La réorganisation du système sociosanitaire autour de l`autoroute
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La réorganisation du système sociosanitaire autour de l`autoroute
Luc Bonneville Université du Québec à Montréal CANADA La réorganisation du système sociosanitaire autour des autoroutes de l'information: Le problème de la productivité NOTA BENE _________________________________________________________ L'accès aux textes des colloques panaméricain et 2001 Bogues est exclusivement réservé aux participants. Vous pouvez les consulter et les citer, en respectant les règles usuelles, mais non les reproduire. Le contenu des textes n'engage que la responsabilité de leur auteur, auteure. Access to the Panamerican and 2001 Bugs' conferences' papers is strictly reserved to the participants. You can read and quote them, according to standard rules, but not reproduce them. The content of the texts engages the responsability of their authors only. El acceso a los textos de los encuentros panamericano y 2001 Efectos es exclusivamente reservado a los participantes. Pueden consultar y citarlos, respetando las pautas usuales, pero no reproducirlos. 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Ce qui fut conçu comme une contrainte aux conditions d’émergence de la nouvelle économie instituée par un néolibéralisme fondé notamment sur le contrôle de la masse monétaire. Parmi les secteurs en réorganisation, l’un s’avère tout à fait significatif du point de vue des transformations en cours. Il s’agit de celui de la santé, qui est la cible depuis le tournant des années quatre-vingts au Québec d’une réforme visant à mettre en place, comme l’ont montré Dominique Carré et Jean-Guy Lacroix, une nouvelle organisation de services de santé reposant sur ce qu’il est convenu d’appeler le “virage ambulatoire informatisé”, afin de rendre le système sociosanitaire plus productif et donc plus rentable. Mais en quoi consiste cette logique ? Quels sont les moyens par lesquels les acteurs impliqués dans la réorganisation pensent augmenter la “productivité” en santé ? Voilà autant d’interrogations sur lesquelles nous nous pencherons dans le cadre de ce texte. Pour ce faire, nous discuterons dans un premier moment de la crise du système sociosanitaire tel qu’elle fut annoncée par les gouvernements. Deuxièmement, nous analyserons la solution - les autoroutes de l’information mise de l’avant pour résoudre cette crise, en nous interrogeant sur la logique qui préside à la mise en place de cette solution. Nous terminerons par un regard critique sur la portée réelle des autoroutes de l’information en santé à la lumière de l’objectif fondamental que se sont donnés les acteurs gouvernementaux, c’est-à-dire celui de produire des services de santé à moindre coûts. QUELQUES MOTS SUR LA CRISE DU SYSTÈME SOCIOSANITAIRE La crise du système sociosanitaire réside en grande partie dans la croissance des dépenses de santé depuis les années soixante-dix. Cette croissance a été perçue à partir de la crise économique des années soixante-dix, et à plus forte raison au cours des années quatre-vingts, comme un obstacle à la croissance économique, obstacle que les gouvernements ont voulu surmonter par des priorités budgétaires de lutte au déficit et du contrôle de l’inflation. C’est en ce sens que la remise en question du fordisme-keynésisme, ayant marqué la période dite des Trente-glorieuses, doit être comprise. Cette remise en question repose essentiellement sur une critique de l’interventionnisme étatique. Soulignons que le fordisme-keynésisme a contribué, comme l’ont montré Jean-Guy Lacroix et 1 Dominique Carré , au développement des services publics tels que l’éducation et la santé, lesquels nécessitaient entre autres l’emploi de travailleurs qualifiés capables par le fait même de contrôler l’ensemble du secteur dans lequel ils oeuvraient. D’une part compte tenu du savoir détenu par ces travailleurs, par exemple les enseignants et les médecins, et d’autre part étant donné les responsabilités qui leur étaient accordées par rapport à la mission sociale des secteurs dans lequel ils travaillaient. Ce qui constituait un obstacle face à la volonté politique de contrôler cette force de travail pour la rendre 2 plus productive notamment . 1 Dominique Carré et Jean-Guy Lacroix, “Virage ambulatoire et autoroutes de l’information dans le secteur de la santé”, Sciences de la Société, no. 47, mai 1999, p. 24. 