Lumières du jour - Galerie Les Filles du Calvaire

Transcription

Lumières du jour - Galerie Les Filles du Calvaire
Lumières du jour de Emmanuel Bourdieu, 1996
Des lieux anonymes sous une lumière impersonnelle, des déserts sous le soleil
implacable de midi ; des vides, des terrains vagues comme on dit, des errances, à
peine des lieux, tout juste, peut-être, des lieux de passage, qu’on identifie difficilement,
des espaces inaliénables – est-ce en Italie ? est-ce en Grèce, en Corse, en Australie, ?
– qui n’ont en commun, qu’ils soient ville ou campagne, que cette nudité anonyme,
cette absence d’identité, qui déroute le regard, qui désoriente. En fait, plus que
d’indétermination du temps et de l’espace, il s’agit ici d’atemporalité et, si l’on peut dire,
d’aspatialité. L’espace n’est qu’un quasi espace, sans structure déterminée, sans
perspective, sans ligne de fuite ; parfois, il apparaît même parfaitement plat, à deux
dimensions ; les rares objets présents ne sont eux-même que de quasi objets aux
contours imprécis ou comme inachevés, mal définis ; le plus souvent, il s’agit de masse
informe, des tas, des amalgames… La déstructuration du temps semble plus profonde
encore : il semble qu’on ait retiré au temps les moyens de se dire. Bien sûr, à l’heure
solaire, il est midi ; mais ce midi est comme retiré du temps. Parce que la lumière,
parfaitement blanche et verticale qu’il projette sur le monde, ne donne aucune indication
de devenir, ne laisse aucune place à l’expression de la temporalité, ni au pathos de
l’éphémère : pas d’ombres, pas de flou, pas de lointain profilé. Il n’y a plus d’espace, il
n’y a plus de temps…
Ces images d’éternités ordinaires produisent une impression étrange, indécise, oscillant
sans cesse entre deux fascinations contraires, l’une, inquiète, sinon tragique, pour cette
temporalité non partagée, l’autre euphorique, pour l’incarnation modeste et presque
familière que le photographe lui donne. Tantôt donc, ce réel pétrifié, purement
immédiat, rivé à un ici et à un maintenant indéfinis, nous apparaît comme une réalité
sans devenir, ni avenir, retirée sans gloire, du temps et de l’espace, auxquels nous
sommes irréductiblement attachés. Désespoir d’un non-lieu perdu en dehors du temps
et même de l’espace, de rivages, par essence inabordables, inaccessibles, d’un nul part
qui ne nous est rien, qui n’est pas, avec nous, emporté par le fleuve. Désespoir plus
grand encore de cette éternité anodine, sans grandeur apparente, d’un tas de cailloux
brûlés par le soleil, de broussailles aux contours indécis, de paysages sans
perspectives, sans point de fuite évident, sans issues pour le regard. Déserts illuminés,
écrasés de lumière. Immuables néants analysés, disséqués par la clarté la plus vive la
plus crue, la plus cruelle. Lumière verticale de tragédie, regard divin auquel rien
n’échappe, coup d’œil de l’au-delà, de l’au-dessus, du Très-Haut, foudroyant, effaçant
l’univers, pourtant le plus insignifiant, le plus désolé qui n’en demandait pas tant,
violence
extrême
et
gratuite,
incompréhensible
cruauté
des
Dieux.
L’œil de l’infini, posé, concentré, sans raison, sur un monde aussi immuable qu’indéfini,
indécis, indécidable.
Et le comble de la cruauté, parfois, consiste, au milieu de cette torpeur analysée, à
livrer, non, à suggérer un espoir de sujet, l’esquisse d’un motif, d’une forme, d’un tracé :
trois cyprès dans la campagne toscane mais au loin seulement, quelques rochers
ventrus, baignés par la mer, mais dont la blancheur, éclatée sous ce soleil, efface les
contours, un tas de graviers que sa noirceur intense arrache à l’anonymat et à
l’insignifiance, une petite voiture bleue garée entre deux murs blancs… Mais, comme
un mirage rappelle au marcheur sa soif dans le désert, ces rares concessions ne
servent, semble-t-il, qu’à entretenir l’espoir de trouver plus, une autre chose qui soit
vraiment quelque chose, qui soit autre chose qu’une esquisse, qu’un détail, qu’un tas.
Sans elle, l’image retomberait dans une abstraction bien trop rassurante, parce que
sans promesse.
Tantôt, pourtant, au cœur même de cette inquiétude, émerge une impression toute
opposée : oubliant, peut-être, les préventions de l’esthète contre la banalité, le
spectateur est saisi par la beauté sans emphase de ces « vues » ordinaires, de ces
lieux modestes, apparemment indignes d’admiration, sans prétention à être contemplés
et comme oubliés du regard. La lumière verticale et l’atemporalité qu’elle instaure,
prennent alors un sens tout nouveau : l’éternité n’est plus sévère et lointaine, mais
proche et étrangement humaine. L’instant tragique devient un moment de grâce. Bien
loin de nous rejeter dans la finitude, cette éternité si modestement incarnée, nous
apparaît, d’un coup, étrangement proche et familière.
Le voyage de Thibault Cuisset est une quête, étrange, paradoxale, la poursuite, dans
l’espace et dans le temps, d’espaces et de temps impossibles, la recherche d’un accès
à l’inaccessible, d’une prise de vue sur des éternités imprenables. Il nous apprend que
l’éternité est là où on ne l’attend pas, non pas dans l’ineffable et dans le grandiose,
mais dans l’anodin, dans l’ordinaire. L’ambivalence des sentiments que suscitent ces
paysages, reflète celle de notre relation au temps. Leur atemporalité familière, comme
des vanités jansénistes, nous glace autant qu’elle nous fascine. Dans les deux cas, la
mise à nu, la mise en lumière, le tirage au clair par un soleil impitoyablement vertical,
d’univers apparemment insignifiants, conduit à l’opposé de ce que l’on attendait, à
savoir, non pas un effet de réel, sinon de banalité ou de déjà vu, mais à un sentiment
d’irréalité, d’étranger absolu.
Emmanuel Bourdieu, 1996.