La mobilité religieuse à l`aune du butinage

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La mobilité religieuse à l`aune du butinage
629305
research-article2016
SCP0010.1177/0037768616629305Social CompassDroz et al. : La mobilité religieuse à l’aune du butinage
Article
La mobilité religieuse à l’aune
du butinage
social
compass
Social Compass
2016, Vol. 63(2) 251­–267
© The Author(s) 2016
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DOI: 10.1177/0037768616629305
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Yvan Droz
IHEID, Genève, Suisse
Edio Soares
IHEID, Genève, Suisse
Yonatan N Gez
Université Hébraïque à Jérusalem, Israël
Jeanne Rey
IHEID, Genève, Suisse
Résumé
Nous proposons de concevoir la mobilité religieuse comme une des structures
sociologiques qui préside aux pratiques religieuses. La règle ne serait donc pas – comme le
veut la notion de religion – l’appartenance fidèle à une dénomination religieuse, mais bien
une forme de butinage religieux qui trouve son principe dans une mobilité polymorphe et
changeante. En plaçant la mobilité au centre de l’étude des pratiques religieuses, le butinage
religieux renverse la perspective classique qui postule que la sédentarité religieuse serait la
norme, alors que la mobilité religieuse, en particulier sous la forme de conversion, serait
l’élément à expliquer par des facteurs nécessairement externes (par exemple, changement
social, transformations économiques ou difficultés psychologiques).
Mots clés
butinage, conversion, mobilité religieuse
Corresponding author:
Yvan Droz, Institut de Hautes Études Internationales et du Développement (IHEID), Genève, CH-1211,
Suisse
Email: [email protected]
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Social Compass 63(2)
Abstract
In this article, we consider the place of religious mobility as one of the fundamental
social structures governing religious practice. Rather than considering stable institutional
loyalty as the norm, as indeed implied by common conceptions of religion, we suggest
an alternative in the form of religious butinage, whose core feature is dynamic,
polymorphous mobility. The notion of religious butinage thus reverses the classic
perspective that sees religious mobility, and in particular conversion, as an exceptional
occurrence requiring explanation through recourse to external factors (for example,
social changes, economic transformation, or psychological hardships).
Keywords
butinage, conversion, religious mobility
Introduction1
Nous proposons de concevoir la mobilité religieuse comme une des structures
sociologiques qui préside aux pratiques religieuses. La règle ne serait donc pas – comme
le veut la notion de religion – l’appartenance fidèle à une dénomination religieuse, mais
bien une forme de butinage religieux qui trouve son principe dans une mobilité
polymorphe et changeante. Nous avons développé progressivement le concept de
butinage religieux à partir de recherches anthropologiques au Brésil (Soares, 2009) et au
Kenya (Droz, 2001) depuis le début des années 2000. Cet article se fonde également sur
les recherches que nous avons menées entre 2010 et 2015 au Brésil, Kenya et en Suisse
(Genève), ainsi qu’au Ghana. Nous avons conduit plus de 200 entretiens semi-directifs
dans ces quatre pays et étudié les pratiques religieuses au moyen de l’observation
participante et de l’analyse de documents dans une perspective ethnographique itérative2.
Une religion qui cache les pratiques
Nous partageons un certain malaise face aux termes « théologiques » de l’anthropologie
religieuse : croyant, converti, fidèle, religion, foi ou croyance. Ceux-ci ne nous paraissent
rendre justice ni aux pratiques que nous observons ni aux « cosmologies » – ou aux
worldviews (Geertz, 2002) – que nous décryptons. La critique du concept de religion ne
s’appuie pas seulement sur son histoire, elle questionne également les hiérarchies
implicites qu’il implique. Plusieurs auteurs se sont attachés à déconstruire les enjeux de
domination et les logiques d’exclusion attachées à la notion de religion (Dubuisson,
1998; Meyer, 2009). Ainsi, la « religion » ne prend sens que dans un contexte où
s’opposent les sphères « religieuse » et « séculière ». Or, cette notion issue du christianisme
s’est développée en Occident, en particulier au cours du 19e siècle (Asad, 1993).
Nous développons cette critique dans le prolongement des travaux qui ont insisté sur
les limites de l’anthropologie religieuse. Leurs réserves à l’égard du concept de religion
ou de ses dérivés soulignent le caractère historiquement et culturellement situé des
notions associées à l’anthropologie religieuse : « biais monothéiste » (Kilani, 2003),
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paradoxes du « croire », signifiant à la fois une adhésion et une mise à distance (Pouillon,
1979), ou encore absence de cosmologie cohérente dans certaines « religions » (Meyer,
1999). Dès lors, la généralisation d’une catégorie de la pensée occidentale, la « religion »,
peut-elle légitimement constituer un concept d’analyse pour l’anthropologie ? Parler de
religieux à la place de religion constitue déjà une première esquisse de rupture
épistémologique avec la perspective théologique. En effet, comme le précise Marcel
Mauss : « Il n’y a pas, en fait, une chose, une essence, appelée Religion : il n’y a que des
phénomènes religieux, plus ou moins agrégés en des systèmes qu’on appelle religions et
qui ont une existence historique définie, dans des groupes d’hommes et dans des temps
déterminés » (Mauss, 1968 : 93). Les religions sont également des constructions
scolastiques (Bourdieu, 1997), c’est-à-dire pensées par les spécialistes du sacré pour
« professionnaliser » (Weber, 2003 [1917/1919]) les pratiques du sacré et les constituer
ainsi en un champ social autonome ou désenchâssé (Bourdieu, 1971 ; Polanyi, 1983).
