chapitre 1 - Le Publieur
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chapitre 1 - Le Publieur
Le Publieur est heureux de vous donner à lire un extrait de "L'ambulancière rue dans les brancards", le livre de Noëlle Gidon-Capelle. chapitre 1 Samedi février. « Tiens, on parle de ton mort dans le journal. Ça va te faire de la pub ! » De la pub ! C’est bien l’humour de mon oncle, ça. C’est plutôt à l’assassin que ça va faire de la pub. Une balle en pleine tête à travers les vitres d’une voiture, c’est ce qu’on appelle mettre dans le mille. J’aurais peut-être dû me recycler dans une autre profession. Tueuse à gages. Évidemment, je ne sais pas tirer et je n’aime pas les armes à feu. Ça peut être un handicap dans mon métier. Il faudra quand même que je m’y fasse et que je me décide à prendre des cours de tir. Se trimbaler avec un faux revolver, ça ne fait pas très sérieux pour un garde du corps. C’est vrai que, de loin, un amateur peut se tromper. Mais, dans ma profession je commence à croire qu’on a plus à faire à des pros qu’à des amateurs, même éclairés. «Je te l’avais bien dit que c’était pas ta période de chance, tu avais Uranus en transit dans ta huitième maison.» Évidemment… Moi je dirais que c’est plutôt le mort qui n’a pas eu de chance. 7 l ’ ambulancière rue dans les brancards «Il était Gémeaux, comme toi. Né le 19 juin 1966. Je l’ai lu dans le journal.Tu pourrais peut-être avoir son heure de naissance, ça me permettrait de faire son thème astral.» Il me semble que là où il se trouve, il n’en a plus vraiment besoin, mais je ne vais pas commencer à contrarier ma tante, j’en aurais pour la soirée. Et j’ai des choses plus importantes à faire, à commencer par me laver les cheveux. « Il est tard, faut que je rentre. — Je t’accompagne en voiture. — Merci tonton, mais je préfère marcher jusqu’au métro. Ça me fera du bien. — Tu veux pas que je te tire les cartes ? — Non. Un autre jour. — La petite a raison. Puisqu’elle ne veut pas coucher ici, laisse-la partir. La journée a dû être dure avec la police et tous ces journalistes. » Oui, sans oublier l’hôpital et les curieux de tous poils. Heureusement que Philippe est en province, pour une enquête. Philippe, je le connais depuis la maternelle. On était de tous les anniversaires et de tous les coups tordus. C’est aussi lui qui m’a vaguement dépucelée, un peu plus tard. Il n’avait pas encore trouvé sa voie. Il a eu du mal à trouver la mienne. Depuis, il a changé de direction. Après des études de droit, quelques figurations dans des téléfilms, des piges dans des magazines à scandale, et un job de lecteur dans une maison d’édition de polars, il a monté une agence de détective privé. Fidèle à notre enfance, il s’est installé ici, à Montreuil. Malin, fouineur, sans beaucoup de scrupules, bonimenteur et charmeur, il a quelques atouts 8 chapitre i pour réussir dans la profession. Et puis, c’est pas lui qui se fera piéger par une grande blonde. Évidemment, si un beau brun se présente… Mais, comme on dit « Cherchez la femme ». Un jour, un de ses clients, menacé, lui a demandé s’il connaissait quelqu’un qui pourrait faire office de garde du corps. Philippe a pensé à moi. Trente-neuf ans, un mètre soixante-cinq, cinquante-cinq kilos, les bons jours, il n’y a évidemment pas de quoi effrayer un malfrat ! J’ai bien suivi quelques cours de judo dans ma jeunesse, mais je n’ai jamais dépassé la ceinture jaune. Je me demandais bien pourquoi il m’avait choisie. « Avec ton métier et tes qualifications, tu as une bonne partie des qualités requises pour faire un bon garde du corps, m’a-t-il dit pour me convaincre. — Ambulancière, je ne vois pas vraiment le rapport. — Très souvent, un garde du corps fait office de chauffeur. Ça te fait la moitié du travail. — C’est l’autre moitié qui m’inquiète. — Y’a pas de raison. Regarde. Pour être ambulancier, il faut conduire vite tout en étant prudent. Avoir de bons réflexes. Un sens certain de l’observation. Faire preuve de responsabilité et d’initiative. Connaître les gestes des premiers soins. Sans compter qu’on lui confie un corps. Et, parfois en