La valeur de la monnaie, son
pouvoir d’acheter s’explique dans le temps, sans pour autant l’étirer sur trois millénaires. Tout
un chacun connaît la valeur actuelle d’une pièce de monnaie non parce qu’il est certain
d’acheter sa bière aujourd’hui à deux euros, mais parce qu’il l’a fait hier. Entre le brasseur, le
boulanger et le boucher on s’accorde sur le pouvoir d’acheter d’une pièce de monnaie. Accord
tacite certes, sans cesse renouvelé de sorte que la monnaie voit son prix fluctuer
continuellement. Sa valeur s’affirme à chaque fois que quelqu’un l’accepte pour payement de
ses produits et services ou l’utilise à l’achat de ses besoins.
La fable du troc expose quelque chose d’antiquantitativiste parce qu’elle se réfère à un
premier temps de l’histoire où le pouvoir d’achat de l’instrument monétaire est établi par
convention : Une armure contre tant de bœufs et voici fixée la première référence de la valeur
de la monnaie. La fable du troc a perverti le raisonnement quantitativiste. Elle ne considère
pas le pouvoir d’achat comme une proportion entre deux ensembles dont l’un comprend la
masse monétaire et l’autre les biens qu’elle achète. Au contraire, le pouvoir d’achat prend son
origine dans une convention établie entre au moins deux personnes à propos de l’échange de
deux marchandises. C’est-à-dire que ce serait par la confrontation des estimations en valeur
d’usage que deux individus établissent le pouvoir d’achat de la monnaie. Comme si sa
naissance dépendait d’une toute autre logique économique que sa perpétuation ;
conventionnalisme d’abord, quantitativisme ensuite. La théorie circuitiste a l’avantage de
rassembler les deux approches. Elle est quantitativiste, mais s’insère dans une durée
économiquement significative. Elle repère des temps où la monnaie surgit comme convention
entre des agents, puis d’autres moments où cet argent précédemment émis rencontre les
marchandises et réalise de facto son pouvoir d’achat qui n’était jusque-là que
conventionnellement présent et estimé à travers les signes monétaires. La difficulté n’est que
provisoirement levée puisqu’elle se reporte ailleurs, dans l’établissement d’un circuit
pertinent. Peut-on observer comment la convention créatrice de monnaie se fait ? Existe-t-il
un moment, une action significative repérable, capable d’influer sur toute l’économie ?
Pareillement existe-t-il un lieu et un temps où la monnaie rencontre les produits ? Tel est le
cœur véritable d’une problématique circuitiste.
François Quesnay est véritablement le père fondateur et inspirateur des théories du circuit
économique car il a développé une description de la circulation monétaire qui respecte les
deux séquences fondamentales, celle de l’émission de la monnaie puis celle de sa
83
Smith [1776] livre 1, chapitre 4, pages 91 et suivantes.
30
confrontation aux marchandises. Sur ce point l’article Hommes n’est qu’un premier pas, rien
de mieux qu’un balbutiement, puisque l’auteur n’envisage pas encore le mécanisme
d’émission monétaire. Il exprime par deux fois seulement le circuit de la monnaie qui part de
la terre et y retourne. Les laboureurs payent leur rente aux propriétaires qui la dépensent en
constructions et travaux d’ouvriers. Ces derniers grâce à leur salaire achètent aux laboureurs
leur subsistance. Ainsi l’argent retrouve la terre et avance les dépenses nécessaires à la
reproduction des blés et autres cultures.84 Cette description est intéressante aussi par le
contexte dans lequel elle apparaît. Quesnay prétend que cette répartition en circuit ne doit
aucunement être interrompue, par exemple par de mauvais impôts, car alors les avances
manqueront et la reproduction s’éteindra. D’où la logique sous-jacente d’une répartition au
service de la reproduction.
Un autre passage du même article suscite notre surprise. A première vue son interprétation
n’est pas très aisée, mais le schéma que nous proposons rend le passage clair et cohérent avec
l’ensemble de l’article.
Le propriétaire emploie l’argent qu’il reçoit de son fermier à l’achat des marchandises
étrangères que le négotiant a portées, et celui-ci en rend l’argent au fermier, qui lui vend les
productions de sa culture. Les ouvriers païés par le fabricant, par le laboureur et par tous
ceux qui les occupent, achettent des denrées et des marchandises pour leur consommation, et
l’argent retourne à la culture des terres et à la fabrication des ouvrages qui se reproduisent.
