HISTOIRE ET CONFLITS AU RWANDA :

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HISTOIRE ET CONFLITS AU RWANDA :
Institut de Recherche et de Dialogue pour la Paix
Institute of Research and Dialogue for Peace
Ikigo cy’Ubushakashatsi n’Ubusabane bigamije Amahoro
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HISTOIRE ET CONFLITS
AU RWANDA :
Document Synthèse
Février 2006
En partenariat avec
In partnership with
I. Contexte
D’une manière générale, les historiens divergent moins sur l’existence de faits déterminés que sur leurs
interprétations. L’écriture de l’histoire exige que l’on se préoccupe d’établir suffisamment les faits
historiques avant de les interpréter.
En ce qui concerne le Rwanda, il importe de reconnaître qu’en plus des questions historiques
controversées relatives à plusieurs domaines et qui constituent une partie infime de la réalité historique, il
existe des faits dont l’existence et l’interprétation sont communément admises. Et que dire de l’immense
éventail des réalités du passé qui sont plus ou moins passées sous silence pour diverses raisons ?
Dans la relation de l’histoire du Rwanda, mythes et réalité, certitudes et hypothèses ont été tellement mêlés
qu’ils ont souvent fini par être confondus. Aussi, le premier travail des historiens consistera-t-il à les
démêler. Beaucoup d’écrits font référence à l’histoire ou s’appuient sur elle, mais très peu d’entre eux se
soumettent aux méthodes de la critique historique.
En outre, la réalité historique est dynamique. C’est pourquoi il faut replacer les faits dans leur contexte du
temps, de l’espace et dans l’ensemble des conditions de leur réalisation. Ainsi l’histoire du Rwanda est une
partie intégrante de l’histoire de la région. Bien plus, elle fait partie intégrante de l’histoire coloniale et de
l’histoire universelle.
Certains aspects de l’histoire écrite à tel ou tel moment précis sont souvent soulignés en fonction de la
conjoncture présente aux dépens de certains autres. Ainsi lorsqu’on expose l’histoire du Rwanda des
derniers siècles, le politique est privilégié par rapport à l’économique, au culturel, au social et même au
religieux. Il ne faut pas solliciter l’histoire en faisant endosser par le passé lointain même mythique les
événements d’aujourd’hui.
La présente étude s’attache non seulement à identifier et à analyser les questions controversées de
l’histoire sociale et politique du Rwanda, mais aussi plusieurs autres questions jugées pertinentes et dont
l’explication apporte un éclairage nouveau qui peut contribuer à la construction d’une base solide pour une
paix durable dans le pays.
Plusieurs questions concernant notamment l’histoire politique et sociale font l’objet de controverse
marqué. Parmi les questions controversées qui ont fait l’objet de la recherche, une attention particulière
revient à trois questions principales compte tenu de leur importance dans l’histoire du Rwanda et surtout de
leur impact dans les conflits qui ont caractérisé les relations entre les différentes composantes de la société
rwandaise.
Il s’agit de 1) la théorie sur les migrations et le peuplement du Rwanda, 2) les évènements politiques
importants de la période 1950-1962, 3) la guerre de 1990-1994 et les interprétations y relatives.
La question du peuplement du Rwanda constitue un enjeu politique et idéologique d’une extrême
importance. Une profonde divergence de vue sur l’origine et la nature des trois groupes socio-identitaires
divise encore les spécialistes et la société rwandaise. Un ordre chronologique d’occupation du sol par les
trois groupes « ethniques » a servi de soubassement intellectuel à l’idéologie d’exclusion et de déni de la
pleine citoyenneté des Tutsi, ce qui, entre autres, a mené au génocide.
Concernant la période 1950-1962, la décennie qui commence en 1950 est particulièrement riche en
évènements qui se sont succédés à une grande vitesse et qui ont été marqués par l’éveil de conscience
des élites rwandaise (élites associées au pouvoir et contre-élites exclus) et des revendications
sociopolitiques de leur part. Cette période a été marquée par l’émergence des conflits à caractère ethnique
et accompagnés des violences surtout en 1959 jusqu’à l’accession du Rwanda à l’indépendance en 1962.
D’une façon particulière, les événements de 1959-1962 évoquent des souvenirs encore vivaces dans la
mémoire des Rwandais. Pour les uns, ce sont des moments qu’il faut évoquer avec fierté parce qu’ils ont
apporté « la libération des Hutu exploités depuis des siècles par les Tutsi », d’où le qualificatif de « révolution
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sociale de 1959 » qu’ils donnent à ces événements. Pour une autre partie de Rwandais, ces événements sont
synonymes de souffrances, d’injustices, d’errance et de mise en place d’une politique discriminatoire, raciste
et néo-coloniale et pour eux, il ne peut pas être question de révolution sociale. Ces appréciations radicalement
opposées marquent toujours les écrits scientifiques, les discours politiques et même les simples citoyens.
