Le syndrome japonais est-il transmissible aux Etats
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Le syndrome japonais est-il transmissible aux Etats
D O C U M E N T S D E T R A V A I L NUMERO 65 NOVEMBRE 2003 NE PUBLICATION DU CENTRE D'OBSERVATION ECONOMIQUE LE SYNDROME JAPONAIS EST-IL TRANSMISSIBLE AUX ETATS-UNIS ET À L’EUROPE ? Thierry COVILLE Les Documents de Travail reflètent l’opinion de leurs auteurs et n’engagent pas la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris Documents de Travail - novembre 2003 CENTRE D’OBSERVATION ECONOMIQUE DOCUMENTS DE TRAVAIL Le syndrome japonais est-il transmissible aux Etats-Unis et à L’Europe ? THIERRY COVILLE * * COE, 27 AVENUE DE FRIEDLAND – 75582 PARIS CEDEX 08 M EL : [email protected] Document de Travail N° 65 1 Document de Travail N° 65 Résumé La théorie de la trappe à liquidité était depuis longtemps une théorie tombée en désuétude. C’était pourtant un concept largement débattu pendant les années 19301940. Mais avec l’émergence d’un régime d’inflation et de taux d’intérêt élevés durant les Trente Glorieuses, un tel concept est peu à peu tombé dans l’oubli. Depuis le début des années 1990, le Japon s’est cependant trouvé dans une situation caractérisée par des taux d’intérêt quasiment nuls, une baisse des prix et une inefficacité de la politique monétaire, un contexte dans lequel cette théorie semblait faire sens. Dans ces conditions, il semble important de savoir si le concept de trappe à liquidité est utile pour expliquer l’inefficacité de la politique monétaire japonaise depuis le début des années 1990. Enfin, il est naturel de se poser la question de l’éventuelle transmissibilité de ce « virus » aux Etats-Unis et en Europe. Ce document de travail commence d’abord par définir la théorie initiale de la trappe à liquidité. Puis, il examine la validité de ce concept appliqué au cas du Japon dans les années 1990. Ceci amène notamment à chercher quelles peuvent être les causes de l’inefficacité de la politique monétaire japonaise. On voit à ce sujet que la théorie initiale de la trappe à liquidité ne peut être véritablement appliquée au cas du Japon. Par contre, un ensemble de facteurs expliquent l’inefficacité de la politique monétaire japonaise. Enfin, il semble que si le syndrome de l’inefficacité de la politique monétaire japonaise ne semble pas directement transmissible aux Etats-Unis ou à l’Europe, il existe des similitudes entre les expériences japonaise et allemande qui devraient inciter à la prudence en Europe. Abstract The theory of the liquidity trap had been forgotten for a long time. It was nevertheless a concept which had been very often used in the 1930-1940s. But, with the emergence of high inflation and interest rates from the end of the second world war until the first oil shock, this theory did not seem valid anymore. Japan, since the beginning of the nineties, has been in a situation characterised by interest rates closed to zero, a decrease of prices and inefficiency of the monetary policy. So, here, the reference to the theory of the liquidity trap could again make sense. Then, can this concept help to understand the difficulties of the Japanese monetary policy in the nineties ? It does not seem so. There are other factors (like the errors of the Bank of Japan itself) which were the main causes behind these problems. These difficulties of the Japanese monetary policy do not seem to be transmissible to the United States or Europe. However, there are similarities between the Japanese and the German situation which should make the policy makers cautious. 2 Document de Travail N° 65 Somma ire Introduction......................................................................................................................................................................... 5 1. Définition théorique du concept de trappe à liquidité ............................................................................. 7 1.1 La trappe à liquidité dans l’analyse keynésienne............................................................................................... 7 1.2 La trappe à liquidité dans le modèle IS-LM........................................................................................................ 9 2. La trappe à liquidité explique-t-elle l’inefficacité de la politique monétaire japonaise ?....... 10 2.1 L’interprétation keynésienne habituelle.............................................................................................................. 13 2.2 Ré interprétation de la théorie hicksienne de la trappe à liquidité à la lumière de l’expérience japonaise : l’analyse de Krugman.................................................................................................................................. 18 2.3 Le problème de la positivité des taux d’intérêt nominaux .............................................................................. 22 2.4 La position monétariste............................................................................................................................................ 24 2.5 L’inefficacité de la politique monétaire résultant de la crise bancaire ?....................................................... 27 2.6 Une inefficacité liée aux « erreurs »de la Banque du Japon ............................................................................ 32 2.7 Les difficultés liées aux problèmes structurels de l’appareil productif japonais....................................... 33 3. Les politiques monétaires américaine et européenne sont-elles à l’abri du « syndrome » japonais ? ......................................................................................................................................................................... 34 3.1 Le cas des Etats-Unis................................................................................................................................................ 35 3.2 Le cas de la zone euro, et, plus particulièrement, de l’Allemagne ................................................................ 39 Annexe 41 3 Document de Travail N° 65 4 Document de Travail N° 65 Introduction La théorie de la trappe à liquidité était depuis longtemps tombée en désuétude. C’était pourtant un concept largement débattu pendant les années 1930-1940. En effet, cette théorie était alors liée aux éléments les plus novateurs de l’analyse keynésienne, notamment le lien entre demande de monnaie et taux d’intérêt, lui-même basé sur des concepts comme celui de la liquidité, définie comme le rendement intrinsèque de la monnaie, qui remettaient complètement en cause la vision classique de la monnaie comme ne servant qu’à réaliser des transactions. La trappe à liquidité découle donc d’une présentation de la monnaie qui permet d’intégrer les phénomènes réels et monétaires. Ce concept était aussi extrêmement important car il expliquait pourquoi, dans le cas bien particulier où les taux d’intérêt devenaient relativement faibles, la politique monétaire devenait inefficace. Cette situation définie dans le modèle IS-LM de Hicks, synthèse entre les théories néoclassique et keynésienne, justifiait alors l’utilisation de l’arme budgétaire pour relancer l’activité. En outre, la popularité de ce principe a été renforcée par le fait qu’il permettait aussi d’expliquer la réalité économique. On était en effet en présence de taux d’intérêt quasiment nuls à la fin des années 1930 et dans les années 1940. Et c’est sur la base de la théorie keynésienne (notamment sur l’inefficacité de la politique monétaire en présence de taux d’intérêt très faibles), qu’une politique de relance budgétaire (« les grands travaux » de la période du New Deal aux Etats-Unis) a été menée. Avec l’émergence d’un régime d’inflation et de taux d’intérêt élevés durant les Trente Glorieuses, un tel concept est peu à peu tombé dans l’oubli. On n’a notamment pas constaté de rigidité à la baisse des taux d’intérêt de long terme telle que l’annonçait la théorie de la trappe à liquidité. Cependant, le passage, à partir des années 1980, à des régimes d’inflation faible, et donc la forte détente des taux d’intérêt qui a accompagné cette évolution, ont recréé un environnement macro-économique plus en phase avec ce concept. Le Japon, depuis le début des années 1990, s’est notamment trouvé dans une situation, caractérisée par des taux d’intérêt quasiment nuls, une baisse des prix et une inefficacité de la politique monétaire, où cette théorie semblait faire sens. Dans ces conditions, il semble important de savoir si le concept de trappe à liquidité est utile pour expliquer l’inefficacité de la politique monétaire japonaise depuis le début des années 1990. 5 Document de Travail N° 65 Enfin, il est naturel de se poser la question de l’éventuelle transmissibilité de ce « virus » aux Etats-Unis et en Europe. En effet, on a assisté, des deux côtés de l’Atlantique à un très net assouplissement de la politique monétaire depuis 2001 (plus marqué outre-Atlantique). Or, cette détente des politiques monétaires, qui a conduit les taux d’intérêt à court et à long terme à des niveaux historiquement bas, n’a pas permis aux économies américaine et européenne de redémarrer en 2002. A l’inverse, un certain nombre d’éléments ont pu faire craindre qu’une situation de déflation apparaisse. Aux Etats-Unis, la reprise de l’activité intervenue début 2002 ne s’est pas concrétisée les mois suivants. En dépit de la reprise de l’activité depuis le deuxième trimestre 2003, certains analystes estiment que l’existence d’un certain nombre de déséquilibres (déficits courant et budgétaire élevés, faible taux d’épargne des ménages) pourraient peser à terme sur la croissance. Les marchés d’actions ont été globalement baissiers depuis l’été 2000. Une reprise est bien intervenue depuis la mi-mars 2003, mais ce mouvement reste à confirmer, ce rebond pouvant sembler encore trop rapide face aux incertitudes sur la pérennité à terme de la reprise de l’économie américaine. La hausse des prix est restée relativement modérée depuis et l’on a même assisté, depuis le début 2003, à un ralentissement de l’inflation (hors énergie et produits alimentaires). Par ailleurs, le risque d’éclatement de la « bulle » sur le marché immobilier ne peut être écarté. En Europe, et plus particulièrement en Allemagne, l’activité a fait preuve d’une grande atonie. On a relevé toutefois des signes d’amélioration de l’activité au troisième trimestre 2003. En Allemagne, on a également constaté un ralentissement de l’inflation depuis le début de l’année. Par ailleurs, les banques allemandes font preuve d’une fragilité croissante. Au total, l’Allemagne et les Etats-Unis ont connu une situation où l’inefficacité de la politique monétaire a semblé se conjuguer à des éléments (déflation, faiblesse de la croissance, difficultés du système bancaire), qui rappellent la situation japonaise. Quel rôle a donc joué dans ces évènements le syndrome de la trappe à liquidité ? 6 Document de Travail N° 65 1. Retour sur le concept de trappe à liquidité Il est sans doute utile dans un premier temps de revenir sur les définitions initiales de ce concept. 