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ÉVASION
DERRIÈRE LA FALAISE DE POSITANO
PAR CLAUDE GARCEAU, MD
[email protected]
SPÉCIALISTE EN MÉDECINE INTERNE, HÔPITAL LAVAL À QUÉBEC
LES ODEURS ET
COULEURS DE LA
MÉDITERRANÉE
Sur mon vélo, je monte inlassablement la
même côte de Sillery depuis 15 ans.
Chaque année qui passe me la rend plus
attachante; c’est une vieille amie dont je
connais tous les secrets. À l’inflexion maximale de sa courbe, j’aime m’attarder durant l’effort de montée. Un petit arbre
rabougri, vraie sentinelle surplombant
l’anse au Foulon, y survit en défiant le
temps qui passe, repoussant les vents de
janvier. Tout en bas, il y a 150 ans, flottaient d’immenses radeaux de billes de
bois. J’aime à penser que ces reliques de
nos forêts ont permis de construire les
navires qui ont exploré les bouts du monde
connu de l’époque. Le fleuve se déploie
tout en bas; on distingue, au loin, l’ile
d’Orléans avec les premières brumes du
grand large. Je croyais être le seul à connaitre le petit arbre rabougri, mais un autre
rêveur en a fait un sanctuaire, entourant la
petite terrasse d’une clôture à la porte toujours entrouverte donnant sur un banc.
temps filer. L’hôtel domine la falaise de
Positano, l’un de ces lieux improbables où
tous les sens sont comblés. D’abord, la
mer aux ondulations turquoise et aux reflets presque aveuglants. Puis, l’œuvre de
l’homme : un village construit tout en hauteur; les sentiers passant d’une maison à
l’autre ont été volontairement conçus pour
être impraticables et décourager les incursions des Arabes venus faire des razzias d’esclaves blancs, femmes, enfants et
hommes infortunés qui finirent leur vie à
construire les palais de Meknès ou
meubler quelque sérail.
Tout en face, le dôme de l’église médiévale, toute blanche et sertie d’une coupole
d’ardoises colorées; 800 années de chrétienté triomphante.
Au sommet de la côte, un feu rouge que
l’on doit franchir pour entrer dans la ville.
Au coin se trouve un édifice qui a sûrement la façade la plus belle de Québec;
un petit commerce de pizza. Sur les murs,
côté rue, on a peint une murale lumineuse
représentant deux femmes. Au premier
étage, la première semble faire partie de la
vie de la rue avec son scooter; celle du
deuxième regarde la mer au loin. Le tout
évoque les odeurs et couleurs de la
Méditerranée. Le bleu du ciel et cette
douce femme qui pétrit la pâte et regarde
les oliviers marient les couleurs absolues
du monde grec et la folie de vivre romaine.
L’air embaume des fragrances des limoncellos, ces citrons odorants qui poussent
entre les toits; figues, oranges et roses parfument également l’atmosphère. Les
maisons sont tout en pastel. Le rire des
enfants qui se baignent sur la plage tout
en bas, les verres étincelants des dineurs
sur les terrasses, l’eau miraculeuse des
piscines accrochées à flan de montage
sont un spectacle pour les yeux. Sans
compter les corps superbes des nouveaux
jeunes de la dolce vita. Et la décontraction
guindée des ultras riches; les vieux en
vestons à rayures et les vielles gloires
d’Hollywood avec leurs immenses lunettes
de soleil, leurs chapeaux blanc et rose et
leurs sorties de bain en mousseline transparente. Vivre par le soleil et trembler, 70
ans plus tard, d’en mourir.
Deux mois plus tard, depuis ma terrasse
surplombant la baie de Caprie, je laisse le
Derrière la falaise de Positano s’étend un
monde primitif. Le monde des légendes
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Photo par le Dr Claude Garceau
grecques. Les cimes des montagnes se
perdent dans les brumes à plus de 3000
pieds. Des sentiers de chèvres parcourent
l’arrière-pays; de nos jours, aucune âme
n’y passe. Il est facile de s’y perdre
comme moi. Les ronces dans l’escarpement empêchent toute retraite. Et pourtant, il faut bien retrouver la route qui
serpente tout en bas. Dans une crique
toute secrète au bas des hauteurs, deux
femmes prennent le bain de mer, nues.
Elles invitent Ulysse à les rejoindre, mais
ces deux déesses savent bien que le destin du héros est tout autre, qu’il devra, tout
en sang, rejoindre la route après avoir piteusement retrouvé un semblant de
chemin dans le dédale vertical du maquis.
À Positano, il est facile de se laisser emporter par les songes des premiers colons
grecs ayant abordé la côte Almalfitaine, il
y a plus de 2300 ans. À moins d’une
heure de route, on peut parcourir des
ruines émouvantes, marcher sur la voie
sacrée, regarder les temples figés entre les
oliviers et l’herbe folle, sentir les âmes anciennes flottant tout autour…
Parvenu parmi les parvenus, je contemple les derniers rayons de soleil embraser la mer. Un serveur élégant
m’offre de déguster de grands
amarones. Je repense à cette journée
magnifique; l’éclat de la mer, les odeurs
du maquis et les corps des nymphes.
Les derniers rayons de soleil verdissent
à l’horizon. En bas, sur la plage, le tumulte et une fête sauvage qui débute.
De jeunes gens avec des torches s’élancent dans la mer tout en poussant de
grands cris. La frénésie de ce ballet dure
un long moment, puis cesse soudainement. La fête s’arrête.
blement un peu étourdie par le bonheur
ou l’alcool, elle avait été surprise sur les
quais par la houle qui l’avait emportée
loin. Les jeunes gens avaient pu tirer des
flots l’enfant, mais non la femme.
L’amant s’était sauvé, faute d’honneur
impardonnable dans ce sud italien qui
frôle la Sicile.
Le lendemain, je demande au personnel
de l’hôtel les raisons du fracas de la nuit
d’avant. Le serveur, si impassible d’habitude, s’anime. On m’explique que les
jeunes gens tentaient de sauver dans la
mer déchainée une femme et son fils de
12 ans. La femme américaine avait un
amant sur le bord de la mer et, proba-
Dans les montagnes surplombant Positano, j’en suis presque certain, le dieu
des Grecs nous contemple. Voyant la
frénésie humaine sur terre, il se dit que
cela est beau et bien et que toute cette
agitation est à sa gloire. Heureux, il finit
un dernier verre d’Amarone pendant
que son peuple se meurt tout en bas. ⌧
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