Ainsi l’argent doit se trouver dans les nations, à peu près à raison de la quantité et du prix de
leurs richesses commerçeables, mais le plus ou le moins d’argent, contrebalancé avec le plus
ou le moins de marchandises commerçeables, n’augmente ni ne diminue le fond[s] de leurs
richesses.85
Quatre paragraphes plus haut dans sa dissertation, Quesnay dissertait sur l’omniprésence des
monnaies fiduciaires suppléant les espèces. A peine conclut-il l’argument qu’il semble
l’abandonner aussitôt pour une version résolument quantitativiste. Il paraît décrire la
circulation de l’or ou de l’argent qui par l’entremise des négociants quitte les propriétaires
pour revenir aux fermiers. Et dans la deuxième partie du paragraphe cité, il admet que la
masse monétaire s’établit à niveau de la quantité et du prix des marchandises vendues. Ces
deux propositions vont imprudemment dans le sillage de Cantillon et donne matière à tous
ceux qui lisent la théorie monétaire de Quesnay comme une reprise stricte du schéma
quantitativiste du Banquier. S’arrêter à cette conclusion en faisant fi de toutes les remarques
précédentes sur la nature de la monnaie serait une interprétation légère, même volontairement
lacunaire et fautive. Nous ne saurons suivre ceux qui s’en contentent. Par contre, il nous est
tout à fait possible de comprendre ce passage en le rattachant à la vision monétaire déjà
exprimée par le Docteur. Sa Weltanschauung qui commence à se dessiner plus clairement
nous évite de commettre de regrettables confusions. Tout d’abord, à propos de la circulation
monétaire avec les négociants, il ne s’agit probablement pas ou rarement de monnaie
métallique ; les papiers stipulés en monnaie de compte pourraient tout aussi bien satisfaire ce
commerce. Ensuite, en conséquence directe de ce premier éclaircissement, la masse monétaire
est fixée à raison de la quantité et du prix des marchandises. C’est l’évidence tautologique
quantitativiste ; impossible de faire autrement que d’admettre que chaque bien vendu l’est
contre de l’argent. Ce qui constitue d’ailleurs la définition de « valeur vénale », la valeur d’un
bien en argent. Le pan quantitativiste de la théorie quesnaysienne est indéniable et constitue le
fondement de la théorie de la répartition. Mais l’aspect « reproductif » ne manque pas. Il se lit
dans ce retour de l’argent à la culture des terres et à la fabrication des ouvrages. Il est en
germe en attendant de plus amples développements qui se concentreront assez rapidement sur
les cultures considérées comme le lieu et le temps logiques de la reproduction économique, au
84
85
Quesnay [1757c] page 288.
Quesnay [1757c] pages 275 et 276.
31
détriment des fabriques dont la stérilité, c’est-à-dire-dire la vénalité sera fréquemment
démontrée et rabâchée. La Weltanschauung s’est précisée avec d’un côté les manufactures et
le commerce qui assument le rôle de la répartition, de l’autre les fermiers, mines et pêcheries
qui grâce à leur productivité naturelle sont les acteurs privilégiés de la reproduction ; les
propriétaires se tiennent à mi-chemin revêtant une double fonction. Dans l’article Hommes,
cette position théorique est déjà perceptible. Ce texte laisse clairement entrevoir une
séparation entre reproduction et répartition qui a affaire avec des différences de classe comme
celle du fermier vis-à-vis des ouvriers. Avant d’entrer dans cette problématique, il est temps
de clore la question de la conversion du Marquis de Mirabeau, vaincu par les arguments
frappants du Docteur Quesnay devenu économiste.
A son origine la Physiocratie naît d’un bigbang intellectuel, d’une confrontation de deux
esprits issus de classes différentes, de métiers très distants, la science de son temps la plus
pointue et agrippée à l’expérience et la littérature chatoyante, abstraite et fantasque, s’animant
d’énergiques envolées morales sinon métaphysiques ; labeur du petit qui gravit les hiérarchies
à force de mérite, majesté du noble qui se veut méritant des sommets qu’il n’eut jamais à
conquérir. Et ces deux hommes s’accordèrent sur bon nombre d’idées. Pourtant, la doctrine
qui se forgeait au creuset de ce qu’on crut un épisode de conversion, ne fut jamais
véritablement unifiée. Les ambigüités affleurent ; au fil des ans et des commentaires, on les
rappelle incessamment, travers malheureux des études physiocratiques qui recherchent les
contradictions et les condamnent sans se préoccuper de leur raison d’être. On voudrait lire
l’économique dans la physiocratie, mais c’est le politique qui point. La Weltanschauung
scientifique courbe l’échine sous les coups de celle du philosophe ; elle cède du terrain mais
ne rompt pas. Les deux visions du monde s’entremêlent sans unité, sans allégeance. Elles se
superposent ; quand l’une s’aperçoit l’autre surgit par jeu de transparence.
Alexis Clérel vicomte de Tocqueville s’est penché avec intelligence sur cette ambigüité
physiocratique. Il fut un des premiers à relever cette sorte de double Weltanschauung, qu’il
assimilait à une mentalité contradictoire qui fut capable de penser toutes les réformes à venir
dans un esprit monarchique. Nous nous octroyons deux extraits de sa plume si inspirée qui
mérite une place au premier plan dans les études physiocratiques, même si son étude ne tient
tout juste qu’en quelques pages sommaires.
Les économistes [lire spécialement « les physiocrates »] ont eu moins d’éclat dans l’histoire
que les philosophes ; moins qu’eux ils ont contribué peut-être à l’avènement de la
Révolution ; je crois pourtant que c’est surtout dans leurs écrits qu’on peut le mieux étudier
son vrai naturel. Les philosophes ne sont guère sortis des idées très générales et très
abstraites en matière de gouvernement ; les économistes, sans se séparer des théories, sont
cependant descendus plus près des faits. Les uns ont dit ce qu’on pouvait imaginer, les autres
ont indiqué parfois ce qu’il y avait à faire. Toutes les institutions que la Révolution devait
abolir sans retour ont été l’objet particulier de leurs attaques ; aucune n’a trouvé grâce à
leurs yeux. Toutes celles, au contraire, qui peuvent passer pour son œuvre propre ont été
annoncées par eux à l’avance et préconisées avec ardeur ; on en citerait à peine une seule
dont le germe n’ait été déposé dans quelques-uns de leurs écrits ; on trouve en eux tout ce
qu’il y a de plus substantiel en elle.86
Mais si cette pensée très en avance sur son temps devait imaginer la révolution dans ses
moindres détails, elle ne défendit pourtant jamais les libertés politiques. Elle critiquait
vertement les privilèges tout en se convainquant que la monarchie seule devait entreprendre
les réformes nouvelles. Dans leurs conceptions, la liberté d’action politique ou économique
n’existait pas, les garde-fous démocratiques contre la tyrannie étaient remplacés par
l’éducation publique capable d’éclairer les esprits et de les convaincre d’occuper la fonction
que l’ordre naturel leur assigne.
