Brigitte Bastiat, « Le mouvement des femmes et l`accès à l`

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Brigitte Bastiat, « Le mouvement des femmes et l`accès à l`
Brigitte Bastiat, « Le mouvement des femmes et l’accès à l’“espace public” des années 1970 aux années
1990 ». Texte initialement publié dans Femmes et Villes, textes réunis et présentés par Sylvette Denèfle,
Collection Perspectives « Villes et Territoires » no 8, Presses Universitaires François-Rabelais, Maison
des Sciences de l’Homme « Villes et Territoires », Tours, 2004, p. 501-512.
Ce texte est mis en ligne sous format électronique par les Presses Universitaires François-Rabelais
et le Centre de Ressources Électroniques sur les Villes dans le cadre de leur programme commun de
rétroconversion d’ouvrages épuisés, collection « Sciences sociales de la ville ».
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LE MOUVEMENT DES FEMMES ET L’ACCES
A L’« ESPACE PUBLIC » DES ANNEES 1970
AUX ANNEES 1990 : EXEMPLES FRANÇAIS,
SUISSES ET IRLANDAIS
Brigitte BASTIAT
Université de La Rochelle
La notion d’« espace public » a été forgée par J. Habermas dans les années
1960 pour désigner l’émergence, au XVIIIe siècle en France et en
Angleterre, d’une sphère intermédiaire entre la vie privée et l’Etat
monarchique fondé sur le secret. Nous entendons ici par « espace public »
les lieux publics, tels que la rue, les cafés, les lieux de réunion et de décision.
Dans les années 1970, les nouveaux féministes européens ont revendiqué
un certain nombre de droits et de libertés passant par leur présence dans
l’espace public dont l’accès a toujours été un problème majeur pour les
femmes. Elles sont « descendues » dans la rue pour manifester et se sont
souvent heurtées à la violence verbale et physique des hommes. En effet, les
autorités, la police, mais également des hommes militant avec elles,
acceptaient mal le partage de lieux qu’ils considéraient comme leur
appartenant.
Nous examinerons donc quelques cas d’affrontements survenus entre des
femmes du mouvement féministe et des hommes résistant à leurs
revendications et à leur prise d’espace public en France, Suisse et Irlande.
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LE MOUVEMENT DES FEMMES
PRENDRE LA RUE
Au début des années 1970, de nombreuses manifestations ont été
organisées en Europe par les différents mouvements de femmes. Il s’agissait
de rendre la lutte et les revendications féministes visibles, ainsi que de
conquérir un espace que les hommes considéraient comme leur appartenant
et qu’ils utilisaient tant pour faire entendre leur voix auprès du pouvoir que
pour satisfaire leurs plaisirs. Le style des actions de rue menées par les
mouvements des femmes est semblable dans les trois pays : désordonné,
joyeux, drôle et subversif. Par contre, l’accueil qui leur est réservé est
mitigé, voire agressif.
Le 26 août 1970, par solidarité pour le 50e anniversaire du suffrage féminin
aux Etats-Unis et d’autres pays d’Europe, une dizaine de femmes ont décidé
de porter une gerbe pour la femme du soldat inconnu à l’Arc de Triomphe à
Paris. Ce coup d’éclat, dans le plus pur style ludique et provocateur de Mai
1968, a attiré les regards choqués de la police et de la presse, en particulier
de L’Aurore et du Figaro, qui ont donné au groupe le nom de « Mouvement
de libération de la femme »1. S’en prendre à un tel lieu symbolique était
courageux et a permis au mouvement des femmes naissant de se faire
connaître auprès du public. En Suisse, une des premières actions du MLF a
eu lieu à Genève en février 1971, où le « Front des Bonnes Femmes » a
décidé de faire un collage sauvage d’affichettes sous forme de bande
dessinée, montrant que le droit de vote accordé aux femmes la même année
ne résolvait pas les problèmes. Le groupe a appris ainsi à prendre des risques
la nuit, à repérer la police et cela lui a donné confiance. Quelques mois plus
tard, en mai 1971, lors d’une fête dans la vieille ville de Genève, des femmes
ont distribué le premier tract signé MLF réclamant l’avortement libre et
gratuit, un salaire égal pour un travail égal et le droit au plaisir ; les réactions
au tract furent violentes et une femme du mouvement fut blessée. En
septembre de la même année, la police a arraché les panneaux et les listes
situé-e-s dans deux quartiers de Genève, où les femmes du MLF récoltaient
des signatures en faveur de l’avortement ; mais en décembre, une
représentation théâtrale pour illustrer ce thème a été interrompue par la
police2. En Irlande, le IWLM (« Irish Women’s Liberation Movement » ou
Mouvement de libération des femmes irlandaises) a organisé une action
devant le Parlement en octobre 1971 pour défendre le projet de loi sur la
contraception élaboré par la future Présidente de la République irlandaise,
1
Delphy Christine, « Les origines du mouvement de libération des femmes », Nouvelles
Questions Féministes, n° 16-17-18, Paris, p. 139.
