Bénédicte Lombart, infirmière philosophe, article de Sandrine Cabut

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Bénédicte Lombart, infirmière philosophe, article de Sandrine Cabut
RENDEZ­VOUS
| SCIENCE & MÉDECINE |
0123
Mercredi 8 juillet 2015
|7
La guerre
des revues
médicales
Bénédicte Lombart,
le 26 mai.
STÉPHANE LAVOUE/PASCO
POUR « LE MONDE »
sandrine cabut
S’
il y a bien une chose que l’on ne
peut pas presser, c’est le chemi­
nement philosophique », dé­
clare en souriant Bénédicte
Lombart. Dans quelques
mois, à 45 ans, cette infir­
mière soutiendra une thèse en philosophie,
plus précisément en « philosophie pratique et
éthique hospitalière ». Elle y explore un sujet
délicat : la contention pendant les soins en
pédiatrie.
« J’essaie de comprendre pourquoi la parole
et le raisonnement de l’enfant sont trop sou­
vent disqualifiés, et pourquoi les soignants
sont pris dans un système qui les contraint
parfois à faire un usage illégitime de la
force », explique la doctorante, engagée
depuis vingt ans dans la prise en charge de la
douleur de l’enfant, à l’hôpital parisien
Armand­Trousseau, où elle exerce, et bien
au­delà, par son travail associatif, d’ensei­
gnement et de recherche.
Dans des pays comme le Canada, le métier
de chercheur en sciences infirmières et para­
médicales s’est structuré ; des doctorats spé­
cifiques ont été créés. En France, le mouve­
ment ne fait que s’amorcer, porté par quel­
ques centres hospitaliers universitaires
(CHU) motivés. Bénédicte Lombart fait ainsi
partie des onze infirmiers à qui l’Assistance
publique­Hôpitaux de Paris (AP­HP) a ac­
cordé un poste de doctorant depuis 2010.
Quand nous l’avions rencontrée pour la
première fois, en novembre 2014, elle présen­
tait l’enquête à l’origine de son travail de
thèse – une étude qualitative menée auprès
de différents paramédicaux, à un colloque.
Pour ses diapositives, elle avait sélectionné
des témoignages édifiants, tels celui de ce
soignant avouant : « J’oublie ce qui se passe, ce
n’est plus un enfant, j’ai une sonde à mettre,
c’est tout, je n’ai pas le choix. » De l’analyse de
ces paroles de professionnels, elle a tiré un
concept : la cécité empathique transitoire.
« La philosophie est l’art d’inventer des con­
cepts, disait Deleuze. Et c’est exactement ce
que fait Bénédicte Lombart, souligne Eric Fiat,
professeur de philosophie à l’université
Paris­Est Marne­la­Vallée, qui a dirigé son
master et qui encadre dorénavant sa thèse.
J’aime beaucoup sa manière de faire dialoguer
les réalités concrètes du terrain et de grands
textes de la tradition philosophique, sa capa­
cité à établir des liens qui apparaissent évi­
dents entre certains gestes infirmiers et des
passages de Heidegger. »
Mais comment passe­t­on des soins infir­
miers à un doctorat en philosophie ? Ce joli
parcours, Bénédicte Lombart le raconte sim­
plement, avec sincérité. Et de grands éclats de
rire. Tentée par le journalisme, la jeune
femme s’inscrit finalement à l’Université
catholique de Lille pour devenir infirmière :
un cursus court, qui l’arrange pour des rai­
sons personnelles.
A sa sortie d’école, en 1991, elle visite des
hôpitaux pédiatriques parisiens pour faire
son choix. Dans l’unité d’onco­hématologie
de l’hôpital Trousseau, elle tombe en arrêt
devant les infirmières et leurs blouses per­
sonnalisées. « Avec des yeux d’une absolue
naïveté, j’ai vu la vitalité, le côté “fun” d’un ser­
vice lourd, raconte­t­elle. J’étais dans le fan­
tasme de soigner des enfants gravement
malades dans la joie et la bonne humeur. »
Embauchée dans ce service difficile, elle va
y rester dix ans. « La première année, j’étais
complètement concentrée sur les aspects tech­
niques, se souvient­elle. Mon obsession,
c’était d’éviter l’erreur qui tue un enfant. Ce
n’est qu’au bout d’un certain temps qu’on peut
se dégager de cela, et voir l’enfant, ses parents,
leur souffrance. »
Des liens forts se créent avec ses petits pa­
tients, dont beaucoup sont atteints de leucé­
mie, mais il devient difficile de mettre des li­
mites… « Ce qui a inauguré ma réflexion, c’est
une expérience avec une jeune fille dont je
m’étais beaucoup occupée, poursuit Béné­
dicte Lombart. Un matin, elle m’a dit : “Je crois
que je vais mourir.” Je n’ai pas pu répondre à
son angoisse. Alors, j’ai compris que pour con­
tinuer, il fallait être suffisamment solide. Si
c’était juste être aspirée par ses émotions, cela
n’avait pas de sens. »
Face à un tel constat, beaucoup réorientent
leur carrière. Bénédicte Lombart, elle, préfère
se tourner vers la formation continue, et
s’ouvrir à des disciplines comme la relaxa­
tion, la sophrologie… « J’ai profité pleinement
des dispositifs de formation de l’AP­HP à un
moment où c’était possible. Je ne suis pas sûre
que le contexte économique le permette
autant aujourd’hui », reconnaît­elle.