86
Tocqueville [1856] page 1047.
32
Ils [les physiocrates] ont déjà conçu la pensée de toutes les réformes sociales et
administratives que la Révolution a faites, avant que l’idée des institutions libres ait
commencé à se faire jour dans leur esprit. Ils sont, il est vrai, très favorables au libre échange
des denrées, au laisser faire ou au laisser passer dans le commerce et dans l’industrie ; mais
quant aux libertés politiques proprement dites, ils n’y songent point, et même quand elles se
présentent par hasard à leur imagination, ils les repoussent d’abord. La plupart commencent
par se montrer fort ennemis des assemblées délibérantes, des pouvoirs locaux et secondaires,
et, en général, de tous ces contrepoids qui ont été établis, dans différents temps, chez tous les
peuples libres, pour balancer la puissance centrale. « Le système des contreforces, dit
Quesnay, dans un gouvernement est une idée funeste. » (…)
La seule garantie qu’ils inventent contre l’abus du pouvoir, c’est l’éducation publique ; car,
comme dit encore Quesnay, « le despotisme est impossible si la nation est éclairée ». –
« Frappés des maux qu’entraînent les abus de l’autorité, dit un autre de ses disciples, les
hommes ont inventé mille moyens totalement inutiles, et ont négligé le seul véritablement
efficace, qui est l’enseignement public général, continuel, de la justice par essence et de
l’ordre naturel. » C’est à l’aide de ce petit galimatias littéraire qu’ils entendent suppléer à
toutes les garanties politiques.87
Commentaire alerte et pertinent qui malheureusement oublie Mirabeau. Il n’est pas un petit
disciple de salon, mais auteur à succès qui originellement se voulait féodal et partisan des
Etats provinciaux, forme particulière de délocalisation en matière de fiscalité, indéniablement
favorable à des libertés et des contrepoids politiques. Mais il est vrai que dans le corpus
théorique physiocratique, les libertés politiques manquent généralement à l’appel, et les
libertés économiques s’envisagent en dépendance d’un ordre social préétabli au sein duquel
personne ne gravit les hiérarchies. C’est étonnant de la part d’un Marquis de Provence qui
voulait un domaine en France et d’un fils de paysan devenu Médecin de cour, de pérorer
contre les élévations sociales, contre les parvenus. On peut comprendre qu’ils s’attaquaient
aux promotions vénales, à ce que l’argent et non le mérite bâtisse des carrières, appauvrissant
l’état par impérities et manigances. Dans un royaume où l’on s’habitua à vendre et acheter la
fonction politique, il est fondé que quelques gens éclairés obstruent les voies d’ascension
sociale, désirant ardemment séparer pouvoir et richesse. Idée noble mais probablement
chimérique, qui offre une première raison, pas entièrement convaincante, afin d’expliquer
l’articulation de l’économique et du politique dans les vues des théoriciens du club de
l’Entresol. L’épisode de Conversion, la confrontation du Marquis et du Docteur nous met en
garde contre des interprétations limitées à une sphère de savoir, l’une primant sur l’autre. Ce
fut un échange réciproque entre les deux hommes, débouchant sur des tentatives d’articuler
deux phénomènes concomitants préservant néanmoins une partie autonome : l’économique et
le politique.
C’est pourquoi la physiocratie est d’une rare difficulté à interpréter, à comprendre au plus
proche des hommes et de leurs idées. Les économistes flattent les libertés et les théories sur la
valeur, les prix, les avances et la circulation, mais rejettent le politique et les mœurs ; les
philosophes s’interrogent sur les archaïsmes monarchico-féodaux qui semblent comme de
lourds boulets immobilisant dans l’Ancien Régime ceux qui curieusement énoncèrent des
applications d’un parfait sentiment révolutionnaire. La confrontation entre Mirabeau et
Quesnay apparaît comme une double conversion, économique pour le Marquis et politique
pour le Docteur. Plus encore, les deux hommes se reconnurent, s’acceptèrent et poursuivirent
dans leur voie respective. Peut-être que leurs visions du monde collaboraient sans véritable
harmonie ? Il est par ailleurs certain que Mirabeau ne comprenait pas toujours les complexités
économiques que l’esprit du maître élaborait. Or, nous croyons malgré tout que l’économique
et le politique ont à cohabiter par nécessité car il est un lieu où les deux domaines se
rencontrent et s’harmonisent, une frontière pour l’économique qui ne peut poursuivre dans
87
Tocqueville [1856] page 1048.
33
son explication sociale sans le concours du politique, un enracinement pour ce dernier qui
errerait sans fin en abstraction sans l’apport d’une science du concret des rapports sociaux de
répartition et reproduction. Ce lieu tant recherché, noyau de la physiocratie, graine féconde de
l’économie-politique, se situe exactement là où s’articule la théorie de la circulation, là où le
Marquis et le Docteur se rencontrèrent véritablement.
