chapitre 1 - Le Publieur

Transcription

chapitre 1 - Le Publieur
Le Publieur est heureux de
vous donner à lire un extrait
de "L'ambulancière rue dans
les brancards", le livre de
Noëlle Gidon-Capelle.
chapitre 1
Samedi  février.
« Tiens, on parle de ton mort dans le journal. Ça va te
faire de la pub ! »
De la pub ! C’est bien l’humour de mon oncle, ça.
C’est plutôt à l’assassin que ça va faire de la pub. Une balle
en pleine tête à travers les vitres d’une voiture, c’est ce
qu’on appelle mettre dans le mille. J’aurais peut-être dû
me recycler dans une autre profession. Tueuse à gages.
Évidemment, je ne sais pas tirer et je n’aime pas les armes
à feu. Ça peut être un handicap dans mon métier. Il faudra
quand même que je m’y fasse et que je me décide à
prendre des cours de tir. Se trimbaler avec un faux revolver, ça ne fait pas très sérieux pour un garde du corps.
C’est vrai que, de loin, un amateur peut se tromper. Mais,
dans ma profession je commence à croire qu’on a plus à
faire à des pros qu’à des amateurs, même éclairés.
«Je te l’avais bien dit que c’était pas ta période de chance,
tu avais Uranus en transit dans ta huitième maison.»
Évidemment… Moi je dirais que c’est plutôt le mort
qui n’a pas eu de chance.
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l ’ ambulancière rue dans les brancards
«Il était Gémeaux, comme toi. Né le 19 juin 1966. Je l’ai
lu dans le journal.Tu pourrais peut-être avoir son heure de
naissance, ça me permettrait de faire son thème astral.»
Il me semble que là où il se trouve, il n’en a plus vraiment besoin, mais je ne vais pas commencer à contrarier
ma tante, j’en aurais pour la soirée. Et j’ai des choses plus
importantes à faire, à commencer par me laver les cheveux.
« Il est tard, faut que je rentre.
— Je t’accompagne en voiture.
— Merci tonton, mais je préfère marcher jusqu’au
métro. Ça me fera du bien.
— Tu veux pas que je te tire les cartes ?
— Non. Un autre jour.
— La petite a raison. Puisqu’elle ne veut pas coucher
ici, laisse-la partir. La journée a dû être dure avec la
police et tous ces journalistes. »
Oui, sans oublier l’hôpital et les curieux de tous poils.
Heureusement que Philippe est en province, pour une
enquête. Philippe, je le connais depuis la maternelle. On
était de tous les anniversaires et de tous les coups tordus.
C’est aussi lui qui m’a vaguement dépucelée, un peu plus
tard. Il n’avait pas encore trouvé sa voie. Il a eu du mal à
trouver la mienne. Depuis, il a changé de direction. Après
des études de droit, quelques figurations dans des téléfilms,
des piges dans des magazines à scandale, et un job de lecteur dans une maison d’édition de polars, il a monté une
agence de détective privé. Fidèle à notre enfance, il s’est
installé ici, à Montreuil. Malin, fouineur, sans beaucoup de
scrupules, bonimenteur et charmeur, il a quelques atouts
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pour réussir dans la profession. Et puis, c’est pas lui qui se
fera piéger par une grande blonde. Évidemment, si un
beau brun se présente… Mais, comme on dit « Cherchez
la femme ».
Un jour, un de ses clients, menacé, lui a demandé s’il
connaissait quelqu’un qui pourrait faire office de garde
du corps. Philippe a pensé à moi. Trente-neuf ans, un
mètre soixante-cinq, cinquante-cinq kilos, les bons jours,
il n’y a évidemment pas de quoi effrayer un malfrat ! J’ai
bien suivi quelques cours de judo dans ma jeunesse, mais
je n’ai jamais dépassé la ceinture jaune. Je me demandais
bien pourquoi il m’avait choisie.