2 Dominique Carré et Jean-Guy Lacroix, “De la crise du système sociosanitaire au virage ambulatoire”, La santé et les autoroutes de l’information. La greffe informatique (sous la direction de Dominique Carré et Jean-Guy Lacroix), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 25-46. Or, compte tenu de la spécificité du secteur des services et de l’information, la productivité, fondamentale dans le cadre d’une économie capitaliste, a progressé de façon moins rapide chez les 3 travailleurs du savoir . Ce qui à terme devait conduire les gouvernements à qualifier les secteurs dans lesquels ces travailleurs étaient présents de “critiques”, compte tenu de l’augmentation tendancielle des dépenses publiques qui accaparaient depuis les années soixante-dix une part grandissante de la richesse collective. Ainsi fut annoncée la crise du système sociosanitaire. Au Québec, la croissance des dépenses totales de santé (publiques et privées) a été généralement plus grande, de 1975 à 2000, que la croissance de l’IPC (sauf pour 1996 où la croissance 4 des dépenses a été de -2,1 % et celle de l’IPC de 1,6 % ) et du PIB en dollars constants (sauf en 1994 [2,4 % contre 3,9 % pour le PIB], en 1995 [0,4 % contre 5,2 % pour le PIB], en 1996 [-2,1 % contre 5 1,4 % pour le PIB] et en 1999 [4,3 % contre 4,7 % pour le PIB] ). Ce qui montre d’une part une évolution des dépenses de santé supérieure au rythme de croissance de l’IPC et, d’autre part, une croissance systématiquement plus grande des dépenses par rapport au PIB en dollars constants, de 1975 à 1990. Or, c’est à partir du PIB, de la croissance annuelle de celui-ci, que les dépenses de santé et plus largement de l’ensemble des programmes sociaux au Québec sont engagées, compte tenu de la répartition étatique de la richesse. Une répartition de la richesse qui doit également tenir compte des variations de l’IPC à partir duquel est déterminé le taux d’inflation. Le caractère contraignant des dépenses de santé s’affirmait ainsi davantage en rapport avec l’inflation dont le rythme d’accroissement a été systématiquement moindre de 1975 à 2000 (sauf pour 1996 tel que nous le soulignions plus haut) contrairement aux dépenses de santé. Pourtant, l’inflation a particulièrement été galopante d’une année à l’autre de 1975 à 1982, alors 6 qu’au même moment le Québec enregistrait une baisse de son PIB . Ainsi fut décrétée la crise du système sociosanitaire, crise qui ne pouvait être résolue que par un contrôle stricte des finances publiques reposant sur une maîtrise de l’inflation conformément aux principes monétaristes mis en 7 application depuis le tournant des années soixante-dix dans la plupart des pays industrialisés . D’autre part, cette crise du système sociosanitaire abordée à partir de l’évolution des dépenses a eu pour corollaire l’augmentation croissante des effectifs sanitaires. En effet, malgré les restrictions budgétaires annoncées au tournant des années soixante-dix, le personnel médical n’a cessé d’augmenter de façon régulière et systématique depuis 1975. Ce qui, dans le cadre de l’essoufflement de la logique fordiste-keynésiste de financement du système sociosanitaire, devenait problématique, 3 À titre d’exemple, Alan Sorkin a montré qu’entre 1969 et 1979 aux États-Unis la productivité du système sociosanitaire fut la moins élevée de l’ensemble des secteur de l’économie américaine. Voir Alan Sorkin, Health Care and the Changing Economic Environment, Lexington, Mass, Toronto, Lexington Books, 1986, cité dans Dominique Carré et Jean-Guy Lacroix, Ibid., p. 27. 4 5 6 7 Institut canadien d’information sur la santé, Tendances des dépenses nationales de santé, 1975-2000, Ottawa, ICIS, 2000. Ibid. Statistique Canada, Division des comptes nationaux et de l’environnement. Soulignons également que ce caractère contraignant des dépenses de santé s’affirmait surtout au niveau des dépenses publiques de santé, puisque c’est du point de vue de la croissance de celles-ci que les autorités et milieux d’affaire ont vu un obstacle à la croissance économique de même qu’à l’équilibre budgétaire du Québec. Un obstacle qui devait déboucher sur une recherche des causes de la crise du système sociosanitaire, c’est-à-dire des éléments déclencheurs de l’inflation des prix médicaux. Même si les deux catégories d’affectation de fonds qui ont le plus augmenté en termes de dépenses sont les médicaments et les immobilisations (voir Institut canadien d’information sur la santé, ouvrage cité.), les autorités se sont plutôt attaquées à des cibles telles que les médecins et les établissements. Ce qui montre que les efforts du gouvernement en matière de rationalisation sont