Au fur et à mesure, elle met en pratique ses
nouvelles compétences. « Je faisais des séan­
ces de sophrologie avec les enfants avant leur
vie des labos
hervé morin
L
Bénédicte Lombart,
infirmière philosophe
| Très engagée dans la lutte contre les douleurs
de l’enfant, cette soignante de 45 ans fait partie d’une communauté
émergente: les chercheurs en sciences paramédicales
portrait
ponction lombaire ou leur ponction de moelle
osseuse. J’expérimentais aussi les massages,
l’hypnose… Toutes mes propositions étaient
acceptées avec bienveillance. »
Pour développer son expertise des soins in­
firmiers et les promouvoir, elle s’inscrit à
l’école des cadres de santé. Au retour, elle fait
ses premières armes de manageur dans
l’unité d’ORL puis rejoint, en 2003, l’équipe de
Daniel Annequin, qui développe une unité
fonctionnelle pour la prise en charge de la
douleur en pédiatrie à Trousseau. Au contact
de ce pionnier de la lutte antidouleur de l’en­
fant, elle s’investit de plus en plus dans cette
De l’analyse de paroles
de paramédicaux,
elle a tiré un concept : la cécité
empathique transitoire
spécialité. Elle participe à la création d’un di­
plôme universitaire spécifique et devient
membre actif de Pédiadol, une association
qui diffuse des documents aux profession­
nels… Elle s’affirme, demande à être recon­
nue. « En tant qu’infirmière, il ne s’agit pas de
prendre une place qui n’est pas la nôtre, mais
on ne peut pas juste être les petites mains. De
même, la recherche doit être multidisciplinaire.
Les infirmières peuvent interroger des problé­
matiques qui n’intéressent pas les médecins. »
Mais ce qui change vraiment sa vie, c’est une
inscription à un master de philosophie prati­
que, à l’université Paris­Est Marne­la­Vallée.
« Dans mon travail à l’unité mobile, je voyais
des situations qui me questionnaient, où les
moyens antalgiques disponibles n’étaient pas
toujours utilisés, dit­elle. En tant que conseil, je
ne devais pas juger les équipes, mais j’avais un
engagement à l’égard des enfants. Avec le mas­
ter, j’ai pioché de nouveaux instruments de la
pensée. J’ai arrêté d’être en colère et commencé
à devenir plus tolérante. » Un premier mé­
moire, puis un deuxième, et maintenant une
thèse… Bénédicte Lombart reconnaît enfin
que sa parole est légitime. Détachée de son
poste de cadre hospitalier depuis novem­
bre 2012, elle met la dernière main à son ma­
nuscrit, tout en menant de front des missions
d’enseignement et associatives (elle préside
l’Association des étudiants et diplômés de
l’Ecole éthique de la Salpêtrière).
Bientôt docteur, elle se verrait bien ensei­
gnante­chercheuse à l’AP­HP, en gardant un
pied dans la clinique. Mais elle reste avant
tout infirmière et fière de l’être, intarissable
sur la cause des enfants. « Bénédicte a une re­
lation incroyable à l’enfant. Elle le capte, et lui
sait qu’elle est entièrement disponible »,
assure Céline Guiot, qui lui a succédé comme
cadre dans l’unité douleur. Au demeurant,
cette dernière salue les qualités profession­
nelles et humaines de sa collègue, qui a su
s’imposer « sans prendre la place des autres et
sans jamais s’éloigner de son cœur de métier ».
Bénédicte Lombart deviendra­t­elle un jour
une porte­parole de la profession d’infir­
mière ? Elle en aurait l’envergure. Interrogée
sur la crise à l’hôpital, la douce jeune femme
se fait plus dure. « Il y a de belles choses à faire
dans les hôpitaux, mais on risque de basculer
dans un exercice à la tâche. Or on ne peut pas
faire des économies sur tout, tout le temps.