« Avec ton métier et tes qualifications, tu as une bonne
partie des qualités requises pour faire un bon garde du
corps, m’a-t-il dit pour me convaincre.
— Ambulancière, je ne vois pas vraiment le rapport.
— Très souvent, un garde du corps fait office de
chauffeur. Ça te fait la moitié du travail.
— C’est l’autre moitié qui m’inquiète.
— Y’a pas de raison. Regarde. Pour être ambulancier,
il faut conduire vite tout en étant prudent. Avoir de
bons réflexes. Un sens certain de l’observation. Faire
preuve de responsabilité et d’initiative. Connaître les
gestes des premiers soins. Sans compter qu’on lui confie
un corps. Et, parfois en danger de mort.
— Évidemment.Vu sous cet angle…
— Et avec ton obsession de la psychologie, tu as des
atouts certains… Sans compter que tu es encore très
présentable.
— J’apprécie le “encore”… »
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l ’ ambulancière rue dans les brancards
Je n’étais qu’à moitié convaincue par son argumentation, mais je décidai quand même d’y réfléchir. La
société privée pour laquelle je travaillais avait fait faillite
six mois plus tôt. Passer des concours pour entrer dans le
public, au samu ou au smur, très peu pour moi. Je commençais à être fatiguée du stress permanent dans lequel
vivent les ambulanciers, ce n’était pas pour entrer dans
les services d’urgence. J’en connaissais beaucoup qui
voulaient intégrer le privé vers la quarantaine, épuisés
par la course contre la montre et le défi avec la mort
inhérents à cette profession. Ça faisait du monde au portillon et le privé était plus à la débauche qu’à l’embauche. Ajouter à cela que le rmi faisait figure de gros lot
comparé à mes allocations chômage, je n’étais pas loin
d’accepter sur le principe. Mais, j’ai voulu en savoir plus
sur son « client » pour savoir s’il allait devenir le mien.
« Si tu me parlais un peu de lui.
— Tiens. Voilà déjà sa photo. Je vais te chercher le
dossier.
— Hum… On ne peut pas dire que ça soit Brad Pitt.
— Si c’était le beau Brad, c’est moi qui lui servirait de
garde rapproché.
— Il faut toujours que tu te poses en rivale ! »
Il me donne le “dossier”, qui tient en quelques lignes.
Gilles Tillet, quarante-huit ans, quincaillier rue Parmentier
à Montreuil, a reçu trois lettres anonymes le menaçant
de mort. Pas vraiment des lettres. Une phrase sur chaque
feuillet. « Tu ne t’en tireras pas comme ça, j’aurais ta
peau. » « Tout se paie. Moi, j’ai payé. Bientôt ça sera ton
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tour. » « L’heure approche. Regarde derrière ton dos,
devant toi et aussi sur les côtés. Je suis partout. » Les
lettres sont découpées dans un magazine et collées sur
une feuille blanche. À l’ancienne.
« Pas très moderne. Il aurait pu utiliser un ordinateur,
ça lui aurait fait gagner du temps.
— Il a lu trop de Maigret.
— Qui peut en vouloir à un quincaillier ?
— Un client qui n’a pas aimé sa façon de le recevoir.
Un ancien employé. Un mari jaloux…
— Tromper son mari avec ça. Il faudrait vraiment que
le mari ait une sale gueule ! Il a une femme ?
— Oui. Jalouse. Elle pense que c’est une histoire de
fesses.
— Possible qu’il ait des charmes cachés. Pourquoi il
n’a pas été voir la police ?
— Il préfère un privé. Il n’a peut-être pas envie qu’on
vienne fouiller dans ses comptes.
— La quincaillerie, ça ne pourrait pas être une couverture ? On vend de la lessive, c’est un autre genre de
poudre qui se retrouve dans le paquet, et on garde le
cadeau Bonux.
— Je ne crois pas. Il n’a pas l’envergure.
— Et moi ? Qu’est-ce que je fais ? Caissière ?