danger de mort. — Évidemment.Vu sous cet angle… — Et avec ton obsession de la psychologie, tu as des atouts certains… Sans compter que tu es encore très présentable. — J’apprécie le “encore”… » 9 l ’ ambulancière rue dans les brancards Je n’étais qu’à moitié convaincue par son argumentation, mais je décidai quand même d’y réfléchir. La société privée pour laquelle je travaillais avait fait faillite six mois plus tôt. Passer des concours pour entrer dans le public, au samu ou au smur, très peu pour moi. Je commençais à être fatiguée du stress permanent dans lequel vivent les ambulanciers, ce n’était pas pour entrer dans les services d’urgence. J’en connaissais beaucoup qui voulaient intégrer le privé vers la quarantaine, épuisés par la course contre la montre et le défi avec la mort inhérents à cette profession. Ça faisait du monde au portillon et le privé était plus à la débauche qu’à l’embauche. Ajouter à cela que le rmi faisait figure de gros lot comparé à mes allocations chômage, je n’étais pas loin d’accepter sur le principe. Mais, j’ai voulu en savoir plus sur son « client » pour savoir s’il allait devenir le mien. « Si tu me parlais un peu de lui. — Tiens. Voilà déjà sa photo. Je vais te chercher le dossier. — Hum… On ne peut pas dire que ça soit Brad Pitt. — Si c’était le beau Brad, c’est moi qui lui servirait de garde rapproché. — Il faut toujours que tu te poses en rivale ! » Il me donne le “dossier”, qui tient en quelques lignes. Gilles Tillet, quarante-huit ans, quincaillier rue Parmentier à Montreuil, a reçu trois lettres anonymes le menaçant de mort. Pas vraiment des lettres. Une phrase sur chaque feuillet. « Tu ne t’en tireras pas comme ça, j’aurais ta peau. » « Tout se paie. Moi, j’ai payé. Bientôt ça sera ton 10 chapitre i tour. » « L’heure approche. Regarde derrière ton dos, devant toi et aussi sur les côtés. Je suis partout. » Les lettres sont découpées dans un magazine et collées sur une feuille blanche. À l’ancienne. « Pas très moderne. Il aurait pu utiliser un ordinateur, ça lui aurait fait gagner du temps. — Il a lu trop de Maigret. — Qui peut en vouloir à un quincaillier ? — Un client qui n’a pas aimé sa façon de le recevoir. Un ancien employé. Un mari jaloux… — Tromper son mari avec ça. Il faudrait vraiment que le mari ait une sale gueule ! Il a une femme ? — Oui. Jalouse. Elle pense que c’est une histoire de fesses. — Possible qu’il ait des charmes cachés. Pourquoi il n’a pas été voir la police ? — Il préfère un privé. Il n’a peut-être pas envie qu’on vienne fouiller dans ses comptes. — La quincaillerie, ça ne pourrait pas être une couverture ? On vend de la lessive, c’est un autre genre de poudre qui se retrouve dans le paquet, et on garde le cadeau Bonux. — Je ne crois pas. Il n’a pas l’envergure. — Et moi ? Qu’est-ce que je fais ? Caissière ? — Il veut qu’on l’accompagne quand il va se ravitailler chez les grossistes. — Bizarre. Pourquoi, il ne se fait pas livrer ? — Je ne suis pas chargé de la gestion de son magasin, mais de retrouver la personne qui le menace. Alors, le reste… » 11 l ’ ambulancière rue dans les brancards Mi-curieuse, mi-amusée, j’ai accepté. Après tout, on verrait bien. On avait rendez-vous chez Philippe, dans un ancien atelier de peausserie qui lui sert à la fois de bureau et d’habitation. « Re-lofté » par l’un de ces ex, architecte d’intérieur, on y trouve lumière, verre et acier, ces trois mamelles du loft branché. Sauf qu’au premier regard, on se rend compte que son ami ne devait pas être un premier Prix de Rome.Tout y est disproportionné. Après tout, c’est peut-être ce qui avait séduit Philippe… La mezzanine, dont la rambarde est sensée rappeler une passerelle de bateau, est trop près du plafond. Philippe, avec son mètre quatre-vingt, doit se courber pour accéder à ses appartements. Elle domine une entrée qui aurait pu être vaste si elle n’était diminuée de moitié par un escalier métallique gigantesque. Le mur est entièrement vitré, sauf la porte, métallique elle aussi. Sur le plan initial, elle aurait dû faire face à l’escalier derrière lequel se trouve le bureau