S’agissant de la guerre de 1990-1994, ce conflit a suscité une grande animosité au sein de la société
rwandaise ainsi que des prises de positions contradictoires. Guerre de libération pour le FPR et ses
sympathisants, guerre d’agression visant à la conquête du pouvoir par le FPR pour le régime en place à
Kigali et ses alliés.
Pour les uns, les Tutsi qui n’ont pas accepté la révolution sociale de 1959, voulaient réinstaurer au Rwanda
un régime féodo-monarchique et asservir de nouveau les Hutu. Pour les autres, il règne au Rwanda une
dictature raciste qui, de surcroît, oppose un prétexte démographique à un droit inaliénable d’une partie du
peuple rwandais de retour dans leur pays.
II. Méthodologie
Les activités de recherche suivent les orientations formulées par le Groupe national à l’issue de la phase
préliminaire.
Elles ont été réalisées suivant les étapes suivantes:
-
Recherche bibliographique ;
-
Identification et consultation des documents audio-visuels,
-
Recherche sur terrain à travers la consultation de la population dans les différentes régions du pays
(Focus groupes, groupes spécifiques, personnes spécifiques, clubs de dialogue)
-
Consultation de la diaspora rwandaise dans certains pays étrangers,
-
Entretiens avec des personnes ressources,
Au terme de ces étapes, les résultats ont été synthétisés et ont fait l’objet de différentes analyses par le
Groupe de travail, un groupe d’une trentaine de personnes spécialistes dans le domaine de l’histoire ou
ayant un intérêt particulier dans ce domaine, qui a accompagné tout le processus de la recherche.
III. Résultats
A. Les théories sur les migrations et le peuplement du Rwanda
Selon l’historiographie coloniale et post-coloniale, le peuplement du Rwanda s’est réalisé en trois phases
qui correspondent à trois vagues migratoires successives:
-
la première vague est constituée par les Batwa, chasseurs et potiers pygmoïdes : ils seraient les
premiers habitants ;
-
la seconde est formée par les Bahutu, agriculteurs « bantu » : ils se seraient implantés dans le
pays avant ou vers le début de notre ère, en provenance du Tchad et du Cameroun ;
-
la dernière est celle des Batutsi, «pasteurs ethiopides ou hamites » : ils seraient arrivés au
Rwanda entre le 13e et le 15 e siècle en provenance d’Egypte ou d’Ethiopie (Abyssinie) et ils
auraient conquis par la ruse ou par la force la majorité hutu ainsi que les Twa et les auraient depuis
lors asservis.
Au regard des résultats des recherches récentes, cette théorie du peuplement successif, enseignée et
intériorisée aussi bien par les Rwandais que par les étrangers, est simpliste :
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a)
La chronologie de la mise en place que nous lisons dans les manuels d’histoire du
Rwanda est dénuée de tout fondement scientifique (Voir Kanimba Misago). Les
documents archéologiques et anthropologiques prouvent la grande antiquité de la
présence humaine qu’il faut prendre en considération dans les reconstitutions historiques.
Il apparaît clair que sur le plan temporel, le processus de peuplement a commencé
vraisemblablement avant le premier millénaire avant Jésus christ.
b)
Il n’est pas logique de décontextualiser l’histoire de peuplement Rwanda du contexte
général de l’histoire ancienne de la région des Grands Lacs. Par sa position
géographique, la région a offert de très bonnes conditions de vie, de circulation et
d’établissement de groupes humains. Les fouilles effectuées sur les rives des lacs et des
rivières de la région ont mis au jour des occupations humaines continues depuis des
milliers d’années avant J.C. Cette présence humaine continue n’a pas été suffisamment
prise en considération par plusieurs auteurs. Les apports extérieurs ont été privilégiés et
l’intérêt a été focalisé sur les origines et les migrations des groupes ainsi que sur les
changements culturels en Afrique.
Pourtant, selon les résultats archéologiques obtenus jusqu’ici, l’Afrique est considérée comme le berceau
de l’Humanité.
c)
Moins visible mais appelée à marquer profondément l’évolution du pays, l’influence
culturelle de l’administration centrale a joué un rôle dans l’unification du pays : une même
conception du monde, une même langue, un sentiment d’appartenir à une même partie
sont le résultat d’un long processus qui, plus tard sous le régime colonialo-missionnaire
feront l’objet d’un plan minutieusement élaboré de transformation radicale. En effet, toute
une couche instruite rwandaise a adhéré à la réinterprétation ethnique voir raciale de
l’histoire du Rwanda. Ceci va constituer un piège à la base de discrimination et de
frustration qui auront leur importance par la suite. On note ici une extraordinaire
amalgame entre hypothèses, mythes et vérités historiques pour des fins politiques.
d)
Les recherches sur le plan linguistique ne donnent pas d’éclairage net sur l’origine des
différents groupes qui composent la société rwandaise. En revanche, on retrouve dans les
diverses langues de l’Afrique australe de nombreuses similitudes dans le vocabulaire que
contient le Kinyarwanda. Il n’en est pas de même pour les langues que l’on retrouve dans
les régions d’Afrique orientale et du nord, pourtant considérées une des origines des
mouvements migratoires des certaines composantes de la société rwandaise.