1.1. La trappe à liquidité dans l’analyse keynésienne Il faut tout d’abord se référer à la conception de la demande de monnaie de Keynes : la monnaie est aussi un actif financier, c'est-à-dire que l'on peut, en conservant en "portefeuille" un stock de monnaie, transférer son pouvoir d'achat d'une période à l'autre. Le rôle de la monnaie comme réserve de valeur est alors à l'origine de la demande de monnaie pour le motif de spéculation. Keynes pensait qu'un agent qui avait le choix entre deux types d'actifs financiers, la monnaie et des obligations à taux fixe, pourrait préférer détenir sa fortune sous forme de monnaie alors même qu'il ne bénéficierait d'aucun rendement. La raison à cela est que les obligations sont un actif risqué, alors que la monnaie est un actif sans risque car son prix est, dans le modèle keynésien de la monnaie, supposé constant. En fait, la monnaie a un rendement propre qui est sa liquidité, c’est-àdire sa capacité à être immédiatement utilisable pour des achats. Dans l'analyse de Keynes, les agents connaissent ou croient connaître avec certitude le cours futur des obligations. Dès lors, ils détiennent tout leur portefeuille, soit en monnaie, soit en obligations, choisissant l'actif qui assure le meilleur rendement. Si le taux d'intérêt est supérieur au taux d'intérêt « normal », l'agent anticipe une réduction des taux et une hausse de la valeur des cours des obligations (car il existe une relation inverse entre l’évolution du taux d’intérêt et celle du cours des obligations) ; il est alors préférable de détenir tout son portefeuille en obligations. Si le taux d’intérêt est inférieur au taux « normal », l’agent anticipe une baisse de la valeur du cours des obligations ; il vaut mieux, dans ce cas, détenir tout en monnaie. Tobin1 va introduire une modification dans ce raisonnement avec la notion de taux d’intérêt critique, c’est-à-dire le niveau de taux d’intérêt pour lequel le rendement des obligations est nul, c’est-à-dire que les intérêts reçus sont égaux à la perte en capital. Si le taux d’intérêt effectif est inférieur au taux d’intérêt « normal » et supérieur au taux 1 - Tobin, J. , « Liquidity Preference as Behavior Towards Risk », Review of Economic Studies, 67, 1958, pp. 65-88. 7 Document de Travail N° 65 d’intérêt critique, les intérêts reçus sont supérieurs à la perte en capital et l’agent garde tout son portefeuille en obligations. Si le taux d’intérêt effectif est inférieur à sa valeur critique, le rendement de l’obligation est négatif (les intérêts ne compensent pas la perte en capital) et il est préférable de conserver tout son portefeuille en liquidités. Pour passer de cette fonction de demande de monnaie individuelle à une fonction macroéconomique, il faut connaître la distribution individuelle des taux d'intérêt critiques. On établit alors une relation inverse entre la demande de monnaie et le taux d’intérêt. Dans ce cadre, la politique monétaire peut agir sur le taux d’intérêt en faisant varier l’offre de monnaie. Ce mécanisme permet d’influer sur l’activité réelle, car le taux d’intérêt est aussi le coût du capital déterminant la demande d’investissement des entreprises. Toutefois, quand le taux d'intérêt atteint le taux d'intérêt critique minimum, il n'y a plus aucun agent qui, pour une rémunération aussi faible, et dans l’attente d’une remontée des taux (et donc d’une moins-value sur les titres) accepte de détenir des obligations, et l'encaisse monétaire de spéculation est égale à la valeur du portefeuille. On notera qu'il existe une "trappe à liquidité" dans ce sens que le taux d'intérêt ne peut pas descendre au-dessous du plus faible taux d'intérêt critique. A ce niveau, la préférence des agents pour la liquidité est maximum et le taux d’intérêt est rigide à la baisse. C’est le fondement d’un certain scepticisme keynésien vis-à-vis de l’efficacité de la politique monétaire à partir d’un certain seuil. Une correction à cette analyse a été présentée par Tobin2 . Dans l'analyse de Keynes, les agents ne sont soumis à aucun doute. Ils croient connaître avec certitude le taux d'intérêt et peuvent en déduire une estimation de leurs gains en capital et du rendement total des obligations. Or, si tous les spéculateurs étaient haussiers ou baissiers, ils placeraient leurs capitaux soit en obligations, soit en liquide. La demande de monnaie globale dépendrait alors de la distribution de leurs anticipations avec une forte possibilité que l’on ait une discontinuité dans la fonction de demande de monnaie. James Tobin rejette cette hypothèse trop restrictive et suppose que les prévisions des agents sont incertaines. Ils doivent alors arbitrer entre rendement et risque, et un choix optimal peut les conduire à détenir à la fois les deux actifs. Si le rendement attendu des obligations est une variable aléatoire, elles apparaissent comme un actif risqué. La composition du portefeuille sera donc le résultat d'un arbitrage entre rendement et risque qui dépend des rendements des 2 - On peut se référer à ce sujet à Béraud, A., « Introduction à l’analyse macroéconomique », Anthropos, 1986, pp. 257-262. 8 Document de Travail N° 65 divers actifs, du risque pris par les détenteurs et des préférences des agents. C'est la volonté de réduire le risque qui explique la détention de monnaie. Le coût d'opportunité de la réduction du risque est la perte de rendement. Si le rendement augmente parce que le taux d'intérêt du marché augmente ou parce que le taux d'intérêt anticipé diminue (ce qui signifie que la valeur anticipée des obligations augmente), les agents acceptent de prendre plus de risque, achètent des obligations en diminuant leur encaisse monétaire. Ainsi la demande de monnaie est une fonction décroissante du taux d'intérêt. 1.2. La trappe à liquidité dans le modèle IS-LM Ce modèle résulte des travaux de Hicks3 , qui a tenté de réaliser une synthèse entre l’œuvre de Keynes et celle des néo-classiques. Dans le cadre de ce modèle, la politique monétaire va généralement être efficace. Si la banque centrale mène une politique d’open-market, elle rachète (ou vend) des titres publics pour injecter (ou retirer) de la liquidité dans l’économie. Dans le cas d’une création monétaire, l’excès de demande de titres va provoquer une augmentation de leurs cours, et donc une baisse du taux d’intérêt. Celle-ci permet de rééquilibrer le marché des titres et de la monnaie : en effet, une baisse du taux d’intérêt implique, pour un motif de spéculation, une augmentation de la demande de monnaie et donc une baisse de la demande « privée » de titres. Or, cette diminution du taux d’intérêt va conduire à une hausse de l’investissement et du revenu d’équilibre. Si la sensibilité de la demande de monnaie au taux d’intérêt est très élevée, une petite variation à la baisse du taux d’intérêt suffit à résorber l’excès de demande de titres. A la limite, si l’élasticité de la demande de monnaie vis-à-vis du taux d’intérêt tend vers l’infini, une variation infinitésimale est suffisante, ce qui explique que l’investissement restant inchangé, le niveau d’activité ne soit pas affecté. D’une certaine façon, il existe un niveau du taux d’intérêt r min (minimum) en deçà duquel plus aucun agent n’anticipe qu’il puisse à nouveau descendre : il y a unanimité de tous les agents pour anticiper (convergence des anticipations) une baisse des cours dans le futur, et donc des moins-values en capital. A ce niveau de taux d’intérêt, les agents acceptent de substituer de la monnaie à des titres sans que le taux d’intérêt ait besoin de diminuer davantage (la monnaie créée tombe dans la trappe à liquidité). Au bout du compte, la trappe à liquidité implique pour Hicks l'hypothèse que le coût d'opportunité de la détention de monnaie est un taux d'intérêt à 3 - Hicks, J., « Mr Keynes and the « Classics », a Suggested Interpretation, Econometrica, 1937. 9 Document de Travail N° 65 long terme et que la demande de monnaie devient infiniment élastique par rapport à la valeur actuelle de ce taux à cause des anticipations concernant sa valeur. Mais certains considèrent que l'on ne peut parler de trappe à liquidité que si l'ensemble des taux d'intérêt sont proches de zéro. Dans tous les cas, la solution pour relancer l’activité passe par l’utilisation d’une politique budgétaire expansionniste (qui permettra de déplacer IS sur la droite). Graphique 1 – Le modèle IS-LM 2. La théorie de la trappe à liquidité explique-t-elle l’inefficacité de la politique monétaire japonaise ? Il est tout d’abord intéressant de se rappeler que si l’on se réfère au dernier épisode historique pendant lequel des références avaient été faites à la théorie de la trappe à liquidité, il n’y avait déjà pas véritablement de consensus quant au rôle déterminant de cette théorie. La grande dépression des années 1930 aux Etats-Unis a été effectivement marquée par un environnement qui rappelle celui associé à ce cas théorique : baisse des prix et de la production, taux d’intérêt quasiment nuls. On distingue déjà aussi un phénomène observé plus tard dans le cas du Japon : une accélération de la croissance des liquidités associée à une stagnation de l’agrégat monétaire M2. La situation des années 1930 a été analysée de différentes manières : - Keynes a estimé que l’on était là face au cas où la politique monétaire était inefficace, les taux d’intérêt étant tombés si bas qu’ils rendaient toute politique monétaire 10 Document de Travail N° 65 expansionniste inefficace. Le seul instrument restant disponible était la politique fiscale qui devait alors soutenir l’activité. - Un autre point de vue a été d’estimer que le taux d’intérêt réel d’équilibre durant cette crise était un taux d’intérêt réel négatif. Or, il n’était pas possible d’atteindre ce taux d’intérêt réel d’équilibre avec des taux d’intérêt nominaux quasiment nuls et une baisse des prix. Romer4 estime que la sortie de la crise a justement été possible par l’apparition de taux d’intérêt réels négatifs induits par une politique monétaire expansionniste qui a relancé l’inflation. - Les monétaristes s’opposent évidemment à cette vision d’une trappe à liquidité. Le travail fondateur de Friedman et Schwartz5 a démontré que la Grande Dépression est arrivée parce que la Réserve fédérale a laissé baisser l’agrégat monétaire M2 trop fortement. De même, la reprise s’expliquerait par la dévaluation de 1934, qui a permis de reconstituer les stocks d’or et donc d’accélérer la création monétaire. Toutefois, certains monétaristes comme Meltzer6 pensent que la restructuration du système financier a aussi joué un rôle dans cette reprise. - Une autre école estime que l’on est surtout face à un problème de désintermédiation7 , ce qui s’apparente surtout à un problème d’offre de crédit. La crise du secteur bancaire (avec des faillites en chaîne des établissements de crédit) a conduit à une réduction de l’offre de crédits. C’est donc le canal du crédit, qui, du fait de nombreux dysfonctionnements induits par la crise bancaire, s’est affaibli. Il est à noter toutefois que cette explication se veut complémentaire de celle des monétaristes et non pas opposée à cette dernière. - Enfin, une autre explication consiste à nier l’importance du rôle des forces monétaires dans la Grande Dépression, la cause première de cet événement étant plutôt le déclin du revenu, ce qui a conduit à un déclin de l’offre de monnaie8 . 4 - Romer, C.D., « What Ended the Great Depression ? », Working Paper, n° 3829, NBER, septembre 1991. 5 - Friedman, M. et Schwartz, A.J., A Monetary History of the United States, 1867-1960, Princeton, Princeton University Press, 1963. 6 - Meltzer, A., « Japan’s Monetary and Economic Policy » , American Enterprise Institute. 7 - Bernanke, B.S., « Non-monetary Effects of the Financial Crisis in the Propagation of the Great Depression », Working Paper n° 1054, NBER, 1983. 8 - Cette thèse a notamment été présentée par Temin, P., Did Monetary Forces Cause the Great Depression ?, W.W. Norton and Co. Inc., New York, 1976. 