Ces objections ont conduit les anthropologues à adopter une approche qui se veut
« holiste » (Lambek, 2001), refusant de séparer a priori la sphère religieuse des autres
sphères sociales (genre, parenté, organisation politique, etc.). La présence ou l’absence
de cette frontière, ainsi que sa construction historique, constituent un élément charnière
de l’analyse. Dans les limites de notre texte, nous proposons de « provincialiser »
(Chakrabarty, 2008 ; Lambek, 2008) les religions du Livre en observant les pratiques
religieuses et les discours qu’elles suscitent, au-delà de leurs théologies.
Mobilité et conversion religieuse
Le paradigme de la conversion
L’intérêt des chercheurs pour la mobilité religieuse s’est développé dès la fin du 19e
siècle, en se limitant le plus souvent à l’étude des conversions. Les premières recherches
abordèrent les aspects psychologiques ou théologiques (Coe, 1916 ; James, 1902 ; Leuba,
1896 ; Hall, 1904 ; Starbuck, 1899) et la conversion religieuse fut très tôt pensée comme
un objet d’étude au sein de son contexte social (Jackson, 1908). Ce paradigme reprenait
la vision paulinienne de la « route de Damas » qui considérait la conversion comme une
expérience subite et bouleversante : le futur converti pensait avoir péché ou ressentait des
sentiments de culpabilité et souffrait de désordres mentaux ; il réagissait passivement à
un « appel » de Dieu ou de son inconscient. La « deuxième vague » des études sur la
conversion apparaît dans les années cinquante (Snow et Machalek, 1984 : 178). Toujours
dominées par des psychologues, elles se regroupent autour des modèles du « lavage de
cerveau » et de la « persuasion coercitive ». Cette approche s’appliqua surtout aux
recherches sur l’adhésion aux nouveaux mouvements religieux et aux « sectes » ou
« cults » qui fleurissaient à l’époque et devenaient toujours plus visibles, particulièrement
aux États-Unis (Enroth, 1977 ; Sargant, 1957 ; Glock et Bellah, 1976 ; Barker, 1983).
Les années 1960 et 1970 ont vu fleurir les recherches sur la conversion (Snow et
Machalek, 1984) et nombre d’entre elles l’ont expliquée au moyen de la notion de
« déviance sociale ». L’approche la plus connue est probablement celle développée par
Lofland et Stark (1965), qui proposent un modèle en sept étapes – le « social drift model »
– qui comprend des prédispositions personnelles, tout en accordant une place importante
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aux contextes dans lesquels la conversion a lieu. Dans ce modèle, les individus soumis à
des pressions psychologiques et qui se considèrent comme étant en quête spirituelle
nouent des liens affectifs avec des membres de nouveaux mouvements religieux, qui
finissent par les attirer en leur sein.
Depuis les années 1970, la sociologie analyse les formes de recomposition et de
production religieuses tant du côté des institutions religieuses que du côté des pratiques.
Le comportement mobile du pratiquant face à la palette de religions qui colore la scène
religieuse actuelle est fort bien documenté.
Concepts contemporains de la mobilité religieuse
Dans son sens courant, la conversion ou le changement d’affiliation religieuse implique
à la fois l’abjuration d’une croyance ou d’un récit religieux particulier et l’adoption
d’une « foi » nouvelle. Or, la question de la continuité entre des formes religieuses est
bien ancienne : Robin Horton (1971, 1975), soulignait déjà la continuité entre les
pratiques religieuses et les cosmogonies passées et présentes, en dépit d’une conversion
(Ikenga-Metuh, 1987). À l’inverse, Joel Robbins (2007) a critiqué le penchant des
chercheurs pour cette supposée continuité chez les convertis au christianisme. Il ajoute
qu’une telle continuité néglige les propos de fidèles sur la « réalité » de leur conversion,
mais également l’attrait que suscitent les aspects millénaristes et le Salut que propose la
théologie chrétienne. L’insistance du pentecôtisme sur la rupture complète avec les
pratiques « païennes » au moyen de la seconde naissance fait écho à la critique de
Robbins.
Dans ce « religieux en mouvement » le pratiquant ne rompt pas toujours en abjurant :
il développe souvent des pratiques religieuses polymorphes. En fait, même les religions
de conversion – par exemple la vague évangélique pentecôtiste connue pour son
intolérance envers d’autres traditions – voient leurs adeptes présenter de telles pratiques
additionnelles. Ceci s’applique en particulier à la vague « charismatique » qui a essaimé
au cours des dernières décennies, en substituant des logiques d’assimilation
communautaires à des logiques entrepreneuriales (Fourchard et al., 2005), où la mobilité
des fidèles constitue le ressort des logiques concurrentielles (Rey, 2013a). Le nouveau
converti « se tourne vers » le monde évangélique sans nécessairement renier ses anciennes
pratiques (Droz, 2002 ; Soares, 2009 ; Oro, 1991 ; Birman, 1996 ; Boyer, 1998, 2009). Il
y a bien là une addition des différents contenus et pratiques religieuses, mais cette
« pratique additionnelle » n’implique pas systématiquement du « transit religieux ». Au
contraire, ce « religieux en mouvement », suppose un terrain d’entente – sorte d’entredeux religieux – qui, sur le plan des pratiques, conjugue plus qu’il ne dissocie les
différentes traditions religieuses. « Travail syncrétique », disait Patricia Birman (1996,
2001), en référence aux « passages » des pratiquants afro-brésiliens à l’univers protestant
pentecôtiste de l’Eglise universelle du Royaume de Dieu ; « branchements » évoquait
Jean-Loup Amselle pour éviter le notion biologique de métissage et souligner que le
syncrétisme n’est en fait qu’un patchwork de patchwork (2005).