Les études physiocratiques nous ramènent continuellement au problème de l’articulation entre
l’économie et le politique. Est-ce que le politique se construit sur l’économique, c’est-à-dire
est-ce que la théorie économique révèle la meilleure organisation politique ? Ou au contraire,
n’existe-t-il pas une dimension éthique du politique, un espace de réflexion indépendant où se
juge et décide les droits humains, les inégalités acceptables et les autorités condamnables,
pour lesquels l’économique se fait l’observateur et l’arpenteur, mesurant avec clarté ce qui se
décide ailleurs, sans pour autant en être ni l’arbitre ni l’instigateur. L’embarras du philosophe
et de l’économiste se révèle tout entier dans cette approche inaugurée par nos deux héros du
XVIIIe siècle. Aucun des deux domaines ne peut se suffire à lui-même, recroquevillé en
cénacle, ignorant tout autre et enorgueilli de ses principes, afin d’expliquer seul et de justifier
de force le bon ordre social.
Dès ses premiers souffles la physiocratie noue un dialogue fructueux entre philosophie morale
et économie politique. Cependant, l’échange n’est pas toujours limpide aux yeux du
contemporain comme à ceux du commentateur. L’école cède à la facilité et se fait volontiers
sectaire pour contrer les attaques qu’on lui adresse. Elle répond aux accusations politiques par
les principes économiques ; elle rend indubitables les raisonnements mathématisants du
Docteur sous prétexte d’un ordre social naturel. Elle se fait de la sorte hermétique à toute
contradiction et c’est pourquoi il est justifié d’affubler l’école de Versailles du péjoratif
qualificatif de « sectaire ». Elle le fut si souvent dans ses méthodes et ses défenses, elle dut
l’être aussi dans l’étrange dialogue partagé entre Mirabeau et Quesnay, parfois échange,
parfois conversion, mais souvent maintien ferme sur des positions arrêtées. Il importe que le
commentateur se méfie de ce lacis de visions du monde, qu’il ne réponde pas au politique par
l’économique ou vice-versa. Il lui faut relever le moment précis où l’économique bascule vers
le politique, repérer exactement l’articulation entre les deux domaines où l’un prolonge
l’autre. Alors peut-être sera-t-il en mesure d’évaluer si le basculement se fait trop tôt, si l’un
des domaines empiète injustement sur l’autre ? Nous nous proposons cette étude qui emboîte
le pas à bien d’autres. Nous suivrons l’économique de Quesnay, plutôt que le politique de
Mirabeau, afin d’observer quand il bascule, quand il se politise. Peut-être serons-nous amené
à des reproches fondés ? Mais peut-être que le génie du Docteur nous enseignera où chercher
l’articulation entre l’économique et le politique dans les théories du circuit ? Ce serait un bon
prodigieux et pour l’économiste et pour le philosophe.
Tocqueville observa les deux approches physiocratiques. Il s’étonna du double caractère
révolutionnaire et monarchique de leur système. A sa suite on critiqua allègrement
l’incompatibilité des idées, comme si la révolution française révélait le meilleur système
politique et débarrassait l’humanité de l’Ancien Régime. Venant en second, la révolution
tenait le sceptre du progrès au nez et à la barbe des régimes d’autrefois définitivement
détrônés. Héritage plus proche de nos mœurs, elle devient l’unique juge et référant des
systèmes politiques et économiques. Sous son jugement la physiocratie est condamnée : trop
ambivalente, système ambigu, boiteux, affabulation inconséquente, de bonnes idées perdues
parmi de vieillots préjugés. Conclure si abruptement c’est abuser l’histoire et la détourner de
sa vocation. Que le lecteur prenne garde et se convainque que ni l’économie, ni la philosophie
n’ont pu établir une typologie définitive pour évaluer les systèmes politiques. Quand
l’économiste cherche des critères de comparaison efficaces il s’embrouille, il perd en équité
lorsqu’il parvient à gagner en richesses. La profession s’accorde, faute de mieux, sur des
théories banales et inapplicables comme la pareto-efficacité, c’est-à-dire l’affirmation qu’un
34
système est meilleur qu’un autre si toutes les personnes concernées l’acceptent à l’unanimité.
Façon trouble de reconnaître l’échec théorique, puisque la recherche aboutit en impasse ; de
facto l’unanimité n’apparaît que dans les dictatures ; si jamais l’histoire ne contredit le
principe de la pareto-efficacité, elle n’a jamais montré et ne montrera jamais la moindre
application de cette théorie. Nonobstant, des auteurs s’efforcèrent de théoriser ce qu’il y lieu
d’appeler avec eux un théorème d’impossibilité, une façon alambiquée de conclure sans pour
autant aboutir. Le philosophe ne fait guère mieux et les tentatives les plus neuves prêchent le
voile d’ignorance, une sorte d’ascèse intellectuelle qui invite chaque personne à s’extraire de
sa condition historique, jetant bas son point de vue, sa Weltanschauung, afin de juger à cru, en
observateur impartial. Cette fois l’histoire est abandonnée et remplacée par une spéculation
inhumaine, une illusion diabolique. La voie médiane qui seule peut s’extirper de l’aporie
quitte les illusions d’un classement absolu des systèmes politiques. Ils sont à réélaborer à
chaque époque alliant la sagesse du philosophe et la science de l’économiste, car il ne s’agit
pas d’atteindre la perfection, mais d’éviter les erreurs dramatiques où le politique et
l’économique se sont perdus à errer vers des tyrannies et des totalitarismes de tous les excès et
de toutes les ruines. Et pour suivre les enseignements qu’à Fribourg notre maître répète
inlassablement aux économistes en formation, nous citons librement l’esprit qui l’anime en
affirmant que l’économie politique sert plus par les maux dont elle protège et guérit que par
les perfections qu’elle recherche et qui se tiennent trop loin des possibilités humaines.