— Il veut qu’on l’accompagne quand il va se ravitailler chez les grossistes.
— Bizarre. Pourquoi, il ne se fait pas livrer ?
— Je ne suis pas chargé de la gestion de son magasin,
mais de retrouver la personne qui le menace. Alors, le
reste… »
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l ’ ambulancière rue dans les brancards
Mi-curieuse, mi-amusée, j’ai accepté. Après tout, on
verrait bien. On avait rendez-vous chez Philippe, dans
un ancien atelier de peausserie qui lui sert à la fois de
bureau et d’habitation. « Re-lofté » par l’un de ces ex,
architecte d’intérieur, on y trouve lumière, verre et acier,
ces trois mamelles du loft branché. Sauf qu’au premier
regard, on se rend compte que son ami ne devait pas être
un premier Prix de Rome.Tout y est disproportionné.
Après tout, c’est peut-être ce qui avait séduit Philippe…
La mezzanine, dont la rambarde est sensée rappeler une
passerelle de bateau, est trop près du plafond. Philippe,
avec son mètre quatre-vingt, doit se courber pour accéder à ses appartements. Elle domine une entrée qui aurait
pu être vaste si elle n’était diminuée de moitié par un escalier métallique gigantesque. Le mur est entièrement vitré,
sauf la porte, métallique elle aussi. Sur le plan initial, elle
aurait dû faire face à l’escalier derrière lequel se trouve
le bureau de Philippe. Dans la réalité, elle est décalée
d’un bon mètre. Ce qui offre une vue imprenable sur
son bureau, dont la porte, trop haute pour passer sous
l’escalier reste constamment ouverte. Cet inconvénient
pour l’intimité peut se transformer en avantage pour les
curieux. J’en ai profité. Avant d’affronter mon premier
client, je voulais l’observer. Philippe était derrière son
bureau et parlait à monsieur Tillet qui lui faisait face. De
dos, il semblait encore moins sexy que sur la photo.
Petit, maigrelet, quelques rares cheveux gras d’une couleur hésitant entre le gris sale et le jaune pisseux dépassaient de son col de veste. Rien de très engageant. J’ai
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hésité avant d’entrer. Finalement, je me suis décidée et
j’ai ouvert la porte le plus discrètement possible pour
arriver dans le bureau sans bruit. C’était compter sans le
sol en ciment! J’étais à peine arrivée à la hauteur de l’escalier qu’il s’est retourné.Avant même que je puisse dire un
mot, il a commencé par me regarder de la tête aux pieds.
Puis des pieds à la tête, lentement. Un sourire de babouin
laissait apparaître des chicots jaunâtres. Ce qui était une
chance : avec son teint cireux, on les remarquait moins. Si
j’ai l’occasion, je lui demanderai l’adresse de son photographe. Il a fait du bon boulot.
Je continue d’avancer, malgré tout, et je me trouve
face à lui.
« C’est vous qui allez être mon garde du corps ? »
L’air avec lequel il m’a dit ça, je me suis demandée si
ce n’était pas moi qui aurait besoin de protection. Il avait
peut-être confondu escort girl et call girl.Après des présentations rapides, nous sommes partis. Arrivés près de la
mégane de Philippe, qui allait devenir ma voiture de
fonction, il a voulu s’asseoir à côté de moi. J’ai refusé,
mais il ne m’a pas laissé le choix. Il est monté à la place
du mort. Je commençais à comprendre pourquoi on
l’avait menacé. Il ne fallait pas le connaître depuis très
longtemps pour avoir envie de s’en débarrasser. Je devais
l’accompagner chez un fabricant de balais-brosses, dans
la zone industrielle de Cergy. Pas très romantique
comme promenade. On n’avait pas fait la moitié du
trajet qu’il était déjà prêt à me sauter dessus. Ce n’est pas
que j’étais dans une période faste côté sexe, mais il y a
des circonstances où il vaut mieux l’abstinence. J’ai
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réussi à calmer ses ardeurs en le menaçant de le dire à sa
femme. Après ce premier aller et retour, il a changé
d’agence de détectives. Ça lui a peut-être porté chance :
aux dernières nouvelles, il était toujours en vie.