En sociologie des religions, la formule « bricolage religieux » est devenue une sorte de
« passe-partout » lorsqu’il s’agit de qualifier le comportement du pratiquant en modernité
religieuse. « Bricolage partout et nulle part », disait André Mary en rappelant – à juste
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titre – que la notion de bricolage, telle qu’elle a été proposée par Lévi-Strauss, n’a rien
d’une « composition croyante » délibérée et, surtout, sans contraintes. Le bricolage lévistraussien s’exerce à l’intérieur d’un système symbolique précontraint – la mémoire
autorisée d’une tradition donnée – où le « bricoleur » joue avec les matériaux socioculturels
dont il dispose. Par ailleurs, Lévi-Strauss souligne que « le propre de la pensée mythique,
comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés, mais
en utilisant des résidus et des débris d’événements […], des bribes et des morceaux,
témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société » (Lévi-Strauss, 1989 : 62–
63). Si le bricolage permet de rendre compte du travail syncrétique dans les sociétés
contemporaines, l’accent conceptuel est placé sur les différences (entre « morceaux » ou
« témoins » de l’histoire) et moins sur les déplacements que nécessite ce travail. Or, la
question de la mobilité est un élément du travail syncrétique à la fois central et peu
développé dans la notion de bricolage.
Les théories de la mobilité et de la conversion religieuse se sont développées sur le
terreau judéo-chrétien qui, selon le modèle abrahamique, considère la conversion comme
un changement exclusif d’appartenance religieuse. Or, au cours du vingtième siècle, les
fidèles des mouvements religieux alternatifs ont développé de nouvelles pratiques en
Occident. Les nombreux échanges avec des religions n’appartenant pas à la tradition
judéo-chrétienne ont montré que la pratique et l’adhésion religieuses pouvaient être
flexibles et inclusives (Esposito et al., 2002). Il est donc essentiel de conceptualiser plus
précisément tant le détail de pratiques polymorphes et inclusives que les représentations
ou les cosmogonies accumulatives qu’elles peuvent susciter tout au long des trajectoires
de mobilité religieuse, tant synchronique que diachronique.
Le butinage religieux
Après avoir exploré les débats qui animent la socioanthropologie religieuse, il convient
de filer – avec prudence – notre métaphore pour rendre compte des pratiques que nous
avons étudiées au Kenya, au Ghana, en Suisse, comme au Brésil. En revanche, nous
n’aborderons que peu les raisons qui conduisent les pratiquants à butiner, car elles
dépassent les limites de ce texte. Nous avons également choisi de ne pas évoquer le
résultat du butinage que nous avons développé dans un autre texte (Droz et al., 2014).
Parler de butinage religieux, c’est observer les pratiques sociales et les « manières de
faire » en religion – le butinage – pour documenter une pratique religieuse : les passages
d’une dénomination à l’autre, les participations à des offices religieux sans y adhérer
formellement, les cercles de prières qui réunissent des pratiquants de diverses
dénominations, etc. En effet, les religions du Livre offrent une représentation du religieux
et des pratiques qui privilégie la dichotomie entre fidèles et infidèles. Toute démarche
contraire est alors perçue comme une déviation. Bref, le butinage de l’acteur, sa sensibilité
aux croyances diverses et ses « glissements de l’entre et de l’entre-deux » (Laplantine,
2003) n’y ont pas de place. Pourtant, le butinage religieux correspond bien à une
« manière de faire » (de Certeau, 1980), qui met l’accent sur la mobilité du pratiquant
dont la pratique ne peut se réduire aux prescriptions institutionnelles. « Le pratiquant ne
« passe » pas d’une dénomination A à une dénomination B puis à une C. Il ne cesse, au
contraire, de commuter de A à B puis à C pour revenir ensuite à A, puis à C, puis à B, etc.
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Il s’agit d’un va-et-vient continu où le pratiquant articule selon d’autres prescriptions
sociales différents contenus religieux dans une seule pratique religieuse » (Soares, 2011 : 6).
La métaphore du butinage religieux permet donc de penser la mobilité religieuse dans
divers lieux, puisque l’on peut retrouver ces pratiques tant en Afrique, qu’en Amérique
latine ou en Europe.
Ce butinage religieux peut être appréhendé sous deux formes différentes au moins. En
premier lieu, la mobilité du pratiquant peut être étudiée comme un « itinéraire religieux »
accessible par le discours et reproduisant le travail de la mémoire et de la représentation
de soi (Goffman, 1959) : les histoires de vie ou de conversion. En deuxième lieu, l’analyse
des représentations sociales de la mobilité religieuse évoque la perspective synthétique
d’une pluralité de pratiques religieuses au quotidien qui peut prendre parfois la forme
d’un « bricolage religieux ». On le voit, le butinage religieux se propose de rassembler un
ensemble de pratiques auparavant éclatées entre différents univers étudiés par
l’anthropologie et la sociologie des religions.
Nous avons ainsi observé ces pratiques au Kenya, au Ghana, en Suisse et au Brésil où
la mobilité du pratiquant s’exprime sous plusieurs formes que nous détaillons ici. En
premier lieu, nous proposons de déterminer une typologie des butineurs qui distinguera
des catégories de pratiquants. En deuxième lieu, nous dresserons une typologie des
butinages, soulignant ainsi la capacité de ce terme à réunir différents concepts de
l’anthropologie religieuse classique.
Typologie des butineurs
Nous nous proposons de définir une typologie des butineurs qui se présente sous la forme
d’un continuum. À un pôle, l’on découvre certains pratiquants qui ne semblent participer
qu’à un seul type de services religieux au cours de leur vie, alors qu’à l’autre bout,
d’autres personnes laissent apparaître une forme de « boulimie » butinante où toutes les
formes de pratiques religieuses sont « bonnes » pour le pratiquant.
Entre ces deux extrêmes, la majorité des pratiquants sélectionnent certains univers où
butiner (pentecôtiste, catholique, afro-brésilien, etc.) selon leur affiliation, les difficultés
auxquelles ils se trouvent confrontés ou les moments de leur vie. Il apparaît donc que
nous pouvons construire différents types-idéaux de butineurs.