2
Budry Maryelle – Ollagnier Edmée (éd.), Mais qu’est-ce qu’elles voulaient ? Histoire du
MLF à Genève, Editions d’En bas, Lausanne, 1999, p. 180-183.
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Mary Robinson, et ont chanté « We shall overcome » (Nous vaincrons)3. Le
projet sera malgré tout rejeté par le Sénat. La même année, elles donnent une
touche anticléricale à la campagne « Dublin Housing Action » (Action pour
le logement à Dublin), soutenue par le « Sinn Fein »4 et le « Labour Party »
(Parti des travailleurs) pour dénoncer une loi contre les squatters, souvent
des mères célibataires ; elles ont manifesté devant des maisons de prêtres
pour dénoncer le fait qu’ils étaient mieux logés que beaucoup de Dublinoises qui devaient se contenter d’une seule pièce pour toute la famille. Attaquer
de façon aussi directe l’Eglise catholique, omniprésente et très puissante,
était loin d’aller de soi en Irlande dans les années 1970 ; de plus, engager
l’action dans la rue permettait d’attirer l’attention du plus grand nombre sur
une institution prônant la pauvreté et la charité, mais qui restait bien attachée
à ses privilèges.
Le 22 mai 1971, 47 membres du IWLM ont pris le train de Belfast pour
aller chercher des préservatifs car ils étaient interdits au sud par la
« Criminal Law Amendment Act » de 1935. Là-bas, des chaînes de télévision
britannique (BBC) et américaines (NBC et CBS) les attendaient ;
parallèlement, une manifestation de solidarité avait lieu à Dublin. Au retour,
elles ont jeté les préservatifs au visage des policiers dublinois médusés.
Grâce à cette mise en scène médiatisée, le monde a pu voir l’ignorance des
Irlandais-es en matière de sexualité, ignorance due principalement à leur
éducation catholique, car les femmes avaient une attitude enfantine avec les
préservatifs et les policiers ne savaient comme réagir5. La contraception est
devenue légale en 1979, mais la question de l’avortement toujours taboue
n’était toujours pas réglée en 2003 en Irlande. Pourtant le 6 mai 1992, une
action spectaculaire a été organisée permettant d’attirer encore l’attention sur
ce problème : 232 femmes ont pris le ferry entre Dublin et Holyhead au Pays
de Galles, en signe de solidarité avec les 4 000 Irlandaises allant avorter à
l’étranger chaque année6. Auparavant, les Suissesses, devant la même
position que les Irlandaises, avaient eu une idée semblable le 19 mai 1978 en
médiatisant le départ du « Hollandbus » (Bus pour la Hollande) qui
emmenait les femmes se faire avorter en Hollande. Trente ans après
l’obtention du droit de vote en France, l’année 1974 a vu le lancement de la
grève des femmes (le 8 juin). Cette idée, née aux Etats-Unis, a été reprise par
3
Feely Jo-Ann, From Chains to Change – The Irish Women’s Liberation Movement, M.A.
University College Dublin, 1992, p. 36.
4
« Sinn Fein » (Nous, nous-mêmes) : mouvement partisan de l’indépendance fondé en
1905.
5
Levine June, Sisters – The personal story of an Irish Feminist, Ward River Press, Dublin,
1982.
