Le Vietnam et le monde extérieur

Transcription

Le Vietnam et le monde extérieur
Le Vietnam et le monde extérieur:
Le cas des conseillers vietnamiens au Laos
(1948-1962)∗
Christopher E. Goscha1
Source : Communisme, no. 80/81/82, (2004/2005), pp. 161-192.
Et la guerre révolutionnaire populaire a ceci de vraiment paradoxal qu’elle est menée par des
Vietnamiens contre des Français au nom de l’indépendance du peuple cambodgien. La guerre
révolutionnaire populaire est [là] l’œuvre d’une armée étrangère combattant une autre armée
étrangère, cette dernière contestant à la première le droit d’apporter le Bonheur au pays en question.
— Officier des services de renseignement français, vers 19502.
J’ai toujours été fasciné de constater à quel point les « colonialistes » français et les
« internationalistes » vietnamiens ont eu – et pour certains, ont toujours – foi en l’Indochine.
Alors que les uns comme les autres justifient leur cause par des raisons diamétralement
opposées, chacun se voit porteur d’un avenir supérieur et radieux pour les trois États-nations
actuels qui faisaient partie de l’Indochine française : le Laos, le Cambodge et le Vietnam. Si
de son côté la Troisième République comptait sur sa fameuse « mission civilisatrice » et les
notions occidentales de progrès et de modernité supérieurs pour justifier son droit et son
devoir de coloniser l’Indochine à la fin du dix-neuvième siècle, les Vietnamiens communistes,
de leur côté, prônaient l’internationalisme et la supériorité du communisme pour défendre leur
« responsabilité internationale » (nhiem vu quoc te) et leur devoir de s’occuper du sort du
Laos et du Cambodge. Là est le paradoxe noté par l’officier français cité précédemment.
Alors qu’ils avaient été des ennemis pendant la guerre franco-vietnamienne (1945-1954),
Français et Vietnamiens étaient tous deux persuadés qu’ils faisaient une action juste en
apportant le « Bonheur » et un ordre supérieur aux Cambodgiens et aux Laotiens. D’ailleurs,
les deux protagonistes continuèrent à fonctionner suivant un modèle indochinois
internationaliste et colonialiste, en dépit du fait que de nouveaux États-nations cambodgien et
laotien étaient en plein émergence quand les Français démarrèrent leur décolonisation. Ni les
∗
Cet article a été traduit de l’anglais par Geraldine Vaughan.
. Maître de conférences à l’Université de Lyon II et chercheur à l’Institut d’Asie Orientale (Lyon). Je tiens à remercier David
Marr, Grant Evans, Li Tana, Vathana Pholsena et Merle Pribbenow pour leur commentaires éclairants et leurs suggestions.
Cet article est tiré d’un exposé lu à la troisième conférence de l’ICAS à Singapour en août 2003. Cet article n’aurait pu être
rédigé sans l’aide aimable et le soutien financier d’Anthony Reid et de l’Asian Research Institute.
2
. Cité dans : CFTC, EM/3B, no. 2371/3, « Synthèse d’exploitation », signé Gachet, p. 1, boite 10H5585, Service Historique
de l’Armée de Terre [SHAT].
1
Français ni les Vietnamiens ne se percevaient comme des étrangers en Indochine occidentale.
Seuls les accords de Genève de 1954 vinrent quelque peu changer la donne.
Il n’est pas facile d’écrire de manière critique sur ces questions. D’une part de telles
comparaisons amènent à remettre en question les fondements des justifications idéologiques
des actions françaises et vietnamiennes en Indochine, et d’autre part les trois guerres qui se
sont produites en différents endroits de l’Indochine (1945-1979) ont rendu ce sujet
particulièrement explosif – même dans les milieux universitaires. Cela est particulièrement
perceptible lorsque l’on tente d’écrire au sujet de la politique vietnamienne communiste en
Indochine. Le renversement opéré par les Vietnamiens du gouvernement des Khmers Rouges
au début de l’année 1979 et leur occupation du pays pendant près d’une décennie furent des
sujets de discorde et l’objet de discussions animées pour les protagonistes asiatiques et les
écrivains occidentaux de tous bords politiques. Parmi ces derniers, nombreux étaient ceux qui
avaient pris position pour ou contre la République Démocratique du Vietnam (RDV) pendant
les premières guerres indochinoises. Aux yeux de certains, les communistes vietnamiens
n’étaient autres que des impérialistes « rouges » renouant avec les tentatives datant du début
du dix-neuvième siècle : celles d’annexer le Laos et Cambodge ou bien de créer une nouvelle
fédération coloniale là où celle créée par la France avait disparu. Pour d’autres, l’intervention
vietnamienne au Cambodge était justifiée pour des raisons de sécurité et de droit : les grandes
puissances avaient à nouveau placé le pays dans une situation inextricable.
Les changements qui se sont produits depuis 1989 à l’intérieur et à l’extérieur de cette
région ont heureusement
créé un climat plus favorable, permettant le réexamen de la
politique vietnamienne communiste en Indochine. L’URSS, la plus grande alliée du Vietnam,
et avec elle la Guerre Froide, ont disparu. Le problème cambodgien a été résolu. Les troupes
vietnamiennes se sont retirées, et Hanoi n’est plus isolée dans le Sud-est asiatique : le
Vietnam est membre de l’ASEAN3. Et à présent même la Chine et le Vietnam communistes
sont sur la voie du succès. Il est devenu possible d’étudier plus en détails et d’une façon
nouvelle le rôle du Vietnam grâce à l’ouverture de nouvelles nombreuses archives
communistes portant sur les activités vietnamiennes au Laos et au Cambodge pendant les
guerres d’Indochine. Cet article se propose donc d’exploiter cette nouvelle conjoncture et
l’ouverture de ces archives pour réévaluer les relations d’Hanoi avec son partenaire
indochinois, le Laos, sur lequel peu d’études ont porté. Cependant, il ne sera pas question ici
de soutenir ou de dénoncer la « relation spéciale » (quan he dac biet) avérée entre Hanoi et
3
. Association of South East Asian Nations (Association des Pays du sud-est Asiatique)
cette petite nation continentale; je voudrais plutôt analyser les facteurs de longue date
idéologiques, culturels et stratégiques qui expliquent la vision communiste vietnamienne du
monde extérieur – et ce que cela nous apprend sur les Vietnamiens eux-mêmes. Mon point de
départ sera l’envoi de milliers de conseillers, spécialistes et soldats vietnamiens au Laos :
j’examinerai quelles furent les raisons de cet envoi et le travail accompli par ces hommes.