de Philippe. Dans la réalité, elle est décalée d’un bon mètre. Ce qui offre une vue imprenable sur son bureau, dont la porte, trop haute pour passer sous l’escalier reste constamment ouverte. Cet inconvénient pour l’intimité peut se transformer en avantage pour les curieux. J’en ai profité. Avant d’affronter mon premier client, je voulais l’observer. Philippe était derrière son bureau et parlait à monsieur Tillet qui lui faisait face. De dos, il semblait encore moins sexy que sur la photo. Petit, maigrelet, quelques rares cheveux gras d’une couleur hésitant entre le gris sale et le jaune pisseux dépassaient de son col de veste. Rien de très engageant. J’ai 12 chapitre i hésité avant d’entrer. Finalement, je me suis décidée et j’ai ouvert la porte le plus discrètement possible pour arriver dans le bureau sans bruit. C’était compter sans le sol en ciment! J’étais à peine arrivée à la hauteur de l’escalier qu’il s’est retourné.Avant même que je puisse dire un mot, il a commencé par me regarder de la tête aux pieds. Puis des pieds à la tête, lentement. Un sourire de babouin laissait apparaître des chicots jaunâtres. Ce qui était une chance : avec son teint cireux, on les remarquait moins. Si j’ai l’occasion, je lui demanderai l’adresse de son photographe. Il a fait du bon boulot. Je continue d’avancer, malgré tout, et je me trouve face à lui. « C’est vous qui allez être mon garde du corps ? » L’air avec lequel il m’a dit ça, je me suis demandée si ce n’était pas moi qui aurait besoin de protection. Il avait peut-être confondu escort girl et call girl.Après des présentations rapides, nous sommes partis. Arrivés près de la mégane de Philippe, qui allait devenir ma voiture de fonction, il a voulu s’asseoir à côté de moi. J’ai refusé, mais il ne m’a pas laissé le choix. Il est monté à la place du mort. Je commençais à comprendre pourquoi on l’avait menacé. Il ne fallait pas le connaître depuis très longtemps pour avoir envie de s’en débarrasser. Je devais l’accompagner chez un fabricant de balais-brosses, dans la zone industrielle de Cergy. Pas très romantique comme promenade. On n’avait pas fait la moitié du trajet qu’il était déjà prêt à me sauter dessus. Ce n’est pas que j’étais dans une période faste côté sexe, mais il y a des circonstances où il vaut mieux l’abstinence. J’ai 13 l ’ ambulancière rue dans les brancards réussi à calmer ses ardeurs en le menaçant de le dire à sa femme. Après ce premier aller et retour, il a changé d’agence de détectives. Ça lui a peut-être porté chance : aux dernières nouvelles, il était toujours en vie. Malgré cet échec relatif, Philippe a continué à me faire confiance. N’aimant pas trahir mes amis, j’ai voulu me documenter sur ce métier. Au hasard de mes investigations, je suis tombée sur une école offrant, moyennant finance, une formation par correspondance en trois mois. Avec un peu de chance, je pouvais même me la faire payer par l’anpe. Je n’ai pas eu de chance. Mais, j’ai quand même suivi les cours. Il y a au moins une section qui ne m’a pas demandé de travail, celle sur les premiers soins. Étant titulaire d’un certificat de capacité d’ambulancier, et après dix-huit ans de profession, je n’ai plus grand-chose à apprendre sur les premiers secours à prodiguer à un blessé. J’avais bien assez à faire avec l’apprentissage des armes, les techniques de défense, toute la panoplie des appareils d’alarme et de protection, sans oublier les trucs pour déceler au premier coup d’œil l’agresseur potentiel. Après trois mois de labeur intense, je connaissais tout des us et coutumes de cette honorable profession. J’ai même reçu un diplôme prouvant ma compétence. Je viens de terminer ma troisième mission. Avant terme. La mort brutale de mon client mettant fin prématurément à mon contrat. Ce qui ne m’arrange pas. Je ne pourrai jamais toucher le solde de mes honoraires. Il faudra que je revoie la section « agresseur » de mes cours, j’ai dû rater un passage. 