Les constats ci-dessus suggèrent les recommandations suivantes :
a)
la recherche
Une action de recherche fouillée sur la question de la formation et de l’évolution des trois composantes de
la société rwandaise articulée autour des données linguistiques, anthropologiques et archéologiques
faciliterait la compréhension sur le thème du peuplement du Rwanda. A cet effet, une équipe mixte
composée de chercheurs locaux, régionaux et internationaux serait plus adaptée pour éviter le piège de
décontextualisation de cette action de recherche. Cet effort pourrait significativement contribuer à la
consolidation identitaire et à l’ouverture au monde de notre société. Très peu d’études sérieuses de
critiques historiques objectives sont aujourd’hui disponibles sur cette question.
Un autre rôle important de cette équipe multidisciplinaire serait de constituer un « groupe d’alerte » pour
veiller que l’histoire ne soit pas instrumentalisée en dehors de sa dimension éthique.
b)
La conservation
Le manque d’information constaté est le reflet de l’absence d’une politique claire en matière de
conservation d’archives, monuments historiques et témoignages. L’enseignement adéquat en matière
d’histoire serait délétère sans cette politique. Les modalités de la mise en place de cette politique devrait
faire l’objet d’un débat et clarifierait entre autre :
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-
La stratégie d’accès à la documentation archivistique des pays étrangers qui se sont intéressés à
l’histoire du Rwanda (Belgique, Allemagne, Italie, Rome: Pères Blancs), etc.;
-
La démarche d’encourager à l’enregistrement (audio-visuel) des témoins vivants exceptionnels des
moments particuliers de l’histoire du Rwanda ;
-
Contribuer à la promotion de la création des centres de documentation sur le plan national et régional.
c)
la diffusion
Il a été mis en évidence que l’absence de forum de débat sur les questions d’histoire concernant le peuple
dans son ensemble a contribué aux interprétations fantaisistes dénuées de tout fondement scientifique et
éthique. A cet effet, la création des forums de débat continu et alimentés par les professionnels en la
matière, pourrait influencer la mentalité de la société sur des questions génératrices de conflit. Dans cette
optique un certain nombre d’initiatives peuvent être encouragées :
B.
-
Des émissions radiodiffusées sur le thème de migration et de la formation du Rwanda
peuvent être produites avec une rigueur professionnelle et interactive ;
-
Des documents spécifiques à ce thème tant audio-visuels qu’écrits peuvent être produits
selon les groupes cibles.
Les évènements politiques importants de la période de 1950-1962
Les événements 1950-1962 ont beaucoup marqué les Rwandais et leurs souvenirs sont encore vivaces
dans les mémoires collectives et individuelles. Il est par conséquent compréhensible que leur interprétation
soit encore sujette à beaucoup de controverses. Sur ce plan, la responsabilité est partagée entre divers
acteurs :
a) L’Administration Coloniale et l’Eglise Catholique
Il est difficile de séparer les responsabilités de l’Eglise à celles de l’administration coloniale. La prise de
décision par cette dernière était alimentée par l’action politique de l’église.
-
L’administration coloniale et de l’église portent une lourde responsabilité dans
l’anéantissement de l’administration traditionnelle et la déstructuration du dispositif
culturel.
-
La formation d’une élite monétique recrutée au sein du leadership tutsi a eu des effets
dévastateurs dans l’évolution des événements de cette période.
-
La marche vers l’indépendance n’émane pas de la volonté de la tutelle belge mais de la
pression interne, du contexte de décolonisation en Afrique et de la pression des NationsUnies. Cet état de chose a provoqué des résistances qui ont été à la base de la
conception des stratégies perverses parmi lesquelles l’instrumentalisation de l’ethnie.
-
Les théories racistes contenues dans les écrits des intellectuels ont influencé la
cristallisation du clivage ethnique.
-
La polarisation de prise position de l’élite tutsi et de l’élite hutu a été clairement appuyée
par l’administration coloniale et l’église. Cette polarisation a conduit aux violences de
1959.
b) Le leadership tutsi
-
L’élite tutsi n’a pas été capable de réguler et de répondre adéquatement aux
revendications du leadership hutu. La revendication de l’autonomie et de l’indépendance,
certes légitime, n’a pas été précédée par un débat de fonds avec le leadership hutu sur
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leurs revendications de manière à faire un front commun face au colonisateur. Les
quelques tentatives en cette direction sont probablement intervenues trop tard.