Cette étude commencera donc par une présentation historique générale afin de pouvoir
identifier ensuite les ruptures et les continuités dans l’histoire vietnamienne de la période
après 1945. Dans un second temps, j’examinerai comment la propagande communiste
vietnamienne au Laos en temps de guerre, entre 1945 et 1954, entraîna un changement dans la
perception vietnamienne du monde extérieur. Ce changement de vision faisait écho à des
pulsions civilisatrices anciennes. Dans un dernier temps, nous concentrerons notre attention
sur les questions de sécurité et la manière dont celles-ci amenèrent les Vietnamiens à jouer un
rôle remarquable au Laos jusqu’à la signature des Accords de Genève sur le Laos en 1962.
Alors que l’intérêt national et la sécurité d’État jouèrent certainement un rôle central dans la
vision vietnamienne et l’engagement de ce pays au Laos – ce que j’essairai de démontrer –, il
faut également montrer que le Vietnam se voyait à la tête d’une plus large et moderne
civilisation révolutionnaire dans le sud-est asiatique. De nombreux communistes vietnamiens
avaient foi en leur mission révolutionnaire au Laos et au Cambodge.
Le Vietnam et le monde extérieur4
Il est utile d’examiner les racines historiques de cet élan missionnaire de la politique
étrangère du Vietnam communiste. Alexander Woodside, dans son analyse de la vision du
« monde extérieur au Vietnam » de l’État Nguyen au début du dix-neuvième siècle, a montré
à quel point les emprunts vietnamiens fait à la vision du monde, au langage et aux prétentions
culturelles confucéennes chinoises et leur application agirent de manière complexe dans un
État vietnamien de taille bien plus réduite et situé parmi des États du Sud-est asiatique de
taille similaire. L’auteur expose de quelle manière l’imitation vietnamienne du modèle
politique chinois confucéen pouvait mener à des résultats très différents. Ce fut
particulièrement vrai dans le cas des dirigeants de Hue, qui, convaincus de la supériorité du
modèle de politique et de civilisation confucéens, l’appliquèrent aux États bouddhistes
théravada au Cambodge, en Birmanie, en Thaïlande et au Laos. De telles prétentions
4
. L’expression est celle d’Alexander Woodside. Voir Alexander Woodside, Vietnam and the Chinese Model, Cambridge
Mass., Harvard University Press, 1988 (réédition), p. 235.
pouvaient conduire à transformer la réalité en une fiction, et ceci à un niveau officiel, révélant
par là la manière dont se percevaient eux-mêmes les dirigeants vietnamiens et le rôle qu’ils
pensaient jouer à une échelle mondiale. Comme l’explique Alexander Woodside :
Cependant, à partir de ce moment, le modèle chinois tel qu’il était appliqué par les Vietnamiens,
menaçait d’échapper à tout contrôle. La Chine était un empire universel, et dont le système tributaire
ne faisait que refléter, avec une lourde exagération, la pleine réalité de la domination économique et
culturelle et de la fascination exercées par la Chine en Asie de l’est et du sud-est. Le Vietnam, quant à
lui, ne ressemblait en rien à un empire universel. Il était en réalité simplement un pays parmi les
différents pays en concurrence dans le réel – cependant mal défini – environnement politique pluriroyal du continent sud-est asiatique. Le fait qu’en réalité les cours birmanes et siamoises étaient
l’égales de la cour de Hue dans les années 1800 produisit des tensions au sein du Vietnam, que Pékin
n’avait jamais connues, entre les formes cérémoniales hiérarchiques de la diplomatie sinovietnamienne et la réalité des exigences diplomatiques en Asie du Sud-est5.
Une des conséquences intéressantes de l’application vietnamienne du modèle politicoculturel confucéen eut pour objet de renforcer à un haut degré l’entreprise vietnamienne de
civilisation des « barbares » rencontrés sur les marges ouest du pays. Un bon exemple de ceci
est celui de l’occupation par les Nguyen du Cambodge pendant la première moitié du dixneuvième siècle. En 1834, les Vietnamiens transformèrent le Cambodge en une « seigneurie
de l’ouest pacifié » (Tran Tay Thanh), en y appliquant le système tributaire chinois et en y
implantant des préfectures et une bureaucratie de tradition sino-vietnamienne. Cette « mission
civilisatrice » vietnamienne inspirée du modèle sino-confucéen conduisit les missionnaires
vietnamiens à mener des politiques plus agressives dans un monde politiquement et
culturellement très différent du leur, celui du Cambodge où dominait le bouddhisme
théravada. A la fin des années 1830, les fonctionnaires vietnamiens essayèrent de transformer
le langage et l’aspect vestimentaire cambodgiens, de même que la philosophie et
l’organisation politiques du pays, en allant jusqu’à vouloir changer la religion. En tentant
d’effectuer ces transformations, les dirigeants Nguyen se voyaient à la tête d’un monde
supérieur aux traditions culturelles sino-confucéennes. « En ce sens », comme l’explique
Woodside, les Nguyen « percevaient leur mission sur terre comme formant une continuité de
l’impérialisme culturel chinois exercé sur les steppes d’Asie Centrale jusqu’aux terres
sauvages du Kwangsi. Les Nguyen eux-mêmes avaient étendu ce processus au sud du Golfe
du Siam et à présent au Cambodge ». Ceci constituait à la fois une forme de prosélytisme
culturel et une auto-légitimation, tendant à prouver que la cour de Hue était, elle aussi, un
« empire du milieu6. »
5
. A.Woodside, Vietnam and the Chinese Model, op. cit., p. 235.