Polyflore. Lorsque la mobilité religieuse se pratique au quotidien, la métaphore du
butinage religieux se déploie dans tout son sens : le butineur invétéré goûte à toutes
les « fleurs » qui l’entourent, fait « feu de tout bois » ou « boit à l’eau de tous les
fleuves. » :
Beaucoup de religion, jeune homme ! Moi ici je ne perds pas une occasion de religion. Je
profite de toutes. Je bois à l’eau de tous les fleuves… Une seule, c’est trop peu pour moi,
[…]. Je prie chrétien, catholique, je vais au plus sûr ; et j’accepte les prières de mon compère
Quelemém, sa doctrine à lui, de Kardec. Mais quand je peux, je vais à Mindobim3, où il y a
un croyant, un certain Matias, méthodiste: on s’accuse de péché, on lit la Bible à haute voix,
et on prie, en chantant les beaux hymnes qu’ils ont. Tout m’apaise, me soulage. (Rosa, 1956 :
30-31).
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L’observation de ces pratiques butinantes polyflores se trouve à l’origine de notre
réflexion. Edio Soares les a étudiées à Joinville (Soares, 2009) dans toute leur profusion,
alors qu’on les retrouve également à Accra, Nairobi et Genève sous une forme peut-être
plus discrète. À Nairobi, cet éclectisme des pratiques religieuses paraît plus modéré, bien
qu’il ne soit pas inconnu, en particulier parmi les jeunes (Gez, 2014). Souvent, on le
justifie par un dicton : « Nous vénérons tous le même Dieu ! ». Ainsi, Kelly, une étudiante
d’une vingtaine d’années, a déjà participé à de nombreux services religieux, ce qu’elle
explique par sa curiosité ou son ouverture d’esprit. Originaire d’une famille où le père
était catholique et la mère adventiste du septième jour, elle allait le dimanche chez les
premiers et le samedi chez les seconds. À la mort de sa mère, elle est retournée en zone
rurale, dans sa région d’origine où vivait sa grand-mère proche des religions
traditionnelles. Au lycée, son ami musulman lui parla beaucoup de l’islam. De plus, elle
est fascinée par la communication avec les morts, la sorcellerie et les démons. Pendant
quelque temps, elle a suivi des cours de yoga dans un temple hindou, tout en étant
fortement influencée par son frère, un athée convaincu qui se moquait des personnes
affichant une appartenance religieuse. Selon elle, ce qui importe est de suivre les services
religieux qui donnent du sens. Lorsque nous lui demandions quelle était son affiliation
religieuse, elle nous répondit : « Je me considère comme une chrétienne, mais je ne peux
pas en dire plus. Toutes ces dénominations religieuses différentes, elles vénèrent bien le
même Dieu ! Je ne peux pas dire que je sois catholique ou protestante. La religion, c’est
une seule et même chose : seuls les gens utilisent des mots différents pour la décrire. Ils
parlent de témoins de Jehova, de protestant, de catholique, de musulman, de pentecôtiste,
d’anglicans… ».
À Genève, on retrouve également des butineurs polyflores, tels que Soares (2009) les
décrit dans le paysage brésilien de Joinville. Ils semblent préférer l’addition de pratiques
à un choix exclusif. Ces pratiquants développent une réelle autonomie vis-à-vis des
contraintes institutionnelles, en particulier de l’interdiction de « butiner ». Cette
autonomie s’accompagne d’une évaluation souvent critique des institutions religieuses
qui encourage la pratique du butinage. Ainsi, Sonia vient d’une famille suisse protestante
pratiquante ; son père était membre du conseil de paroisse et elle y fréquentait l’École du
dimanche. Adulte et mère de famille, Sonia ne ressent pourtant pas le besoin de s’identifier
à une religion ou à une autre, bien qu’elle ait une activité religieuse relativement intense.
Vers 25 ans, elle entre en contact avec le « développement personnel », elle lit des livres
bouddhistes et s’ouvre à ces idées, sans toutefois pratiquer. Elle suit des thérapies, assiste
à des conférences de développement personnel et s’immerge dans un univers qu’elle
associe à une pratique spirituelle. Elle se marie une première fois « à l’Eglise, en lisant le
Coran », avec un homme d’origine marocaine et elle pratique le ramadan avec lui à
plusieurs reprises, sans pour autant se « convertir » à l’islam. Si certains coreligionnaires
de son mari affirment qu’une non-musulmane ne peut faire le ramadan, elle outrepasse
largement ces objections. Plus tard, le deuxième mariage de Sonia avec un Ivoirien
l’amène à fréquenter régulièrement une Eglise évangélique africaine, cofondé par sa
belle-sœur. Si elle apprécie grandement les chants qui lui communiquent la foi, elle
déplore que les sermons soient trop moralisateurs : « Je pense qu’il y a plein de façons
différentes d’avoir ce lien-là et de pratiquer sa religion. » Tant dans sa pratique du
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ramadan que dans sa fréquentation d’une Eglise évangélique, Sonia ignore largement les
injonctions pour une adhésion totale et exclusive à une religion.
Spécifique à une couleur de fleur. Loin de la « frénésie butinante » de certains pratiquants,
la métaphore du butinage nous permet de discerner des butineurs « spécifiques à une
couleur de fleur », c’est-à-dire des pratiquants qui limitent leur butinage à un seul univers
religieux. La majorité des pratiquants appartiennent sans doute à cette forme de butinage.
Ainsi, une Brésilienne affiliée à une dénomination évangélique (Assemblée de Dieu par
exemple) participera volontiers à des services religieux dans d’autres dénominations
évangéliques (Dieu est amour, Quadrangulaire, etc.), mais elle hésitera à suivre une
messe catholique ou à rejoindre un terreiro de candomblé pour sacrifier à l’un des esprits
afro-brésiliens. Un catholique acceptera de participer à des services œcuméniques
chrétiens, mais il ne franchira pas les portes d’une mosquée. Bref, ce type-idéal de
butineur voyage au sein d’un « territoire religieux » spécifique, il visite l’un des continents
du religieux, mais résiste à un voyage transocéanique, comme nous le verrons plus bas.