14 chapitre i « C’est ton deuxième mort. Quand je vais dire ça à mes copains, ils vont pas me croire ! » La voix de Bastien, onze ans, me ramène à la réalité. « Mon deuxième mort ? Qu’est-ce que tu racontes ? — Ben, oui, madame Biquet, elle est morte. — Elle a eu une crise cardiaque, c’est une mort naturelle. — Pour elle, ça change rien. » Rien à dire, mon petit cousin a raison. Mais, pour moi ça change quand même les choses. Je l’aimais bien, ma petite grand-mère. Je la revoie encore avec son long manteau gris, son sac noir qu’elle tenait serré contre elle et ses cheveux frisottés. On voyait bien qu’elle ne fréquentait pas le salon d’Alexandre. Le grand. Celui que se dispute la jet set. Mais, il fallait quand même être un artiste pour perpétuer cette nuance aubergine envers et contre tous les nouveaux produits qui s’efforcent de l’atténuer. Il devait penser qu’elle le valait bien. Elle avait peur d’aller chercher ses sept cent et quelque euros de pension à la poste. Elle se croyait suivie. C’est sa fille qui avait contacté Philippe et c’est elle qui réglait mes honoraires, elle-même ne pouvant se déplacer pour l’accompagner. Ma mission a commencé en novembre dernier. Madame Biquet, Henriette de son prénom, m’avait demandé de venir la chercher chez elle. Elle habitait dans un des quartiers de Montreuil en cours de rénovation. Qui dit en cours, dit en restes. Elle habitait dans les restes. Certes, avec quatre mille cinq cents francs par mois, je ne m’attendais pas à ce qu’elle puisse s’offrir un F2 dans une hlm. Mais, j’ai quand même eu un choc. L’immeuble, d’une date de construction incertaine, présentait toutes les 15 l ’ ambulancière rue dans les brancards usures dues au temps, aux matériaux bon marché, aux mauvais bâtis et autres causes de dégradation que je n’ai pas su déceler. Je me demandais bien ce qu’ils allaient pouvoir rénover. L’entrée de l’immeuble et la cage d’escalier étaient à la hauteur de la façade : fils électriques arrachés pendant près des boîtes aux lettres défoncées ; tuyaux de gaz et canalisations d’évacuation à découvert ; murs humides transformés en patchwork de plâtre, de croûtes successives de peinture et de salpêtre que même les graffitis n’arrivaient pas à camoufler. En grimpant l’escalier aux marches de guingois, je me demandais bien ce que j’allais trouver derrière la porte du quatrième étage. Ma profession antérieure m’a souvent donné l’occasion d’aller dans des appartements habités par des petits vieux à la limite inférieure du seuil de pauvreté, et j’avais encore dans les narines l’odeur typique que l’on retrouve dans ces lieux : un mélange de pisse de chat, de soupe de légumes, d’encaustique, de poussière accumulée sur les murs tapissés des décennies plus tôt, à laquelle s’ajoute l’odeur de la vieillesse et de la misère. C’est donc avec une certaine appréhension que je sonnai à la porte de madame Louis Biquet, comme l’indiquait un morceau de carte de visite du nom de son défunt mari. Quand elle ouvrit la porte, une odeur forte me sauta effectivement au visage, mais pas du tout celle à laquelle je m’attendais. « Mademoiselle Lazure ? Entrez, entrez. J’espère que l’odeur du patchouli ne vous gêne pas. J’en mets un peu, rapport aux voisins. Je fais aussi brûler quelques bâtons d’encens. » 16 chapitre i Un peu ! Sa fille, née en 1950, avait dû dévaliser vingt ans plus tard toutes les échoppes de Woodstock et de Katmandou réunies. Il devait lui rester du stock. Je commençais à regretter la soupe aux choux. J’entrais dans l’appartement en retenant mon souffle. Elle referma la porte derrière moi et reprit son explication. « Vous comprenez. Ils sont africains. Très gentils, remarquez. Leurs huit enfants sont très bien élevés et quelques fois ils font mes courses. Mais l’odeur de leur banane plantain frite, leur patate douce et leurs épices, ça finit par écœurer. Sans compter que les voisins du dessous sont indiens et ceux du premier maghrébins. Et croyez-moi, il y a des odeurs qui se mélangent pas ! » Je voyais bien qu’elle disait ça sans malice, c’est pour cette raison que je suis entrée dans son deux pièces en l’aimant déjà. Je lançai un rapide regard circulaire pour y trouver, sans surprise cette fois, ce à quoi je m’attendais. Un