11 Document de Travail N° 65 Comme on le voit, plusieurs visions de la crise de 1929 s’opposent. L’une, d’inspiration keynésienne, qui met l’accent soit sur le phénomène de trappe à liquidité, soit sur le problème induit par le fait que les taux d’intérêt ne peuvent pas être négatifs. Une autre, « monétariste » au sens large, qui explique la crise par une offre de monnaie insuffisante. Le courant du « canal du crédit » estime que cette crise est due à l’impact de la crise bancaire sur l’offre de crédit. Enfin, un dernier courant penche pour une explication liée aux difficultés de l’économie réelle. Or, on va justement retrouver ces clivages dans le cas japonais contemporain. L’économie japonaise est, depuis le début des années 1990, dans une situation caractérisée par une atonie de l’activité, une faiblesse, voire une baisse des prix et des taux d'intérêt à court terme quasiment nuls. Face à un tel environnement et à l’apparente inefficacité de la politique monétaire à relancer l’activité9 , un certain nombre d’économistes ont tout d’abord estimé que l’on était dans une situation de trappe à liquidité. Ces premières analyses, plutôt basées sur le modèle IS-LM, ont alors recommandé de mettre en place une politique budgétaire expansionniste pour relancer l’activité. Puis, devant l’inefficacité des tentatives de relance budgétaire du gouvernement japonais, différentes interprétations des difficultés de la politique monétaire japonaise ont été avancées. Certes, l’environnement macro-économique du Japon depuis le début des années 1990 reste quand même très différent de celui de l’économie américaine des années 1930. Le niveau de vie des Japonais est l’un des plus élevés du monde et la pauvreté et le chômage sont à des niveaux relativement faibles. L’économie japonaise dispose toujours de nombreux atouts tels qu’un taux d’épargne global élevé (qui se traduit par un excédent de la balance courante), une main d’œuvre bien formée et un secteur manufacturier qui est l’un des plus avancés des pays industrialisés pour notamment son utilisation de technologies avancées. Une autre grande différence est une baisse de l’activité beaucoup moins marquée au Japon que pendant la crise des années 1930. Un autre élément, qui explique d’ailleurs cette différence, est le fait que les faillites bancaires aient été extrêmement nombreuses aux Etats-Unis alors que, d’une façon générale, le gouvernement japonais a soutenu le système bancaire pour éviter un tel scénario. Toutefois, en dépit de 9 - On a bien constaté un rebond de l’activité en 2003, le COE prévoyant une croissance de 2,7% cette année contre 0,2 % en 2002. Cependant, de nombreuses incertitudes subsistent (notamment à cause de la fragilité persistante du secteur bancaire) quant à la pérennité de ce mouvement de reprise. 12 Document de Travail N° 65 ces différences avec la crise des années 1930, la trappe à liquidité keynésienne a été de nouveau mise en avant. 2.1. L’interprétation keynésienne habituelle Certains ont estimé que le Japon illustrait parfaitement le cas de la trappe à liquidité tel qu’il est déterminé dans le modèle IS/LM. La seule option est dans ce cas de mener une politique budgétaire et fiscale expansionniste. Ce sont d’ailleurs les recommandations qui ont été faites au Japon par le FMI ou les autorités américaines10 . Le concept de trappe à liquidité peut-il s’appliquer à la situation dans laquelle se trouve le Japon depuis le début des années 1990 ? Si l’on examine l’évolution de l’agrégat monétaire M1 et des taux d’intérêt à court terme au Japon depuis le début des années 1980 (Graphique 1), on constate, qu’effectivement, les années 1990 ont été marquées par une accélération de cet agrégat de fin 1994 à fin 1998 puis de fin 2000 à 2002 et, durant ces deux périodes, par une résistance à la baisse des taux d’intérêt. Le taux de croissance de M1 est passé de 3,4 % en décembre 1994 à 15,9 % en avril 1996, puis est resté compris entre 6 et 10 % jusqu'en novembre 1998. Cependant, durant la même période, le taux du marché à trois mois a bien, dans un premier temps, reculé de 2 % de décembre 1994 à 0,2 % en novembre 1995, mais il est resté par la suite fixé autour de 0,2-0,3 %, et cela jusqu’en août 1998. Cette période correspondrait, a priori, donc bien, à la situation de trappe à liquidité telle qu'elle a été décrite par Keynes et Hicks : le taux d'intérêt ne baisse pas, en dépit d'une accélération de l'offre de monnaie. Toutefois, on peut aussi estimer qu’à ce niveau quasiment nul des taux d’intérêt nominaux, il s’agit plutôt du problème posé par leur nonnégativité. En outre, s’agit-il d’un problème sérieux en matière de politique monétaire quand la difficulté consiste en l’impossibilité pour les taux d’intérêt de baisser de 0,2-0,3 à 0 %. Est-ce que cette situation va véritablement conduire à l’inefficacité de la politique monétaire ? On peut en douter. Par la suite, l’agrégat monétaire M1 a enregistré une première accélération de 4 % en janvier 1999 à 12,3 % en décembre de cette même année, puis de 1,4 % en décembre 2000 à 28,6 % en octobre 2002. Or, durant ces deux périodes, le taux d'intérêt à court terme a baissé de 0,14 % en janvier 1999 à 0,07 % en décembre 1999. 10 - Pour le FMI, voir l’intervention de Stanley Fischer, « The Asian Crisis, the IMF, and the Japanese Economy. », intervention lors de la conférence du Asahi Shimbum, Tokyo, 8 avril 1998. En ce qui concerne les autorités américaines, voir Lawrence H. Summers, alors Secrétaire d’Etat au Trésor, « Emerging from Crisis : The Beginnings of a New Asia. », intervention à l’Economic Strategy Institute, Washington, 11 février 1998. 13 Document de Travail N° 65 Durant la deuxième période d’accélération de l’agrégat monétaire M1, il a alors reculé de 0,32 % en décembre 2000 à 0,01 % en mai 2001, pour s’établir à 0 % à partir de février 2002. Graphique 2 – Taux de croissance de l’agrégat monétaire M1 (en glissement annuel), taux d’intérêt à trois mois et taux à 10 ans au Japon (%) 40 30 20 10 0 -10 79 84 89 94 m1 taux des obligations du gouvernement à 10 ans 99 taux à trois mois Sources : Téléco, FMI On peut aussi utiliser un agrégat monétaire plus large, soit M2+CD (l’agrégat monétaire M2 plus les certificats de dépôt). A partir du Graphique 2, on constate qu’il y a eu une accélération de l’agrégat monétaire M2+CD, qui est passé d’une baisse de 1,15 % en novembre 1992 à une hausse de 5,3 % en octobre 1998. Durant cette période, le taux d’intérêt à trois mois a reculé de 3,4 % en novembre 1992 à 0,12 % en octobre 1998. L’agrégat monétaire M2+CD a connu une deuxième période d’accélération entre février 2000 et décembre 2001, période durant laquelle sa croissance est passée de 1,8 à 4,4 %. Or, durant cette période, le taux d’intérêt est resté quasiment stable de 0,03 à 0,01 %. On constate donc que, durant la première période de croissance de M2+CD (1992-1998), le taux d’intérêt nominal a reculé. Mais, durant la seconde période 2000-2001, il est resté stable du fait surtout de sa contrainte de positivité. On peut remarquer, par ailleurs, que la croissance de M1 s’est fortement accélérée par rapport à celle de M2 depuis le début des années 1990 (graphique 3), ce qui dénote ne part croissante des liquidités dans l’agrégat monétaire M2+CD, et donc une préférence croissante pour la liquidité des agents par rapport à d’autres produits financiers de court terme. On se rapprocherait donc de la 14 Document de Travail N° 65 situation évoquée par le modèle IS-LM mais à partir de l’agrégat M2+CD. L’élasticité de la demande de liquidité par rapport au taux d’intérêt devient très élevée. Il est alors quasiment indifférent, pour les déposants, de détenir des produits financiers liquides à court terme ou de la liquidité pure. Cette préférence pour la liquidité serait liée au fait qu’ils anticipent une remontée des taux d’intérêt à court terme et donc une baisse de la valeur de ces produits financiers. Graphique 3 – Taux de croissance de l’agrégat monétaire M2+CD (certificats de dépôt), taux d’intérêt à trois mois et taux à 10 ans au Japon (%) 14 12 10 8 6 4 2 0 -2 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 taux à trois mois (gensaki) agrégat monétaire m2+cd taux des ogligations gouvernementales à 10 ans Sources : Téléco, FMI Graphique 4 – Croissance des agrégats monétaires M2+CD et M1 (%, glissement annuel) 40 30 20 10 0 -10 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 m2+cd m1 Source : FMI 15 Document de Travail N° 65 Parallèlement, on peut vérifier si l’élasticité de la demande de monnaie par rapport au taux d’intérêt n’a pas diminué entre les années 1980 et la décennie 1990. On a donc essayé de tester une réaction de demande de monnaie japonaise avec un certain nombre de variables explicatives11 : accroissement du prix du PIB, accroissement du PIB en volume (pour l’année n), accroissement du PIB en volume (pour l’année n-1), variation du taux d’intérêt nominal à court terme, encaisse réelle (pour l’année n-1), PIB en volume (pour l’année n1), taux d’intérêt nominal à court terme (pour l’année n-1). Il ressort de l’étude empirique une relation très peu significative entre les variations de l’agrégat monétaire M2CD ou M1 et le taux d’intérêt à court terme sur l’ensemble de la période 1980-2002. Peut-on, en fait, appliquer le cadre d’analyse défini par Hicks, près de soixante ans plus tard compte tenu des évolutions de l’environnement économique et financier. Dans un premier temps, se pose la question de la définition de la demande de monnaie keynésienne reprise dans le modèle IS-LM. Il existe en effet beaucoup d’incertitudes quant à une relation exclusive entre demande de monnaie et taux d’intérêt. On ne reviendra pas sur les débats concernant le rôle respectif du revenu et du taux d’intérêt dans l’évolution de la demande de monnaie. En outre, la définition même du type de relation entre demande de monnaie et taux d’intérêt a aussi été remise en cause par les keynésiens eux-mêmes, Paul Davidson12 établissant ainsi une relation entre demande de monnaie et taux d’intérêt qui ne prend pas en compte la demande de monnaie à des fins de spéculation. Par ailleurs, on peut douter du caractère réaliste d’un modèle de demande de monnaie où les agents économiques n’ont le choix qu’entre deux actifs : la monnaie qui n’assure aucun rendement permanent mais est un actif sans risque qui possède un avantage, sa liquidité, et des obligations à taux fixe, qui fournissent un rendement mais sont risquées. Or, de multiples évolutions du système financier rendent ce modèle inopérant aujourd’hui. Il existe en effet maintenant des obligations à taux variables qui ont une valeur monétaire stable, et qui rapportent un intérêt : dans ces conditions, il n’y a plus forcément de relation inverse entre taux d’intérêt et valeur des obligations. De ce fait, l’évolution du comportement de l’agent en termes de gestion de portefeuille devient beaucoup plus complexe et incertaine. En effet, la théorie du portefeuille implique que l’agent tienne compte de l’écart entre les taux 11 - On a choisi les variables explicatives de la demande de monnaie japonaise utilisées dans le modèle multinational Oxford Econometric Forecasting. 12 - Voir la présentation de son approche dans Bramoullé, G. et Augey, D., Economie monétaire, Dalloz, 1998, pp. 73-75. 