L’économie politique de François Quesnay, soigneusement étudiée, nous gardera de trop nous
éloigner d’un si sage aphorisme.
François Quesnay inaugura la science économique par une transposition du circuit médical.
C’est pourquoi il put devenir un économiste aux théories monétaires très proches de celles de
Law et de son expérience, dans un temps ou l’Aventurier écossais était mal vu. Il fallait être
d’une autre discipline et y avoir gagné ses lettres de noblesses pour oser prêcher une
conception monétaire pro-Law et contra-Cantillon. Quesnay osa, mais il sut affirmer
discrètement ses vues, sans trop rappeler la tragique aventure du début du siècle.
Mais dans les interprétations et commentaires de la physiocratie, sa conception de la monnaie
sous-jacente fut souvent oubliée, inconsciemment écartée pour faire comme si les aspects
quantitativistes de couverture métallique étaient un fait, comme si Cantillon était une autorité
aux yeux du Docteur. Dès lors, les présentations et interprétations du circuit se bornaient à des
descriptions par des prix a-monétaires de reproduction ou à des suppositions trop
quantitativistes. Au chapitre suivant, nous explorerons ce décalage avant d’exposer notre
interprétation circuitiste qui combine répartition et reproduction, monnaie d’échange et
capital.
Il s’agit d’éviter la tendance qui ne privilégie que les questions de répartitions, c’est-à-dire de
confrontation des biens entre eux par des échanges. Ce qui entraîne la création d’un circuit amonétaire où tous les prix deviennent des prix de répartition. Dans cette voie le seul progrès
théorique possible serait d’abandonner les prix monétaires afin de se contenter de prix troc, en
quantité de marchandises, nous aurions alors clairement le principe de répartition. Par contre
nous oublions totalement le côté reproduction très concrètement présent dans les acceptions
diverses du mot « prix ». Toute la description économique du Docteur est accès sur
l’abondance et les bons prix comme sources de richesses. Il ne se contente certainement pas
d’un principe de répartition. Bien au contraire, toute la société et avec elle toute l’économie
doivent tendre à améliorer les capacités reproductives de la nation. La répartition est soumise
à la reproduction, elle en est même une condition de réussite. C’est pourquoi il est absolument
indubitable d’identifier les deux séquences circuitistes dans le schéma de Quesnay,
quoiqu’elles ne se donnent pas immédiatement dans le texte. L’article Hommes esquisse plus
le problème que sa solution. Mais les débats qui feront rage autour du fameux Tableau
35
économique orienteront inexorablement le Docteur vers des positions circuitistes aux théories
de monnaie endogène. On nous reprochera peut-être de nous autoriser trop de libertés
interprétatives. Nous montrerons que nos marges sont ténues et nos conclusions pas
excessives : Le Docteur Quesnay traite du problème de la monnaie dans un circuit de
reproduction, donc avec création de valeur en dehors du simple cas de répartition. Nous
montrerons qu’il va tendre vers une explication du rôle de la monnaie-capital, c’est-à-dire
d’une monnaie qui se définit dans le temps, par un pouvoir d’achat ; elle est à la fois signe du
crédit avancé à la production et répartition du produit net au sein du corps social.
Le problème délicat de la physiocratie tient dans un double passage, celui de la conversion du
Marquis, puis celui de la naissance du Tableau économique. L’épisode de la conversion fait
appel à un système de prix construit sur un espace économique international. L’ensemble du
problème de la reproduction-répartition est considéré sous cet aspect international. Mais le
Tableau économique est une construction nationale pour expliquer l’équilibre et l’impôt.
C’est un deuxième passage qui complique la compréhension du problème. Le prix de marché
est donné par l’espace économique international. Il devient un élément exogène au schéma de
circulation national. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’en bornant sa réflexion à l’espace
national, Quesnay focalise son argumentation sur la monnaie. Elle est le sang d’une nation, et
circule toujours en suffisance dans le corps. Cantillon, et avec lui Mirabeau, la considérait
comme un facteur de déséquilibre économique important entre les nations. Certaines régions
s’appropriaient bien plus de richesses par leur travail que d’autres. Mais pour le Docteur, la
richesse résulte du besoin des hommes et se constate dans le prix dont on peut juger s’il est
bon ou mauvais qu’en proportion des dépenses d’avances, des coûts. Il s’agit de demeurer
dans l’ordre économique et non de s’enliser dans des jugements qui recourent à des mesures
physiques propres à l’ordre naturel. C’est en quelque sorte une étonnante manière de justifier
des inégalités dans les répartitions internationales, construite sur le préjugé de la liberté du
commerce qui permettra à chaque nation d’atteindre son maximum de production. Etant
français, Quesnay ne se préoccupe pas des autres nations miséreuses. La France est pour lui la
nation la plus naturellement privilégiée, il s’agit dans son esprit de lui permettre de réaliser
ses avantages, non de les concéder à d’autres. En tout cas, la monnaie ne joue pas le plus petit
rôle dans ce programme politique ; elle n’influe pas sur le niveau des prix de marchés. Mais
qu’en est-il pour le corps social ? Quel rôle joue-t-elle à l’intérieur du royaume dans les
questions de reproduction-répartition. Nous allons montrer à quel point elle a une place toute
particulière dans le Tableau économique, tout en semblant disparaître sous l’éteignoir. Elle est
comme intimement associée au corps social puisqu’elle permet d’opérer la reproduction et la
répartition des richesses, tout en ne manquant jamais.