davantage orientés vers des segments publics que vers des segments privés tels que les médicaments et les technologies (constituante de la catégorie des immobilisations). surtout dans la foulée des conceptions des économistes de la santé qui énonçaient, entre autres, le 8 caractère coûteux des médecins qui “prescrivaient trop ”, qui faisaient “trop de consultations” et donc 9 qui mobilisaient “trop de ressources ”. D’où la nécessité pour les autorités en place de les rendre plus “performants”. Une performance qui se présente à plusieurs niveaux. D’abord au niveau organisationnel par l’objectif de modifier l’organisation générale du travail - le virage ambulatoire étant la pierre angulaire de ce reengineering - et au niveau même du travail médical par l’intensification de la force de travail consécutive de la réorganisation et des coupures budgétaires. Bref, il appert que la crise du système sociosanitaire, telle que décrétée par les acteurs impliqués dans la réorganisation, constitue en fait une crise fondée sur des critères exogènes au système sociosanitaire lui-même. Un état de crise qui dans les faits se réduit à l’évolution d’indicateurs statistiques, quantitatifs, qui posent d’énormes problèmes sur le plan du financement public du système sociosanitaire. D’où la “nécessité” selon les gouvernements de transformer le système sociosanitaire, de le changer, de le modifier, de le réorganiser, de façon à contrecarrer l’évolution des indicateurs statistiques décrivant l’état du système sociosanitaire qui dès lors n’est considéré que sous sa forme économique. Celle-ci étant par conséquent étrangère à une autre logique que nous pourrions qualifier de sociomédicale qui s’inscrit en marge des indicateurs statistiques et économiques puisque davantage fondée sur l’idée de l’amélioration de la qualité des soins que sur celle visant à réduire les dépenses pour effectuer des économies. Malgré la prépondérance de cette logique sociomédicale portée par l’ensemble de la population et du personnel médical, l’interprétation des indicateurs a plutôt débouché, tel que nous l’avons souligné plus haut, sur plusieurs tentatives de réduction des dépenses publiques de santé, notamment à partir du tournant des années quatre-vingts au 10 Québec . Or, ces tentatives de la part du Gouvernement du Québec pour résoudre la crise du système sociosanitaire qu’il a lui-même diagnostiqué ont contribué à l’émergence d’une autre forme de crise. En effet, la réduction progressive des dépenses publiques de santé pour résoudre la crise en santé - vue comme une crise des finances publiques - a été à l’origine d’une réduction progressive des effectifs (par rapport à l’évolution de la population), du nombre de lits et places dans les établissements et du nombre d’établissements. Ce qui inévitablement devait constituer une menace au maintien de la qualité des soins de santé et à l’accessibilité aux services. D’où l’apparition d’une autre crise entendue comme une sous-composante de la “grande crise” du système sociosanitaire - qui interpelle directement l’organisation des soins et donc les services offerts à la population. De là provient l’origine de la “nécessité” selon le Gouvernement du Québec de réorganiser le système sociosanitaire pour le rendre plus performant. Une performance qui, tel que nous tenterons de l’examiner au cours du chapitre suivant, veut notamment dire une intensification de la force de travail et une reconfiguration organisationnelle des services de santé (le reengineering) de façon à obtenir des gains de productivité à la base d’économies. L’ensemble de ce projet étant possible, selon les autorités en place, dans le cadre de l’implantation des autoroutes de l’information dans le secteur de la santé. Ainsi, bien que les politiques restrictives à l’oeuvre à partir des années quatre-vingts aient réussi à limiter l’expansion de la tendance inflationniste des prix médicaux dans le secteur de la santé au Québec, la demande de soins médicaux n’a pas cessé de croître. Ce qui devait inévitablement 8 À ce sujet, le ministre de la Santé Rémy Trudel annonçait sa volonté de réduire les factures de médicaments, non pas par une régulation de l’offre mais par une régulation de la demande de médicaments. Le but étant de vérifier, selon les propos de Trudel, si les médicaments ne prescrivent pas inutilement ! Voir à ce sujet Denis Lessard, “Québec veut réduire les factures de médicaments”, La Presse, 15 octobre 2001. 