16 Document de Travail N° 65 d’intérêt à court terme et ceux à long terme, ainsi que de la richesse dans ses choix de gestion. De même, la définition de la monnaie pour les agents économiques a évolué : ils ne cherchent plus à détenir uniquement des liquidités mais intègrent aussi maintenant la quasi-monnaie, c’est à dire des actifs financiers de court terme qui assurent un rendement et qui sont parfaitement liquides sans risque de moins-value. Cela signifie donc qu’il faudrait désormais considérer plutôt l’agrégat monétaire M2 ou M3 que M1. Une autre question concerne l’utilisation d’un taux d’intérêt à court terme dans les modèle IS-LM. Généralement, aujourd’hui, on fait une entorse au modèle original, puisque l’on raisonne avec un portefeuille où l’agent a le choix pour placer son argent entre de la monnaie et un titre d’Etat de court terme dont le taux d’intérêt représente le coût d’opportunité des détenteurs de monnaie. Dans ce cas, se rapprocher du modèle IS/LM original et, notamment, de la relation taux d'intérêt-investissement, implique de poser des hypothèses très aléatoires sur la relation taux de court terme – taux de long terme. Se pose aussi la question de toutes les limites liées au modèle IS-LM et notamment le fait que l’on raisonne en économie fermée. Il n’est en effet pas réaliste d’appliquer ce modèle au Japon compte tenu du rôle décisif des exportations et donc du taux de change dans l’activité. Une possibilité est alors d’appliquer des modèles d’inspiration keynésienne d’économie ouverte, type Mundell-Fleming, au cas japonais. Toutefois, dans ce cas, on est obligé d’écarter l’hypothèse de parfaite mobilité des capitaux pour introduire l’idée de trappe à liquidité, ce qui est une entorse importante au modèle initial13 . Enfin, on n’a jamais véritablement constaté, entre la fin de la deuxième guerre mondiale et la crise japonaise du début des années 1990, de rigidité à la baisse des taux d’intérêt à long terme, ce qui rend limite la pertinence de ce concept de trappe à liquidité. Au total, l’ensemble des objections faites ci-dessus au modèle IS-LM témoigne de l’impossibilité de faire référence à ce cadre théorique pour étudier le système économique et financier japonais. Dans le cas des deux agrégats monétaires M1 et M2+CD, on constate qu’il est très difficile de parler d’une trappe à liquidité telle qu’elle a été définie par Hicks, puisque les périodes où il y a eu résistance à la baisse des taux d’intérêt nominaux correspondent plutôt au cas de la contrainte de positivité des taux d’intérêt. De plus, il est difficile de faire reposer l'inefficacité de la politique monétaire japonaise sur une résistance à la baisse pour 20 ou 30 points de base. Par contre, l’un des aspects de la trappe à liquidité que l’on peut retenir est la très forte préférence pour la liquidité manifestée par les agents 13 - Voir Artus, P., « Les évolutions observées au Japon confirment-elles les prédictions du modèle Mundell-Fleming ? », Flash, CDC Marchés, n° 99-161, 29 octobre 1999. 17 Document de Travail N° 65 économiques. Ceci semble indiquer que le problème de l’inefficacité de la politique monétaire japonaise est peut-être plutôt à rechercher du coté de la relation entre liquidité et monnaie au sens large. 2.2 Réinterprétation de la théorie hicksienne de la trappe à liquidité à la lumière de l'expérience japonaise : l’analyse de Krugman14 L’analyse de Krugman semble se rapprocher des analyses précédentes basées sur la contrainte de la positivité des taux d’intérêt nominaux. Krugman définit, en effet, une situation de trappe à liquidité lorsque les taux d'intérêt nominaux sont quasiment nuls, que l’on est dans une situation de déflation et que le taux d'intérêt réel d'équilibre est négatif. Dans ce type de situation, la déflation et le fait que le taux d'intérêt nominal soit obligatoirement positif impliquent que le taux d'intérêt effectif est forcément au-dessus de son niveau d'équilibre. La seule solution dans ce cas est une relance de l'inflation pour obtenir des taux d'intérêt réels négatifs. Or, le problème principal que doit résoudre la banque centrale est que l'accélération de la base monétaire ne se traduit pas par une accélération de la masse monétaire et des prix. Toutefois, le schéma théorique de Krugman se distingue par le fait qu’il a pour ambition de renouveler la théorie de la trappe à liquidité et de démontrer que sa « version » s’adapte au cas japonais. Krugman considère en effet que le modèle de trappe à liquidité basé sur ISLM n’est plus valable et que les conclusions tirées de cet exercice qui aboutissent à la conclusion que le Japon doit procéder à une relance budgétaire et fiscale, sont donc également erronées. Il intègre des éléments absents du modèle IS-LM comme l'intertemporalité des décisions 15 , les anticipations rationnelles, le caractère plus ouvert des économies, le rôle des intermédiaires financiers. Krugman définit plus précisément le cœur du cas de la trappe à liquidité comme une situation où les politiques monétaires conventionnelles sont inefficaces parce que les taux d’intérêt sont proches de zéro. Faire progresser la base monétaire n’a pas d’effet parce que la base monétaire et les obligations sont considérées comme parfaitement substituables. 14 - Krugman, P., « It’s Back : Japan’s Slump and the Return of the Liquidity Trap », Brookings Papers on Economic Activity, 2, 1998, 137-205. 15 - On peut faire remarquer toutefois que l’une des dimensions novatrices de l’analyse keynésienne est justement son intégration des anticipations que l’on retrouve dans les motivations de l’encaisse de spéculation de la demande de monnaie. 18 Document de Travail N° 65 Face à une politique d’open-market où la banque centrale achète ces obligations en vendant des liquidités, l’agent ne va pas réajuster son portefeuille en augmentant sa demande de liquidité (d’encaisses de spéculations si l’on fait référence à Keynes) parce qu’il lui est indifférent de détenir l’un ou l’autre de ces actifs. Pour Krugman, l’économie a besoin d'inflation car elle a besoin d'un taux d'intérêt réel négatif : les tendances déflationnistes qui se manifestent reflètent le fait que des forces d’équilibre poussent à générer cette inflation nécessaire en réduisant les prix courants comparés avec le futur niveau des prix. Krugman rappelle que l'économie américaine a redémarré après la crise de 1929 grâce à des taux d'intérêt réels négatifs et non pas grâce à une relance budgétaire. Le problème principal qui se pose pour lui dans le cas japonais est le suivant ; Pourquoi les augmentations de la base monétaire ne conduisent-elles pas à des hausses des prix ou de la production ? En d'autres termes, comment peut-on accepter le principe d'une trappe à liquidité si l'on considère que la monnaie est neutre ? Le cas de la trappe à liquidité concerne donc plutôt la base monétaire que M2. Le problème de la politique monétaire japonaise est qu'une expansion de la base monétaire n'a pas d'effets sur l'équilibre entre l'offre et la demande de monnaie. C’est donc là que se situe le cœur du problème. Comment interpréter cet écart entre la croissance des liquidités et la croissance de la masse monétaire ? Face à cette question, Krugman estime que la trappe à liquidité est due au fait que le public pense que l'expansion monétaire ne sera pas prolongée, la population estimant que la banque centrale reviendra à l'ancienne politique et stabilisera les prix. Si la banque centrale peut convaincre la population qu'elle va permettre une hausse conséquente des prix alors, dans ce cas, la politique monétaire peut être efficace et relancer l'activité. Enfin, le concept de trappe à liquidité permettrait à lui seul d’expliquer l’inefficacité de la politique monétaire japonaise. Il ne faut donc pas mettre en avant les problèmes structurels du système financier japonais pour expliquer ces difficultés. Krugman rejette notamment les arguments liés aux problèmes structurels du système bancaire japonais, qui consistent à dire que la faiblesse du lien entre base monétaire et masse monétaire est le produit de la mauvaise santé du système bancaire. C’est, pour lui, le phénomène de trappe à liquidité qui explique la faiblesse du multiplicateur monétaire (voire annexe). Du fait de la faiblesse des taux d’intérêt, toute augmentation de la base monétaire ne conduit, au mieux, qu’à augmenter la masse monétaire à travers une augmentation des liquidités détenues par les agents ou des réserves des banques. Cette situation de trappe à liquidité signifierait, en fait, que le taux d’intérêt réel d’équilibre de l’économie japonaise est négatif. Cette analyse du 19 Document de Travail N° 65 « mal japonais » le conduit à prôner une politique qui encourage l'inflation plutôt qu'une politique de restructuration du système bancaire ou une politique de relance budgétaire et fiscale. L’analyse de Krugman est très stimulante, notamment par sa volonté de construire un modèle théorique de trappe à liquidité qui intègre les questions d’anticipations, de crédibilité. Toutefois, on a quelquefois l’impression que sa présentation est inutilement complexe. En outre, il n’est finalement pas évident que l’analyse de Krugman se distingue véritablement du cas où les taux d’intérêt doivent rester positifs. Dans sa présentation, on est bien dans un cas où le taux d’intérêt réel d’équilibre est négatif, ce qui implique que, dans un contexte de déflation, il faudrait un taux d’intérêt nominal négatif pour atteindre l’équilibre, ce qui est envisageable. Une autre interrogation peut concerner justement cette question du taux d’intérêt réel d’équilibre. Est-ce que le taux d'intérêt réel d'équilibre de plein emploi à moyen terme de l'économie japonaise est négatif ? L’argument de Krugman est de dire que l’investissement désiré est inférieur à l’épargne désirée. Ceci serait intervenu à cause du ralentissement de la croissance potentielle du fait, notamment, des perspectives de tassement de la croissance démographique. A l’appui de l’argumentaire de Krugman, on peut noter que le taux d’investissement privé (en % du PIB) a effectivement reculé de 25,2 % début 1990 à 17,6 % au troisième trimestre 2002. Toutefois, est-ce qu’un pays qui investit toujours près de 18 % du PIB a véritablement besoin d’un taux d’intérêt réel négatif pour atteindre l’équilibre de plein emploi ? Une autre critique à cet argument est le fait que s’il y a un excès d’épargne par rapport aux possibilités d’investissement, les ménages japonais peuvent placer leur épargne dans le reste du monde plutôt que d’accepter des rendements réels négatifs. Enfin, il n’est pas sûr que cette situation de trappe à liquidité soit la seule cause de l’inefficacité de la politique monétaire japonaise. En effet, Krugman présente un modèle dans lequel la trappe à liquidité explique pourquoi les augmentations de base monétaire ont finalement eu une répercussion très limitée sur la croissance de la masse monétaire. Or, si l’on étudie l’évolution de la part des billets et des réserves bancaires dans l’agrégat monétaire M2+CD, on constate que la croissance plus que proportionnelle des billets par rapport à la masse monétaire est effectivement liée à la baisse du taux des dépôts bancaires (Graphique 4), ce qui irait dans le sens du modèle de Krugman où les agents substituent, dans leurs portefeuilles, des liquidités aux dépôts bancaires car ils sont indifférents face à la détention de chaque actif. Toutefois, on constate également que la part des réserves 20 Document de Travail N° 65 bancaires dans M2+CD n’a pas brutalement accéléré depuis 199016 , en dépit de la forte baisse des taux créditeurs (Graphique 5). Les banques japonaises n’ont donc pas absorbé la hausse de la base monétaire en ne faisant qu’augmenter leurs réserves, ce qui était une des éventualités dans le modèle présenté par Krugman (voir annexe). Il faut sans doute chercher ici d’autres causes, comme la fragilité de la situation financière des banques ou une baisse de la demande de crédits (liée à la dégradation de la situation macroéconomique) qui les ont conduit à limiter leur offre de crédits. Enfin, se pose le problème du caractère réaliste des recommandations de Krugman. Comment la banque centrale pourrait-elle s’y prendre pour persuader les agents économiques qu’elle va se montrer irresponsable en acceptant un rebond de l’inflation. Graphique 5 – Part des billets dans M2CD et taux des dépôts bancaires (%) 10 6 5 9 4 8 3 2 7 1 6 5 0 79 84 89 ratio billets sur M2+CD 94 99 taux d'intérêt des dépôts bancaires -1 Source : FMI 16 - Leur forte augmentation fin 1999 était due à la nécessité de détenir des réserves pour faire face à un possible besoin en liquidités avec l’arrivée de l’an 2000. En 2002, leur accélération pourrait être liée aux efforts des banques et de l’Etat pour améliorer la situation des banques japonaises, ces dernières décidant notamment d’augmenter leurs réserves. 