Voici la monnaie devenue instrument de la reproduction et de la répartition. Sans elle,
l’échange est impossible si bien qu’il n’existe pas une seule nation qui puisse lui échapper.
Les théories quantitativiste s’inquiètent de sa suffisance. Elles développent des arguments
similaires à ceux de ces médecins qui crurent nécessaire de trouver les bonnes proportions de
sang en circulation dans le corps humain, et qui associèrent chaque maladie à un dérèglement
de cette masse. Quesnay rompait d’avec cette conception en considérant la maladie d’abord
comme un problème des artères ou des viscères, en conséquence de quoi, la saignées
n’agissait que pour contrer les symptômes, non pour soigner la cause de la maladie. En
matière monétaire il penche vigoureusement en faveur de considérations similaires, contre
tous les Silva économistes. Il n’en demeure pas moins que l’on peut s’interroger sur les avis
du Docteur concernant le rétablissement de l’économie, le contrôle de la bonne répartition
afin de provoquer la reproduction la plus abondante, par le biais d’une intervention sur la
masse monétaire, avec l’idée d’agir sur les symptômes plutôt que sur la cause. A ce propos, le
Docteur économiste nous apparaîtra un peu moins médecin, puisqu’en matière monétaire, il
36
ne préconise aucun palliatif. Il se propose plutôt d’intervenir directement sur les organes de la
société, admettant définitivement la neutralité de la monnaie en regard de l’économique.
Conclusion
L’épisode de la conversion du Marquis relève la pertinence d’une double problématique. La
première concerne la théorie monétaire de la circulation de Quesnay, la seconde présente les
difficultés d’articulations entre économique et politique.
Ces premiers débats physiocratiques donnent naissance à une théorie monétaire prise entre
reproduction et répartition. Le paradigme sous-jacent est celui de la circulation sanguine que
le Docteur défendit tout au long de sa carrière de médecin. En le transposant à la théorie
économique, le circuit des richesses s’écartent sensiblement du paradigme monétaire anti-Law
du Banquier Cantillon. Ce qui nous amène à conclure à ce que l’inspiration véritable de
François Quesnay en matière monétaire s’apparente à une théorie de la monnaie endogène.
Evidemment, à ce niveau de recherche rien n’est encore assuré. Tout au plus, la question de
savoir si un modèle de type émission-destruction monétaire afin de lier production et
répartition, paraît intéressante et justifiée. Cependant, nous sommes convaincu que cette thèse
s’avère pertinente et reparaît de manière récurrente en physiocratie, du vivant de Quesnay.
La question de l’articulation de l’économique et du politique est plus fondamentale encore,
tout en étant liée à la problématique monétaire. Il apparaît avec la physiocratie plus que
partout ailleurs, que ces deux domaines de penser sont concomitants. Avec précisément la
théorie monétaire comme lieu de rencontre. C’est pourquoi les deux problématiques déterrées
au cours de cette brève étude ne sont pas présentes ensemble par hasard. La physiocratie
invente véritablement l’économie-politique en tant que science, en ce qu’elle mobilise la
théorie monétaire comme lieu de rencontre particulier entre les deux domaines. La encore la
voie de recherche est ouverte, mais notre étude ne s’y engouffre pas. Ce qui paraît assez
certain est qu’il faudra s’inquiéter de l’explication épistémologique de se fondement d’une
science nouvelle sur les questions monétaires. Car en fin de compte, dans le système
physiocratie, l’économie-politique naît sur le fondement d’une théorie monétaire ; telle serait
l’essence de cette science qui nous préoccupe.
Reste ouverte encore la question historique de la conversion du Marquis. Nous nous sommes
préoccupé d’indiquer les idées de Mirabeau avant sa rencontre avec Quesnay, ainsi que celles
que le Docteur dût lui opposer. D’une certaine façon nous nous arrêtons au milieu du trajet,
sans examiner en détail qui emprunta quoi à son acolyte. Y parvenir, ce serait entrer de plein
pieds dans le Tableau économique qui suit de prêt les évènements que nous avons racontés.
Ce serait aussi étudier la Théorie de l’impôt datée de 1760 et qui paraît être la première
publication commune du Marquis et du Docteur. Disons pour conclure qu’elle offre une
peinture assez précise des éléments de conversions de l’un et de l’autre.
