Cluedo Photo

Transcription

Cluedo Photo
Cluedo
Pho to
«
Un
mix
de
la
sculpture
d’Anthony
Caro
et
des
énigmes
policières
d’Agatha
Christie.
»
C’est
par
ce
résumé
lapidaire
que
Mac
Adams
évoqua
l’un
de
ses
Mystery
:
manière
d’en
souligner
la
dimension
contrastée,
entre
abstraction
et
réalisme,
et
d’en
situer
la
violence
au
cœur
d’un
clash
esthétique
et
d’une
combinaison
inattendue.
Mais
comment
s’arrêter
à
ces
contradictions
détonantes
qui
affolent
l’ordre
des
choses
?
Impossible:
il
faut
aussitôt
leur
réassigner
une
place
dans
une
trame
logique
et
rassurante.
C’est
avec
ce
désir
impérieux
de
cohérence
que
joue
Mac
Adams,
le
déclenchant,
le
décevant
et
l’encourageant
tout
à
la
fois.
Ses
images
n’ébauchent
un
récit
que
pour
aussitôt
en
contester
l’univocité
et
laisser
la
voie
libre
à
tout
type
de
délire
interprétatif.
Qu'elles
jouent
par
ailleurs
d'un
effet
de
retard
ou
d'anticipation
par
rapport
à
leur
sujet,
la
violence,
leur
confèrent
en
outre
une
dimension
non-descriptive
ou
non-figurative
:
leur
intérêt
ne
s'épuise
pas
alors
dans
la
contemplation
de
la
scène
représentée.
Elles
prennent
tout
leur
sens
dans
la
juxtaposition
de
moments
distincts
…
non
contigus
sur
l'échelle
du
temps.
Certes
chaque
diptyque
de
la
série
des
Mysteries
s’ordonne
chronologiquement
:
la
scène
de
gauche
est
le
passé
de
la
scène
de
droite,
qui
est
aussi
bien
son
futur.
Mais
c'est
une
chronologie
lacunaire.
Le
temps
prend
en
creux
dans
ces
images
fixes
une
dimension
aussi
fragmentaire
que
l'espace.
Le
fragment
devient
une
des
clés
de
lecture
de
ces
photographies
qui
révèlent
le
refus
d'un
spectacle
total
aussi
bien
que
d'une
vérité
unanimement
décrétée.
Que
devient
le
récit
d'un
crime
fictif
s'il
n'est
pas
résolu
ou
s'il
n'a
pas
encore
eu
lieu
?
Que
devient
l'histoire
si
on
n'y
appose
pas
de
fin
mot
?
Mac
Adams
photographie
des
événements.
Deleuze
:
«
l'événement
est
toujours
ce
qui
vient
de
se
passer
et
ce
qui
va
se
passer,
mais
jamais
ce
qui
se
passe
»
ou
encore
«
l'événement,
c'est
que
jamais
personne
ne
meurt
mais
vient
toujours
de
mourir
et
va
toujours
mourir
»1.
Par
là
ses
photographies
évitent
le
gore,
qui
réside
dans
la
représentation
explicite
du
sang
et
des
mutilations.
Elles
ne
se
passent
pas
cependant
d'effets
de
dramatisation
qui
s'inscrivent
dans
les
lois
d'un
genre
classique
:
le
genre
noir.
1
Gilles
Deleuze,
Logique
du
Sens,
Editions
de
Minuit,
Paris,
1969,
p.
17.
On
ne
s'étonnera
pas
d'en
croiser
parfois
certains
archétypes
:
le
noir
et
blanc
renverrait
par
exemple
aux
films
noirs
hollywoodiens
des
années
40
et
quelques
clichés
complèteraient
le
tableau,
comme
les
arabesques
de
la
fumée
de
cigarette
exhalée
par
une
femme
(fatale),
un
ciel
lourd
de
nuages
obscurs
ou
un
terrain
vague
à
la
nuit
tombée
qui,
tous,
posent
le
décor
et
l'ambiance
traditionnels
du
genre
noir.
S'il
n'y
a
pas
là
de
références
spécifiques
à
tel
film
en
particulier,
se
crée
néanmoins
une
impression
de
déjàvu.
Un
déjà-vu
au
cinéma
qui
ancrerait
peut-être
d'emblée
ces
photographies
dans
le
registre
de
la
fiction
mais
les
font
participer
aussi
d'une
des
vertus
du
genre
noir,
qui,
de
Chandler
à
Bret
Easton
Ellis,
d'Howard
Hawks
aux
frères
Cohen,
s'est
imposé
comme
une
expression
majeure
des
peurs
ou
des
crises
collectives
dont
il
est
le
reflet
ou
le
commentaire.
Reste
que
Mac
Adams
ne
s'en
tient
pas
au
décorum
du
genre
noir.
Il
en
travaille
les
ressorts
et
les
mécanismes.
Ce
qui,
sans
qu’on
veuille
déflorer
le
suspens
de
ces
images,
aboutit
systématiquement
à
décevoir
l'attente
d'une
résolution
définitive
et
univoque
aux
questions
essentielles
:
qui
a
tué
?
comment
et
pourquoi
?