À Nairobi, où il est courant de participer à des services religieux différents au sein du
christianisme, Katia, une enseignante pentecôtiste de Kibera, nous dit : « Je visite d’autres
Églises, lorsque je suis invitée à le faire, et je prêche. Parfois, je vais dans une église pour
me changer les idées et pour observer comment ils vénèrent Dieu ». Toutefois, elle
précisa que ses visites de différents services religieux se limitaient à l’univers pentecôtiste
et expliqua : « Si j’allais ailleurs, je ne serai pas bénie, je suis ainsi, je cherche une
bénédiction qui vienne droit du cœur, qui émane de l’Esprit Saint. Ailleurs, je ne serais
pas bénie ». On le voit, la mobilité religieuse se limite ici à un univers institutionnel
spécifique, sans se déployer dans l’ensemble plus vaste des pratiques religieuses
existantes.
On retrouve des pratiques analogues au Ghana où des leaders religieux charismatiques
s’invitent mutuellement pour prêcher dans les églises de leurs pairs. Ces invitations
établissent un système de reconnaissance mutuelle qui est au fondement de la construction
de l’autorité charismatique (Rey, 2014, 2013b) au sein de territoires religieux spécifiques.
Mais les invitations sont également au cœur de la mobilité religieuse des pratiquants qui
entretiennent du lien social par la pratique d’invitations mutuelles dans leurs Églises
réciproques. Amitiés, relations de voisinage ou de parenté se nourrissent ainsi d’un
butinage suscité par les invitations exprimées en ces termes : « I invite you to my church »,
même s’il se cantonne souvent à un univers chrétien.
En Suisse, cette mobilité religieuse au sein d’un univers religieux spécifique est
également répandue, notamment au sein des confessions chrétiennes. Nathalie est une
infirmière quinquagénaire qui participe depuis son enfance à des célébrations religieuses.
Son père étant sacristain, l’environnement paroissial a pleinement fait partie de son
éducation en milieu rural, qui s’est organisé « autour du bistrot, de l’église, de l’école ».
Sa pratique religieuse se cantonne essentiellement à l’univers chrétien. Nathalie voyage
régulièrement et ces voyages constituèrent une impulsion pour sortir du strict cadre
catholique et visiter des communautés religieuses œcuméniques chrétiennes. Pourtant,
Nathalie ne considère pas le « butinage » comme une pratique désirable et équilibrante :
« D’aller goûter à toutes les religions, on ne sait plus vraiment bien à quoi on est rattaché,
ça peut donner (…) une sorte d’instabilité ». Relativement détachée des dogmes, elle
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reste attachée la vie communautaire de son Église, aux valeurs et aux rites religieux
qu’elle fréquente.
Monoflore. Toutefois, le butinage religieux ne concerne pas tous les pratiquants,
puisque certains privilégient la sédentarité à la mobilité religieuse. Ainsi, nombre de
spécialistes du sacré (prêtres, pasteurs, prédicateurs, etc.) ont souligné que, tout en
reconnaissant l’existence des pratiques butinantes, leur propre pratique religieuse
s’inscrivait fidèlement dans le respect des prescriptions liturgiques de leur affiliation.
Dans leur pratique quotidienne, ce type de pratiquant « monoflore » – qui ne se limite
pas aux spécialistes du sacré – respecte les prescriptions liturgiques de la théologie de
leur affiliation religieuse. Peut-on encore parler ici de butinage? Bien que cette
appellation apparaisse paradoxale, elle permet de déterminer l’une des extrémités de
l’éventail des pratiques de mobilité religieuse qui correspond à l’image « théologique »
du croyant : le fidèle.
Ce pratiquant vit sa foi au sein d’une dénomination sans butiner à proprement parler :
ce sont les fidèles imaginés par les religions du Livre et qui ont influencé la conception
classique que l’anthropologie religieuse s’est faite des pratiquants. On perçoit ici les
limites de la métaphore du butinage religieux : tout le monde ne butine pas, mais tout le
monde n’est pas non plus fidèle à une seule dénomination religieuse. Ceci rend d’ailleurs
la métaphore du butinage plus opératoire, en permettant de s’interroger sur les conditions
et les limites de la mobilité religieuse, tout en renversant la hiérarchie usuelle entre la
sédentarité et la mobilité religieuse. Ainsi, le butinage remet en question, non pas
l’existence de ce genre de pratiquant, mais bien la pertinence de généraliser ce cas
spécifique à l’ensemble des pratiquants. Il permet d’inverser la perspective en considérant
la mobilité comme la règle et la sédentarité religieuse comme l’exception.
Typologie des butinages
Si la métaphore du butinage offre la possibilité de s’interroger sur les types de pratiquants,
elle nous invite également à explorer les formes qu’il peut prendre. En premier lieu, nous
distinguons le butinage synchronique du butinage diachronique, ce dernier correspondant
grosso modo aux itinéraires de conversion de l’anthropologie religieuse. En deuxième
lieu, l’unité d’analyse permet de distinguer deux formes de butinage pour le moins : un
butinage individuel qui prend l’individu – ou le pratiquant – qui déploie des pratiques
synchronique ou diachronique comme unité d’observation et un butinage familial qui
considère l’unité domestique ou la famille comme un sujet qui suscite des « stratégies
butinantes ». En troisième lieu, les degrés du butinage – notamment en termes d’intensité
de l’engagement – proposent un nouvel éventail de questions : butine-t-on de la même
manière dans tous les services religieux ? En d’autres termes, l’intensité de la pratique
religieuse permet de distinguer une affiliation première – participations récurrentes à des
services religieux – de visites épisodiques à certaines cérémonies. Précisons encore que,
dans la réalité sociale, ces différentes perspectives d’interprétation se chevauchent
fréquemment. Toutefois, il convient de les distinguer ici d’un point de vue heuristique :
chacune d’elles, même si elle en contient d’autres, nous permet d’éclairer un aspect des
pratiques religieuses polymorphes que nous étudions.