Tant que les politiques qui écrivent les lois de
santé n’écouteront pas davantage les infirmiè­
res de terrain, ils seront à côté de leurs pom­
pes. » Militante ? Engagée plutôt, corrige­t­
elle. « Militer, c’est un terme guerrier, s’enga­
ger, c’est aller vers l’avant, mais pas contre
autrui. » Une vraie philosophe. 
a guerre est déclarée entre le New En­
gland Journal of Medicine (NEJM) et le
British Medical Journal (BMJ). Respecti­
vement américaine et britannique, ces
deux revues médicales de renom sont concur­
rentes et, depuis quelques semaines, en désac­
cord ouvert sur l’un des enjeux majeurs de
l’édition scientifique : le conflit d’intérêts. La
querelle a pris corps dans un « essai » publié le
2 juin dans le BMJ, intitulé « Justifier les con­
flits d’intérêts dans les revues médicales : une
très mauvaise idée ». Trois ex­responsables
éditoriaux du NEJM y dénonçaient le contenu
d’une série d’articles publiés courant mai dans
leur ancien journal, dont ils redoutent « qu’il
présage un affaiblissement supplémentaire des
règles contre les conflits d’intérêts ». Un édito­
rial du BMJ estimait le même jour que le NEJM
« commettait une erreur en suggérant que des
règles rigoureuses devraient être revisitées ».
De quoi s’agit­il ? Le NEJM venait d’exposer
les effets pervers supposés du soupçon géné­
ralisé portant sur les scientifiques qui collabo­
rent avec les laboratoires pharmaceutiques,
considérés dès lors comme « vendus ». Dans
trois longs articles, Lisa Rosenbaum, journa­
liste au NEJM, s’emploie à démontrer que cette
idée peut gêner la chasse à d’autres biais capa­
bles d’entraver l’innovation médicale. Elle
égratigne au passage une enquête récente du
BMJ qui révélait comment l’industrie agroali­
mentaire avait infiltré les agences sanitaires
britanniques à propos de la nutrition.
Son argumentaire sophistiqué contre les rè­
gles anti­conflits d’intérêts est jugé « fantaisiste
et non étayé » par les contributeurs du BMJ. Ce
journal s’interdit strictement depuis 2014 de
publier des articles généraux dits « éducatifs »
présentant des stratégies thérapeutiques, ou
des éditoriaux qui seraient signés par des
chercheurs ayant des liens commerciaux avec
des compagnies pharmaceutiques. Une politi­
que dite de « tolérance zéro ».
Le jugement des scientifiques est­il donc
biaisé, leur objectivité compromise, consciem­
ment ou non, par leurs relations financières
avec des entreprises ayant un intérêt à voir
leurs traitements adoptés par le plus grand
nombre ? « Le problème est qu’il est impossible
pour les éditeurs des journaux, comme pour
leurs lecteurs, de le savoir », écrivent les anciens
responsables éditoriaux du NEJM.
Match déontologique
Certes, « certains chercheurs académiques
doivent travailler de façon étroite avec l’indus­
trie pour développer et commercialiser de nou­
veaux traitements, mais ils ne devraient pas ré­
diger des éditoriaux, des articles ou des
directives qui les évaluent, appuie Fiona Godlee,
la rédactrice en chef du BMJ, avec deux collè­
gues de la hiérarchie éditoriale du journal. Ce
sont des responsabilités professionnelles diffé­
rentes, et elles entrent en conflit ».
Dans la blogosphère, le BMJ gagne haut la
main ce match déontologique. Le NEJM reçoit
pourtant un soutien tacite de ses lecteurs, son­
dés sur trois cas fictifs d’auteurs potentiels
ayant des conflits d’intérêts. Pour les deux cas
les moins graves, une majorité, parmi les
1 853 lecteurs ayant répondu, estime que ces
chercheurs pourraient être autorisés à publier
un article « éducatif » dans le NEJM. Mais on ne
leur a pas demandé s’ils auraient préféré un
auteur vierge de tout conflit d’intérêts…
Le Lancet, autre grand journal médical,
compte les points, estimant dans un éditorial
que « la vérité doit probablement être entre ces
deux extrêmes et qu’il est temps de la trouver ».
Hervé Maisonneuve, médecin et responsable
du blog Rédaction Médicale et Scientifique,
très informé sur l’édition médicale, est lui
aussi partagé : « D’accord pour une tolérance
zéro pour les articles éducatifs, mais pour les
éditoriaux, il faut être ouvert à toutes les opi­
nions. » Il souligne que les tensions entre ces
journaux ne sont pas nouvelles : « Ils se par­
lent, comme Platini et Blatter, mais c’est tendu. »
Leurs divergences résultent sans doute pour
partie de différences de modèles économi­
ques : le BMJ est distribué aux médecins affi­
liés à la British Medical Association, ce qui lui
confère une indépendance financière. Les re­
venus du NEJM ou du Lancet dépendent pour
une plus large part des études cliniques qu’ils
publient, dont des exemplaires achetés à
grands frais par les labos pour appuyer l’argu­
mentaire marketing auprès des médecins. 

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