21 Document de Travail N° 65 Graphique 6 – Part des réserves bancaires dans M2+CD et taux des crédits bancaires (%) 9 6 8 5 7 4 6 5 3 4 2 3 1 2 1 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 ratio des réserves bancaires sur M2+CD taux d'intérêt des crédits bancaires 0 Source : FMI 2.3 Le problème de la positivité des taux d’intérêt nominaux Une autre critique que l’on peut faire à l’application de la théorie de la trappe à liquidité au cas japonais est le fait que l’on confonde ce concept avec la contrainte de la positivité des taux d’intérêt nominaux. Au Japon, les taux d’intérêt à trois mois ont bien reculé depuis leur dernier point haut à 7,6 % en décembre 1990, jusqu’à 1,7 % fin 1993. Ils se sont légèrement redressés pour atteindre 2,05 % début 1995. Puis, ils ont reculé jusqu’à 0,23 % fin 1995. Ils sont restés stables jusqu’en août 1998. Depuis, ils ont baissé jusqu’à un niveau proche de 0 à la fin 2002. De même, les taux d’intérêt à 10 ans ont reculé d’un point haut à 8,6 % en septembre 1990 jusqu’à 0,7 % en octobre 1998. Puis, après un rebond jusqu’à 2,1 % en janvier 1999, ils se sont détendus jusqu’à 1 % fin 2002. Dans ces conditions, on est plutôt dans le cas de figure induit par la non négativité des taux d’intérêt. Ceci pèse sur l’activité dans la mesure où, du fait d’une situation de déflation, ce niveau plancher pour les taux d’intérêt conduit à leur hausse en termes réels depuis 1997 (voir graphique 6). Ceci peut donc expliquer l’incapacité de la politique monétaire à relancer l’activité. 22 Document de Travail N° 65 Graphique 7 – Taux d’intérêt à trois mois (gensaki) en termes réels (%) 6 4 2 0 -2 -4 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 Source : Téléco Un certain nombre de travaux ont proposé des stratégies pour éviter de tomber dans ce type de situation. Mais, ce qui est plus en rapport avec le cas du Japon est sans doute de trouver des solutions pour faire face à ce problème, une fois qu’il est avéré. Svensson17 propose la méthode suivante. La banque centrale annonce dans un premier temps un objectif de sentier de niveaux de prix correspondant à une inflation de long terme modérée. Elle annonce ensuite que la monnaie sera dévaluée et qu’un système de change semi-fixe sera instauré. Selon Svensson, il est possible techniquement pour une banque centrale de dévaluer sa monnaie par rapport à son objectif de long terme et de fixer un objectif de change semi-fixe crédible. Dans ce cas, la banque centrale doit relever son taux d’intérêt à court terme pour respecter la parité de taux d’intérêt. Le secteur privé s’attend à une appréciation du taux de change réel (du fait de la dévaluation initiale par rapport à l’équilibre de long terme). L’anticipation d’une appréciation du taux de change réel implique, du fait des équations de parité des taux d’intérêt réels, une réduction du taux d’intérêt réel à long terme. En outre, dans le modèle présenté, une appréciation du taux de change réel interviendra si et seulement si l’inflation effective dépasse l’objectif d’inflation. De ce fait, le secteur privé anticipe une accélération de l’inflation qui dépassera ainsi l’objectif d’inflation. L’économie est ainsi relancée par une dépréciation du taux de change réel, un taux d’intérêt réel à long terme plus faible et des anticipations d’accélération de 17 - Svensson, L.E.O., « The Zero Bound in an Open Economy : A Foolproof Way of Escaping from a Liquidity Trap », Monetary and Economic studies (Special edition), February 2001, pp. 277-322. 23 Document de Travail N° 65 l’inflation. Svensson insiste sur le caractère pratique de sa stratégie18 et sur le fait qu’il sera relativement facile pour la banque centrale de dévaluer sa monnaie et de fixer un objectif de change semi-fixe. Il y aura des pressions pour une appréciation de la monnaie (dévaluée par rapport à son objectif de long terme). Il sera alors relativement facile pour la banque centrale d’acheter des devises en créant de la monnaie pour faire face à cette demande accrue de monnaie nationale. Svensson précise par ailleurs que les arguments de la Banque Centrale du Japon pour rejeter ce type de solution ne lui semblent pas très valides19 . Même si la politique de change est du ressort du ministère de l’économie, on peut imaginer, compte tenu des enjeux, une coopération avec la banque centrale. D’autre part, l’argument de l’impact négatif d’une dévaluation sur les concurrents du Japon néglige notamment l’impact positif d’un redémarrage de l’économie japonaise pour le reste du monde. 2.4. La position monétariste La position monétariste consiste à dire que l’agrégat monétaire qu’il faut suivre est l’agrégat monétaire M2. Il n’existe pas de trappe à liquidité. La critique traditionnelle qui est faite du modèle de trappe à liquidité est que le taux d’intérêt à court terme ne peut, à lui seul, refléter toutes les informations qui vont influencer les agents. Une variation de la masse monétaire va avoir un impact sur la demande des agents économiques à travers toute une série de prix, tels que le taux d’intérêt à long terme, le taux de change, le rendement attendu du capital «réel » par unité de capital « réel », etc. On retrouve là la critique traditionnelle des monétaristes quant à l’impact du taux d’intérêt sur la demande de monnaie de l’école keynésienne. La situation de déflation est essentiellement due au ralentissement de la croissance de M2. La politique monétaire doit être plus expansionniste pour relancer l’activité. Pour Allan H. Meltzer20 , il existe un excès de demande d’encaisse réelle dans l’économie japonaise. L’équilibre sur le marché de la monnaie est atteint parce que les ménages réduisent leur demande de biens et services, induisant ainsi une baisse des prix et 18 - Une autre solution pour faire face à ce problème de la non négativité des taux d’intérêt a été avancée par Buiter et Panigirtzoglou (Buiter, W.H., Panigirtzoglou, N., « Liquidity Traps, How To Avoid Them And How to Escape Them », Seminar in Honour of Martin Fase, juin 2001). Ils ont proposé de mettre en place des taux d’intérêt négatifs. Cela implique de taxer les liquidités. Toutefois, le caractère pratique d’une telle politique reste incertain. 19 - En pratique, la Banque du Japon mène cette politique depuis 2002 (achats de dollars sur le marché des changes) pour freiner la hausse du yen. 20 - Meltzer, A.H., « The Japan Monetary and Economic Policy », American Enterprise Institute. 24 Document de Travail N° 65 augmentant leur encaisse réelle. Un accroissement de la masse monétaire permettrait donc aux ménages japonais de satisfaire cette demande d’encaisse réelle sans avoir à limiter leur demande de biens et services. En outre, une annonce par la Banque du Japon qu’elle va mettre en œuvre une politique monétaire expansionniste devrait entraîner une hausse du prix des actifs non monétaires. Cela devrait donc conduire à une accélération de la demande des ménages et de l’offre des entreprises. Meltzer pense que la Banque du Japon devrait accélérer son offre de monnaie, en achetant des devises sur le marché des changes, ce qui conduirait à une dépréciation du taux de change du yen et soutiendrait les exportations. L’institut d’émission japonais pourrait aussi acheter des obligations publiques. Meltzer pense que des réformes visant à restructurer le système bancaire amplifieraient l’efficacité de ce type de politique monétaire. Toutefois, une politique monétaire expansionniste permettrait, d’elle-même, à l’économie japonaise de sortir de la crise. A l’appui de cette thèse, on constate effectivement que la croissance de la base monétaire a été moins forte durant la période 1990-1998 que durant les années 1980 (Graphique 7). On note cependant une très forte accélération de la base monétaire en 1999. Cela dénotait une volonté de mener une politique monétaire expansionniste21 . Toutefois, cette politique n’a pas été poursuivie puisque la politique monétaire a été légèrement resserrée en 2000 (hausse du taux directeur de 25 points de base en août 2000), ce qui s’est traduit par une politique de rachat des liquidités par la banque centrale et donc une baisse de la base monétaire. Ce n’est véritablement que depuis 2002 que l’on constate une accélération de la base monétaire. 21 - L’accélération de la base monétaire en 1999 a cependant été amplifiée par la nécessité de créer suffisamment de liquidités pour faire face au passage à l’an 2000. 25 Document de Travail N° 65 Graphique 8 – Taux de croissance de la base monétaire au Japon (%) 50 40 30 20 10 0 -10 -20 -30 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 progression de la base monétaire (glissement annuel) Source : FMI Une autre analyse monétariste intéressante est celle de Summers22 . Elle consiste à dire que l’analyse de Krugman ne correspond pas à un cas de trappe à liquidité. Dans la définition usuelle d’un cas de trappe à liquidité, l’inefficacité de la politique monétaire est l’élément central. C’est un cas où l’économie est en situation de surliquidité et le taux d’intérêt nominal proche de zéro. Or, le modèle de Krugman présente un cas où l’injection de liquidités par la banque centrale est inefficace car elle est perçue comme temporaire. En fait, l’analyse de Krugman se rapprocherait de celles déjà effectuées sur l’exemple des colonies américaines à la fin du XVIIIème siècle : une injection massive de liquidités faite avec la promesse que la monnaie serait retirée dans 15 ans n’avait pas eu d’effet sur les prix parce que l’injection de liquidités avait été perçue comme étant temporaire. En fait, la proposition de Krugman pourrait conduire à des résultats positifs, précisément parce que le Japon n’est pas dans un cas de trappe à liquidité. Selon Summers, il est finalement très difficile de trouver un vrai cas de trappe à liquidité. Dans une telle configuration, on serait en face d’une très rapide croissance de la masse monétaire, d’une demande globale faible et de taux d’intérêt nominaux extrêmement faibles. Or, au Japon, la croissance de l’offre de monnaie a ralenti depuis le début des années 1990. 22 - Summers, S., « Some observations on the Return of the Liquidity Trap », Cato Journal, Vol. 21, n° 3, hiver 2002, pp. 481-490. 