. Ibid., pp. 253-254.
6
La vision du monde et la perception du rôle international à jouer vietnamiennes furent
directement influencées par la colonisation française du Vietnam. Les Français, à partir de
1887, se gardèrent d’enfermer les Vietnamiens dans une dimension coloniale intemporelle :
plutôt, ils fédérèrent les colonisés vietnamiens, laotiens et khmers en un État colonial sans
précédent surnommé l’ « Union Indochinoise » (après la Première Guerre mondiale, on
l’appela plus souvent l’ « Indochine française »). L’État colonial indochinois pris le pas sur
les monarchies nguyen, khmer et laotienne. Ces monarchies furent privées de la direction des
affaires étrangères, confisquée par les Français. Comme j’ai pu le démontrer dans un autre
article, de nombreuses élites vietnamiennes crurent aux promesses françaises d’association et
de modernisation coloniale. Certains des nationalistes coloniaux proéminents, tels que
Nguyen Van Vinh, Bui Quang Chieu, et Nguyen Phan Long purent repenser l’avenir politique
du Vietnam à partir du modèle indochinois français. À partir de 1930, quelques Vietnamiens
commencèrent à évoquer une fédération indochinoise, qui admettrait en son sein les
nationalismes régionaux. La maîtrise de la modernisation coloniale, leurs rapports privilégiés
avec la France et leur place prépondérante au sein de l’alliance indochinoise (ils étaient
présents dans les villes, l’administration, les mines et les plantations de l’ouest indochinois) –
tous ces arguments furent utilisés par les Vietnamiens pour justifier leur place de dirigeant au
sein d’une telle fédération indochinoise. Ceci faisait écho à la vision de soi du Vietnam et à la
perception vietnamienne des Laotiens et des Khmers pendant la période pré-coloniale.
Cependant, cette nouvelle vision vietnamo-indochinoise de l’avenir rencontra une farouche
oppositions chez les nationalistes naissants du Laos et du Cambodge. Dès les années 1930, les
principaux nationalistes laotiens et cambodgiens rejetèrent le modèle indochinois. Non
seulement il étaient irrités du rôle dirigeant que le Vietnam jouait dans l’État colonial et du
discours civilisateur des vietnamiens, mais de plus ils craignaient qu’une structure fédérale ne
conduisit à une légalisation de la domination vietnamienne. Les Laotiens et les Khmers
désiraient la création d’États-nations séparés, et non celle d’un État commun dont le Vietnam
ferait partie. À la différence de leurs homologues vietnamiens colonisés, les élites laotiennes
et khmers rejetèrent l’idée de créer une fédération et une citoyenneté indochinoises7.
La période coloniale ne fut pas un temps inactif pour les anticolonialistes vietnamiens.
Ils développèrent de nouvelles visions du Vietnam et de son rôle international, qui vinrent
s’ajouter à des conceptions plus anciennes afin de créer quelque chose d’inédit. Pour ceux des
7
. Christopher E. Goscha, Vietnam or Indochina? Contesting Concepts of Space in Vietnamese Nationalism (1885-1954),
Copenhague, NIAS, 1995, partie I et Beyond the ‘Colonizer’ and the ‘Colonized’: Intra-Asian Debates and the Complexities of
Legal Identity in French Colonial Indochina, à paraître.
Vietnamiens qui continuaient à croire en un Vietnam indépendant, les plus radicaux d’entre
eux furent forcés de s’exiler en raison de leurs idées s’ils ne voulaient pas s’exposer à la
prison, à l’isolement, ou au pire. La répression efficace exercée par la Sûreté française finit
par reléguer cette imaginaire nation vietnamienne et ces quelques nationalistes dans les coins
les plus reculés du continent asiatique. Ces nationalistes trouvèrent refuge dans les États
voisins indépendants : la Thaïlande, le Japon et la Chine. La victoire militaire des Japonais sur
les Russes en 1905 marqua un tournant pour l’anticolonialisme en Asie. Les nationalistes
chinois, coréens, indiens et vietnamiens émigrèrent en masse vers ce pays, convaincus que ce
Japon indépendant de l’ère Meiji leur montrerait la voie de la construction d’un État-nation
moderne et d’un avenir asiatique délivré de toute domination occidentale. Phan Boi Chau, le
plus éminents des anticolonialistes vietnamiens de l’époque, commença à envoyer de jeunes
Vietnamiens au Japon dans le cadre de son mouvement « En direction de l’Est » (Dong Du),
afin qu’ils y apprissent la pensée moderne et la science militaire. Il est avéré à présent que le
soutien du Japon de l’ère Meiji à l’anticolonialisme asiatique fut en réalité une promesse en
l’air. Néanmoins, ces liens précoces avec le Japon furent importants car ils amenèrent
Chinois, Coréens et Vietnamiens à réfléchir ensemble, d’une manière plus large, au sens de la
colonisation occidentale, à la disparition de leurs États et aux moyens de renverser le pénible
cours des événements coloniaux. Ce fut une des toutes premières fois où ils échangèrent des
idées, des publications et où ils réfléchirent ensemble sur la menace commune que constituait
pour eux la domination européenne. Même si les intérêts nationalistes de chacun dominaient
les visions d’avenir et qu’il n’existait pas de coordination entre les actions anticoloniales en
Asie, il n’en demeurait pas moins que cette vision asiatique plus globale de la région, de son
passé et de son possible avenir marqua un tournant – certes léger mais crucial – dans la
conception asiatique de la région et du monde. Les Vietnamiens furent acteurs de ce tournant.