6
Dugan Penny, « Le cauchemar des Irlandaises », Les Cahiers du féminisme, n° 61, Paris,
été 1992, p. 24-26.
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LE MOUVEMENT DES FEMMES
les « Féministes révolutionnaires » et les « Pétroleuses » : ni cortège, ni mot
d’ordre, mais la subversion imaginative. Le 14 juin 1991, date du 700e
anniversaire de la Confédération helvétique, des vingt ans de suffrage
féminin et des dix ans de l’article constitutionnel sur l’égalité des droits entre
femmes et hommes, les Suissesses ont organisé aussi une grève des femmes
car de fait, malgré ces lois, l’égalité n’existait toujours pas. La fantaisie a
aussi marqué cette journée : par exemple, des ustensiles de cuisine et de
ménage étaient accrochés aux fenêtres et balcons, on s’est déguisé et on a
fait des sketches satiriques représentant l’oppression des femmes. Dans un
pays où le mot « grève » fait preuve à cause de l’attachement des Helvètes
au concept de « Paix du travail », 500 000 femmes dans la rue7
représentaient une provocation et une force de subversion difficile à
imaginer dans un pays plus habitué aux grèves. D’ailleurs, même certaines
associations féminines et femmes politiques l’avaient condamnée. Les plus
grandes réticences sont venues des hommes cependant, chefs d’entreprises
ou hommes politiques, qui ont eu une attitude plutôt goguenarde ou
méprisante.
Lors de certaines manifestations, des hommes accueillent agressivement le
passage des féministes. Ainsi, le 1er mai 1972, seuls les hommes prennent le
tract préparé par le MLF genevois et certains interdisent même à leur épouse
de le faire ; déjà lors de la préparation du cortège, des hommes de gauche
s’étaient opposé aux groupes féministes dans la rédaction de leur tract
prétendant que « la révolution sexuelle était une gifle à la classe ouvrière »8.
A Paris, Toulouse et Rouen, la manifestation contre le viol du 1er mai 1976 a
connu des réactions semblables de la part de quelques hommes du service
d’ordre de la CGT qui ont insulté les militantes9. La réaction la plus violente
est le fait de la police et a eu lieu en Irlande le 8 mars 1979 lors d’une
manifestation organisée par le groupe WAI (« Women against Imperialism »,
« Femmes contre Impérialisme ») qui soutenait la lutte des femmes dans la
prison d’Armagh (Irlande du Nord) réclamant le statut de prisonnière
politique. La RUC (« Royal Ulster Constabulary », Police Royale d’Ulster)
les a brutalement attaquées, puis aarrêté 11 manifestantes qu’ils ont battues
puis inculpées d’obstruction et de violence à agent10.
7
Jorris Elisabeth, « De la libération des femmes au pouvoir des femmes », Des acquis –
mais peu de changements ?, Rapport de la Commission fédérale pour les questions féminines,
Berne, 1995, p. 75.
8
Budry Maryelle et al., op.cit., p. 186
9
Picq François, Libération des femmes : Les années – mouvement, Seuil, Paris, 1933,
p. 238.
10
Lindsay Patrick, « Irlande : la moitié des luttes de femmes », Rouge, Paris, 7-13 mars
1980.
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Malgré les difficultés, on voit bien par toutes ces actions que les féministes
arrivent à prendre possession de la rue au même titre que les hommes, mais
la nuit reste un moment où des femmes continuent de se sentir mal à l’aise ;
en 1978, en mars à Paris et en octobre à Dublin, des manifestations
nocturnes ont donc été organisées pour conjurer la peur que les femmes
éprouvent la nuit et dénoncer la brutalité des hommes. En mars 1978, les
Suissesses ont aussi organisé une manifestation contre la violence, à
Fribourg ; elle n’a pas eu la nuit et la police a considérablement restreint
celle initialement prévue11. Enfin, pour dénoncer et résister à
l’envahissement de l’espace public par les publicités sexistes, les féministes
des trois pays s’amusent à détourner des affiches avec humour
(le détournement était en fait une pratique très répandu depuis Mai 68).