26 Document de Travail N° 65 2.5 L’ inefficacité de la politique monétaire résultant de la crise bancaire ? On constate depuis le début des années 1990 une plus faible élasticité de la masse monétaire par rapport à la base monétaire (Graphique 8). Durant cette décennie, la croissance de la base monétaire a été, la plupart du temps, plus forte que celle de l’agrégat monétaire M2+CD. Ceci signifie que le multiplicateur de base monétaire a diminué. Graphique 9 – Taux de croissance de la base monétaire et de l’agrégat monétaire M2+CD (%) 50 40 30 20 10 0 -10 -20 -30 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 progression de la base monétaire (glissement annuel) progression de l'agrégat monétaire M2+CD (glissement annuel) Source : FMI Dans ces conditions, on peut considérer que l’inefficacité de la politique monétaire japonaise résulte de cet affaiblissement de la relation entre base et masse monétaire qui, luimême, provient de la crise bancaire qui a affecté l’économie japonaise depuis le début de la précédente décennie. L’injection de liquidités dans l’économie japonaise ne conduit pas à une accélération de la croissance de la masse monétaire car les banques, sous-capitalisées, fragilisées par le poids des créances douteuses, ne veulent plus prendre de risques et augmentent leur ratio liquidité/dépôts bancaires ou refusent de prêter leurs réserves « libres ». Historiquement, ce phénomène a été largement analysé par Friedman et Schwarz dans leur histoire monétaire des Etats-Unis23 . Cependant, une autre explication peut provenir de l’impact de cette fragilité financière sur l’offre de crédit bancaire, mettant ici en avant le caractère spécifique du canal du crédit. Les 23 - Friedman, M. et Schwarz, A., A Monetary History of the United States, picit1867-1960. 27 Document de Travail N° 65 travaux 24 ayant approfondi le canal du crédit partent du principe qu'un certain nombre de problèmes engendrés par l'asymétrie d'information empêchent un fonctionnement optimal des marchés de capitaux. De ce fait, le crédit bancaire est particulièrement important pour les entreprises, comme les PME, qui n’ont pas la capacité de se financer sur les marchés de capitaux. Dans ces conditions, il existe, pour ces entreprises dépendantes des crédits bancaires, un écart entre le coût des financements externes et le coût d'opportunité des financements "internes" (l'autofinancement). Cet écart, appelé « prime de financement externe », reflète la dimension « principal-agent » qui est capitale dans la relation « prêteuremprunteur ». Selon les partisans de cette école, la politique monétaire a un impact sur cette prime de financement externe et donc sur la décision d'emprunter de l'entreprise (ou du consommateur). Historiquement, une relation avait déjà été établie entre la fragilité du système bancaire et la dépression des années 193025 . Bernanke mettait alors en évidence le lien entre la crise bancaire d’alors et la hausse de ce qu’il appelle le « Coût d’Intermédiation du Crédit » (CIC), la hausse du CIC conduisant à une diminution de la demande globale. Le cas japonais illustre a priori bien ce concept du canal du crédit, où le canal de transmission de la politique monétaire passe par la politique d’offre de crédits des banques. Un indice allant dans ce sens pourrait être le recul de l’encours des crédits au secteur privé (cf. Graphiques 9 et 10) depuis le début des années 1990. On peut également établir une relation entre cette rupture dans l’évolution de l’offre de crédits et les difficultés croissantes des entreprises japonaises en utilisant les défaillances d’entreprises comme reflet de ces difficultés (Graphique 11). Il est toutefois difficile de savoir si ce recul est directement lié à un comportement d’offre spécifique du crédit ou à une baisse de la demande globale qui aurait aussi affecté la demande de crédit. Kuttner et Posen26 ont tenté de trancher entre ces deux hypothèse en essayant d’estimer à quel point ce qu’ils appellent les « tensions du système bancaire » (« banking system stress ») ont véritablement pesé sur l’offre de crédits. Ils utilisent pour cela le prix de l’immobilier commercial et l’indice boursier du secteur bancaire comme variables approchées (« proxies ») de ce stress. Leur conclusion est que la fragilité du système bancaire a eu un impact dépressif sur l’évolution des crédits bancaires, 24 - On peut se référer à Rosenwald, F. “L’influence de la sphère financière sur la sphère réelle : les canaux du crédit”, Bulletin de la Banque de France, 1er trimestre 1995, Supplément “Etudes”, pp. 105121 ; Bernanke, B.S., Gertler, M. « Inside the Black Box : The Credit Channel of Monetary Transmission », Working Paper, n° 5146, juin 1995 ; Mishkin, F.S. « Les canaux de transmission monétaire : leçons pour la politique monétaire », Bulletin de la Banque de France, 27, mars 1996. 25 - Bernanke, B.S., « Non-monetary Effects of the Financial Crisis in the Propagation of the Great Depression », Working Paper n° 1054, NBER, 1983 26 - Kuttner, K.N., et Posen, A.S., « The Great Recession : Lessons for Macroeconomic Policy from Japan », Brooking Papers on Economic Activity, 2, 2001, pp. 93-185. 28 Document de Travail N° 65 qui dépasse celui de la politique monétaire ou des conditions macro-économiques générales. En clair, l’offre de crédits a joué un rôle réel sur l’évolution des crédits. Les éléments dont on dispose sur la fragilité croissante du système bancaire japonais vont dans le sens d’un rôle spécifique de l’offre de crédits. Ainsi, on peut établir un lien entre l’évolution de l’indice boursier du secteur bancaire japonais, représentatif de la situation financière de ce secteur, et le ralentissement, puis le recul, de l’offre de crédits (voir graphique 12). Graphique 10 – Encours des crédits au secteur privé (% du PIB) 120 110 100 90 80 70 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 Source : FMI Graphique 11 – Progression de l’encours des crédits bancaires au secteur privé (glissement annuel, %) 15 10 5 0 -5 -10 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 Source : FMI 29 Document de Travail N° 65 Graphique 12 - Progression de l’encours des crédits au secteur privé et des défaillances d’entreprises (en termes d’encours de dettes) (%) 15 1200 1000 10 800 5 600 0 400 200 -5 -10 0 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 crédit au secteur privé (glissement annuel) défaillances d'entreprises (glissement annuel) -200 Source : Téléco, FMI Graphique 13 – Progression de l’encours des crédits bancaires au secteur privé et indice boursier du secteur bancaire (%) 15 1600 1400 10 1200 1000 5 800 0 600 400 -5 200 -10 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 crédits au secteur privé (glissement annuel) indice boursier pour le secteur bancaire 0 Source : FMI, Global Insight Cette dernière conclusion va toutefois à l’encontre de la plupart des analyses de la situation japonaise27 qui considèrent généralement que la fragilité du système bancaire japonais ne 27 - Krugman (1998) ou Meltzer font ainsi référence aux problèmes structurels du système bancaire, notent toutefois que ces problèmes en eux mêmes n’expliquent pas mais l’inefficacité de la politique monétaire japonaise. 30 Document de Travail N° 65 peut expliquer à elle seule l’inefficacité de la politique monétaire japonaise. Une analyse complémentaire consiste à mettre l’accent sur l’inefficacité du canal « large » du crédit et sur le rôle joué par la situation financière des agents. Il semble que le canal « large » du crédit ait joué un rôle important dans cette crise. Dans le cadre de cette analyse28 , le financement externe est plus onéreux que l’autofinancement, et ce coût serait d’autant plus élevé que le financement externe est non garanti (absence de collatéraux). L’écart entre le coût du financement externe et celui de l’autofinancement (la « prime de financement externe » déjà évoquée) décroît avec la richesse nette de l’emprunteur et croit proportionnellement au montant des fonds empruntés. Ce processus est dû au fait que l’écart de coût entre ces deux sources de financement résulte des coûts d’agence. Un choc adverse affectant la richesse nette de l’emprunteur augmente le coût de financement externe, limite l’accès de l’emprunteur au financement, peut l’inciter à réduire ses dépenses d’équipement et de personnel et à diminuer le niveau de sa production. Cette approche, comme le montre Bernanke 29 , semble tout à fait adaptée au cas japonais où des emprunteurs comme les PME, très dépendants des financements bancaires, ont vu leur situation financière se dégrader depuis le début des années 1990 : le mouvement de déflation a très nettement augmenté le coût réel de leurs emprunts tout en diminuant très nettement la valeur des garanties utilisées pour obtenir le crédit (comme le prix des terrains). En effet, une petite PME qui aurait emprunté en 1991 aurait obtenu un prêt à un taux d’intérêt à long terme proche de 6,9 % tout en prévoyant une inflation de 2-3 % durant la durée du prêt ainsi qu’une augmentation de 4-5 % par an de la valeur de sa garantie (prix des terrains). Or, durant les années 1990, la stagnation puis la baisse des prix ont considérablement augmenté le coût réel de son emprunt et diminué la valeur de sa garantie (par rapport à ses anticipations initiales). Ceci signifie que l’emprunteur, compte tenu de la dégradation de sa situation financière, ne pourra alors obtenir de nouveaux financements bancaires et que la banque concernée, qui a subi le coût associé à l’apparition d’une créance douteuse, n’est pas prête à faire de nouveaux crédits. L’écart entre le niveau actuel des prix et le niveau des prix anticipés joue donc un rôle déterminant dans le canal de transmission de la politique monétaire. Ainsi, une situation de déflation va décourager les emprunteurs potentiels de s’adresser aux banques parce qu’ils anticipent une hausse de leur coût réel de remboursement ainsi qu’une baisse de la valeur réelle des actifs qu’ils peuvent donner en garantie pour obtenir ces prêts. La PME doit alors réduire ses dépenses, 28 - Une présentation claire de ce canal du crédit est notamment effectuée par Frederic S. Mishkin (1996). Mishkin appelle ce canal « large » du crédit le « canal des bilans ». 29 - Bernanke, B.S., «Japanese Monetary Policy : A Case of Self-Induced Paralysis ? », Princeton University, January 18, 2000. 31 Document de Travail N° 65 ce qui pèse sur l’activité. Au total, une situation de déflation, du fait de son impact sur la richesse financière des agents les plus dépendants du crédit bancaire, va avoir un fort impact négatif sur la demande et l’activité globale. 2.6 Une inefficacité liée aux « erreurs » de la Banque du Japon Une autre explication de l’inefficacité de la politique monétaire japonaise dans les années 1990 a été de mettre l’accent, à la fois, sur les erreurs commises par la Banque du Japon elle-même, et sur son manque d’audace, dans le sens où elle n’a pas été prête à essayer des politiques un peu innovantes. C’est la position de Bernanke30 , qui considère finalement que la question de la trappe à liquidité est plutôt une excuse qu’utilise la Banque du Japon (BDJ) pour justifier son immobilisme. Il considère tout d’abord que le problème principal de l’économie japonaise résulte d’une demande insuffisante et que ce sont des erreurs successives dans la conduite de la politique monétaire japonaise qui ont entraîné la situation de déflation actuelle. Ainsi, la Banque du Japon n’aurait pas dû essayer de freiner la hausse des marchés d’actions à la fin des années 1980 mais aurait dû plutôt se concentrer sur le dérapage de l’inflation à l’époque31 . Par la suite, la politique monétaire japonaise a été trop restrictive, au début des années 1990, face à la dynamique déflationniste engendrée par le krach des marchés d’actifs. Dans un deuxième temps, Bernanke estime que la BDJ ne fait pas tout ce qu’elle peut pour favoriser le redressement de la demande. En particulier, la faiblesse actuelle des taux d’intérêt ne peut être avancée pour qualifier la politique monétaire actuelle d’expansionniste. Or, la BDJ a tout à fait les moyens de relancer la demande nominale et les prix, pour soutenir l’activité réelle. La BDJ pourrait ainsi annoncer un objectif d’inflation pour quelques années. Il est également possible de mener une politique de dépréciation du yen, grâce à des ventes importantes de yen à travers une politique d’open-market (du fait du rééquilibrage des portefeuilles). Face aux critiques de la BDJ, qui estiment que cette politique consiste à exporter la déflation, Bernanke répond que la relance de l’économie japonaise serait au contraire une bonne chose pour les pays commerçants avec le Japon. Une autre politique que pourraient mener les autorités japonaises serait de financer des baisses d’impôts sur les ménages par de la création monétaire. On n’aurait pas d’effet Ricardo32 car le financement des baisses d’impôts ne 30 - Bernanke, op. cit., 2000. 