À ces réflexions vinrent s’ajouter l’avènement de la Révolution russe d’octobre 1917 et
l’émergence du communisme en tant qu’idéologie d’État en Union soviétique. Ceci eut un
très grand impact sur la pensée de nombreux nationalistes asiatiques anticolonialistes, et ceci
pour plusieurs raisons. Tout d’abord, un État indépendant appliquait les principes du
communisme. Ensuite, le communisme, fondé sur le credo marxiste-léniniste, offrait aux
peuples colonisés ou en voie de l’être une explication en apparence cohérente de la
domination coloniale occidentale en même temps qu’il permettait de sortir de l’impasse
darwiniste du joug colonialiste. Les thèses de Lénine sur le colonialisme exposaient la
manière dont l’expansion capitaliste de l’Europe avait entraîné la domination et l’exploitation
par les Européens de nombreux pays du monde. La lecture de Marx offrait une analyse
historique et économique qui promettait une éventuelle révolution mondiale, fondée sur la
lutte des classes, et exaltait l’internationalisme prolétarien comme identité moderne dépassant
les frontières nationales et raciales. Le communisme était « moderne ». De plus, le marxismeléninisme ouvrait une perspective internationale cherchant à intégrer la cause des
anticolonialistes asiatiques dans un mouvement plus large, mondial, basé à Moscou et qui se
disait l’héritier direct de la Révolution Française et l’ennemi de la domination capitaliste et
coloniale. Seul l’internationalisme, dans le désert colonial, offrait une lueur d’espoir à l’Asie,
et répondait à une demande forte en Chine, en Corée et au Vietnam après la Première Guerre
mondiale. Enfin, le communisme était un outil puissant d’organisation pour les nationalistes,
surtout lorsqu’il s’agissait de mener de longues guerres.
Moscou parut tenir promesse quand Lénine fonda en 1919 le Kominterm (l’Internationale
Communiste) afin de promouvoir et de soutenir les partis révolutionnaires à travers le monde.
Les conseillers communistes européens, déçus de l’échec du mouvement révolutionnaire dans
une Allemagne brisée par la guerre, arrivèrent tôt au sud de la Chine afin de construire les
communisme à « l’est ». Grâce au soutien appuyé du Kominterm, le parti communiste chinois
vit le jour à Shanghai en 1921, tandis que le « parti communiste vietnamien » fut fondé au
début de l’année 1930 dans un autre port méridional chinois, HongKong. Ho Chi Minh, le
père de ce parti nationaliste, fut en même temps parmi les premiers membres de ce plus large
mouvement internationaliste communiste. Ceci aurait un impact considérable sur la vision des
nationalistes communistes vietnamiens du Vietnam et de son rôle sur la scène internationale.
De plus, le fait d’être un internationaliste était une source importante de légitimité pour les
dirigeants communistes. Être accusé d’hérésie par Moscou était l’équivalent d’une
excommunication prononcée par le Vatican pour un missionnaire catholique. Ceci fut vite
compris par Ho Chi Minh et Mao Zedong, qui perçurent tous deux l’importance de
l’internationalisme comme source de légitimité pour les communismes nationalistes chinois et
vietnamiens. À la fin de l’année 1930, à la suite de critiques internes formulées au sujet des
tendances déviationnistes nationalistes de Ho Chi Minh, le parti vietnamien fut rebaptisé le
« parti communiste indochinois » – ceci pour se conformer aux ordres du Kominterm suivant
lesquels le nom des partis existant dans les colonies européennes devaient correspondre au
nom donné par les États coloniaux combattus. Ainsi, il fallait dire l’Indonésie et non Java,
l’Indochine et non le Vietnam. L’entité coloniale indochinoise dessinée par les Français en
1887 était ainsi sous la responsabilité internationaliste des communistes vietnamiens – leur
territoire ne se limitait pas à la vision étroite et nationaliste qui avait été celle des patriotes
vietnamiens jusqu’à présent.
Comme leurs homologues alliés aux Français à l’intérieur, les communistes vietnamiens se
retrouvèrent dans une situation très délicate dès le départ, parce que le modèle
internationaliste ordonné par le Kominterm, fondé sur le modèle français d’Indochine, ne
correspondait ni à l’État pré-colonial, ni au « Vietnam » imaginé depuis la fin du dixneuvième siècle par les nationalistes. Les communistes vietnamiens se retrouvèrent dans une
situation inédite, car leur mission internationaliste les obligeait à apporter le communisme à
l’ensemble de la péninsule indochinoise, et non pas au seul futur État-nation vietnamien. Par
ailleurs, si de nombreux nationalistes vietnamiens croyaient en l’internationalisme et en leur
mission auprès de l’Indochine, les Khmers et les Laotiens dans leur majorité ne partageaient
pas ces croyances jusqu’au milieu des années 1950. Les réseaux révolutionnaires khmers ou
laotiens opérant dans l’ouest de l’Indochine, avant la Seconde Guerre mondiale, étaient peu
ou prou inexistants : il en était de même pour des réseaux actifs entre Moscou, Paris et
Guangdong. Beaucoup de nationalistes précoces laotiens et khmers se tournèrent d’abord vers
des réseaux préexistants religieux actifs en Thaïlande, là où ils avaient étudié dans des
instituts d’enseignement supérieur bouddhiste. D’autres, comme Son Ngoc Thanh au
Cambodge, jouèrent un rôle clef dans des instituts bouddhistes créés par les Français dans le
but de mettre un terme à la menaçante attraction exercée par la Thaïlande du bouddhisme
théravada (pays dans lequel sous les auspices royales le bouddhisme était intégré à la
construction d’une identité nationale thaï). Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les
Vietnamiens furent quasiment les seuls à tenter de répandre l’idée révolutionnaire en
Indochine de l’ouest, et ils s’appuyèrent presque uniquement sur des émigrés vietnamiens
pour construire des bases le long du Mékong.