Polars
paradoxaux,
les
diptyques
de
Mac
Adams,
lancent
les
hypothèses
sur
le
déroulement
des
événements
sans
les
clore.
Le
photographe,
dans
le
refus
d’épuiser
son
dispositif
dans
une
solution
ultime,
incite
à
réfléchir
à
tout
travail
d'interprétation,
à
ses
plaisirs
et
à
ses
limites
afin
de
relativiser
l’autorité
d'un
sens
univoque
:
«
l’évidence
de
la
vérité,
quelque
soit
le
mode
de
dissimulation
utilisé,
demeure
avant
tout
subjective
donc
non
généralisable
:
elle
est
moins
un
fait
textuel
qu’une
virtualité
de
lecture,
à
laquelle
chacun
peut
ou
non
se
rallier
»,
explique
Pierre
Bayard
quand
il
commente
le
Roger
Ackroyd
d’Agatha
Christie 2.
En
vous
appuyant
sur
les
possibilités
offertes
par
les
combinaisons
des
deux
photographies
vous
aurez
trouvé
une
explication
plausible
à
la
mort
de
ce
jeune
homme
qui
étreignait
une
jeune
fille
dans
l’image
précédente,
alors
même
que
ce
que
démontre
cette
mécanique
c’est
la
puissance
d’invention
de
Mac
Adams,
directeur
de
la
mise
en
scène.
Autrement
dit,
vous
trouvez
une
solution
parmi
une
réserve
d’autres
hypothèses
qui
restent
valables
dès
lors
que
l’épisode
n’est
pas
achevé.
Et
de
fait
il
ne
le
sera
jamais.
Du
coup,
l’œuvre
finit
par
engendrer
un
modèle
de
polysémie,
où
chaque
élément,
indéfiniment
réversible,
devient
sujet
à
caution.
Chaque
Mystery
semble
alors
fabriquer
du
sens
aussi
bien
que
de
l’indécidable.
2
Pierre
Bayard,
Qui
a
tué
Roger
Ackroyd,
Editions
de
Minuit,
Paris,
1998,
p.
48.
S’il
y
a
bien
une
trame
en
pointillé,
des
indices
susceptibles
de
fonder
une
suspicion
légitime,
les
images
tendent
simultanément
un
ensemble
de
possibles
rendu
quasiment
illimité
parce
que
se
multiplient
les
dispositifs
de
dissimulation.
Double
mouvement
des
Mysteries
qui
surexposent
certains
détails
et
en
font
disparaître
d’autres.
Masquer,
éluder
et
mettre
en
évidence.
Affaire
de
cadrage
bien
sûr,
d’ellipse
narrative,
mais
aussi
d’invention
infernale
pour
rendre
le
lieu
du
crime
le
plus
louche
possible.
Entre
autres.
Toutes
les
ficelles
de
la
dramatisation
ne
se
tendant
véritablement
que
sous
l’impulsion
de
cette
machinerie
propre
au
diptyque
:
jeux
de
glissements
illimités
d’une
image
juxtaposée
à
l’autre,
chacune
à
son
tour
modifiant
le
regard
préalable
porté
sur
l’autre.
L’investigation
tient
entièrement
dans
ce
mouvement
de
va-et-vient
à
la
surface
des
images
au
risque
de
céder
à
la
jubilation
d’un
«
renversement
du
futur
et
du
passé,
de
l’actif
et
du
passé,
de
la
cause
et
de
l’effet
»3.
Glissements
illimités
mais
binaires
:
la
surface
d’investigation
est
circonscrite
à
deux
images
(rarement
trois)
parce
qu’étoffer
la
trame
entraînerait
peut-être
un
sens
excessivement
déterminé.
C’est
une
des
raisons
pour
lesquelles
Mac
Adams
ne
se
risque
pas
au
film
où
«
l’interprétation
de
chaque
image
est
déterminée
par
la
succession
de
toutes
les
précédentes
».
Il
n’empêche
:
s’il
se
fait
discret,
et
s’il
est
dépassé,
le
côté
impératif
du
sens
des
Mysteries
existe
bel
et
bien.
Comme
l’écrivait
encore
Benjamin
à
propos
des
photographies
d’Atget
:
«
Elles
ne
se
prêtent
plus
à
un
regard
détaché.
Elles
inquiètent
celui
qui
les
contemple
:
il
sent
que
pour
les
pénétrer,
il
lui
faut
certains
chemins
»4.
Il
faut
par
exemple
constater
la
persistance,
dans
les
diptyques,
de
tels
éléments
qui
par
là
accède
au
statut
de
signe,
et,
succomber
(un
peu
vite)
à
cette
adage:
si
le
photographe
les
répète
c’est
qu’il
veut
signifier
quelque
chose
à
travers
eux.
Dans
certains
cas,
la
répétition
permet
l’identification
d’un
personnage,
dont
on
ne
perçoit
qu’une
partie
(une
montre,
un
tatouage,
une
mèche
de
cheveux…).
Mais
cette
réduction
même
du
corps
à
un
fragment
alimente
le
doute,
témoignant
d’un
changement
d’état
ou
de
statut
:
d’un
être
quelconque,
untel
devient
victime
ou
meurtrier
désigné.