PRENDRE LES LIEUX
Historiquement, les femmes ont toujours eu du mal à avoir pignon sur rue,
que cela soit dans le domaine de la politique, du social ou du plaisir. Ainsi,
au lendemain de la Révolution française, les « clubs de citoyennes », où les
femmes se réunissaient entre elles pour débattre, ont été interdits le 20
octobre 1793, car non seulement la politique restait le domaine réservé des
hommes, mais la non mixité soulevait des passions.
En mai 1970, lors d’une réunion à l’Université de Vincennes, les femmes
ont exclu les hommes qui, vexés, les ont traitées de « mal baisées » ; ce type
de vocabulaire, récurrent chez des hommes frustrés d’être exclus ou de
perdre leur position dominante, donne le ton de leur « raisonnement ». Le 8
mars 1972, le MLF genevois a aussi obtenu des hommes qu’ils quittent la
salle où se tenait une réunion à l’occasion de la Journée internationale des
femmes ; ils sont revenus cependant à la séance suivante et ont tenu des
propos paternalistes en accusant les femmes d’être souvent des briseuses de
grèves et en défendant l’idée que les hommes avaient donc raison d’être durs
avec elles. En Irlande, il semble que les réactions à la non mixité lors de
réunions politiques aient été moins marquées, peut-être parce que la notion
de séparation de la sphère masculine et féminine est plus répandue dans cette
société fortement influencée par l’Eglise catholique, où la répartition des
activités est faite en fonction du sexe ; le colonialisme des Britanniques, pour
lesquels l’idée de club non mixte est très ancienne, a pu jouer un rôle
également. Rappelons ici que la non mixité, essentielle au féminisme, était
également prônée par les Noir-e-s d’Amérique du Nord qui refusaient les
Blancs-ches dans leur mouvement.
11
Budry Maryelle et al., op.cit., p. 211.
506
LE MOUVEMENT DES FEMMES
A partir du milieu des années 1970, on constate dans les trois pays
l’ouverture de centres d’informations et de loisirs essentiellement féminins et
de foyers pour les femmes victimes de violences. Or, la création de ces
centres n’est pas toujours allée de soi car il n’était pas facile d’obtenir
l’autorisation d’ouvrir un local dans les années 1970 ; le seul moyen restait
souvent l’occupation sauvage de lieux. Ainsi, à partir du 1er mai 1976, un
bistrot désaffecté dans le quartier des Grottes à Genève a été occupé 3 mois
pour en faire un centre « femmes » mais en août 1976, il a été complètement
rasé par la police12. Après de nombreuses négociations, le MLF a fini par
obtenir de la ville des locaux qui ont été inaugurés le 16 février 1977. A
Dublin, les membres de l’IU (« Irishwomen United », Union des femmes
irlandaises, fondé le 8 juin 1975) utilisaient illégalement, grâce à un ami
agent immobilier, un bâtiment vide en attente d’être vendu ; c’était
également dans ce lieu que leur journal Banshee (« Mauvaise Fée » en
gaélique) était élaboré. D’après Roisin Conroy, co-fondatrice d’« Attic
Press » (maison d’édition féministe créée en 1984), certains membres
appartenant également à des groupes de gauche devaient rapporter aux
hommes de leur parti ce qui se passait à l’IU ; ils leur dictaient aussi parfois
une attitude à adopter. Par la suite, certains de ces militants, frustrés de ne
pouvoir assister aux réunions non mixtes de l’IU, ont décidé d’entrer de
force dans les locaux et de tout saccager13. Les stands d’information sur la
contraception et l’IVG que tenaient les membres de l’IU dans les rues ou les
halls d’entrée de salles de réunions étaient également souvent renversés
violemment, notamment par des hommes d’Eglise14.
Le premier refuge pour femmes battues s’est ouvert à Dublin en 1974, à
Clichy en 1978 et à Zurich en 1979. Mais Françoise Picq se demande dans
son livre Libération des femmes : Les années – mouvement publié en 1993,
combien de temps il aurait fallu au MLAC (Mouvement pour la liberté de
l’avortement et de la contraception créé le 10 avril 1973) pour obtenir un
local à Paris et la création de comités dans toute la France sans l’appui des
hommes et des médecins15. Le soutien d’une partie de la profession
médicale, très respectée à l’époque, n’a pas toutefois empêché certaines
manifestations de violence : en 1977 par exemple, les locaux du MLAC à
Aix-en-Provence ont été détruits plusieurs fois par la police16.