L’année 1945 fut cruciale : elle marqua le renversement par les Japonais de l’État colonial
d’Indochine française et la consécutive victoire des Alliés sur les Japonais permit aux
communistes vietnamiens nationalistes de s’emparer du pouvoir en août 1945. Le 2 septembre
1945, Ho Chi Minh déclara l’avènement de la République Démocratique du Vietnam (RDV).
À la fin de l’année 1946, les Vietnamiens entrèrent en guerre contre la France pour assurer la
survie de leur État-Nation – par refus de l’État néo-colonial que les Français comptaient
reconstruire. Le paradoxe, cependant, voulait que les communistes vietnamiens, s’ils étaient
prêts à s’engager dans une guerre pour sauver la RDV, étaient simultanément dans
l’obligation de réaliser le modèle internationaliste, c’est-à-dire de lancer une révolution
communiste dans toute l’Indochine : au Vietnam, au Laos et au Cambodge. Cependant, avec
le début d’une guerre totale au Vietnam à la fin de l’année 1946, la RDV fournit ses plus
vacillants efforts pour tenter de résister au corps expéditionnaire français. Au début de l’année
1948, quand les Vietnamiens décidèrent d’entrer dans la seconde phase d’un programme en
trois temps menant à une contre-offensive générale, le Parti Communiste Indochinois (PCI)
s’engagea dans une nouvelle action politique visant à lancer des bases révolutionnaires et des
opérations militaires au Laos et au Cambodge. Cette nouvelle politique avait pour objet de
renforcer le communisme dans toute l’Indochine, et de lancer des pourparlers pour une future
fédération communiste indochinoise. Au milieu de l’année 1948, le PCI ratifia la nouvelle
politique et le comité chargé de son application pour le Laos et le Cambodge, dirigé par Vo
Ngguyen Giap8.
Alors que des cadres et des soldats vietnamiens furent envoyés à l’ouest à partir de 1948,
ce fut par-dessus tout la victoire des communistes chinois en octobre 1949 et la
reconnaissance diplomatique par Mao Zedong de la RDV au début de l’année 1950 qui
conduisirent les communistes vietnamiens à se pencher sérieusement sur l’édification de
bases, de structures et sur la formation de cadres révolutionnaires au Laos et au Cambodge.
Les communistes vietnamiens, afin de gagner leur réintégration au mouvement
internationaliste et de blanchir le PCI soupçonné d’un nationalisme excessif par Moscou et
Pékin, furent obligés de montrer patte rouge. Ceci se produisit en 1951, lorsque le PCI sorti de
l’ombre et fut rebaptisé le Parti des Travailleurs Vietnamiens (PTV), officialisant par là ses
liens avec l’Internationale et l’obligeant à entériner une ligne politique communiste pour ne
pas perdre le soutien sino-soviétique à un moment critique. Un des passages obligés de cette
adhésion fut la réforme agraire. L’intensification du modèle internationaliste indochinois
constituait une autre des obligations du nouveau parti. Tandis que les Français amorçaient le
passage de la fédération indochinoise aux « États Associés d’Indochine », les communistes
vietnamiens donnèrent le change en 1950 en établissant des gouvernements de résistance
nationale au Laos et au Cambodge, dans le cadre d’une révolution englobant toute
l’Indochine. En 1951, les Vietnamiens lancèrent le Parti Populaire Révolutionnaire Khmer et
commencèrent à travailler à l’édification d’un parti laotien qui ne serait officialisé qu’en 1955
(voir ci-dessous). La réalité du pouvoir du PTV était au main d’un comité secret, le « Comité
des Affaires du Parti » (Ban Can Su). Les Vietnamiens, qui avaient découpé le Laos et le
Cambodge en fonction de critères politiques et militaires, créèrent un comité dans chaque
subdivision. Les Vietnamiens, qui agissaient par l’intermédiaire de ces comités des affaires du
Parti, furent les réels instigateurs de la création de partis révolutionnaires au Laos et au
8
. Cach-Mang Dan-Chu Moi Dong-Duong: Trich ban bao cao « Chung ta chien dau cho doc lap va dan chu » cua Truong
Chinh tai hoi nghi can bo lan thu 5 (8-16 thang 8 nam 1948), pp. 1-27, et surtout pp. 25-27. Pour une analyse militaire de la
question, voir : Christopher E. Goscha, « La guerre pour l’Indochine : Le Laos et le Cambodge dans l’offensive vietnamienne
(1950-1954) », Guerres mondiales et conflits contemporains, no. 210, 2003, pp. 29-58.
Cambodge. Au début de l’année 1950, le comité du Parti de l’Inter-Zone IV avait déjà
accompli le transfert de quelque 150 cadres au « Comité Central des Affaires du Parti du
Laos ». Ces cadres occupaient à présent les rôles de membres du comité provincial du Parti et
d’agents locaux. A la fin de l’année 1950, le nombre de soldats vietnamiens actifs au sein du
Laos atteignait le chiffre de 8000. En 1951, les cadres et les militaires au Laos formaient un
ensemble d’environ 12000 personnes : en 1952 ils comptaient 7809 personnes, puis 7632
personnes en 1953 et enfin 17600 en 1954. Pendant la campagne d’hiver et de printemps de
1953-1954, lancée pour soutenir la campagne de Dien Bien Phu, au total 10000 soldats
vietnamiens partirent combattre au Laos9.