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Synchronique ou diachronique. Afin de distinguer les formes de butinage religieux en
fonction de leur déploiement temporel, nous proposons les notions de butinage
synchronique et diachronique. Le butinage synchronique repose sur l’idée de pratiques
religieuses simultanées qui peuvent parfois se limiter à un même territoire religieux
(l’univers des pentecôtismes par exemple) ou se déployer indépendamment des
dénominations religieuses (tel pratiquant participera au cours de la même semaine à des
services religieux anglicans, catholiques et pentecôtistes). La seconde – le butinage
diachronique – reprend l’idée d’itinéraire de conversion où le pratiquant traverse
différents territoires religieux. Ainsi en est-il de ceux qui construisent leurs itinéraires
religieux en fréquentant à des moments successifs et pour des raisons multiples (mariage,
maladie, déménagement, etc.) des communautés religieuses différentes. Qu’il soit
synchronique ou diachronique, le butinage permet de penser les pratiques religieuses
sans appliquer aux pratiquants une conception dogmatique de l’affiliation religieuse ou
de sa pratique. Considérer le butinage diachroniquement, c’est aussi s’interroger sur les
trajectoires de vie des butineurs : Y a-t-il des périodes de la vie où l’on butine et d’autres
où l’on se limite à participer aux services d’une seule dénomination religieuse ? Existet-il des moments de vie (ruptures familiales, naissance, emploi, etc.) auxquels nous
pouvons relier une pratique butinante spécifique ? Bref, comment considérer les différents
âges du butinage ?
Parler de butinage synchronique permet d’observer la multiplicité des pratiques
religieuses sans présupposer l’agencéité du pratiquant ou la rationalité de ses choix. Cela
permet de se détacher de la métaphore « commerciale » du supermarché du religieux qui
considère le pratiquant comme un consommateur choisissant les différentes offres
religieuses parmi les rayons offerts à sa concupiscence. Or, les observations que nous
avons faites et les discours que nous avons recueillis ne valident pas cette conception
intellectualiste des pratiques religieuses. Souvent, les pratiquants participent aux services
religieux sans chercher de cohérence à leurs pratiques polymorphes, ce qui n’exclut pas
qu’elles répondent à d’autres motifs (construction du lien de social de voisinage,
transformations sociales, etc.).
Individuel ou familial. Une autre perspective d’analyse du butinage religieux apparaît entre
une forme de butinage individuel (propre à un acteur social) et de butinage familial
(propre à la famille considérée comme unité d’analyse sociologique où l’appartenance à
différentes dénominations religieuses et le passage de l’une à l’autre est la règle). En
nous inspirant des pratiques migratoires au Kenya central où nous distinguions dans la
circulation des personnes et des biens, une perspective individuelle (la transhumance
personnelle) et une vision réticulaire familiale qui décrivait les différentes îles
socioéconomiques que la famille mettait à profit (l’archipel vertical) (Droz et Sottas,
1997), nous pouvons considérer le butinage religieux dans ces deux perspectives. Ainsi,
nous approchons les pratiques religieuses en considérant les raisons qui conduisent tel ou
tel individu à participer à divers services religieux (dans la diachronie ou la synchronie)
et nous interrogeons le sens qu’il donne à ses pratiques.
Une autre perspective est de prendre l’ensemble de l’unité domestique ou du réseau
familial et d’en cartographier les appartenances religieuses de ses membres et les réseaux
sociaux qui y sont associés, afin de décrypter les stratégies (matrimoniales, migratoires,
Droz et al. : La mobilité religieuse à l’aune du butinage
261
résidentielles, etc.) que déploie cet ensemble. Cela nous conduit à une approche
dynamique de la réalité sociale où le même phénomène peut être perçu tant dans son
aspect individuel que dans la perspective plus large et complémentaire des stratégies
familiales.
Ainsi, la mobilité religieuse peut être considérée à partir de l’unité domestique,
comme dans le cas des changements d’affiliation issus de l’éclatement géographique de
la famille. Cela peut aussi se produire lors de changement de statuts sociaux, en particulier
en cas de mariage. À Nairobi, au cœur de sociétés lignagères, lorsqu’un couple se marie,
c’est généralement la femme qui abandonne son affiliation religieuse pour adopter celle
de son mari. Pourtant, comme les femmes sont souvent plus pratiquantes que les hommes,
le mariage peut entraîner l’époux à rejoindre l’affiliation religieuse de sa conjointe.
Même si la femme adopte l’affiliation religieuse de son époux, elle participe souvent
également aux services religieux de sa communauté initiale, en particulier, lorsqu’elle
rend visite à sa famille. Or, les responsables religieux cherchent à favoriser les épousailles
au sein de leur congrégation. Ils encouragent leurs ouailles à chercher un partenaire
conjugal parmi les fidèles de l’Église. Ainsi, nombreux sont ceux qui se rendent à l’église
dans l’espoir de trouver un conjoint.
Degrés du butinage. Une troisième typologie des formes du butinage en décrit ses degrés.