Malgré cet échec relatif, Philippe a continué à me
faire confiance. N’aimant pas trahir mes amis, j’ai voulu
me documenter sur ce métier. Au hasard de mes investigations, je suis tombée sur une école offrant, moyennant
finance, une formation par correspondance en trois
mois. Avec un peu de chance, je pouvais même me la
faire payer par l’anpe. Je n’ai pas eu de chance. Mais, j’ai
quand même suivi les cours. Il y a au moins une section
qui ne m’a pas demandé de travail, celle sur les premiers
soins. Étant titulaire d’un certificat de capacité d’ambulancier, et après dix-huit ans de profession, je n’ai plus
grand-chose à apprendre sur les premiers secours à prodiguer à un blessé. J’avais bien assez à faire avec l’apprentissage des armes, les techniques de défense, toute la
panoplie des appareils d’alarme et de protection, sans
oublier les trucs pour déceler au premier coup d’œil
l’agresseur potentiel. Après trois mois de labeur intense,
je connaissais tout des us et coutumes de cette honorable profession. J’ai même reçu un diplôme prouvant
ma compétence. Je viens de terminer ma troisième mission. Avant terme. La mort brutale de mon client mettant fin prématurément à mon contrat. Ce qui ne
m’arrange pas. Je ne pourrai jamais toucher le solde de
mes honoraires. Il faudra que je revoie la section « agresseur » de mes cours, j’ai dû rater un passage.
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« C’est ton deuxième mort. Quand je vais dire ça à
mes copains, ils vont pas me croire ! »
La voix de Bastien, onze ans, me ramène à la réalité.
« Mon deuxième mort ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Ben, oui, madame Biquet, elle est morte.
— Elle a eu une crise cardiaque, c’est une mort naturelle.
— Pour elle, ça change rien. »
Rien à dire, mon petit cousin a raison. Mais, pour moi
ça change quand même les choses.
Je l’aimais bien, ma petite grand-mère. Je la revoie encore
avec son long manteau gris, son sac noir qu’elle tenait
serré contre elle et ses cheveux frisottés. On voyait bien
qu’elle ne fréquentait pas le salon d’Alexandre. Le grand.
Celui que se dispute la jet set. Mais, il fallait quand même
être un artiste pour perpétuer cette nuance aubergine
envers et contre tous les nouveaux produits qui s’efforcent
de l’atténuer. Il devait penser qu’elle le valait bien.
Elle avait peur d’aller chercher ses sept cent et quelque
euros de pension à la poste. Elle se croyait suivie. C’est sa
fille qui avait contacté Philippe et c’est elle qui réglait mes
honoraires, elle-même ne pouvant se déplacer pour
l’accompagner. Ma mission a commencé en novembre
dernier. Madame Biquet, Henriette de son prénom, m’avait
demandé de venir la chercher chez elle. Elle habitait dans
un des quartiers de Montreuil en cours de rénovation.
Qui dit en cours, dit en restes. Elle habitait dans les restes.