La sécurité du Vietnam était un des facteurs de ce déploiement de troupes. Le Laos et le
Cambodge protégeaient de manière décisive la frontière ouest du Vietnam : par ailleurs, ces
deux pays joueraient un rôle déterminant dans un conflit qui se transformait en une guerre
classique, et dans lequel se produirait une contre-offensive générale. Ainsi la troisième et
dernière phase du plan politique et militaire vietnamien avait pour objectif de maintenir la
RDV et de reprendre l’Indochine aux mains des Français. Ayant ceci à l’esprit depuis 1950,
les plus éminents stratèges vietnamiens avaient commencé à travailler à la création d’un axe
nord-sud, allant de la frontière sino-vietnamienne jusqu’au Vietnam central occidental, en
passant par le centre et le sud du Laos et le nord-est du Cambodge. Cette « piste
indochinoise », ainsi qu’elle fut premièrement nommée, permettrait des envois réguliers de
troupes depuis le centre du Vietnam – des troupes qui auraient pour mission de libérer le sud
de l’Indochine, le Cambodge et avant tout le sud du Vietnam. Tandis que la Conférence de
Genève marquait la fin de la guerre franco-vietnamienne, sans que des affrontements sérieux
se fussent produits dans le sud du Vietnam ; cette « piste indochinoise », quant à elle, fut en
fait le précurseur la piste Ho Chi Minh, qui serait réactivée en 1959 au moment où les
Vietnamiens reprirent la lutte dans le sud du pays.
J’ai déjà étudié ces questions de manière détaillée pour la période allant de 1945 à 195410.
Ce qui est intéressant ici est le fait que les Vietnamiens croyaient en leur modèle indochinois
et en une révolution. La dissolution du PCI en 1951 ne signifia pas pour autant la fin de la foi
vietnamienne en un modèle internationaliste indochinois. Les intérêts de la sécurité nationale
ne firent que renforcer cette conviction. En 1950, les communistes vietnamiens ne cachaient
. Appendix 1: Tong hop nhung chi vien cua Viet Nam cho cach mang Lao (1945-1975), Ban khoa hoc, Tong cuc hau can
QDNDVN’, in Pham Sang, « Ho Chi Minh voi Cach Mang Giai Phong Dan Toc Lao », Hanoi, Mémoire de maîtrise, Vien
Nghien Cuu Chu Nghia Mac-Lenin va Tu Tuong Ho Chi Minh, pp. 164-167.
10
. Christopher E. Goscha, « Le contexte asiatique de la guerre franco-vietnamienne: réseaux, relations et économie »,
Doctorat de troisième cycle, EPHE, La Sorbonne, 2000, section indochinoise.
9
pas le fait qu’il se percevaient comme les meneurs indochinois d’une révolution mondiale
partant de l’Asie du sud-est. C’est ainsi que l’affirmait le Secrétaire général du PCI, Truong
Chinh, au début de l’année 195011. À l’image des Chinois, qui pensaient qu’il était de leur
« devoir internationaliste » de porter secours aux Coréens et aux Vietnamiens contre les
Français et les Américains, les Vietnamiens considéraient, eux, qu’ils se devaient d’apporter
le communisme au Laos et au Cambodge et de les aider à se « libérer » du colonialisme
français – cela faisait partie à leurs yeux d’une lutte communiste contre l’impérialisme à
l’échelle du monde. Comme le déclara Truong Chinh: « l’Indochine fait maintenant partie
intégrante d’une lutte pour la paix mondiale12. » À la lecture des rapports internes rédigés par
Truong Chinh, il est frappant de constater jusqu’à quel degré les Vietnamiens communistes
s’étaient engagés à poursuivre la lutte dans toute l’Indochine au nom de la grande civilisation
internationaliste. C’était là une source de légitimité considérable pour un parti qui avait été
isolé pendant de nombreuses années et qui avait été peu en contact avec le mouvement
communiste mondial13.
Grâce à de nouvelles archives et documents vietnamiens, il n’est plus guère possible de
remettre en question le rôle extraordinaire joué par les communistes vietnamiens dans
l’exportation du communisme en Indochine de l’ouest. Le Ban Can Su, composé en grande
majorité par des cadres vietnamiens, dirigeait les affaires révolutionnaires au Laos et au
Cambodge. Les cadres vietnamiens et les « volontaires » militaires (tinh nguyen) créèrent des
organisations d’État, assemblèrent les armées révolutionnaires khmers et laotiennes, et le plu
souvent, menèrent de facto les affaires du parti et de l’État dans ces deux théoriques Étatsnations révolutionnaires. Les Vietnamiens contribuèrent à la création de services de police, de
l’organisation fiscale et des structures économiques dans ces petits États fondés sur le modèle
communiste sino-vietnamien14. Ils accomplirent cela au nom d’une révolution mondiale de
laquelle ils faisaient à présent officiellement et légitimement partie. En se penchant sur le
passé, les communistes vietnamiens les plus éminents étaient convaincus d’accomplir une
chose juste, voire même un devoir, en offrant aux Laotiens et aux Khmers des idées, des
structures et des possibilités si modernes et révolutionnaires. Les communistes vietnamiens se
voyaient à la tête d’une civilisation révolutionnaire supérieure allant de Moscou au Sud-est
11
. Truong Chinh, Hoan thanh nhiem vu chuan bi chuyen manh sang tong phan cong: Bao cao doc o Hoi nghi toan quoc lan
thu III (21-1—3-2-1950), Sinh Hoat Noi Bo xuat ban, 1950, pp. 77-78.
12
. Ibid., p. 78.
13
. Christopher E. Goscha, « La survie diplomatique de la République démocratique du Vietnam : Le doute soviétique effacé
par la confiance chinoise (1945-1950) ? », Approches Asie, no. 18, 2003, pp. 19-52.