Tout d’abord Mirabeau commettait d’entrée une de ses spécialités morales sur la circulation
politique :
SEIGNEUR, vous avez vingt millions d'hommes & de sujets, plus ou moins. Ces hommes ont
tous quelque argent ; ils sont tous à-peu-près capables du genre de service que vous
demandez , &; toutefois vous ne pouvez avoir de services sans argent, ni d'argent pour payer
les services. Ce1a signifie, en langue naturelle , que votre peuple se retire de vous sans le
sçavoir, attendu que les volontés sont encore ralIiées à votre pcrsonne , en la supposant
isolée des agens de votre autorité ; & d'autre part, sans oser le dire, vu que nous sommes en
un siécle mol & craintif, votre puissance n’est autre chose que la réunion des volontés d’une
37
multitude forte & active à la vôtre, d’où suit que la disjonction des volontés est ce qui coupe
le nerf à votre puissance. Voilà le mal, voici d’où il provient.88
Cette fois, plutôt que de lui valoir des succès de librairie, elle le conduisit directement en
prison !89 Le roi se laissa outrer par ces affirmations que les volontés de son peuple ne le
suivent pas à moins qu’il ne consente à les payer. Il faut dire que Louis XV ne lut pas
l’ouvrage, mais les fermiers généraux s’appliquèrent à lui faire entendre quelques propos bien
sentis afin de censurer et de retirer une œuvre qui les condamnait. Car Mirabeau poursuivait
dans ses idées déjà développées dans son Mémoire sur les Etats provinciaux. Une fois encore
il prêchait contre des problèmes de moralité des hommes. Néanmoins, on remarque au fil du
texte la présence du Docteur Quesnay. La circulation morale entre le peuple et le roi se
construit sur l’aratoire, à partir d’un principe nouveau à la fois pour le Docteur et pour
Mirabeau, le principe de l’intérêt individuel, de l’homo oeconomicus.
A part pour la défense du pays, Mirabeau exhorte le roi à laisser faire les individus qui agiront
au mieux en faveur du royaume en suivant leur intérêt personnel. Il importe alors de
débarrasser la circulation de ces magistrats du contrôle et de la perception, qui éloignent le
monarque de ses sujets. L’étude poursuit avec des élans qui mêlent Quesnay et Mirabeau,
mais notre travail s’achève là, en constatant que ce fut peut-être le pur produit de la
physiocratie, le seul concept à naître de la rencontre de nos deux héros, qui servit d’alibi aux
fermiers généraux et au roi contre eux : le principe de la poursuite des intérêts personnels pour
le bien-être collectif. Il valut au Marquis la prison car contrairement à l’Ami des hommes, il ne
dit plus que les citoyens agissent envers leur Roi par une sorte de désire moral très honorable,
mais simplement de façon vénale. Cet anti-moralisme ou cet économisme surprenant chez le
Marquis nous indique qu’il céda beaucoup aux doctrines de Quesnay. Bien qu’il faille garder
une certaine prudence, car en l’occurrence, Quesnay contribua largement à la rédaction et la
phrase incriminée, dans l’introduction, put être l’œuvre du Docteur lui-même. En tout cas,
l’emprisonnement subséquent devait éteindre quelques temps les ardeurs des physiocrates,
mais attiser celles du Marquis, qui dans son esprit devint martyr pour avoir révélé la vérité
aux hommes !
88
Mirabeau [1760] pages 1 et 2.
Dans le numéro de février 1769 des Ephémérides du citoyen, Dupont de Nemours s’exprime en ces termes sur
cet épisode douloureux : « Cette année s’est écoulée dans le silence. Ce n’est pas cependant que le zèle des
philosophes citoyens qui s’appliquaient à l’étude de la science de l’économie politique fût diminué ; mais après
le malheur arrivé à l’AUTEUR DE LA THÉORIE DE L’IMPÔT, leur respect pour le gouvernement leur fit croire ce
silence conforme à ses vues, dont il ne leur appartenait pas de pénétrer et de juger les motifs. Ils ne l’ont rompu
qu’après que la publicité permise de plusieurs écrits composés sur les mêmes matières, par des auteurs qui
n’avaient rien de commun avec eux que les bonnes intentions, leur a prouvé que les circonstances étaient
changées et le moment de se taire passé. » (cf. Oncken [1888] p.158)
89
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Bibliographie
En ce qui concerne les écrits de Quesnay, nous nous référons à la récente édition de l’INED
(abrégée OEC) qui offre un appréciable confort de travail. Les écrits du Docteur sont
différenciés par année de publication ou de composition, en notes de bas de page.
BROCARD, Lucien
1902
CANTILLON, Richard
1755
FOX-GENOVESE, Elizabeth
1976
HECHT, Jacqueline
LOMENIE, Louis de
1958
1879
MIRABEAU, Victor Riqueti
PERROT, Jean-Claude
1750
1756
1757
1760
1992
QUESNAY, François
2005
TOCQUEVILLE, Alexis Henri
Charles Clérel
WEULERSSE, Georges
1756
1757a
1757b
1757c
1766b
1856
1910a
1910b
Les doctrines économiques et sociales du Marquis de Mirabeau
dans l’Ami des hommes, Paris, Giard & Brière.
Essai sur la nature du commerce en général, traduit de l’anglois,
Londres (Paris), Fletcher Gyles (Guillyn), fac-similé 1987.
Réédition, Paris, INED, 1997.
The Origins of Physiocracy, Economic Revolution and Social
Order in Eighteenth-Century France, Ithaca and London, Cornell
University Press.
La vie de François Quesnay, réédité dans OEC [2005], tome 2.
Les Mirabeau, nouvelles études sur la société française au XVIIIe
siècle, 5 tomes, Paris, E. Dentu.
Mémoire sur les Etats provinciaux.
L’ami des hommes, ou traité de la population, 1757.
Traité de la monarchie, L’Harmattan, Paris, 1999.