C.
-
Les réformes politiques, initiées par l’arrêté royal du 14 juillet 1952, ont donné lieu à une
petite ouverture politique en permettant une certaine représentativité dans les conseils
consultatifs créés au niveau des sous chefferies, des chefferies, des territoires et du pays.
Mais en définitive, les résultats n’ont fait que renforcer les pouvoirs des de l’élite tutsi déjà
privilégiée par le système, et exacerber les frustrations parmi ceux qui étaient exclus par
ce dernier, les élites hutu en particulier.
-
La suppression d’Ubuhake, le 1er avril 1954, une réforme à laquelle le roi Mutara III
Rudahigwa tenait beaucoup depuis 1948, eut un impact limité. Si elle a permis aux
contractants de se séparer en se partageant le bétail concerné par Ubukake, elle a laissé
intact tous les problèmes des ibikingi et de nombreux problèmes fonciers qui y étaient
associés.
Le leadership hutu
-
le leadership hutu a commis une erreur historique en prenant sur son compte la carte
ethnique dans une dynamique d’exclusion de l’autre dont elle se plaignait pourtant.
-
Les violences à caractère ethnique en 1959 n’étaient pas nécessaires aux changements.
Les premiers acteurs politiques hutus portent une lourde responsabilité dans l’implantation
d’une culture de violence et de l’impunité.
-
Le manque d’une culture politique sans ressort de la vengeance a manqué cruellement au
cours de cette période de changement politique. Ces changements vont se résumer en
ceci : Les gouvernants hutu remplacent les gouvernants tutsi, la république remplace la
monarchie et à l’exclusion des hutu de l’exercice du pouvoir politique succède l’exclusion
des tutsi et leur refus des droits civiques fondamentaux et même le droit à la vie.
Les constats ci-dessus suggèrent les recommandations suivantes :
-
La période des années 1950-1962 constitue un moment clé du point de vue des
changements politiques et joue un rôle dans l’évolution des conflits au Rwanda. Il serait
utile de partir des données mises en évidence au cours de ce processus de recherche
pour faire un document spécifique à cette période. A partir de ce document des modules
spécifiques destinés à l’enseignement pourrait être structurée en fonction des besoins de
l’éducation formelle et informelle.
-
Le débat concernant les événements clés de cette période oppose encore les élites
intellectuelles et influence encore l’inconscient collectif. La création des forums structurés
autour des questions cruciales de cette période pourrait alléger la dimension émotionnelle
qui accompagne ce débat.
-
Un travail organisé de collecte d’information, des documents, des enregistrements de
témoins pourrait contribuer à créer une base de donnée crédible pour des fins
pédagogiques et de recherche.
C. La guerre de 1990-1994
-
L’accès limité aux informations relatives à la guerre ne permet pas une analyse complète et objective
des évènements qui se sont déroulés au cours de cette période.
-
Cette guerre puise ses origines lointaines dans les événements clés qui ont eu lieu au cours de la
période des années 1960 notamment la cristallisation de la haine ethnique et de l’exclusion.
-
La création en 1987 du mouvement qui a enclenché la guerre (FPR) résulte d’un long processus qui
part du réveil politico-culturel des années 1970 et de l’échec d’intégration dans les pays d’accueil.
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-
L’échec des négociations concernant le retour des réfugiés avec la radicalisation du régime de Kigali a
été déterminant pour le changement du mouvement politique en un mouvement armé;
-
Survenue dans un contexte politique et socio-économique particulièrement tendu, la guerre de 19901994 a contribué à éveiller les tendances ethnistes chez certains intellectuels rwandais et les politiciens
au pouvoir en particulier et à diviser profondément la société rwandaise;
-
L’échec des négociations et l’avancée du FPR ont poussé le pouvoir de Kigali à sortir sa dernière carte
raciste au point d’organiser et d’exécuter le génocide des tutsi. Comme toute guerre, celle de 1990 à
1994 s’est accompagnée des crimes de guerre difficiles à documenter sans tomber dans le piège du
révisionnisme.
Les constats ci-dessus suggèrent les recommandations suivantes:
- Créer un centre de documentation spécialisé sur la guerre de 1990-1994 et des moments particuliers
connexes (questions des réfugiés rwandais, Accords d’Arusha, etc.) ;
-
Organiser la collecte et l’analyse des documents et des témoignages auprès des acteurs de cette
période ;
-
Créer un forum pour une clarification en rapport avec les crimes de guerre pour éviter les interprétations
diverses préjudiciables à la reconstruction de l’unité nationale.
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