12
Budry Maryelle et al., op.cit., p. 103.
Conversation avec Roisin Conroy, Dublin, 15 et 16 juin 1999.
14
Interview d’Ursula Barry, Dublin, 15/06/1999.
15
Picq Françoise, op.cit., p. 157.
16
El Yamani Myriame, L’information sans la communication – Etude comparative de la
fonction politique et de l’impasse stratégique des presses féministes en France et au Québec
de 1970 à 1990, Thèse de nouveau doctorat en Sciences de l’information et de la
communication, CELSA, Université de Paris IV, juillet 1991, p. 109.
13
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En Irlande dans les années 1970, il était encore plus difficile pour les
femmes d’accéder aux lieux de plaisir qu’en France et en Suisse. Par
exemple, une zone de baignade au sud de la capitale appelée « Forty-Foot »
était réservée aux hommes ; les membres de l’IU l’ont envahie par surprise
plusieurs fois. Le Club de tennis huppé de Dublin « Fitzwilliam » était
également interdit aux femmes ; l’IU organisait souvent des entrées
remarquées dans le club en se déguisant en hommes, puis en se déshabillant
une fois à l’intérieur, afin de provoquer les habitués et d’attirer l’attention
des médias. Enfin, de nombreux tenanciers de pubs refusaient de servir des
pintes de bière aux femmes, une mesure de boisson qualifiée de masculine.
Les femmes de l’IU ont alors mis au point un stratagème efficace qui
consistait à arriver à 20 dans un pub et à commander 20 « Hot toddies »
(whiskeys chauds, boisson traditionnelle irlandaise) qui étaient servis
aussitôt, car autorisés, suivis de 20 pintes de bière. Les femmes menaçaient
ensuite de ne pas payer les 20 whiskeys chauds si elles ne pouvaient avoir de
pintes. Cette dernière commande plongeait régulièrement les gérants du bar
dans l’embarras, car s’ils refusaient d’obtempérer, ils risquaient de se
retrouver avec 20 « whiskeys chauds » froids invendables17 ! De plus, une
liste de pubs ayant des patrons sexistes était publiée régulièrement dans leur
journal Banshee, afin d’en favoriser le boycott.
L’argent peut aussi être un facteur d’exclusion des femmes de lieux
symboliques. Ainsi, les 15 et 16 mars 1997, les Assises des droits des
femmes se sont tenues à Paris ; les moyens du collectif organisateur étant
limités, la location de la Sorbonne, lieu de reconnaissance, n’a pu être
réalisée et les Assises ont eu lieu dans une salle de la Plaine Saint Denis.
PRENDRE LA PAROLE DANS LA CITE
Les femmes ont toujours eu du mal à exercer leur liberté d’expression ; les
révolutionnaires français empêchaient déjà Olympe de Gouges, la rédactrice
de la Déclaration des droits de la femme en 1791, de monter à la tribune. Or,
la citoyenneté passe par la participation à la vie de la cité, par conséquent par
la prise de parole dans les lieux de décision. Cependant, les thèmes abordés
par les femmes dans leurs discours ont longtemps été écartés par les hommes
qui leur reprochaient leur manque d’intérêt. Le suffrage féminin, le droit à la
contraception et à l’avortement, la répression du viol et du harcèlement
sexuel, l’inégalité salariale et plus récemment la parité sont autant de sujets
qui ont fini par être débattus dans diverses institutions, mais qui ont suscité
(et suscitent encore) soit l’indifférence, soit des passions accompagnées de
débordements verbaux de la part de certains hommes.
17
Interview d’Ursula Barry, professeure en « Women’s Studies » à l’University College de
Dublin, Dublin, 15/06/1999.