9 Mentionnons entre autres qu’en 2000-2001 les services professionnels offerts par les médecins représentaient plus de la moitié des coûts assumés par Régie de l’assurance-maladie au Québec (RAMQ). Voir Pierre April, “Les médecins coûtent 2,6 milliards par an à Québec”, La Presse, 20 juillet 2001. 10 Rappelons que le discours accompagnant cette concrétisation de la réduction des dépenses publiques de santé avait toutefois été construit bien avant les premières mesures de rationalisation, de façon à “stratégiquement” légitimer celles-ci auprès de la population qui en subirait les conséquences. Voir Keith Dixon, Les évangélistes du marché, op. cit. entraîner une confrontation entre la logique propre au sujet humain, ayant droit de se faire soigner dans les meilleures conditions, et la logique économique du capital. La nécessité au cours des années quatre-vingts de modifier le système de santé se comprend par rapport à la logique du système productif inhérent au capitalisme, compte tenu de la valeur croissante que la santé absorbe au 11 détriment d’autres secteurs économiques . C’est dans ce contexte, tel que nous le disions plus haut, qu’il fallait trouver une solution à ce problème. Cette solution ne pouvait venir que d’une décision politique visant à reconfigurer le système, c’est-à-dire à le changer structurellement. Le problème consistait donc à assurer la qualité des soins de même que l’accessibilité aux soins tout en réduisant les coûts du système sociosanitaire. C’est ainsi que l’idée de croissance de la productivité fut lancée par les gouvernements qui, par la fait même, devenaient les principaux acteurs dans la réorganisation du système sociosanitaire à partir des années quatre-vingt-dix. LES AUTOROUTES DE L’INFORMATION COMME SOLUTION À LA CRISE DU SYSTÈME SOCIONISATAIRE Au cours des années quatre-vingts, plusieurs solutions ont été imaginées pour sortir le système sociosanitaire de la crise. Pour le Gouvernement du Québec, la recherche de solutions a notamment été entreprise dans le cadre de la Commission Rochon d'enquête sur les services de santé et les services sociaux. Déposé en 1988, le rapport Rochon évoque la nécessité de rendre le système sociosanitaire plus “performant” en réorientant les services de santé vers des soins ambulatoires. Ce qui sera qualifié de “virage ambulatoire”, pour spécifier le réaménagement des services offerts à la population. L’objectif du virage ambulatoire est de freiner à moyen et long terme l’évolution des coûts dans le système sociosanitaire, de façon à rendre celui-ci plus rentable. Pour ce faire, il fallait changer le système sociosanitaire non pas seulement sur le plan organisationnel mais sur le plan des infrastructures pouvant soutenir les soins ambulatoires. C’est ainsi que l’on doit comprendre l’implantation des autoroutes de l’information en santé, lesquelles constituent LA solution fondamentale, c’est-à-dire le moteur central, de la réorganisation du système sociosanitaire. Ainsi voit-on apparaître au début des années quatre-vingt-dix une série de documents gouvernementaux, publiés en outre par le Ministère de la Santé et des services sociaux et par le Secrétariat de l’autoroute de l’information, dans lesquels le gouvernement prend fermement position en faveur du déploiement des autoroutes de l’information dans le secteur de la santé. Ce qui relève selon le Gouvernement du Québec d’une “nécessité” de façon à rendre le système sociosanitaire plus rentable, conformément aux objectifs de la réforme : L’autoroute de l’information devient une ressource de tout premier plan pour la 12 réalisation des objectifs de la Réforme . Les télécommunications sont définitivement l’une des ressources qui soutiendront la réforme du système sociosanitaire québécois et qui permettront à ce système de relever le défi majeur des prochaines années : maintenir ou accroître le niveau de qualité et d’efficacité des soins et services, malgré des ressources de plus en plus 13 restreintes . 