Jésus,`Maître de sagesse` ?
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Jésus,`Maître de sagesse` ?
Jésus,‘Maître de sagesse’ ? Quelques repères pour approcher une part méconnue de la christologie Michèle Bolli – pour le Séminaire de Culture théologique Jésus est qualifié de sage, de Sagesse ou de maître de sagesse, comment comprendre cette part de son identité ? On a souvent mis en évidence l'influence des courants apocalyptiques sur les débuts du Christianisme, les traditions de sagesse ont-elles, elles aussi, été prises en compte par Jésus ? De récents travaux exégétiques et historiques invitent à le penser1. On y redécouvre les liens entre sagesse et création et sagesse et prophétisme. Ils avaient été repérés dans l’Ancien Testament, notamment en Pr.8 et en Pr 1,20s. Une comparaison entre Hokhma - la Sagesse personnifiée dans le texte biblique - et Jésus, montre plusieurs points de convergence, et quelques différences. Dans des registres différents de la réalité, ne sont-ils pas deux historicités énonciatrices s'adressant à leurs contemporain-es ?2 Revenons au contexte qui nous occupe ici, la création se produit comme don ouvrant une perspective salutaire. Par une nouvelle création, qui implique langage et puissance du côté de Dieu, se manifeste et se reçoit ce salut. Il est annoncé et/ou commence (car la création prend un certain temps pour se construire ou se déployer…)3. On est ainsi placé dans une veine messianique par la forme du ‘déjà/pas encore’. Dans le contexte qui nous occupe, une telle expression se lie à la perspective du règne de Dieu espéré-révélé par la présence de Jésus-Christ. Jésus compris dans la perspective d’un ‘Maître de sagesse’. Il faut dire d'abord ici, que la tradition sapientiale, à l’intérieur du Judaïsme, devait être connue de Jésus, aussi bien que celles de la Tora et des Prophètes. Il va utiliser quelques traits de cette tradition dans son ministère : - Par sa position à l'égard de la tradition en interaction avec la Tora et les Prophètes, cherchant à accomplir la Loi,dans un temps historique spécifique, ayant ses problèmes et ses enjeux. - Par son ironie à l’égard des Pharisiens qui purifient l’extérieur alors que l’intérieur est plein de noeuds aussi).A l’instar de la Sagesse personnifiée de Pr.8, qui invite les passants à regarder l’état du cœur (’Leb) pour juger de la vie d’une personne, lui, sur le mode ironique ‘dit’la même chose. - Par l'usage de certaines formes de langage chères aux sages tels le dicton, le proverbe, les petites histoires philosophiques édifiantes, religieuses ou ayant trait à l'amour, dont la parabole serait une des formes les plus élaborées pour servir un message précis. Jésus raconte volontiers des histoires pour expliquer sa façon de voir la vie avec Dieu et de la comprendre. Or, en Israël, et bien avant déjà dans tout le ProcheOrient Ancien (de l'Egypte à Sumer), de la cour du roi au bivouac des bergers, on racontait des histoires, plus ou moins édifiantes, plus ou moins énigmatiques. On organisait même des tournois entre conteurs, entre sages. Chez les ambassadeurs à la cour, ce type de langage servait aussi à transmettre des informations codées, que seules les oreilles autorisées devaient pouvoir comprendre. Habitudes des cultures orales. Jésus a repris cette forme de prédication indirecte où la vérité entière est promise au dévoilement, où celui qui a des oreilles peut entendre. N’a-t-on pas parlé de 'secret messianique' ? - Par certains aspects de son action. Un sage n'est pas un révolutionnaire, mais souvent il dérange en amenant un point de vue différent de celui de la majorité. En ce qui concerne Jésus, son exigence de justice pour tous conditionne sa façon d'agir et lie le sage au prophétisme. Peut-être, est-ce la conscience de la fin du temps qui se rapproche, qui le conduisit à laisser échapper parfois une certaine colère (son geste de chasser les marchands du Temple)? Le temps de la patience de Dieu n'a-t-il pas ses limites ? Pourtant, sa façon de chercher l'intégration de tous, de créer une ‘communauté de table’ en allant manger avec des personnes exclues, permet de le placer dans la suite des sages qui ont puisé des images, des symboles, des formes