508
LE MOUVEMENT DES FEMMES
Ainsi, le 6 mars 1971, ce sont tous ces thèmes qui sont abordés par le jeune
mouvement des femmes irlandaises (IWLM) lors de l’émission de télévision
« The Late Late Show » (le show qui passe vraiment tard), provoquant des
discussions animées dans les foyers et la création de dizaines de groupes de
femmes dans tout le pays ; la question des femmes avait envahi l’espace
public18. Le 11 octobre 1972, c’est le thème du viol qui a fait irruption sur la
scène publique française par l’intermédiaire du procès d’une jeune fille
violée défendue par Gisèle Halimi à Bobigny ; la célèbre avocate a profité de
cette occasion pour se servir du prétoire comme d’une tribune afin de
dénoncer la loi hypocrite de 1920 qui régulait le viol. A Genève, des femmes
occupant un « squat » de la rue Pré-Naville ont été violées par 11 hommes en
octobre 1981. Les policiers ont tout d’abord mis en doute la parole des
victimes, puis refusé d’enregistrer les faits, tout en s’autorisant des
remarques tout à fait inappropriées ; après 2 ans de lutte, les criminels ont
finalement été condamnés19.
Le 1er mars 1969, la « Marche sur Berne » (7 000 personnes) a été
organisée afin de protester contre la clause d’exception dont bénéficiait la
Suisse au sujet du suffrage féminin, clause incluse dans la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés
fondamentales, adoptée à Rome en 1950 par le Conseil de l’Europe. Emilie
Lieberherr, accompagnée de 15 déléguées, s’est rendue ensuite au Conseil
fédéral pour y déposer la résolution préparée par son comité, mais personne
ne s’est dérangé pour les accueillir. Cet affront, relaté dans la presse
généraliste, a provoqué une certaine agitation et le 7 février 1971, la
« votation » fédérale sur le suffrage féminin a fini par l’emporter20 ! En
France, la Ministre de la santé Simone Veil est parvenue à faire adopter un
texte sur l’autorisation de l’IVG le 17 janvier 1975, après un débat houleux
lors duquel ses opposants ont utilisé des arguments bas et vulgaires. Le
monde des syndicalistes a fait également preuve d’agressivité vis-à-vis des
femmes qui voulaient simplement soutenir la même cause qu’eux. En effet,
Le Torchon brûle n° 1 (journal féministe français, 1970-1973) a relaté le
comportement sexiste de la CGT lors de la grève chez Renault-Bilancourt en
1970 ; les pontes du syndicat ont traité les femmes qui désiraient occuper
l’usine la nuit de « putains », arguant que leur place était à la maison. Ce
langage grossier de la part de responsables politiques est également dénoncé
18
Conversation avec Roisin Conroy, Dublin, 15 et 16 juin 1999.
Budry Maryelle, op.cit., p. 219-220.
20
Robert Sylvia et al., La femme et l’évolution de ses droits en Suisse et en Occident,
Catalogue de l’exposition édité par la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel,
1991, p. 115.
19
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509
par les Irlandaises21 : au début des années 1970, lorsqu’un Ministre des
finances a voulu introduire le premier système de soutien financier pour les
mères-célibataires, on l’appelait le budget de la « putain » (« whore’s
budget »).
Les femmes ont réagi à ces provocations émanant d’institutions censées les
protéger et défendre leurs droits. Le 2 octobre 1975, par exemple, le MLF
suisse a interrompu le débat sur l’avortement du Conseil national et a jeté sur
les parlementaires des tracts et des langes souillés ! Plus sérieusement, étant
donné la difficulté pour les femmes de se faire entendre en politique, les
Suissesses ont créé des partis de femmes : le premier était le PIF (« Politisch
Interessierte Frauen », Des femmes s’intéressant à la politique) né le 6
octobre 1975 à Zurich, puis le FraP « Frauen für Politik », Des femmes pour
la politique), qui a obtenu un certain succès à Zurich dans les années 1980, et
un syndicat féminin a même vu le jour à Berne en 1988. En Irlande du Nord,
un parti de femmes « Women’s Coalition » a été créé en 1996 pour participer
aux négociations de paix entre l’Irlande et la Grande-Bretagne, car ces
femmes considéraient que les hommes étaient trop violents pour s’entendre
et qu’elles seules pourraient aider à trouver une solution pacifique. En
France, on a vu quelques listes de femmes séparées à la fin des années 1990,
mais pas de partis de femmes ; c’est plutôt l’idée de la parité qui a fait son
chemin dans ce pays, où une loi a été adoptée le 23 juillet 1999, afin que les
femmes obtiennent « l’égal accès aux mandats électoraux et fonctions
électives ». En septembre 1998, les Suissesses ont aussi tenté d’introduire
des quotas pour les listes de candidat-e-s au Conseil national, mais leur
projet a été rejeté22.