Certes, avec quatre mille cinq cents francs par mois, je ne
m’attendais pas à ce qu’elle puisse s’offrir un F2 dans une
hlm. Mais, j’ai quand même eu un choc. L’immeuble,
d’une date de construction incertaine, présentait toutes les
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usures dues au temps, aux matériaux bon marché, aux
mauvais bâtis et autres causes de dégradation que je n’ai
pas su déceler. Je me demandais bien ce qu’ils allaient
pouvoir rénover. L’entrée de l’immeuble et la cage d’escalier étaient à la hauteur de la façade : fils électriques arrachés pendant près des boîtes aux lettres défoncées ; tuyaux
de gaz et canalisations d’évacuation à découvert ; murs
humides transformés en patchwork de plâtre, de croûtes
successives de peinture et de salpêtre que même les graffitis n’arrivaient pas à camoufler. En grimpant l’escalier aux
marches de guingois, je me demandais bien ce que j’allais
trouver derrière la porte du quatrième étage. Ma profession antérieure m’a souvent donné l’occasion d’aller dans
des appartements habités par des petits vieux à la limite
inférieure du seuil de pauvreté, et j’avais encore dans les
narines l’odeur typique que l’on retrouve dans ces lieux :
un mélange de pisse de chat, de soupe de légumes,
d’encaustique, de poussière accumulée sur les murs tapissés des décennies plus tôt, à laquelle s’ajoute l’odeur de la
vieillesse et de la misère. C’est donc avec une certaine
appréhension que je sonnai à la porte de madame Louis
Biquet, comme l’indiquait un morceau de carte de visite
du nom de son défunt mari. Quand elle ouvrit la porte,
une odeur forte me sauta effectivement au visage, mais pas
du tout celle à laquelle je m’attendais.
« Mademoiselle Lazure ? Entrez, entrez. J’espère que
l’odeur du patchouli ne vous gêne pas. J’en mets un peu,
rapport aux voisins. Je fais aussi brûler quelques bâtons
d’encens. »
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Un peu ! Sa fille, née en 1950, avait dû dévaliser vingt
ans plus tard toutes les échoppes de Woodstock et de
Katmandou réunies. Il devait lui rester du stock. Je commençais à regretter la soupe aux choux. J’entrais dans
l’appartement en retenant mon souffle. Elle referma la
porte derrière moi et reprit son explication.
« Vous comprenez. Ils sont africains. Très gentils,
remarquez. Leurs huit enfants sont très bien élevés et
quelques fois ils font mes courses. Mais l’odeur de leur
banane plantain frite, leur patate douce et leurs épices, ça
finit par écœurer. Sans compter que les voisins du dessous sont indiens et ceux du premier maghrébins. Et
croyez-moi, il y a des odeurs qui se mélangent pas ! »
Je voyais bien qu’elle disait ça sans malice, c’est pour
cette raison que je suis entrée dans son deux pièces en
l’aimant déjà. Je lançai un rapide regard circulaire pour y
trouver, sans surprise cette fois, ce à quoi je m’attendais.
Un papier dont les fleurs initiales avaient vu passer un
grand nombre de printemps, des photos de feu monsieur
Louis, de sa fille à tous les âges, le calendrier des postes
représentant des chatons dans un panier, quelques cartes
postales, fatiguées elles aussi. Des lampes Berger ou assimilées pour le fameux patchouli, des bâtonnets d’encens
sur le buffet et la desserte. Je m’arrêtais un instant pour
regarder ces meubles. Elle a dû lire dans mes pensées.
« Ils datent de 1938. Je les ai eus pour mon mariage.
C’est de l’Art déco. Ils sont beaux, hein ? »
Elle avait mal lu dans mes pensées, mais j’acquiesçais.
Je n’ai jamais eu les moyens de me payer des meubles
Art Déco, mais j’apprécie leur forme épurée, leur bois
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précieux, leur touche d’ivoire ou de galuchat.Tout ce qui
en a fait la sophistication. Ceux-là étaient à l’Art Déco,
ce qu’un livre à dix francs est à un volume de la Pléiade.
« Y’en a pour de l’argent vous savez. J’ai vu un jour un
reportage à la télévision sur une vente aux enchères de
meubles de cette époque.Y a une coiffeuse qui s’est vendue
quatre millions.Vous vous rendez compte ? C’est presque
ma pension de l’année. »
Je n’ai pas voulu la contrarier. À quoi aurait-il servi de
lui dire qu’il manquait deux zéros et qu’il lui aurait fallu
près de cent ans de pension pour se l’offrir. Je n’allais pas
rejouer la vieille querelle des anciens et des modernes
devenue obsolète avec l’arrivée des euros. Elle avait suffisamment à faire avec la nouvelle monnaie.