11 Dominique Carré et Jean-Guy Lacroix, “De la crise du système sociosanitaire au virage ambulatoire. La santé et les autoroutes de l’information. La greffe informatique, ouvrage cité. 12 13 Comité consultatif sur l’autoroute de l’information, ouvrage cité, p. 18. MSSS - Direction des ressources informationnelles, Les orientations technologiques du réseau sociosanitaire, Orientations en télécommunication pour le secteur sociosanitaire, ouvrage cité, p. 25. Les télécommunications sont devenues une nécessité dans la réingénierie des processus de travail et la mise en oeuvre de nouvelles façons de dispenser des services à la population québécoise. [...] Cette infrastructure de télécommunication doit être considérée comme nécessaire et urgente car elle soutiendra la transformation du réseau sociosanitaire en cours; plusieurs projets d’informatisation en développement [...]; la mise en place de l’autoroute de l’information est une priorité pour le Gouvernement du Québec, en particulier son 14 implantation dans le réseau québécois de la santé et des services sociaux . Les technologies de l’information sont maintenant reconnues, et de plus en plus utilisées, comme un puissant levier pour soutenir la transformation du réseau et 15 l’amélioration de sa performance . Or, cette performance correspond en fait à l’idée d’offrir des services à moindre coûts, compte tenu du contexte budgétaire qui prévaut depuis les années soixante-dix tel que nous l’avons souligné plus haut. D’où le projet d’augmenter la productivité du système sociosanitaire pour le sortir de la crise dans laquelle il est entré et dont le diagnostic a été fait au tournant des années soixante-dix dans le sillage du démantèlement de l’État-providence. Le système doit faire face à des compressions importantes depuis quelques années. On annonce encore un objectif d’un milliard de dollars de compressions pour les quatre prochaines années, auxquelles viendront s’ajouter des réductions du paiement de transfert du gouvernement fédéral qui seront annoncées en 1996. Malgré ces réductions, la pression de la demande en services ne fait qu’augmenter d’année en année avec le vieillissement de la population et l’accroissement de la pauvreté. Le défi majeur du système de santé et de services sociaux québécois pour les prochaines années sera de maintenir (ou d’accroître dans certains cas) son niveau de qualité et d’efficacité des soins et services, avec des ressources de plus 16 en plus restreintes . Voilà donc le projet central de l’implantation des autoroutes de l’information dans le secteur santé, c’est-à-dire celui de résoudre la crise de productivité à laquelle est confronté le système sociosanitaire. En témoignent les critères à partir desquels la crise est diagnostiquée par le Gouvernement du Québec : Le système de santé et des services sociaux du Québec fait face à de grands défis. D’une part, le système est confronté à des compressions budgétaires importantes depuis quelques années. D’autre part, la demande de services est en constante augmentation, compte tenu du vieillissement de la population et de l’accroissement de la pauvreté. Ainsi, le système de santé et des services sociaux québécois, à l’instar de la majorité des autres systèmes, devra relever le défi de maintenir (ou 14 Ibid., p. 81. 15 MSSS - Direction des ressources informationnelles, Les orientations technologiques du réseau sociosanitaire, Guide pour la mise en oeuvre, ouvrage cité, p. iii. 16 Comité consultatif sur l’autoroute de l’information, ouvrage cité, p. 17. d’accroître dans certains cas) son “niveau de qualité et d’efficacité des soins et 17 services, avec des ressources de plus en plus restreintes” . C’est ainsi que la réorganisation du système sociosanitaire autour des autoroutes de l’information répond essentiellement à des nécessités économiques de réduction des coûts des services de santé, c’est-à-dire en fonction de l’atteinte d’un optimum qui correspond dans les faits à l’augmentation de la productivité générale du système. Ce qui n’est pas sans poser problème compte tenu du fait que les services de santé n’obéissent manifestement pas, comme l’ont montée plusieurs 18 chercheurs , aux mêmes impératifs que la production de biens matériels qui a nécessité, si l’on suit l’histoire de la pensée économique, l’élaboration du concept et de la mesure de la productivité au e tournant du XIX siècle. UN REGARD CRITIQUE SUR LA LOGIQUE PRODUCTIVISTE QUI TRAVERSE LE SYSTÈME SOCIOSANITAIRE AVEC L’IMPLANTATION DES AUTOROUTES DE L’INFORMATION À la lumière de notre analyse, il appert que la vision du Gouvernement du Québec qui accompagne le déploiement des autoroutes de l’information en santé repose en fait sur des déterminations économiciste qui posent les services de santé par rapport à leurs coûts. Or, cette vision, d’inspiration néoclassique et marginaliste en science économique, exclue forcément toutes considérations sociales et humaines sur la façon dont les patients perçoivent les soins de santé auxquels ils ont droit. En effet, l’application du concept de productivité en santé revient à considérer les maladies en fonction non pas de leurs caractéristiques biologiques, mais de leur coût. Dans