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Monde
« La coopération Sud-Nord
cLé des solutions »
M. ChARLES-FERDINAND NOThOMB À EL MOUDJAHID :
EL MOUDJAHID
«Notre rôle est de poser les questions à long terme, qui passent souvent au second plan pour les gouvernements qui doivent faire face
à des situations urgentes et qui ont un horizon politique plus court.» C’est, entre autres, ce que pense M. Charles Ferdinand Nothomb,
président de la Fondation du dialogue Sud-Nord de la Méditerranée, et ancien président de la Chambre des représentants, ancien ministre
des Affaires étrangères et de l’Intérieur, et Vice-Premier ministre en Belgique.
El Moudjahid : Les questions migratoires
sont au cœur de l’actualité. Elles sont un
sujet sensible et récurrent à la fois. Mais
elles ne sont pas perçues de la même manière que l’on soit d’un côté ou de l’autre
de la Méditerranée. Dans le Sud, on pense
que les solutions préconisées tiennent
compte, avant tout, des intérêts des pays européens. Quel est votre sentiment ? Charles-Ferdinand Nothomb : Oui, les
questions migratoires sont non seulement
perçues différemment au Sud et au Nord :
elles suscitent au Nord un fort courant d’hostilité dans une partie de la population, mais
aussi un grand sentiment de solidarité pour
accueillir les migrants, qu’ils soient réfugiés
de guerre ou émigrés économiques.
Notre sentiment est que si ces migrations
étaient prévues et organisées, elles susciteraient moins de peur au Nord, et moins d’exploitation par des trafiquants de détresse, et
d’accidents mortels dans des embarcations
de fortune.
Aujourd’hui, les pays du sud de la Méditerranée doivent aussi faire face à l’arrivée
d’émigrés de pauvreté venant du Sud-Sahara. Nous devons nous épauler à la fois
pour permettre de les recevoir dignement,
mais surtout de diminuer la pauvreté dans les
régions rurales du nord de l’Afrique et du
Sahel.
L’Europe donne l’impression de vouloir se
bunkiriser devant les flux de plus en plus
importants de migrants. Après l’accord
signé avec la Turquie, la chancelière allemande a déclaré qu’il fallait un accord similaire avec l’Afrique du Nord.
Pensez-vous que cela empêchera les migrants de tenter la traversée, d’autant que
le chaos en Libye favorise ces départs massifs ? En ce qui concerne nos pays d’Afrique du
Nord, je suis persuadé qu’une coopération
entre les administrations pourrait empêcher
les trafiquants de misère, à condition de pouvoir canaliser et préparer une partie des migrants, et consacrer des moyens importants
pour donner des perspectives économiques
à la jeunesse des régions rurales trop souvent
abandonnées. On pourrait même envisager
une coopération triangulaire entre des pays
comme l’Algérie, l’Europe et les pays limitrophes de l’Algérie, au Sud, pour développer une coopération frontalière des deux
côtés de cette frontière saharienne… Il est
important d’avoir des moyens financiers autrement plus importants que ce qui est déboursé ces jours-ci. Par ailleurs, in fine, il
sera moins cher pour l’Union européenne de
financer des méga-actions dans les pays d’en
face que de les soutenir dans l’UE. Évidemment, s’il y a un pays sans gouvernement
comme la Libye, il y aura toujours une zone
de non-droit.
La crise migratoire est devenue aujourd’hui un fonds de commerce politique.
Cela ne risque-t-il pas d’élaguer la perception du drame humain qu’elle véhicule ?
Comment une fondation comme la vôtre
peut-elle intervenir dans une question que
les politiques se sont appropriée ? Notre fondation ne peut influencer que sur
les idées de nos sociétés et de nos gouvernements. De toute façon, la coopération SudNord méditerranéenne restera la clé des
solutions concrètes. À notre congrès de
Milan, le commissaire européen a répondu :
Que le développement régional lui tient à nord de la Méditerranée». Les solutions et
propositions de la Fondation sont-elles
cœur ;
Que les régions rurales doivent davantage prises en compte par les décideurs poliêtre prises en compte dans les politiques na- tiques européens ? tionales ;
Que les populations rurales du Sud Méditer- Oui, nous tenons à Rome un séminaire
ranée comptent 87 millions de personnes et d’évaluation des résolutions que nous avons
continuent d’augmenter malgré l’exode formulées en 2015, et nous invitons aussi des
rural. Cet exode résultant de la pauvreté et gouvernements et l’Union européenne pour
de l’insuffisance des services publics et des leur demander ce qu’ils ont fait et ce qu’ils
envisagent. Je pense qu’une évaluation sininfrastructures ;
cère de ce
Que le proqui est possigramme
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européen
«Un rôle central à l’éducation, à la
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de voisinage pour
formation, à l’agriculture, au problème c h o s e s .