Partie sur sa lancée, elle a voulu me faire visiter le reste
de son deux pièces. La cuisine aussi devait dater des
années trente, mais il y a longtemps qu’elle n’était plus
cotée. Quant à la salle de bains, elle tenait dans un ancien
placard. Les anciens propriétaires avaient fait installer dans
les années cinquante, une douche et un lavabo. Le nouveau, digne fils des précédents, n’avait pas jugé utile d’y
ajouter des w.c. Ils étaient sur le palier et, à cet âge-là, il
ne faut pas changer les habitudes, ça perturbe. L’interprétation était de moi. Madame Biquet, elle, le comprenait. Lui et sa femme lui envoyaient des chocolats tous les
ans à Noël et, dame ! avec un loyer bloqué par la loi de 48,
ils ne faisaient pas fortune. Sans compter qu’ils auraient à
débourser une sacrée somme pour la rénovation. Ils
devaient en avoir un ulcère rien que d’y penser.
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La poste est située à quelques rues de son immeuble. La
première fois que je l’accompagnai, j’hésitai entre la prendre par le bras, comme une fille attentive, où marcher
légèrement en retrait, sur sa droite, comme se doit de le
faire tout bon garde du corps. À sa demande, j’optai pour
le bras. Cela ne m’empêchait pas d’être à l’affût. J’essayais
de lire sur les visages aux multiples couleurs un signe
d’intérêt pour le couple que nous formions. Je n’ai jamais
rien remarqué. Peut-être n’avait-elle besoin que d’un peu
de compagnie et que le seul prétexte qu’elle ait trouvé
était cette menace. De toute façon, je n’aurais pas voulu
qu’il lui arrive quelque chose et je voulais justifier mes
honoraires. Je ne gagnais pas le Pérou, mais ça payait en
partie ma note d’électricité. Ma mission n’a duré que trois
mois. Un arrêt cardiaque l’a surprise devant l’émission
« Qui veut gagner des millions ? ». On ne saura jamais son
dernier mot, ni si c’est l’émotion d’avoir trouvé la bonne
réponse qui a provoqué sa mort, mais je sais qu’elle a mis
fin à ma vie de château. Depuis sa disparition je ne branche
plus le chauffage d’appoint dans ma salle de bain.
Ces quelques minutes de réminiscence ont permis à
Bastien, d’aller me chercher un volume d’Harry Potter.
Depuis qu’il est en vacances chez ses grands-parents il les
dévore tous. Ses parents préfèrent l’envoyer à Montreuil
plutôt qu’à la montagne. L’air y est moins vif, mais ça
économise le prix des remonte-pentes. Et puis la ville de
Montreuil ne doit-elle pas sa notoriété à une qualité
d’ensoleillement exceptionnelle qui a permis durant des
siècles la culture de la pêche ?
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« Tu devrais lire ce Harry Potter. Il est super.Y a plein
de formules magiques. Peut-être que ça t’aiderait à trouver les assassins.
— Ce n’est pas à moi de trouver les assassins, c’est à la
police. Moi, je suis seulement chargée de protéger les gens.
— Ben oui, mais puisque ton dernier client s’est fait
descendre, tu peux peut-être chercher qui l’a tué. »
Il m’énerve, mais je lui caresse la tête en souriant.
« Y’en a là-dedans. »
Je l’aime bien ce gamin. C’est le fils unique de ma cousine Patricia. Elle a six ans de moins que moi. J’avais cinq
ans quand la sœur de ma mère m’a recueillie à la mort de
ma mère. Mon père, lui, est parti quelques mois avant ma
naissance. Ça lui a évité de me reconnaître. Ça m’évitera
de lui être reconnaissante.Tante Sophie était jeune mariée
et n’avait pas encore d’enfant. Ma cousine est née un an
plus tard. Je l’ai toujours considérée comme ma petite
sœur. Même son mari, un beauf qui voyait d’un sale œil
notre complicité, n’a pas pu nous séparer.