Théorie de l’impôt, Scientia Verlag Aalen, 1972.
Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIIe-XVIIIe
siècle), Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
François Quesnay - Oeuvres économiques complètes et autres
textes , tomes 1 et 2, éd. Théré, Charles et Perrot, Paris, INED :
Fermiers, article de L’Encyclopédie, tome VI.
Grains, article de L’Encyclopédie, tome VII.
Impôts, première édition par Gustave Schelle en 1908.
Hommes.
Observations sur l’intérêt de l’argent.
L’ancien régime et la révolution, Paris, Laffont, 1986.
Le mouvement physiocratique en France, de 1756 à 1770, 2
tomes, Genève, Slatkine, 2003.
Les manuscrits économiques de François Quesnay et du Marquis
de Mirabeau aux archives nationales, Paris, Paul Geuthner.
39
Annexe
Lettre de Mirabeau à Rousseau datée du 30 juillet 1767 :
J’avais pris mes premières et uniques notions à cet égard dans l’Essai sur la nature du
Commerce de Mr Cantillon, que j’avais depuis 15 ans en manuscrit. Cet auteur, beau génie
d’ailleurs à bien des égards, élevé dans le commerce, n’avait fait par ses spéculations et ses
recherches que perfectionner l’erreur éclose dans le dernier siècle, qui regarde le commerce
comme principe de richesse. En conséquence, j’avais comme lui et tant d’autres conclu,
d’après la visibilité, que puisque ma main mise devant mon œil me cache le soleil ma main
est plus grande que le soleil. J’avais dis-je raisonné ainsi. Les richesses sont les fruits de la
terre à l’usage de l’homme. Le travail de l’homme a seul le don de les multiplier, ainsi plus il
y aura de travail plus il y aura de richesses. La voie de prospérité donc est 1o de multiplier les
hommes ; 2o par ces hommes, le travail productif, 3o par ce travail, les richesses. En cet état
je me trouvais invulnérable et je papillottais à mon aise la décoration de mon édifice
politique : des mariages, des lois somptuaires, que sçais-je. Jamais Goliath n’alla au combat
avec tant de confiance que j’en eus pour aller chercher un homme qu’on m’apprit avoir
emmargé sur mon livre ces audacieuses paroles : L’enfant a têté du mauvais lait, la force de
son tempérament le redresse souvent dans les résultats, mais il n’entend rien aux principes.
Mon critique ne me marchanda pas, et me dit tout net que j’avais mis la charrue avant les
bœufs et que Cantillon comme instituteur politique n’était qu’un sot. Ce blasphème me fit
regarder celui qui le proférait comme un fol, mais faisant réflexion qu’en toute dispute
l’opinion respective marche d’ordinaire par représailles je me retins, rompis la conversation
et pour mon bonheur je revins le soir questionner à tête reposée. Ce fut alors qu’on fendit le
crâne à Goliath. Mon homme me pria de faire aux hommes le même bonheur qu’on fait à des
moutons, puisque qui veut augmenter son troupeau commence par augmenter ses pâturages.
Je lui répondis que le mouton était cause seconde au lieu que l’homme était cause première
dans la création des fruits. Il se mit à rire et me pria de me mieux expliquer et de lui dire si
l’homme arrivant sur la terre apportait du pain dans sa poche pour vivre jusques au temps
où la terre préparée, semée, couverte de moissons meures, coupées, battues &c. pût le
nourrir. J’étais pris, il fallait ou supposer que l’homme avait léché 18 mois sa patte comme
l’ours l’hiver dit-on dans sa tannière, ou avouer que ce créateur des fruits en avait trouvé en
arrivant qu’il n’avait point semés. Il me pria alors de vouloir bien faire participer toute la
population subséquente au même avantage parce que également cela ne pouvait être
autrement. La présomption une fois déroutée dans un sot cause la confusion et la haine, dans
une âme honnête elle opère la reconnaissance et la docilité. Ce fut mon cas. Je priai mon
maître de s’expliquer et de m’instruire, car j’étais un pauvre jouvenceau de 42 ans. Il n’avait
point encore alors fait son Tableau oeconomique : ce fut même un bonheur pour moi, car
sentant son utilité et sa nécessité, comme la Genèse dit que Dieu vit la beauté de ses ouvrages,
il m’y aurait renvoyé et m’aurait rebuté, attendu que ma nature est fort antipathique à
l’application mécanique que demandent les calculs. Il fallut donc qu’il m’expliquât son
système, ou pour mieux dire celui de la nature. Comment les premiers hommes soit pasteurs,
chasseurs &c. avaient vécu des produits spontanés de la nature, comment la population des
nations qui n’ont pas cultivé est encore toujours la même sans s’accroître, et leur habitation
errante pour ravir ces produits successifs. Comment l’industrie de la cultivation a rendu les
nations sédentaires, comment l’accroissement de produits résultants de cet art a toujours été
la mesure de l’accroissement de la population, comment cet accroissement de produits ne
peut provenir que de leur qualité de richesse, leur qualité de richesse que de leur valeur
d’échange, leur valeur d’échange que de la consommation de ces produits, comment donc
c’est la consommation des produits actuels qui est la source des plus grands produits futurs,
base nécessaire d’un surcroît de population.90
90
Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, vol. XXXIII, Oxford, 1979, pages 261 et 262 reproduite
dans Mirabeau [1757] pages xxxvi et suivante.
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