Les pratiquants distinguent une appartenance « première » à une affiliation religieuse –
où l’on figure sur la liste officielle des membres – d’autres formes de participation à des
services religieux (« church visits »4, « church hopping », etc.). En outre, les spécialistes
du sacré présentent une forme particulière de butinage, puisqu’ils sont parfois invités à
participer aux services religieux des Églises « concurrentes » et peuvent en profiter pour
s’inspirer des pratiques les plus en vogue : techniques de scène, nouveaux chants,
thématiques évoquées, types de réunions proposées, etc. L’on peut donc parler de
différentes figures de l’appartenance à une dénomination religieuse. Ainsi, au Kenya ou
au Bréail, la pratique de la dîme – sous ses différentes formes – est un bon indicateur du
butinage : l’on offre la dîme régulièrement à « sa » propre dénomination religieuse, alors
que l’on offre occasionnellement des dons lors d’autres services religieux auxquels l’on
participe en tant que « visiteur ». La dîme permet donc d’élaborer une hiérarchie des
degrés d’appartenance ou d’intensité de participation à des services religieux (Droz et
Gez, 2015).
Nous pouvons donc distinguer plusieurs degrés d’affiliation. En premier lieu, les
participations récurrentes aux services religieux qui constituent une forme d’affiliation
première, c’est-à-dire l’institution dans laquelle le pratiquant se reconnaît principalement
et où il paie la dîme. En deuxième lieu, les visites « religieuses » sont souvent l’occasion
d’accompagner par loisir des amis ou des parents dans d’autres Églises où l’on prie
ensemble et offre des dons plus modiques. En effet, nombreux sont nos interlocuteurs à
évoquer cette participation en l’associant à une manière de « passer le temps » lors de
dimanches désœuvrés. Il convient donc de souligner l’aspect divertissant que peuvent
prendre les services religieux.
À Genève, par contraste, si l’on observe une réelle mobilité religieuse, celle-ci
s’accompagne souvent d’un faible degré d’adhésion aux contenus religieux, ainsi qu’à la
pratique elle-même. La prise de distance semble la modalité la plus fréquente du butinage,
262
Social Compass 63(2)
qui s’inscrit dans des pratiques sociales diverses : rites de passage (mariages, funérailles),
tourisme, curiosité intellectuelle, quête d’exotisme ou de santé. Mais les pratiquants
accompagnent souvent leurs récits d’une mise à distance intellectuelle, voire éthique ou
politique des injonctions religieuses.
Territoires du butinage. À l’instar de Ronaldo de Ameilda (2004 ; de Almeida et Monteiro,
2001), nous identifions plusieurs « territoires religieux » qui rassemblent ou divisent les
différents courants qui composent l’univers du religieux institué. Certains de ces
territoires paraissent bien poreux et les butineurs passent d’une affiliation à l’autre sans
que cela ne représente d’infidélité aux différents services fréquentés ou à la dénomination
principale. À l’opposé, des territoires semblent exclus pour certains butineurs, selon leur
appartenance principale.
Ainsi, au Brésil, au sein du territoire du pentecôtisme contemporain, les Assemblées
de Dieu et l’Église Universelle du royaume de Dieu se distinguent par leur conception
spécifique du Saint-Esprit. Cette distinction théologique mineure constitue deux
territoires religieux pourtant bien démarqués qui tendent à entraver la mobilité du
pratiquant. Les religions d’origine africaine ou orientale forment des territoires
religieux tout aussi exclusifs que la « province chrétienne ». Bien entendu, certains
territoires sont plus ouverts que d’autres à la circulation du pratiquant. Un macumbeiro
(pratiquant de la macumba – variation afro-brésilienne) franchira sans grandes
difficultés les frontières du territoire chrétien catholique ou évangélique (protestant
pentecôtiste), alors qu’un pratiquant évangélique (Assemblée de Dieu) aura plus de
difficultés à gagner un terreiro afro-brésilien. Pourtant, celui-ci visitera volontiers
d’autres services pentecôtistes qui présentent des similitudes théologiques, alors que
participer à une messe catholique paraîtra exclu à certains butineurs pentecôtistes.
Cette difficulté d’ordre théologique n’empêchera cependant pas le pratiquant de
circuler en bâtissant des « ponts » (Birman, 1996) afin de mieux « passer » d’un univers
religieux à l’autre – de celui des pentecôtistes à celui des Afro-Brésiliens et vice-versa.
« En effet, on trouve dans [l’Église Universelle du Royaume de Dieu] un ensemble
d’activités rituelles symboliques qui agissent comme un pont entre les deux systèmes
religieux, dans la mesure où les activités ont la même origine – les cultes de possession
– et certainement peuvent être des objets de différentes interprétations, mais qui,
cependant, sont placées dans un processus de dialogue permanent. Ces activités
facilitent les passages entre un culte et l’autre, ainsi qu’un travail d’élaboration
symbolique des individus qui se trouvent entre-deux – soit pour créer des ruptures
soit pour créer une continuité face aux choix religieux qui s’y présentent » (Birman,
1996 : 93, notre traduction).
Quoi qu’il en soit, nous proposons d’élaborer une « cartographie » des territoires du
butinage selon l’itinéraire religieux du pratiquant. En s’inspirant des pratiques butinantes,
l’on peut ainsi imaginer construire une géographie des dénominations religieuses qui
s’écarte des traditionnelles filiations théologiques. Sur le plan des pratiques, cette carte
religieuse permettrait de mieux saisir certaines logiques socioreligieuses qui orientent
l’itinéraire du pratiquant : d’où vient-il ? Où va-t-il ? Comment trace-t-il son chemin ?
Qu’apporte-t-il ? Sur le plan du religieux institué, cette même carte permettrait de
visualiser ce qui, d’un point de vue institutionnel entrave ou facilite le butinage religieux.
Droz et al. : La mobilité religieuse à l’aune du butinage
263
Elle permettrait également de saisir certaines thématiques (ou pratiques) communes qui
traversent les différentes dénominations religieuses et de s’attarder sur l’une ou l’autre
– la possession, le Saint-Esprit, la maladie, le bonheur – afin de comprendre ces entredeux qu’implique un religieux en mouvement. Associée aux réflexions de Patricia
Birman (1996) autour des thématiques communes aux différents territoires religieux,
l’idée des « convertisseurs » offre un cadre d’analyse permettant de penser non seulement
la production, mais également les produits du butinage religieux, c’est-à-dire des
pratiques butinantes qui se cristallisent parfois sous la forme de nouvelles institutions
religieuses.