14
Pour plus de détails sur les discussions au Cambodge du modèle communiste vietnamien, voir: Steve Heder, Cambodian
Communism and the Vietnamese Model: Imitation and Independence, 1930-1975, Bangkok, White Lotus, à paraître.
asiatique par l’entremise de la Chine. Ceci influença fortement le regard vietnamien porté sur
le Cambodge et le Laos, la perception vietnamienne du rôle révolutionnaire à jouer dans l’exIndochine française et celle de la place du Vietnam en Asie du Sud-est et sur la scène
internationale – par là il est possible d’en apprendre beaucoup sur la manière dont les
Vietnamiens se percevaient eux-mêmes dans ces circonstances. Ils étaient à la fois de violents
nationalistes et des internationalistes convaincus, et ils étaient résolus à apporter au Laos et au
Cambodge la foi et la libération internationale du joug colonial, à l’image de ce que les
Soviétiques et les Chinois avaient fait avant eux. Ainsi, cette vision vietnamienne du monde
extérieur au vingtième siècle était faite d’héritages et de ruptures. Cependant, les
communistes vietnamiens, par leurs actions, durent reconnaître qu’ils jouèrent, eux aussi, un
rôle dans le réchauffement de la Guerre froide en Asie du sud-est au début des années 195015.
Les communistes vietnamiens furent des acteurs historiques à part entière.
Une mission: la Révolution. Les communistes vietnamiens au Laos après 1945
Des biographies vietnamiennes récemment parues sont extrêmement éclairantes sur les
motifs évangéliques du communisme vietnamien. En 1998, Nguyen Chinh Cau et Doan
Huyen, qui furent pendant de nombreuses années d’éminents conseillers politiques et
militaires au Laos, ont publié une histoire des volontaires et des conseillers vietnamiens
présents dans le sud du Laos et dans le nord-est du Cambodge pendant la résistance antifrançaise. Ces deux auteurs ont rassemblé de nombreux témoignages de conseillers
vietnamiens à propos de leur travail au Laos durant cette période16. Ces anciens cadres, fiers
de leur « responsabilité internationaliste » et de leur victoire au Laos en 1975, nous
fournissent des détails très intéressants sur leurs activités au Laos au niveau local et sur leurs
perceptions des Laotiens, des Khmers et des minorités ethniques. A travers ces récits, on
perçoit de manière très claire à quel point ces communistes avaient foi en leur mission au
Laos, en la justesse et en la légitimité de la cause qu’il défendait, et le devoir qu’ils avaient de
15
. Je n’ai cependant pas trouvé de preuves me permettant d’affirmer que les communistes vietnamiens voulaient étendre leur
action au-delà des frontières indochinoises. La seule chose qu’il est possible d'avancer ici est que les Vietnamiens, en
obéissant à leur mission internationaliste, concentrèrent leurs efforts sur la prise de l’Indochine entre 1950 et 1954. Les gestes
d’ouverture diplomatique de la RDV aux pays non-communistes d’Asie du Sud-est, et avant tout à la Thaïlande de Phibun
Songkram, jusqu’au début des années 1950 nous portent à croire que le PCI-PTV n’avait pas l’intention de poursuivre ces
efforts au delà des Dangreks et du Mékong. Il serait très instructif de savoir dans quels détails les services secrets américains
observaient et rapportaient les incursions vietnamiennes au Laos en 1953 et 1954 aux dirigeants américains haut placés. Bien
que je ne sois pas en mesure de le prouver, il me semble que les espions américains observaient de très près l’expansion
militaire vietnamienne au Laos à partir de 1953 – afin de mesurer les intentions réelles des communistes vietnamiens en Asie
du sud-est.
16
. Ban lien lac quan tinh nguyen Ha Lao – Dong Bac Cam-Pu-Chia, Quan tinh nguyen Viet nam tren chien truong Ha Lao
Dong Bac Cam-Pu-Chia (1948-1954), Hanoi, Nha Xuat Ban Quan Doi Nhan Dan, 1998, introduction pp. 13-78.
répandre le credo révolutionnaire. Ces témoignages nous livrent également de nouveaux
détails sur la manière dont les conseillers se mirent à construire des bases en dehors de l’Étatnation vietnamien, et à convertir des croyants dans le monde culturel et religieux du
bouddhisme théravada ou de l’animisme des hautes terres. Nous aimerions à présent examiner
brièvement ce sujet, parce qu’il est très révélateur de la perception vietnamienne du monde
extérieur et du rôle à y jouer.
Ces deux conseillers vietnamiens expliquent de quelle manière ils édifièrent des bases
révolutionnaires et comment ils convertirent la population du Laos inférieur à partir de 1950.
À l’image des missionnaires catholiques qui les avaient précédés, les conseillers vietnamiens,
afin d’être efficaces dans leur travail, durent apprendre les langues de l’Indochine de l’ouest,
c’est-à-dire surtout le laotien et le khmer mais également quelques dialectes des minorités
vivant sur les hautes terres. Les cadres militaires et politiques, avant de pouvoir être envoyés à
l’ouest, devaient suivre des cours intensifs d’apprentissage des langues et d’immersion
culturelle. Des centres spéciaux d’apprentissage des langues furent bâtis dans le centre du
Vietnam et au sud du Laos afin de former de manière intensive des cadres vietnamiens
envoyés ensuite à l’ouest de l’Indochine. Par ailleurs, s’ il existait des cours d’apprentissage
du vietnamien pour les Laotiens, les cadres communistes vietnamiens devaient apprendre les
langues du Laos et du Cambodge afin d’être en mesure d’expliquer la révolution et la guerre
en des termes qui, selon leurs espoirs, seraient intelligibles pour les Laotiens et les
Cambodgiens17. Nguyen Chinh Cau, un éminent commissaire du peuple élevé dans le nordest de la Thaïlande (membre d’une ethnie laotienne) publia l’un des premiers manuels
permettant un apprentissage rapide et efficace du Laotien, dont le titre était : Apprentissage du
Laotien (Hoc van chu Lao)18. Le PCI sollicita également les minorités vietnamiennes qui
vivaient au Laos et au nord-est de la Thaïlande. Ces derniers parlaient couramment le laotien
thaï et connaissaient bien les coutumes locales. Grâce à leurs savoirs linguistiques et culturels,
ils servirent de manière importante de guides et d’intermédiaires durant cette phase de
prosélytisme révolutionnaire en Indochine de l’ouest19. La langue et le pouvoir n’allaient pas
l’un sans l’autre pendant cette période révolutionnaire.