papier dont les fleurs initiales avaient vu passer un grand nombre de printemps, des photos de feu monsieur Louis, de sa fille à tous les âges, le calendrier des postes représentant des chatons dans un panier, quelques cartes postales, fatiguées elles aussi. Des lampes Berger ou assimilées pour le fameux patchouli, des bâtonnets d’encens sur le buffet et la desserte. Je m’arrêtais un instant pour regarder ces meubles. Elle a dû lire dans mes pensées. « Ils datent de 1938. Je les ai eus pour mon mariage. C’est de l’Art déco. Ils sont beaux, hein ? » Elle avait mal lu dans mes pensées, mais j’acquiesçais. Je n’ai jamais eu les moyens de me payer des meubles Art Déco, mais j’apprécie leur forme épurée, leur bois 17 l ’ ambulancière rue dans les brancards précieux, leur touche d’ivoire ou de galuchat.Tout ce qui en a fait la sophistication. Ceux-là étaient à l’Art Déco, ce qu’un livre à dix francs est à un volume de la Pléiade. « Y’en a pour de l’argent vous savez. J’ai vu un jour un reportage à la télévision sur une vente aux enchères de meubles de cette époque.Y a une coiffeuse qui s’est vendue quatre millions.Vous vous rendez compte ? C’est presque ma pension de l’année. » Je n’ai pas voulu la contrarier. À quoi aurait-il servi de lui dire qu’il manquait deux zéros et qu’il lui aurait fallu près de cent ans de pension pour se l’offrir. Je n’allais pas rejouer la vieille querelle des anciens et des modernes devenue obsolète avec l’arrivée des euros. Elle avait suffisamment à faire avec la nouvelle monnaie. Partie sur sa lancée, elle a voulu me faire visiter le reste de son deux pièces. La cuisine aussi devait dater des années trente, mais il y a longtemps qu’elle n’était plus cotée. Quant à la salle de bains, elle tenait dans un ancien placard. Les anciens propriétaires avaient fait installer dans les années cinquante, une douche et un lavabo. Le nouveau, digne fils des précédents, n’avait pas jugé utile d’y ajouter des w.c. Ils étaient sur le palier et, à cet âge-là, il ne faut pas changer les habitudes, ça perturbe. L’interprétation était de moi. Madame Biquet, elle, le comprenait. Lui et sa femme lui envoyaient des chocolats tous les ans à Noël et, dame ! avec un loyer bloqué par la loi de 48, ils ne faisaient pas fortune. Sans compter qu’ils auraient à débourser une sacrée somme pour la rénovation. Ils devaient en avoir un ulcère rien que d’y penser. 18 chapitre i La poste est située à quelques rues de son immeuble. La première fois que je l’accompagnai, j’hésitai entre la prendre par le bras, comme une fille attentive, où marcher légèrement en retrait, sur sa droite, comme se doit de le faire tout bon garde du corps. À sa demande, j’optai pour le bras. Cela ne m’empêchait pas d’être à l’affût. J’essayais de lire sur les visages aux multiples couleurs un signe d’intérêt pour le couple que nous formions. Je n’ai jamais rien remarqué. Peut-être n’avait-elle besoin que d’un peu de compagnie et que le seul prétexte qu’elle ait trouvé était cette menace. De toute façon, je n’aurais pas voulu qu’il lui arrive quelque chose et je voulais justifier mes honoraires. Je ne gagnais pas le Pérou, mais ça payait en partie ma note d’électricité. Ma mission n’a duré que trois mois. Un arrêt cardiaque l’a surprise devant l’émission « Qui veut gagner des millions ? ». On ne saura jamais son dernier mot, ni si c’est l’émotion d’avoir trouvé la bonne réponse qui a provoqué sa mort, mais je sais qu’elle a mis fin à ma vie de château. Depuis sa disparition je ne branche plus le chauffage d’appoint dans ma salle de bain. Ces quelques minutes de réminiscence ont permis à Bastien, d’aller me chercher un volume d’Harry Potter. Depuis qu’il est en vacances chez ses grands-parents il les dévore tous. Ses parents préfèrent l’envoyer à Montreuil plutôt qu’à la montagne. L’air y est moins vif, mais ça économise le prix des remonte-pentes. Et puis la ville de Montreuil ne doit-elle pas sa notoriété à une qualité d’ensoleillement exceptionnelle qui a permis durant des siècles la culture de la pêche ? 