Butinage et phénomènes religieux
L’exercice intellectuel de penser le religieux au moyen du butinage, ne constitue en
aucune façon une tentative de « plaquer » la représentation biologique des abeilles – qui
n’est rien d’autre qu’une construction sociale, faut-il le rappeler ? – sur les pratiques
religieuses et de sacrifier au biologisme sociologique qui concevaient la société comme
un organisme vivant. Au contraire, nous considérerons la métaphore du butinage avec
prudence, tout en l’utilisant pour interroger l’univers des pratiques religieuses et susciter
de nouvelles pistes de réflexion. Ainsi, le butinage religieux est une étape dans notre
réflexion, un concept de travail guidant la construction d’un objet – la mobilité religieuse
– et ses types, avant d’en analyser les variations principales à partir des recherches que
nous avons conduites.
Le butinage place la mobilité au centre de l’analyse. Ceci revient à considérer le
butinage comme un déplacement entre plusieurs univers religieux, plusieurs systèmes de
pratiques institutionnalisées. Le butinage repère ainsi une succession de pratiques
religieuses dans des espaces-temps séparés, des lieux spécifiques, des temps distincts.
C’est ici qu’apparaît la distinction entre le bricolage et le butinage5. L’individu butinant
ne bricole pas seulement à partir de plusieurs systèmes religieux qu’il ramène à lui en un
ensemble unique et plus ou moins cohérent ou syncrétique. Il circule et fait ainsi coexister
– ou se succéder – des pratiques dans des univers qui gardent à la fois leur singularité
rituelle et leur référence institutionnelle.
Le butinage offre une alternative à l’étude des résultats du processus
d’institutionnalisation du religieux – c’est-à-dire les Églises, leurs fidèles et leurs
structures hiérarchiques – qui revient à aborder les phénomènes religieux avec le regard
des spécialistes du sacré et à reprendre implicitement leur conception de l’adhésion
religieuse en termes de « foi » ou d’appartenance exclusive à une dénomination religieuse.
Cela ne signifie pourtant pas qu’il faille abandonner les objets d’étude habituels de la
socioanthropologie religieuse : les institutions et leurs fidèles, la croyance et ses effets, la
conversion exclusive et les affiliations institutionnelles, etc. En plaçant la mobilité au
centre de l’étude des pratiques religieuses, le butinage religieux renverse la perspective
classique qui postule que la sédentarité religieuse serait la norme, alors que la mobilité
religieuse interinstitutionnelle, en particulier sous la forme de conversion, serait l’élément
à expliquer par des facteurs nécessairement externes (changement social, transformations
économiques, difficultés psychologiques, etc.). Et si, somme toute, l’absence de mobilité
religieuse était tout aussi problématique – voire davantage – que la mobilité elle-même ?
264
Social Compass 63(2)
Le concept de butinage permet donc de s’interroger sur les forces (normatives ou
institutionnelles) qui pèsent sur les pratiques ou sur la singularité du pratiquant lorsque
l’on observe une absence de mobilité religieuse. Ainsi, le butinage religieux nous invite
à repenser le rapport aux institutions religieuses, sans prendre ces dernières comme point
de départ de l’analyse.
Financement
Cet article se fonde sur les recherches financées par le Fond National Suisse de la recherche
scientifique Structures anthropologiques du religieux: butinage et voisinage, 2010-2015 (n°
100013-130340 et 100013-146301).
Notes
1. Une version préliminaire de ce texte en portugais a été publiée. Nous l’avons profondément
remaniée et augmentée (Soares et al., 2012).
2. Ces différentes études de cas n’avaient pas comme but premier de comparer des situations qui
le sont difficilement, mais bien de controler si l’hypothèse du butinage religieux se vérifiait
dans des contextes fort divers tout en se limitant à un univers où le christianisme domine le
champ religieux.
3. Mindobim signifie cacahuète. Il s’agit probablement du nom d’une ville ou d’un village de
l’État du Ceará.
4. Voir Gez et Droz, en soumission.
5. Voir Droz, 2016 pour la distinction entre bricolage et butinage.
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Author biographies
Yvan DROZ, anthropologue, est spécialiste de l’anthropologie rurale et religieuse. Il enseigne à
l’IHEID de Genève et est professeur associé à l’Université Laval, ainsi que chercheur associé au
Lusa (Université de Franche-Comté).
Adresse : Institut de hautes études internationales et du développement, Genève, CH-1211, Suisse
Email : [email protected]
Droz et al. : La mobilité religieuse à l’aune du butinage
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Edio SOARES, anthropologue, est chercheur associé à l’IHEID à Genève. Ses domaines de
recherches incluent l’anthropologie religieuse.
Adresse : Institut de hautes études internationales et du développement, Chemin Eugène-Rigot 2
(P1-515), CH-1211 Genève 21, Suisse
Email : [email protected]
Yonatan N. GEZ, anthropologue, est rattaché à la Société Martin Buber de Recherche en Siences
Humaines et Sciences Sociales à l’Université Hébraïque à Jérusalem. Il est également chercheur
associé avec l’IHEID.
Adresse : The Martin Buber Society of Fellows, Mandel School for Advanced Studies in the
Humanities, Mt. Scopus, Jerusalem, 91905, Israël
Email : [email protected]
Jeanne REY, anthropologue, est chercheur associée à l’IHEID à Genève. Ses domaines de recherches
incluent l’anthropologie religieuse, l’anthropologie des migrations et le champ de l’éducation.
Adresse : Institut de hautes études internationales et du développement, Chemin Eugène-Rigot 2
(P1-515), CH-1211 Genève 21, Suisse
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