cette perspective, la capacité du système sociosanitaire à assumer les coûts d’une maladie est ainsi conçue comme étant plus importante que sa capacité à soigner les patients. Ensuite, admettre ce critère relatif au concept de productivité en santé, c’est postuler que les soins peuvent être catégorisés selon l’importance des coûts 19 qu’ils entraînent et, par conséquent, tenir pour acquis qu’il existe une homogénéité dans la façon dont les patients sont soignés. Ce qui est fort problématique puisque la maladie n’est pas vécue de 20 façon identique par tous les individus . En conséquence, tous les services de télémédecine, quels qu’ils soient, n’arriveront pas à améliorer la qualité des services de santé si on évacue a priori la façon dont le patient est soigné en ne réfléchissant que sur les économies que la technologie procurera. Le problème c’est qu’aucune garantie formelle, démontrée, n’est faite à l’égard de l’amélioration de la qualité des soins dans le contexte de la mise en place des autoroutes de l’information. Comme nous l’avons montré plus haut, celles-ci sont d’abord implantées dans le but 17 MSSS, Direction des ressources informationnelles, Les orientations technologiques du réseau sociosanitaire, Orientations en télécommunication pour le secteur sociosanitaire, ouvrage cité, p. 5. 18 Voir entre autres Jacques Nusbaumer, Les services. Nouvelle donne de l’économie., Paris, Economica, 1984., et Jean Gadrey, Services : la productivité en question, Paris, Desclée de Brouwer, 1996. 19 Denis Bédard évoque à ce sujet la possibilité que le Ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) utilise un système fondé sur les coûts de service par patient (DRG), afin de motiver la recherche d’efficacité (Denis Bédard, Le financement des soins sociosanitaire : une nouvelle étape possible dans la réforme du système, rapport préparé pour le MSSS, Observatoire de l'administration publique - ENAP, janvier 2000, p. 44 et suivantes). Un tel système homogénéise les maladies et soins en catégories homogènes de coûts définies a priori. Comme il l’explique, “en 1993, la compagnie 3M Health Information Systems a développée une version améliorée des paiements hospitaliers à l'acte appelée APR-DRG (All Patient Refined DRG). À partir de ce modèle qui comprend 384 diagnostics de base (à quatre niveaux de sévérité) le ministère a développé avec le milieu des instruments de gestion "pour assurer une allocation et une utilisation optimales des ressources dans les centres hospitaliers".” (p. 45-46) 20 Voir entre autres Mark Zborowski, “Cultural components in responses to pain”, Journal of Social Issues, 8, 1952, p. 16-30. 21 d’effectuer des économies même si l’objectif du maintien de la qualité des soins est évoqué . Aucune démonstration n’a été faite de la part des acteurs impliqués dans la réorganisation sur le bienfait de la mise à disposition de l’information dans le système sociosanitaire à l’égard de l’amélioration de la qualité des soins. Bien que les TIC aient le potentiel d’accroître de façon qualitative la capacité de stockage et de circulation des informations, elles ne rendent pas pour autant “stratégiquement” pertinentes les informations disponibles pour le personnel soignant. L’augmentation de la rapidité avec laquelle l’information peut circuler par le biais des autoroutes de l’information n’implique pas nécessairement un effet favorable pour le patient. Soulignons que les restrictions budgétaires et la réduction du personnel soignant au Québec ont eu pour effet d’alourdir sans cesse la tâche du personnel soignant dans le système sociosanitaire. Ainsi, même si des informations circulent plus rapidement mais qu’aucun travailleur n’est en poste ou disponible pour la traiter, la logique de la rapidité devient dans ce cas étrangère à la qualité des soins offerts à la population. Il en va de même pour la relation que le médecin entretient avec un patient. Si le dossier médical informatisé accélère la prise de connaissance des informations qu’il contient, le temps “nécessaire” à l’établissement d’un diagnostic ne s’en trouve pas pour autant réduit. La compression du facteur “temps”, même si elle peut dans certains cas d’urgence constituer une condition nécessaire, n’est pas une condition suffisante à l’accroissement de la qualité des soins. Dit autrement, l’utilisation des TIC, même si elle peut conduire à des économies de temps, n’entraîne pas automatiquement une augmentation de la qualité des soins. On peut même postuler qu’au contraire les TIC peuvent engendrer à terme