19 l ’ ambulancière rue dans les brancards « Tu devrais lire ce Harry Potter. Il est super.Y a plein de formules magiques. Peut-être que ça t’aiderait à trouver les assassins. — Ce n’est pas à moi de trouver les assassins, c’est à la police. Moi, je suis seulement chargée de protéger les gens. — Ben oui, mais puisque ton dernier client s’est fait descendre, tu peux peut-être chercher qui l’a tué. » Il m’énerve, mais je lui caresse la tête en souriant. « Y’en a là-dedans. » Je l’aime bien ce gamin. C’est le fils unique de ma cousine Patricia. Elle a six ans de moins que moi. J’avais cinq ans quand la sœur de ma mère m’a recueillie à la mort de ma mère. Mon père, lui, est parti quelques mois avant ma naissance. Ça lui a évité de me reconnaître. Ça m’évitera de lui être reconnaissante.Tante Sophie était jeune mariée et n’avait pas encore d’enfant. Ma cousine est née un an plus tard. Je l’ai toujours considérée comme ma petite sœur. Même son mari, un beauf qui voyait d’un sale œil notre complicité, n’a pas pu nous séparer. Je me prépare à partir au moment où retentit la sonnette de la porte. « Tu as entendu ? On a sonné. Je me demande qui ça peut bien être. » Question purement rhétorique de mon oncle qui n’a aucune envie de se lever pour aller voir qui est l’intrus. Il a quitté son journal pour regarder la retransmission d’un match sur une chaîne sportive. Ancien pilier de rugby dans une équipe du Tarn et Garonne d’où il est originaire, il a gardé un amour immodéré pour ce sport et pour tous les sports en général.Après trente-cinq ans de bons et 20 chapitre i loyaux services à la sncf, il a réinterprété ses amours de jeunesse en se transformant en pilier de bar. À la maison, sa place préférée est devenue avant-centre devant la télévision. Son verbe haut, sa faconde, son accent du terroir en font un commentateur hors pair. Il a son fan club, et, au café, ses copains baissent le son de la télé pour l’entendre commenter à un rythme d’enfer toutes les facéties de trente géants qui n’arrêtent pas de se comporter comme des gosses en se disputant pour un ballon. « À cette heure-là, c’est sûrement madame Wolzinski. Elle collectionne les autographes. Elle vient en demander un à Alice. — Madame Wolzinski. Je file par-derrière. » Elle habite le pavillon d’en face. À part collectionner les autographes, elle cultive son jardin, cinquante mètres carrés en comptant la grille. Il faut dire qu’elle a de qui tenir. Ses aïeux, tous originaires de Montreuil, étaient horticulteurs. Ils ont cultivé pendant près de deux siècles la fameuse pêche. Bon sang ne saurait mentir et ce n’est pas sa mésalliance avec un violoniste polonais, parti après lui avoir fait deux enfants, qui a pu la détourner de cette tradition familiale. Malgré ses occupations agricoles, elle a dû mal interpréter le précepte de Voltaire, dont elle n’a sans doute jamais entendu parler. Son deuxième passetemps favori étant de se mêler de tout ce qui se passe dans le voisinage. Il est vrai que depuis que Montreuil est devenue une annexe de Montmartre, elle a de quoi faire. Peintres, sculpteurs, plasticiens et autres artistes investissent tous les jours un peu plus les anciennes usines ou ateliers de la ville. En quelques années, les 21 l ’ ambulancière rue dans les brancards trentenaires ont bouleversé le look et les habitudes de cette zone pavillonnaire, coincée entre deux autoroutes, la A3 et la A186, mais néanmoins réputée pour son calme et sa qualité de vie. Pour satisfaire sa passion, elle a trouvé un moyen infaillible. Elle assiste systématiquement à toutes les cérémonies religieuses et civiles qui se déroulent à Montreuil. Au fils des ans, elle s’est confectionnée quelques tenues adaptées aux circonstances qu’elle agrémente et adapte selon les saisons. Le noir pour les enterrements, ce qui va de soi. Les beiges et les gris pour les mariages, les baptêmes ou les premières communions. Les habitants de longue date se sont habitués à sa silhouette maigrelette, légèrement voûtée, arpentant le parvis des églises ou de la mairie et la considèrent presque de leur famille. Ils l’invitent souvent au cocktail ou au vin