Je me prépare à partir au moment où retentit la sonnette de la porte.
« Tu as entendu ? On a sonné. Je me demande qui ça
peut bien être. »
Question purement rhétorique de mon oncle qui n’a
aucune envie de se lever pour aller voir qui est l’intrus. Il a
quitté son journal pour regarder la retransmission d’un
match sur une chaîne sportive. Ancien pilier de rugby
dans une équipe du Tarn et Garonne d’où il est originaire,
il a gardé un amour immodéré pour ce sport et pour
tous les sports en général.Après trente-cinq ans de bons et
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loyaux services à la sncf, il a réinterprété ses amours de
jeunesse en se transformant en pilier de bar. À la maison,
sa place préférée est devenue avant-centre devant la télévision. Son verbe haut, sa faconde, son accent du terroir
en font un commentateur hors pair. Il a son fan club, et,
au café, ses copains baissent le son de la télé pour l’entendre commenter à un rythme d’enfer toutes les facéties de
trente géants qui n’arrêtent pas de se comporter comme
des gosses en se disputant pour un ballon.
« À cette heure-là, c’est sûrement madame Wolzinski.
Elle collectionne les autographes. Elle vient en demander
un à Alice.
— Madame Wolzinski. Je file par-derrière. »
Elle habite le pavillon d’en face. À part collectionner
les autographes, elle cultive son jardin, cinquante mètres
carrés en comptant la grille. Il faut dire qu’elle a de qui
tenir. Ses aïeux, tous originaires de Montreuil, étaient
horticulteurs. Ils ont cultivé pendant près de deux siècles
la fameuse pêche. Bon sang ne saurait mentir et ce n’est
pas sa mésalliance avec un violoniste polonais, parti après
lui avoir fait deux enfants, qui a pu la détourner de cette
tradition familiale. Malgré ses occupations agricoles, elle
a dû mal interpréter le précepte de Voltaire, dont elle n’a
sans doute jamais entendu parler. Son deuxième passetemps favori étant de se mêler de tout ce qui se passe
dans le voisinage. Il est vrai que depuis que Montreuil
est devenue une annexe de Montmartre, elle a de quoi
faire. Peintres, sculpteurs, plasticiens et autres artistes
investissent tous les jours un peu plus les anciennes
usines ou ateliers de la ville. En quelques années, les
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l ’ ambulancière rue dans les brancards
trentenaires ont bouleversé le look et les habitudes de
cette zone pavillonnaire, coincée entre deux autoroutes,
la A3 et la A186, mais néanmoins réputée pour son
calme et sa qualité de vie. Pour satisfaire sa passion, elle a
trouvé un moyen infaillible. Elle assiste systématiquement à toutes les cérémonies religieuses et civiles qui se
déroulent à Montreuil. Au fils des ans, elle s’est confectionnée quelques tenues adaptées aux circonstances
qu’elle agrémente et adapte selon les saisons. Le noir
pour les enterrements, ce qui va de soi. Les beiges et les
gris pour les mariages, les baptêmes ou les premières
communions. Les habitants de longue date se sont habitués à sa silhouette maigrelette, légèrement voûtée,
arpentant le parvis des églises ou de la mairie et la considèrent presque de leur famille. Ils l’invitent souvent au
cocktail ou au vin d’honneur, parfois même au repas qui
suit l’événement. Il faudra sûrement qu’elle redouble
d’effort auprès des nouveaux arrivants, les «bobos» n’étant
pas forcément enclins à suivre les traditions.
J’enfile mon manteau et je me dirige vers la cuisine,
suivie de Bastien.
« Eh, t’as pas pris tes rollers ?
— Euh, non… Les rollers, j’en ai assez vu hier soir. Et
puis, je manque encore un peu de pratique.
— Tu veux ma trottinette ? Tu iras plus vite qu’à pied.