31 - Bernanke, B. et Gertler, M., Monetary Policy and Asset Price Volatility, Economic Review, Federal Reserve Bank of Kansas City quatrième trimestre 1999 (pour la partie concernant le Japon). 32 - On appelle effet Ricardo le fait que, en cas de baisses d’impôts, les ménages, confrontés à une hausse de la dette publique, anticipent une future hausse des impôts et donc augmentent leur épargne en conséquence. Ceci conduit à un impact nul des baisses d’impôts sur la consommation des ménages. 32 Document de Travail N° 65 serait pas assuré par un nouvel emprunt mais par la taxe inflationniste. Or, cette dernière permettrait de relancer l’activité. D’autres mesures plus innovantes pourraient également être prises, comme celle de mener une politique d’open market en utilisant des obligations gouvernementales à long terme. Ceci permettrait de relancer les marchés d’actifs, ce qui aurait un impact positif sur la demande nominale (notamment en augmentant la valeur des garanties des emprunteurs). Seul un attentisme excessif et incompréhensible compte tenu de la gravité de la situation économique japonaise semble donc empêcher les autorités monétaires d’agir. 2.7 Les difficultés liées aux problèmes structurels de l’appareil productif japonais Une autre explication de l’inefficacité de la politique monétaire japonaise depuis le début des années 1990 est le fait que les difficultés de l’économie nippone de ces dernières années ne proviennent pas d’une insuffisance de la demande mais de problèmes structurels d’offre. Selon ce courant, les politiques de soutien macro-économique sont même nocives, car elles ne font que « calmer la douleur de la maladie sans s’attaquer aux racines du mal ». De ce fait, elles permettent au Japon de supporter un déclin graduel de l’état de son économie. Asher et Smithers33 définissent les quatre problèmes structurels de l’économie japonaise : un endettement excessif des secteurs public et privé, des situations de déflation sur les marchés d’actions et immobilier du fait de spécificités structurelles (réglementation excessive du marché immobilier, participations croisées entre firmes, etc.), le montant très élevé des faillites passées et à venir dans les secteurs bancaire, des assurances, et de la construction, le vieillissement de la population et son impact négatif sur les perspectives de croissance potentielle. Face à ces difficultés, les auteurs pensent que la solution passe par des mesures vigoureuses visant à restructurer et libéraliser le système économique et financier. Une vision similaire est présentée par Roubini34 . Ce dernier estime que les difficultés de l’économie japonaise sont liées au fait que son modèle traditionnel de croissance ne fonctionne plus. L’auteur définit ce modèle traditionnel par un certain nombre de caractéristiques : un système économique privilégiant la cohésion sociale et les objectifs collectifs, un système économique basé sur une concurrence limitée et des structures oligopolistiques, un fort interventionnisme étatique, un système d’emploi à vie, un système d’assurance sociale visant à se prémunir contre le risque, une politique de R? D 33 - Asher, D. et Smithers, A., « Japan’s Key Challenges for the 21th century : Debt, Deflation, Demography, and Deregulation », SAIS policy forum series, mars 1998. 34 - Roubini, N., « Japan’s Economic Crisis », Comments for the Pannel Discussion on « Business Practices and Entrepreneurial Spirit in Japan and the United States », Tokyo, 12 novembre 1996. 33 Document de Travail N° 65 basée sur l’amélioration du produit et non pas la découverte de nouveaux produits, etc. Or, ce modèle affiche maintenant ses limites face aux évolutions de l’environnement économique mondial (révolution technologique, plus grande concurrence commerciale, dérégulation, restructuration des entreprises). Si ces travaux mettent bien en évidence un certain nombre de problèmes dont souffre l’économie japonaise, il leur manque des démonstrations quantitatives prouvant que les difficultés proviennent, pour l’essentiel, de ces problèmes structurels. Roubini estime à ce propos que la politique monétaire a été excessivement expansionniste, ce qui ne semble pas correspondre à la réalité. Au total, la théorie de la trappe à liquidité dans sa définition initiale ne semble pas d’une grande utilité pour expliquer l’inefficacité de la politique monétaire japonaise depuis le début des années 1990. Les explications de cette inefficacité par le problème de la positivité des taux d’intérêt nominaux, par une création monétaire insuffisante, par l’inefficacité du canal du crédit, et même, par le caractère timoré de la politique monétaire japonaise, apparaissent plus valides. Par ailleurs, il indéniable qu’il est difficile de séparer nettement ces facteurs explicatifs des problèmes structurels de l’appareil productif et du système financier japonais. La difficulté principale est plutôt ici de trouver la séquence appropriée pour que les politiques s’attaquant à ces difficultés puissent se compléter. Enfin, l’analyse de l’expérience japonaise peut être prolongée par une interrogation quant à la possibilité que les politiques monétaires américaine et européenne soient confrontées aux mêmes difficultés. 3. Les politiques monétaires américaine et européenne sont-elles à l’abri du « syndrome » japonais ? Entre le début 2001 et la mi-2003, la Réserve fédérale américaine a ramené les taux des fonds fédéraux de 6,5 à 1 %, soit leur niveau le plus faible, en termes nominaux, depuis 40 ans. De son côté, la BCE a ramené son principal taux directeur de 4,75 à 2 % entre octobre 2001 et début juin 2003, soit un point historiquement bas depuis le début des années 1970. Or, l’inefficacité, notamment en 2002, de ces politiques d’assouplissement monétaire, dans un environnement marqué par une très faible inflation, a pu a priori rappeler la situation japonaise. 34 Document de Travail N° 65 3.1. Le cas des Etats-Unis En fait, la situation américaine diffère sensiblement de celle du Japon. Les causes de l’absence de vigueur de la reprise américaine en 2002 sont maintenant assez clairement identifiées : difficultés télécommunications, persistantes marqués par de des certains problèmes secteurs, de comme celui surendettement et des de surinvestissement, trop courte durée de la récession de 2001 (une récession plus longue aurait favorisé une forte diminution de l’endettement du secteur privé, ce qui aurait, en retour, permis à une reprise plus solide d’émerger), montée, en 2002, des incertitudes liées d’abord aux affaires de type Enron, puis à la préparation de la guerre en Irak. En outre, la politique monétaire américaine a été finalement relativement bien adaptée au contexte, car elle a soutenu la consommation des ménages dans un environnement difficile en 2001 et 2002 : la réduction des taux d’intérêt a permis aux consommateurs américains de dégager du revenu à travers le refinancement de leurs emprunts immobiliers. Cependant, la Réserve fédérale a reconnu récemment (lors de la réunion du 6 mai 2003 du Federal Open Market Committee), que le risque de déflation était plus fort que le risque d’inflation dans les prochains mois. Cette éventualité même ne signifie pas que le « virus » de l’inefficacité de la politique monétaire japonaise pourrait être transmis à la Réserve fédérale. L’environnement outre-Atlantique est extrêmement différent. Le système bancaire américain apparaît en bien meilleure santé que le système bancaire japonais, ce que reflète l’amélioration de la qualité des crédits des banques commerciales en 2002, ou l’accélération des crédits bancaires depuis le début 2002 (Graphique 13). Ceci est lié au fait que la récession américaine de 2001 a d’abord consisté en une crise boursière avec l’éclatement de la bulle Internet, et non bancaire. Ce sont ensuite surtout les marchés de capitaux, et moins les banques, qui ont souffert du manque de vigueur de la reprise intervenue depuis la fin 2001. Il faut noter toutefois que le canal du crédit au sens large inclut tous les financements externes. On peut alors estimer alors qu’une partie des difficultés de l’économie américaine provenait du fait que certains secteurs comme les télécommunications ont connu une dégradation de leur situation financière liée au retournement des marchés d’actions (du fait de la baisse de la valeur boursière de leurs acquisitions), ce qui limite, en retour, leur possibilité de recours aux marchés de capitaux. Dans ce cas, on retrouverait un enchaînement de causes (déflation à travers une baisse du prix des actifs, difficultés financières des entreprises, baisse de leurs financements externes, recul de leurs dépenses) qui rappelle la situation japonaise des années 1990. Toutefois, une différence de taille resterait le fait que le canal de transmission des difficultés financières de certaines 35 Document de Travail N° 65 entreprises a été les marchés de capitaux et non pas le système bancaire, comme au Japon. Par ailleurs, une autre différence importante avec la situation japonaise est l’attitude de la Réserve fédérale. Outre le fait que cette institution ait reconnu qu’elle était attentive au risque de déflation, la banque centrale américaine, si l’on se réfère à son histoire récente, n’hésitera pas à prendre toutes les mesures pour combattre ce risque. Enfin, la reprise de l’activité qui est intervenue depuis le deuxième trimestre 2003 démontre que la détente de la politique monétaire a finalement été relativement efficace à la différence de ce qui s’est passé au Japon. Graphique 14 – Evolution des crédits des banques commerciales américaines (en glissement annuel, %) 15 10 5 0 -5 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 Source : Réserve fédérale Le cercle vicieux « japonais » caractérisé par l’effondrement du marché immobilier, la déflation des prix à la consommation et le recul du crédit bancaire avait donc peu de chances de se développer aux Etats-Unis. Ceci ne signifie pas que la politique monétaire américaine ne doit pas actuellement tenir compte d’un certain nombre de risques qui peuvent être rapprochés du cas japonais. Ainsi, le passage à une situation de déflation pourrait conduire à une hausse des taux d’intérêt réel, ce qui pourrait conduire à une récession. Certains éléments peuvent sembler inquiétants à ce sujet. L’inflation hors énergie et produits alimentaires a fortement ralenti depuis le début 2001 (Graphique 14). Toutefois, cette situation, si elle reflète le ralentissement de la demande, résulte aussi des très forts gains de productivité réalisés par les entreprises américaines. La demande intérieure a, d’ailleurs, accéléré en moyenne annuelle en 