Dérision
du
polar
:
«
tous
les
événements
importants
sont
tributaires
d’un
objet
prosaïque,
humble,
familier
(…).
C’est
l’indice
le
plus
discret
qui
finalement
ouvre
le
mystère
»5.
3
Gilles
Deleuze,
op.cit.
Walter
Benjamin,
Paris,
L’œuvre
d’art
à
l’époque
de
sa
reproduction
mécanisée,
in
Écrits
français,
Gallimard,
Paris,
1991,
p.
150.
5
Roland
Barthes,
Structure
du
fait
divers,
in
Essais
critiques,
Points-Seuil,
Paris,
1964,
p.199.
4
De
quoi
instiller
«
ce
sentiment
panique
que
les
signes
sont
partout,
que
tout
peut
être
signe
»6.
Logique
qui
ne
manque
pas
du
coup
d’affoler
le
regard
revenu
sur
la
première
image
:
rétrospectivement,
après
constat
du
drame
(ou
de
sa
réelle
imminence),
on
sonde
d’un
regard
neuf,
affolé,
la
scène
anodine
:
monde
idéal
de
la
paranoïa,
comme
dans
ce
roman
de
Philip
K.
Dick
où
un
groupe
traverse
les
mondes
imaginaires
fantasmés
par
chacun
de
ses
membres7.
Les
délires
paranoïaques
d’un
des
personnages
les
contraint,
pour
leur
survie,
à
se
méfier
du
grille-pain
qui
se
met
seul
en
route,
des
conserves
qui
dégringolent
des
placards,
de
la
maison
qui
prend
la
consistance
d’un
organisme
glouton.
À
la
recherche
des
soubassements
de
l’événement
photographié,
le
spectateur
de
Mac
Adams
est
amené
à
coup
sûr
à
osciller
entre
le
rationnel
et
la
spéculation
fantaisiste
nourrie
de
ce
genre
d’affolement
paranoïaque
que
fait
délirer
la
«
fausse
innocence
des
objets
»,
selon
la
formule
de
Barthes.
Mais
à
multiplier
les
indices
potentiels,
sans
les
valider
par
un
ultime
éclaircissement,
Mac
Adams
résilie
de
fait
le
statut
de
preuves
des
objets.
Il
leur
confère
à
la
place,
par
le
biais
de
leur
dissémination
dans
l’espace
photographié,
«
une
aura
de
criminalité
»8.
Il
n’opte
pas
pour
un
fétichisme
de
la
preuve.
Il
décline
plutôt,
dans
ses
images,
une
manière
de
semer
les
germes
d’un
drame,
comme
si
une
cigarette,
un
collier,
un
flacon
de
parfum,
une
poupée
étaient
chargés
d’un
potentiel
macabre,
comme
si
les
lieux
mêmes
dans
lesquels
sont
prises
les
photos,
les
bars,
les
voitures,
les
parcs,
étaient
infestés
des
relents
d’un
drame
latent
qui
aurait
pénétré
toute
une
ville
au
point
de
la
transformer
en
une
scène
de
crime
généralisée.
L’espace
est
sous
contrôle
du
photographe
qui
en
distord
par
exemple
les
perspectives
par
le
jeu
des
reflets
:
miroirs
brisés,
transparence
des
vitres
varient
ainsi
le
point
de
vue
au
sein
d’une
seule
photographie.
Menant
à
bout
le
morcellement,
un
des
diptyque
(The
Sofa)
rompt
l’unité
d’un
corps
en
le
répartissant
sur
les
deux
photographies.
À
l’image
des
corps
et
de
l’espace,
l’information
offerte
est
discontinue,
Mac
Adams
renonçant
clairement
à
rendre
exhaustif
le
récit
comme
la
représentation
du
crime.
6
ibid.
Philip
K.
Dick,
L’œil
dans
le
ciel,
10/18,
Paris,
1957.
8
cf
Anthony
Vilder,
The
Exhaustion
of
Space
at
the
Scene
of
the
Crime,
in
Scene
of
the
Crime,
UCLA/Hammer,
Los
Angeles,
1997.
7
Délires
de
l’interprétation,
difficulté
à
trouver
un
sens,
c’est
le
manque
(de
solutions,
du
moment
clé)
qui
est
au
cœur
des
photographies
mais
paradoxalement
aussi
l’excès
(d’indices).
Paradoxe
jubilatoire
qui
ruine
en
partie
les
ressorts
de
la
fiction.
L’événement
échappe
à
sa
narration
attendue.
Alors
que
traditionnellement,
l’artiste
était
celui
qui,
fort
de
sa
présence
en
arrière-plan
arrêtait
des
solutions
en
maître
du
jeu,
Mac
Adams
laisse
l’énigme
suspendue
dans
un
non-sens
paniquant,
qui
croît
à
mesure
que
se
multiplient
les
images
(comme
dans
One
Hundred
Eyes)
et
nos
certitudes.
Judicaël
Lavrador
Publié
dans
le
catalogue
Mac
Adams,
Crimes
of
Perception,
Editions
du
Regard,
Paris,
2002.