— Avec mes talons et ma jupe droite, pas forcément.
Bon, j’y vais, hein… »
Il est dix heures et demie quand je me retrouve dans
la rue. Un froid sec de février me surprend. Je presse le
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pas pour atteindre la station Mairie de Montreuil qui est
située à une dizaine de minutes de la rue Calmette où se
trouve le pavillon de mon oncle et de ma tante. Le temps
que je rentre dans mon deux pièces, rue FerdinandGambon, près de la station Maraîcher, il sera bien onze
heures. Un peu tard pour me laver les cheveux. Dommage.
J’ai rendez-vous demain matin avec le capitaine Mattéi
qui est chargé de l’enquête. Je lui ai parlé une fois. Il y
avait eu un règlement de compte dans le quartier de la
Goutte d’Or. Un mort, trois blessés. Le hasard a voulu
que l’ambulance que je conduisais arrive sur les lieux
quelques minutes après l’altercation. En principe, les
ambulances privées ne peuvent pas intervenir sur la voix
publique sauf urgence absolue. Nous sommes donc restés
là, mon coéquipier et moi, en attendant les secours.
Quelques minutes plus tard police secours arrivait, suivi
de deux voitures de la police judiciaire. Le capitaine
Mattéi, j’ai su son nom plus tard, est descendu de l’une
des voitures. Je suis allée vers lui pour lui demander si on
pouvait être utile. Il m’a dit de transporter un des blessés
qui semblait moins mal en point que les deux autres. Le
SAMU arrivait, on entendait déjà les sirènes. Quant à
lui, il allait s’occuper du mort. Ça aurait pu être le début
d’une belle histoire, mais j’étais plus pressée que lui et on
n’a pas eu vraiment le temps de faire connaissance. Je l’ai
quand même remarqué. Pas vraiment beau, mais une
« aura à forte puissance », comme dirait ma tante. Et un
regard ! En principe, je ne veux pas mélanger le travail
et, euh… la santé, mais, comme dit Hervé, le mari de
Patricia, il n’y a pas de mal à se faire du bien. Et puis en
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ce moment, côté amour, je suis plutôt hors jeu. Il faut
dire que ma vie amoureuse de ces vingt dernières années
se résume vite. Deux ou trois mariages à l’essai, quelques
coups francs, un bon nombre de placages, et de longues
périodes de mauvaises passes. Je suis peut-être sur la
touche, mais, je suis toujours prête à jouer les prolongations. J’ai dû être influencée par mon oncle, moi…
Le métro est presque vide. Je croise sur les quais le lot
habituel de sdf. Dans les wagons, quelques rares voyageurs, l’air fatigué et vaguement anxieux, se sont regroupés sur les banquettes recouvertes de graffitis, témoignage
des goûts artistiques du quartier. Les miens me dépriment. J’ai beau écarquiller les yeux, jamais je ne reconnaîtrai un Basquiat d’un vulgaire tagueur. Je ferais mieux
de regarder la télévision si je veux gagner des millions. Je
saurais bien répondre à deux ou trois questions et j’ai le
cœur solide.
Je vais m’installer au bout du wagon. J’ai besoin d’être
seule. Je me laisse doucement bercer par le grincement
des rails, les yeux fermés. Je me serais presque endormie,
exténuée par ces dernières vingt-quatre heures, si un
personnage au long imperméable gris n’était venu
s’asseoir en face de moi. J’ouvre les yeux. Je croise son
regard. Hum. J’ai déjà vu cette expression. Dans d’autres
circonstances. Ah, non ! Pas ça. Ma tante avait raison, ce
n’est pas ma période de chance Un meurtre dans ma voiture de fonction, un exhibitionniste dans le métro. Qu’estce qui m’attend chez moi ? Heureusement, on arrive à
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chapitre i
ma station. Je ne prends pas le temps de vérifier où il en
est de son parcours… Je saute sur le quai. En quelques
minutes je suis en face de mon immeuble.