Progressivement, les femmes ont réussi à conquérir la rue, ce qui explique
le succès de manifestations organisées en leur faveur. Ainsi, 500 000
Suissesses se sont mobilisées le 14 juin 1991 pour la grève des femmes,
10 000 personnes ont manifesté à Dublin le 17 février 1992 contre
l’interdiction de la Haute-Cour à une fillette de 14 ans qui avait été violée
d’aller se faire avorter en Angleterre (jugement cassé par la suite) et à l’appel
de 149 associations, 40 000 personnes étaient présentes dans les rues de
Paris le 25 novembre 1995 pour défendre les droits des femmes. Il paraît
désormais difficile de menacer directement leurs acquis sans déclencher une
réaction de masse.
De plus, la multiplication des formes de communication dans les années
1990, en particulier les NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de
21
Rooney Eilish, « Women in Party Politics and Local Groups : Findings from Belfast »,
Women and Irish Society, A Sociological Reader, Belfast, Beyond the Pale Publications
(Anne Byrne – Madeleine Leonard), 1998, p. 541.
22
Chapuis-Bischof Simone, « Quotas, pas quotas », Femmes suisses, janvier 1999, p. 4.
510
LE MOUVEMENT DES FEMMES
la communication), mises en œuvre par les ONG, a contribué à créer un
espace public à l’échelle planétaire ; celui-ci est désormais beaucoup plus
large mais aussi plus fragmenté, permettant la constitution de diverses
communautés et aux femmes de s’exprimer sur Internet. D’après Pascale
Cuchet dans un article paru dans Lunes, il y avait 40 % de femmes
internautes dans le monde en 199823. La Marche mondiale des femmes en
2000 a été coordonnée grâce à ce média, même si le succès de cette
manifestation n’a pas vraiment été attesté dans les médias traditionnels.
En revanche, il semble que ce que les hommes continuent de ne pas
admettre, c’est d’avoir à partager des lieux de pouvoir très symboliques, tels
que l’Université et la salle de réunion politique. L’habitude d’être à la tête
des institutions et les seuls présents dans les lieux de décision contribue à les
rendre agressifs, lorsqu’ils pensent que les femmes empiètent sur leur
domaine réservé, et à créer un sentiment lié à la peur de la perte du pouvoir,
qui les pousse à porter atteinte aux femmes en les insultant, dès qu’elles
tentent d’investir l’espace public, en particulier l’espace politique.
BIBLIOGRAPHIE
BUDRY Maryelle – OLLAGNIER Edmée (éd.) [1999], Mais qu’est-ce
qu’elles voulaient ? Histoire du MLF à Genève, Lausanne, Editions d’En
bas.
CHAPUIS-BISCHOF Simone [1999], « Quotas, pas quotas », Femmes
suisses, janvier.
CUCHET Pascale [1998], « Les cyberfemmes – Les femmes sur le réseau
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DELPHY Christine, « Les origines du mouvement de libération des
femmes », Nouvelles Questions Féministes, n° 16-17-18, Paris.
DUGAN Penny [1992], « Le cauchemar des Irlandaises », Les Cahiers du
féminisme, n° 61, Paris, été.
EL YAMANI Myriame [1991], « L’information sans la communication –
Etude comparative de la fonction politique et de l’impasse stratégique des
presses féministes en France et au Québec de 1970 à 1990 », Thèse de
nouveau doctorat en Sciences de l’information et de la communication,
CELSA, Université de Paris IV, juillet.
23
Cuchet Pascale, « Les cyberfemmes – Les femmes sur le réseau Internet », Lunes, n° 4,
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Brigitte BASTIAT
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