des effets pervers, c’est-à-dire des obstacles au maintien de la qualité des soins. Ces obstacles sont liées à l’attitude que pourraient avoir certains patients à l’égard de la circulation d’informations concernant leur état de santé. La remise en question de l’aspect confidentiel et privé de la relation médecin-patient pourrait ainsi être à l’origine d’une crainte chez certains patients susceptibles de ne donner que les informations qu’ils jugent “appropriées”. On pourrait ainsi imaginer des scénarios où les intervenants de la santé n’auraient pas accès à ces informations que détiennent en secret certains patients, alors que de telles informations pourraient être fondamentales dans l’établissement d’un diagnostic ou dans le processus 22 de guérison . Qui plus est, l’utilisation des TIC à des fins médicales contribue à dévaloriser l’aspect social du travail médical. Ce qui est à notre avis une contradiction fondamentale dans l’enjeu qui se dégage de la relation traditionnelle personnel soignant - patient. La prestation médicale est d’abord et avant tout une activité de service où la relation sociale entre les parties impliquées est essentielle au déroulement de l’activité et donc dans l’amélioration de l’état de santé du patient. Or, la médiation de cette relation personnel soignant - médecin contribue à éliminer le caractère social et humain des pratiques de soins. Les effets négatifs des TIC peuvent dans un tel contexte être nombreuses : diminution de l’autorité du médecin, élimination de la connaissance tacite caractéristique de la pratique médicale, absence de soutien moral de la part du médecin, etc. Pourtant, la prestation de soins ne consiste-t-elle pas à offrir au patient un soutien moral et compréhensif à l’égard du problème pour lequel il consulte. Au-delà de ces considérations sur la qualité des soins, on peut également interroger la capacité réelle des autoroutes de l’information à représenter la solution à la crise de productivité en santé. Comme le soulignent François Closets et Bruno Lussato, les réflexions sur les gains de productivité apportés par les TIC excluent a priori une série de problèmes - tels que les bogues notamment - grâce 23 auxquels les TIC peuvent devenir des obstacles à l’obtention de gains de productivité . 21 L’objectif du maintien de la qualité des soins constitue en fait le socle légitimateur et rhétorique d’une autre nécessité selon le Gouvernement du Québec qui est celle de produire des services à moindre coût à l’aide des autoroutes de l’information. 22 Ce qui fut clairement évoqué par une patiente utilisant la carte-santé à microprocesseur dans le cadre du projet pilote dans la région de Laval. 23 Voir, entre autres, François Closets et Bruno Lussato, L'imposture informatique, Paris, A. Fayard, 2000. Néanmoins, le problème de l’implantation des autoroutes de l’information dans le secteur de la santé ne réside pas tant dans sa réelle capacité à apporter des gains de productivité, mais sur la pertinence de la productivité pour tenir compte d’une réalité qui va au-delà de l’économique, car elle concerne directement l’homme dans le service dont il est bénéficiaire. C’est notamment pour cette raison qu’on peut penser que les critères néoclassiques de productivité s’inscrivent dans une logique différente de celle qui accompagne le déploiement des autoroutes de l’information dans le secteur de la santé au Québec. Malgré tout, depuis que les économistes se sont intéressés à la santé et que la nécessité selon les gouvernements d’appliquer des indicateurs de performance au système sociosanitaire est apparue, de nombreux organismes privés et publics ont construit leur propre façon de mesurer la productivité. Mentionnons à titre d’exemple ce qui ressort du récent rapport de l’OMS qui, réfléchissant sur le système sociosanitaire de type fordiste-keynésiste, s’inspire de l’analyse 24 néoclassique de la productivité en économie qui détermine un rapport entre inputs et outputs . Bien 25 que ce rapport faisant état de la santé de la monde ait été contesté par certains chercheurs sur le plan de la validité des concepts utilisés pour évaluer les soins de santé, il n’en demeure pas moins une référence en matière de recommandations et de politiques publiques. Rappelons à ce sujet le rapport de la Commission Clair qui soulignait le caractère “fondamental” d’une réflexion comme celle de 26 l’OMS sur la performance des systèmes sociosanitaires . Ce qui à notre avis est symptomatique de la logique qui prévaut actuellement dans le domaine de la santé