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l’agriculde l’eau et de l’environnement, et à la est
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locaux et régionaux.» qui passent
(ENPARD)
souvent au
(qui trasecond plan pour les gouvernements qui doivaille dans chaque pays — en Algérie,
vent faire face à des situations urgentes et
Égypte, Maroc et Tunisie — avec les gouqui ont un horizon politique plus court. Et
vernements, la société civile et la reces questions à long terme que sont la pénucherche) verra son budget augmenté ;
Que ce programme reconnaît un rôle central rie de l’eau : le monde arabe qui représente
à l’éducation et à la formation à l’agriculture 5% de la population globale n’a accès qu’à
et au problème de l’eau et de l’environne- 1% des ressources en eau, l’explosion démoment, et à la responsabilisation des pouvoirs graphique d’ici 2025 avec le chômage des
jeunes qui est supérieur à 30%, l’insécurité
locaux et régionaux ;
Que la nouvelle politique de voisinage veil- alimentaire : aucun pays de la rive Sud n’est
lera à agir dans les régions rurales comme autonome en matière alimentaire et le chandans les zones urbaines et encouragera les gement climatique… sont autant de défis
régions rurales du Sud en lieu d’innovation, cruciaux auxquels le monde devra faire face
de savoir-faire et de tradition comme cer- d’ici 2025.
Le rôle de la Fondation, dans cette relation
taines régions du Nord ont pu le réussir.
Mais chaque région a son propre potentiel et triangulaire : experts et responsables polidoit identifier ses propres forces pour créer tiques, les gens sur le terrain et nous, est de
continuer de porter l’information depuis les
des endroits où les gens veulent vivre.
Mais les priorités de la politique européenne experts vers le public, d’orienter les poliont évolué, pas toujours dans le bon sens, de- tiques futures et de sensibiliser les acteurs à
vant le flux de réfugiés de la guerre de Syrie. tous niveaux sur ces problèmes prioritaires
d’ici 2025
Les différents congrès de la Fondation du
dialogue Sud-Nord Méditerranée, depuis
Alger, Alicante, jusqu’à Milan en 2015, ont
eu à évoquer la question migratoire. En
Italie, la thématique était «La nouvelle politique européenne de voisinage et le développement rural et régional au sud et au
Monsieur Nothomb, la Fondation, à travers ses différentes activités, œuvre à instaurer le dialogue entre les acteurs de la
société civile des deux rives. Avez-vous le
sentiment d’avoir réussi dans cette démarche ?
Mardi 1er Novembre 2016
Oui, le but de la Fondation du dialogue SudNord Méditerranée est d’instaurer un dialogue durable et décomplexé, basé sur
l’égalité et l’inspiration réciproque, entre les
acteurs de la société civile des deux rives,
dans une perspective à long terme.
Cette ambition, nous l’avons formulée depuis 2004, quand on pouvait pressentir que
les dialogues instaurés sur l’ensemble de la
Méditerranée allaient se heurter ou être freinés en permanence par les conflits du
Moyen-Orient, donc de l’est de la Méditerranée.
Le premier congrès, celui d’Alger, en 2006,
fut bien une réussite, car la discussion fut décomplexée, bien structurée et que nous
avons abouti à une résolution commune intitulée «Une vision commune de l’avenir».
Nous savons bien qu’il existera toujours des
difficultés et des circonstances, et des intérêts divergents, mais l’important est que ce
développe, chez tous ceux qui pensent à
l’avenir, cette vision commune et équilibrée,
qui doit inspirer les solutions que trouveront
les responsables. Oui, notre dialogue a réussi
et continue à réussir dans cette perspective à
long terme, mais en dehors de cela, beaucoup d’idées toutes faites ou d’intérêts très
concrets restent très différentes. Nous avons,
dans le Benelux, une phrase qui nous sert
souvent : «Il n’est pas nécessaire d’espérer
pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.» Mais nous espérons, et nous commençons à constater que c’est possible.
Une prochaine réunion d’évaluation et de
suivi de la mise en œuvre des recommandations arrêtées en 2015 se tiendra à Rome.
Avez-vous le sentiment que les choses ont
bougé depuis ? Concrètement, que comptez-vous faire ?
Quand nous aurons raisonné ensemble (et
sur un pied d’égalité), nous pourrions venir
dans les différents pays d’Afrique du Nord,
discuter dans des assemblées plus larges de
la société civile, et en dialogue avec les gouvernements, pour voir ce qui peut entraîner
l’adhésion et l’action concertée.
Nadia KErraz