langagières dans les cultures du Proche-Orient Ancien, les transformant pour construire la tradition sapientiale liée au Dieu dont parle la Tora. Et, ce faisant, ils ont contribué à maintenir une certaine ouverture d’Israël sur le monde environnant. Jésus composa sa communauté avec une grande diversité de personnes, dont quelques femmes (il ne suivra donc pas la voix des sages misogynes énonçant de sévères mises en garde contre la femme, mais celle des auteurs des livres sapientiaux du premier Testament incluant des héroïnes…) De plus, dans ses paraboles, il se servira également d’exemples tirés de la vie des femmes. Sa présence établit un lien communautaire entre tous et maintient la cohésion dans l’espace historique présent à ce moment-là, posant une sorte de contrepoint aux vertiges déployés par les représentations apocalyptiques. Autre exemple, il instaura le rite de la cène transformant le traditionnel repas de la Pâque, le ‘seder, pour servir sa mémoire et relayer sa présence auprès de ses ami-es. Ainsi, sa sagesse prend un tour particulier et le conduit à transformer certains aspects de la tradition reçue afin qu’ils servent son objectif. Le maître d’oeuvre d’une sagesse paradoxale ? Qualifier Jésus de ‘Maître de sagesse’ nécessite de souligner que sa ‘sagesse’ est de type paradoxale. Elle se manifeste comme ‘liberté interpellante’ et, en cela s’apparente à la prophétie, d’une part. Et,de l’autre, en son aspect visionnaire (soit qui laisse entrevoir le passé et l’avenir) elle est tout aussi interpellante et se lit comme parole de royauté divine sur les temporalités et les espaces. Un exemple de ce type est fourni par l’épisode de ‘la Lamentation sur Jérusalem’(ville symbolique pour le Royaume). Jésus apparaît là, comme habitant la place de Dieu-Sagesse soi-même, car dominant la situation de Jérusalem à travers les époques laissant entrevoir un point de vue tout à fait transcendant. Pourtant, ce langage n’est pas fréquent. Aussi je dirais, en accord avec J.-P. Lemonon (cité ci-dessus) et en l’état actuel des recherches, que Jésus-Christ participe de la Sagesse (dans mon vocabulaire Dieu-Sagesse) mais ne s’y superpose pas complètement. Ainsi, Jésus serait, non seulement le Fils de son ’Père’, son Dieu, mais encore, le fils de deux mères : Marie, sa mère humaine, et la Sagesse, comprise comme cette dimension divine connue par la tradition vétéro-testamentaire théologique1. Selon que l’on s’intéresse à l’une ou l’autre de ces dimensions, il sera différemment qualifié 4 . On peut donc affirmer que Jésus-Christ fut un ‘Maître de sagesse’ en ce sens qu’il a dominé les données sapientiales proposées par sa tradition et s’en est servi pour son œuvre, et qu’il s’est également situé en ‘fils’ participant de la vie sapientiale de Dieu et la manifestant, dans un contexte fortement imprégné de la mentalité apocalyptique 5. 1. F. Vouga, Les premiers pas du Christianisme, Labor et Fides, Genève, 1997; J.Trublet éd.,La Sagesse biblique de l’Ancien au Nouveau Testament, Cerf,Paris,1995; M.Marguerat,E.Norelli, J.-M.Poffet éds.,Jésus de Nazareth, Nouvelles approches d’une énigme, Labor et Fides, Genève, 1998.F.Amsler, L’Evangile inconnu, Labor et Fides, Genève, 2001. 2. Michèle Bolli, Une écoute de l’Oubliée : la Sagesse de Dieu, Une enquête chez les sages de l’Ancien Testament et un parcours en théologie contemporaine pour comprendre le lien entre le Dieu révélé et la sagesse personnifiée, Thèse soutenue à la Faculté de Théologie de Lausanne- CH,1990, BCUD. 3. J.-P. Lémonon,‘Jésus sage et prophète’, Cahier Evangile 119, 2002,’Sagesse, création, prophétie’., p.52ss. 4. Les travaux d’E.Schüssler-Fiorenza vont plus loin encore, et font de Jésus un ‘prophète de la Sophia’ : E.Schüssler-Fiorenza, Jesus : Miriam’s Child,Sophia’s Prophet : Critical Issues in feminist Christology,Hardcover,New-York,1994. Voir aussi: J.M. Robinson,’Jésus as Sophos and Sophia : Wisdom Tradition and The Gospels’, in Aspects of Wisdom in Judaïsm and Early Christianity, Robert L. Wilken, ed.,Notre-Dame, in :Univ.of Notre-Dame P.,1975,p.1-16. 5. D. Marguerat, «Les révisions qui nous attendent», D.Marguerat, E. Norelli, J.-M. Poffet éds.,op.cit.,p.561ss. Lausanne, février 2005