2002 aux Etats-Unis. Et, la reprise 36 Document de Travail N° 65 de l’activité dans les prochains mois devrait contribuer à une accélération de la demande, ce qui devrait soutiendrait la hausse des prix. En ce qui concerne le marché immobilier, il faut noter qu’il reste relativement vigoureux dans l’ensemble, même si des problèmes de surcapacités peuvent se poser localement. Les ventes de maisons individuelles demeurent à un niveau relativement élevé (Graphique 15). En outre, la hausse des prix de l’immobilier ne semble pas avoir véritablement « dérapé » ces dernières années par rapport aux années précédentes (Graphique 16). Au total, on ne prévoit pas d’éclatement d’une bulle immobilière aux Etats-Unis dans les prochains mois. Graphique 15 – Evolution des prix hors énergie et produits alimentaires aux EtatsUnis (en glissement annuel, %) 3.0 2.5 2.0 1.5 1.0 00 01 02 Source : Department of Commerce 37 03 Document de Travail N° 65 Graphique 16 – ventes de maisons individuelles neuves aux Etats-Unis (milliers) 1200 1000 800 600 400 200 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 Source : Department of Commerce Graphique 17 – Prix moyens des maisons neuves individuelles aux Etats-Unis ($) 260000 240000 220000 200000 180000 160000 140000 120000 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 Source : Department of Commerce 38 00 01 02 03 Document de Travail N° 65 3.2. Le cas de la zone euro et, plus particulièrement, de l’Allemagne Dans la zone euro, c’est sans conteste l’Allemagne qui a suscité le plus d’analyses la rapprochant de l’expérience japonaise35 . Il est vrai que l’économie allemande présente un certain nombre de caractéristiques qui peuvent alimenter cette comparaison : atonie de la croissance, très faible inflation (avec une stagnation des prix en octobre 2003), recul des marchés d’actions (au moins jusqu’au début 2003) et du marché immobilier, fragilité croissante du secteur bancaire. On peut noter que l’Allemagne n’est pas actuellement en situation de déflation en matière de prix à la consommation. Cependant, ce risque persiste tant que l’activité reste aussi atone. En matière d’allocation de crédits, la situation présente également quelques similitudes avec le cas japonais. Comme au Japon, le financement intermédié est à l’origine de l’essentiel des financements des entreprises. Certes, selon les derniers éléments disponibles, les crédits bancaires au secteur privé continuaient de progresser en Allemagne, bien que faiblement. Mais un ralentissement très important est intervenu ces derniers temps (la progression de l’encours des prêts bancaires aux entreprises et aux particuliers passant, en glissement annuel, de 8,3 % en mai 2000 à 1,1 % en août 2003). Ceci signifie que l’on est proche d’une situation de rationnement de l’offre de crédit, où l’encours des crédits diminuerait. On constate néanmoins une légère accélération de la hausse du crédit au secteur privé depuis avril 2003, et l’amélioration de l’activité, qui devrait intervenir dans ces prochains mois36 , devrait permettre de prolonger ce mouvement. Autre similitude avec le cas japonais, on peut considérer que le canal du crédit s’est affaibli en Allemagne. Ce phénomène n’est pas à relier directement à la dégradation de la situation financière des emprunteurs induite par le recul des prix immobiliers et la montée des taux d’intérêt réels comme au Japon. Toutefois, la dégradation de la situation financière des banques allemandes (liée notamment, comme dans l’économie nippone, à des difficultés structurelles telles que la remise en cause du modèle allemand de banque universelle du fait de la dérégulation et de la mise en place de la zone euro) a, sans doute, conduit comme dans l’archipel à un affaiblissement du canal large du crédit. Par ailleurs, le canal du crédit n’est pas atténué par l’impact de la crise immobilière comme au Japon. 35 - Voir, par exemple, Astier, F ., Robert, G., « L’Allemagne : vers un second Japon ? », Focus, janvier 2003, Société Générale, pp. 7-14. 36 - Le COE prévoit une croissance de 1,6 % en 2004 après 0 % en 2003. 39 Document de Travail N° 65 En dépit de ces similitudes, on ne peut pas pour l’instant rapprocher les politiques monétaires japonaise et européenne. Même si la politique monétaire européenne a pu sembler excessivement prudente et trop focalisée sur la nécessité d’éviter que l’inflation dépasse l’objectif de 2 %, on a pu noter ces derniers mois une évolution vers un peu plus de pragmatisme. Dans tous les cas, il est clair que la prudence excessive de la Banque du Japon dans l’inefficacité de la politique monétaire a menée dans les années 1990 est une leçon à méditer pour les banques centrales des grands pays industrialisés. On ne peut donc considérer que l’inefficacité de la politique monétaire japonaise dans les années 1990 ait été stricto sensu l’expression d’un problème de trappe à liquidité. Plus vraisemblablement, cette inefficacité doit être reliée à plusieurs éléments. En premier lieu, la prudence excessive, l’absence de pragmatisme et le refus d’expérimenter des solutions un peu imaginatives de la part de la Banque du Japon pour sortir d’une situation de déflation ont joué un grand rôle dans cette inefficacité. Parallèlement, l’affaiblissement du canal du crédit au sens large, du fait des difficultés financières des banques (affectées par le poids des créances douteuses) et de celles des entreprises emprunteuses (suite à la montée des taux d’intérêt réels et à la baisse de la valeur des garanties collatérales pour les prêts, liée au recul des prix à la consommation et des prix des actifs immobiliers) a également été un facteur explicatif important, tout particulièrement dans une économie de financement intermédié comme le Japon. Enfin, si la situation japonaise diffère sensiblement de celle des EtatsUnis, on peut établir un certain rapprochement entre ces deux pays, dans la mesure où, au Japon, depuis le début des années 1990, et aux Etats-Unis, durant la période 2001-2002, la dégradation de la situation financière de certains secteurs (les PME au Japon, les secteurs high tech aux Etats-Unis) ont limité leurs capacités d’obtenir des financements, ce qui a conduit à un affaiblissement du canal du crédit au sens large. Par ailleurs, plusieurs caractéristiques comme le très faible rythme de progression de l’activité et des prix, l’affaiblissement du canal du crédit au sens large lié notamment aux problèmes financiers des banques et le manque de flexibilité, jusqu’il y a peu de temps, de la politique de la BCE, rapprochent la situation du Japon de celle de l’Allemagne et doivent inciter à la vigilance dans ce domaine. 40 Document de Travail N° 65 Annexe – Faiblesse du multiplicateur monétaire en cas de trappe à liquidité 1 Supposons une économie à un bien. Krugman montre sur la base d’un modèle à encaisse préalable avec deux périodes. Durant chaque période, il y a trois étapes : a) les individus échangent de la liquidité contre des obligations ou font des dépôts dans les banques ; b) ils découvrent si ils préfèrent consommer durant cette période ; c) ceux qui veulent consommer retirent les liquidités nécessaires de leurs comptes bancaires ; La demande de liquidités est liée au fait que les agents sont incertains de leurs besoins en consommation. C’est seulement après s’être engagés dans des investissements illiquides qu’ils découvrent s’ils sont des consommateurs de type 1, c’est-à-dire qu’ils préfèrent consommer durant la période 1, ou des consommateurs de type 2, qui préfèrent consommer durant la période 2. Ce dilemme peut être réglé s’il existe une classe d’intermédiaires financiers qui permettent aux agents de retirer des fonds de la banque mais sont aussi capables de faire des investissements illiquides parce que le nombre de retraits précoces est prévisible. Aussi longtemps que le taux d’intérêt sera positif, les agents n’auront aucun intérêt à détenir des liquidités. Il préfèreront déposer assez d’argent dans leurs comptes bancaires pour couvrir leurs besoins en liquidité s’ils deviennent des consommateurs de type 1. Les banques de leur côté, devront détenir assez de liquidités pour faire face à ces retraits. Elles ne détiendront que le minimum requis et mettront le reste en obligations si le taux d’intérêt est positif. Donc au début de la période, l’agrégat monétaire composé de liquidités et de dépôts sera composé uniquement de dépôts, mais des dépôts qui sont un multiple de la base monétaire composée uniquement de réserves bancaires (les agents ne détenant pas de liquidités). Si le taux d’intérêt se rapproche de zéro, les consommateurs et les banques deviendront indifférents entre la possibilité de détenir la base monétaire ou des obligations. Les consommateurs seront également indifférents face à la possibilité de détenir soit ces deux actifs, soit des dépôts. Dans ce cas, sous l’hypothèse d’une augmentation de la base 1 – Ce modèle a été présenté dans l’article de Paul Krugman, op.cit.,1998, pp 156.158 41 Document de Travail N° 65 monétaire, plusieurs possibilités existent. Cette augmentation est absorbée par les consommateurs qui échangent leurs obligations ou leurs dépôts contre des liquidités dans leurs portefeuilles. Ou bien cette augmentation est absorbée par les banques, qui détiendront des réserves supplémentaires. Dans ces conditions, si l’on est dans une trappe à liquidité, une croissance de la base monétaire : - augmentera légèrement l’agrégat monétaire si les agents substituent les liquidités aux obligations ; - diminuera les dépôts si les agents substituent des liquidités aux dépôts ; - réduira les crédits si les banques augmentent leurs réserves. En conclusion, si une économie est dans une trappe à liquidité, l’incapacité des agrégats monétaires à accélérer est logique : la banque centrale ne peut pas obtenir cette accélération car la base monétaire est soit ajoutée aux réserves des banques, soit détenue par le public à la place des dépôts. 42 POINTS DE VENTE DES PUBLICATIONS DE LA CHAMBRE DE COMMERCE ET D’INDUSTRIE DE PARIS 1) VENTE DIRECTE SUR PLACE PARIS 1er ● Accueil Bourse (bourse de Commerce) 2 rue de Viarmes, 75040 PARIS cedex 01 - TØl.: 01.55.65.78.36 PARIS 8e Accueil information CCIP 27 avenue de Friedland, 75008 PARIS - TØl. 01.55.65.78.36 ● PARIS 17e ● WTC/CCIP Palais des CongrŁs - 2 place Maillot, 75853 PARIS Cedex 17 TØl. 01.40.68.14.25 HAUTS-DE-SEINE Chambre de Commerce et d’industrie de Paris - Hauts de Seine 6/8 rue des Trois Fontanot, 92023 NANTERRE Cedex - TØl. 01.46.17.26.26 ● Antenne d Antony 7 rue du marchØ, 92160 ANTO N Y -TØl. : 01.42.37.07.07 ● Antenne de Boulogne 39-41 rue de la SaussiŁre, 92100 BOULOGNE BILLANCOURT -TØl. : 01.46.04.66.44 ● SEINE-SAINT-DENIS Chambre de Commerce et d’industrie de Paris - Seine-Saint-Denis 191 avenue Paul Vaillant Couturier, 93000 BOBIGNY TØl. : 01.48.95.10.39 - Fax : 01.48.95.93.10 ● Antenne de Seine-Denis La Plaine 221 avenue du PrØsident Wilson, 93210 SAINT-DENIS LA PLAINE TØl : 01.49.46.21.00 - Fax : 01.49.46.21.10 ● VAL DE MARNE Chambre de Commerce et d’industrie de Paris - Val-de-Marne 8 place Salvador Allende, 94011 CRETEIL cedex - TØl. : 01.49.56.56.00 ● Antenne de Rungis 14 rue du SØminaire - BP 348 94153 RUNGIS cedex - TØl. : 01.46.87.45.32 ● 2) POUR LES REVUES DU CENTRE D’OBSERVATION ECONOMIQUE (COE) 27 avenue de Friedland, 75382 PARIS cedex 08 - TØl. : 01.55.65.70.77 Reproduction interdite CARACTERE 2 rue Monge BP 224 15000 AURILLAC COE - DT 05/03 Dépot légal : novembre 2003 Commission paritaire n° 838 ADEP - 29.01.75 ISSN - 0999-1174 ISBN - 2-85504-476-6 Prix 11,00 euros soit 72,16 Francs