avec la volonté affirmée de réorganiser les services de soins. Mentionnons toutefois que de nouvelles alternatives se sont construites ces dernières années pour dépasser la réflexion néoclassique sur la productivité du système sociosanitaire. Mentionnons en 27 exemple l’approche conventionnaliste appliquée au secteur de la santé . Cette approche permet notamment d’apporter des nuances aux principaux concepts de l’économie néoclassique, notamment en ce qui a trait au comportement des acteurs, à leur rationalité, à la productivité, etc. L’objectif de ce 28 type d’approche est d’identifier des “règles-conventions ” qui encadrent le déroulement des actions dans une organisation comme celle d’un hôpital. Bien que l’approche conventionnaliste apporte de nouvelles dimensions au concept de productivité en santé, elle demeure néanmoins inadéquate pour tenir compte des transformations actuelles du système sociosanitaire. On peut penser que les autoroutes de l’information remettent en question la possibilité d’une productivité fondée sur des règles-conventions. Essentiellement parce que la réorganisation des soins de santé autour des autoroutes de l’information contribue à altérer la relation classique entre le personnel soignant et le patient, par une transformation de la forme de la relation sociale inhérente à la prestation de soins. 24 Organisation mondiale de la santé, La performance des systèmes de santé dans le monde : pour un système de santé plus performant, Genève, 2000. 25 C’est le cas entre autres de Michel Grignon du Centre de Recherche d' Étude et de Documentation en Économie de la Santé (CREDES). Voir entre autres Michel Grignon, Un paradoxe latin : comment améliorer la performance des médecins en sous investissant dans l’éducation ? À propos du rapport sur la santé dans le monde de l’OMS, Paris, CREDES, 13 décembre 2000. 26 Soulignons à ce titre la volonté récente du MSSS d’établir des indicateurs de productivité pour mesurer la “performance” générale des hôpitaux, pour mieux répartir les ressources. Voir, entre autres, MSSS, (Page consultée le 15 avril 2001), Le ministre Trudel annonce une nouvelle répartition des crédits entre les hôpitaux du Québec qui tient compte de leur performance, Québec, le 6 avril 2001, [En ligne], Adresse URL : http://www.msss.gouv.qc.ca/f/documentation/comm_pm.htm 27 28 Sophie Béjean, Économie du système de santé. Du marché à l’organisation, Paris, Economica, 1994. Voir entre autres l’article de Philippe Batifoulier qui apporte un éclairage intéressant à cette notion de “règle-convention” dans le système de santé (“Le rôle des conventions dans le système de santé”, Sciences Sociales et Santé, vol. X, no. 1, mars 1992, p. 5-44). CONCLUSION Bref, on peut constater que le concept et la mesure de la productivité de type néoclassique sont problématiques lorsque appliqués à la santé. D’une part compte tenu de la spécificité de la prestation de santé qui est en fait une activité de service, et d’autre part compte tenu de la réalité qui émerge dans le cadre de l’utilisation des TIC à la base de la réorganisation du système sociosanitaire. Pourtant, c’est précisément en fonction de cette réorganisation “technologique” que les acteurs impliqués dans cette même réorganisation pensent mettre en place les moyens pour augmenter la productivité du système sociosanitaire. Or, si la solution à la crise du système sociosanitaire reposant sur la mise en place des autoroutes de l’information en santé dans le but d’augmenter la productivité générale du système est précise, tel n’est pas le cas de la réelle capacité des autoroutes de l’information à améliorer la qualité des soins. La vision unique, louangée par Pierre Gabrièle, Sous-ministre de la Santé et des Services sociaux, lors du colloque 2001 sur les ressources informationnelles du MSSS, repose sur une perspective déterministe de la technologie où l’objectif d’augmentation de la productivité, donc de 29 retour sur investissement, semble plus important que l’amélioration de la qualité des soins . BIBLIOGRAPHIE Batifoulier, Philippe, “Le rôle des conventions dans le système de santé”, Sciences Sociales et Santé, vol. X, no. 1, mars 1992, p. 5-44. Bédard, Denis, Le financement des soins sociosanitaire : une nouvelle étape possible dans la réforme du système, rapport préparé pour le MSSS, Observatoire de l'administration publique - ENAP, janvier 2000. Béjean, Sophie, Économie du système de santé. Du marché à l’organisation, Paris, Economica, 1994. 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