d’honneur, parfois même au repas qui suit l’événement. Il faudra sûrement qu’elle redouble d’effort auprès des nouveaux arrivants, les «bobos» n’étant pas forcément enclins à suivre les traditions. J’enfile mon manteau et je me dirige vers la cuisine, suivie de Bastien. « Eh, t’as pas pris tes rollers ? — Euh, non… Les rollers, j’en ai assez vu hier soir. Et puis, je manque encore un peu de pratique. — Tu veux ma trottinette ? Tu iras plus vite qu’à pied. — Avec mes talons et ma jupe droite, pas forcément. Bon, j’y vais, hein… » Il est dix heures et demie quand je me retrouve dans la rue. Un froid sec de février me surprend. Je presse le 22 chapitre i pas pour atteindre la station Mairie de Montreuil qui est située à une dizaine de minutes de la rue Calmette où se trouve le pavillon de mon oncle et de ma tante. Le temps que je rentre dans mon deux pièces, rue FerdinandGambon, près de la station Maraîcher, il sera bien onze heures. Un peu tard pour me laver les cheveux. Dommage. J’ai rendez-vous demain matin avec le capitaine Mattéi qui est chargé de l’enquête. Je lui ai parlé une fois. Il y avait eu un règlement de compte dans le quartier de la Goutte d’Or. Un mort, trois blessés. Le hasard a voulu que l’ambulance que je conduisais arrive sur les lieux quelques minutes après l’altercation. En principe, les ambulances privées ne peuvent pas intervenir sur la voix publique sauf urgence absolue. Nous sommes donc restés là, mon coéquipier et moi, en attendant les secours. Quelques minutes plus tard police secours arrivait, suivi de deux voitures de la police judiciaire. Le capitaine Mattéi, j’ai su son nom plus tard, est descendu de l’une des voitures. Je suis allée vers lui pour lui demander si on pouvait être utile. Il m’a dit de transporter un des blessés qui semblait moins mal en point que les deux autres. Le SAMU arrivait, on entendait déjà les sirènes. Quant à lui, il allait s’occuper du mort. Ça aurait pu être le début d’une belle histoire, mais j’étais plus pressée que lui et on n’a pas eu vraiment le temps de faire connaissance. Je l’ai quand même remarqué. Pas vraiment beau, mais une « aura à forte puissance », comme dirait ma tante. Et un regard ! En principe, je ne veux pas mélanger le travail et, euh… la santé, mais, comme dit Hervé, le mari de Patricia, il n’y a pas de mal à se faire du bien. Et puis en 23 l ’ ambulancière rue dans les brancards ce moment, côté amour, je suis plutôt hors jeu. Il faut dire que ma vie amoureuse de ces vingt dernières années se résume vite. Deux ou trois mariages à l’essai, quelques coups francs, un bon nombre de placages, et de longues périodes de mauvaises passes. Je suis peut-être sur la touche, mais, je suis toujours prête à jouer les prolongations. J’ai dû être influencée par mon oncle, moi… Le métro est presque vide. Je croise sur les quais le lot habituel de sdf. Dans les wagons, quelques rares voyageurs, l’air fatigué et vaguement anxieux, se sont regroupés sur les banquettes recouvertes de graffitis, témoignage des goûts artistiques du quartier. Les miens me dépriment. J’ai beau écarquiller les yeux, jamais je ne reconnaîtrai un Basquiat d’un vulgaire tagueur. Je ferais mieux de regarder la télévision si je veux gagner des millions. Je saurais bien répondre à deux ou trois questions et j’ai le cœur solide. Je vais m’installer au bout du wagon. J’ai besoin d’être seule. Je me laisse doucement bercer par le grincement des rails, les yeux fermés. Je me serais presque endormie, exténuée par ces dernières vingt-quatre heures, si un personnage au long imperméable gris n’était venu s’asseoir en face de moi. J’ouvre les yeux. Je croise son regard. Hum. J’ai déjà vu cette expression. Dans d’autres circonstances. Ah, non ! Pas ça. Ma tante avait raison, ce n’est pas ma période de chance Un meurtre dans ma voiture de fonction, un exhibitionniste dans le métro. Qu’estce qui m’attend chez moi ? Heureusement, on arrive à 24 chapitre i ma station. Je ne prends pas le temps de vérifier où il en est de son parcours… Je saute sur le quai. En quelques minutes je suis en face de mon immeuble.