17
. Ibid., pp. 24-25. L’introduction est rédigée (pp. 13-78) par Doan Huyen et Nguyen Chinh Cau eux-mêmes.
. Ibid., p. 58. La « connaissance » du Vietnam communiste des langues, de l’ethnologie et de la culture des Laotiens, des
Cambodgiens et des minorités ethniques provient en grande partie des cadres qui travaillèrent pendant des années en
Indochine durant les guerres. Plusieurs de ces cadres poursuivirent ensuite une carrière universitaire et publièrent de
nombreux ouvrages ; il conseillèrent le gouvernement et l’armée sur ces deux pays. Ce lien entre « pouvoir et connaissance »
a eu une influence sur la représentation et la compréhension vietnamienne de l’Indochine de l’ouest dans les sciences
sociales.
19
. Ibid., pp. 33-35, 153.
18
Les communistes vietnamiens, à l’image des missionnaires qui les avaient précédé,
devaient s’appuyer sur des Laotiens ou des membres des minorités ethniques locales, qui leur
servaient d’intermédiaires. Le plus souvent, les habitants des villages laotiens fuyaient par
peur à l’approche de ces étrangers vietnamiens – ainsi, dès le départ la confiance réciproque et
les chances de conversion étaient sapées (et le moral de l’équipe vietnamienne miné)20. Les
cadres vietnamiens comprirent ainsi assez rapidement l’importance de recruter des
intermédiaires indigènes en lesquels ils plaçaient leur confiance. Ils veillaient pour cela à
embaucher des personnes en qui les villageois avaient confiance, c’est-à-dire surtout des chefs
locaux, des moines bouddhistes ou des chefs religieux des hautes terres. En gagnant la
confiance de ces leaders locaux, les cadres pouvaient ainsi entrer en contact avec les
villageois, qui, en échange, les autoriseraient à transférer des organisations du Front et à
commencer la mise en place des structures révolutionnaires. Les cadres vietnamiens,
lorsqu’ils arrivaient par exemple dans des villages des hautes terres du Laos méridional,
distribuaient des photos de Sithon Kommadam, dirigeant du Pathet Lao appartenant à une
ethnie minoritaire, allié aux Vietnamiens, et dont la famille avait une influence considérable
dans cette zone. Dans les régions dominées par l’ethnie laotienne, les Vietnamiens comptaient
sur l’appui d’un personnage royal, le Prince Souphanouvong (à défaut d’avoir rallié à leur
cause le Prince Phetsarath). Une femme cadre, Hoang Tih Phuong, fut envoyée dans le Laos
méridional en 1949 afin de rallier les femmes à la cause révolutionnaire. Elle fit du porte-àporte, en offrant des slogans et de la propagande, mais elle ne rencontra aucun succès. Elle
raconte, et cela vaut d’être noté, qu’un changement se produisit lorsqu’elle fit la connaissance
d’un moine local, qui lui offrit son aide. Ce moine lui expliqua que son message
révolutionnaire était incompréhensible sur la forme et sur le fond; ainsi, elle ne parviendrait
jamais à convertir le « peuple ». Grâce à l’expérience et à l’aide linguistique, religieuse et
socio-culturelle de ce moine, Hoang Thi Phuong fut en mesure de simplifier, de modifier et
d’adapter aux moeurs locales un message, qui était dès lors en mesure de correspondre aux
intérêts et aux besoins de potentiels fidèles. Elle nous apprend également que ce moine l’aida
à se faire un bon réseau, ce qui lui permit d’obtenir la confiance des femmes laotiennes
indigènes21. Sans de telles alliances sociales, l’évangile communiste indochinois serait resté
lettres mortes. On transforma les pagodes pour en faire des écoles révolutionnaires pour les
enfants ; elles servirent également de lieu pour enseigner le laotien aux villageois et pour
recruter de futurs cadres. En effet, l’enseignement du laotien aux villageois « allait de pair
20
. Ibid., p. 25.
. Ibid., pp. 239-241.
21
avec la formation de cadres » pour l’avenir. Les cadres vietnamiens suivirent des cours
spéciaux leur apprenant à enseigner le laotien et à former plus de professeurs qui seraient
envoyés dans les hautes terres pour y propager la révolution. L’apprentissage du laotien
formait un élément clef de l’enseignement, car nombreux étaient les habitants des hautes
terres qui ignoraient cette langue. Paradoxalement, quoique ce fut dans une perspective
internationaliste, les cadres vietnamiens jouèrent un rôle fondamental dans la diffusion d’une
langue laotienne nationale22.
Les cadres vietnamiens tentèrent de s’ « indigéniser » de mille manières afin de gagner
la confiance des masses. Nombre d’entre eux se laissèrent pousser les cheveux et firent brunir
leur peau afin de gagner le soutien des habitants des hautes terres pour la révolution. Ainsi
que l’exprimait un ancien cadre, tout cela faisait partie du processus qui voulait que les cadres
« ne fissent plus qu’un avec les masses » (quan chung hoa)23. Les cadres qui furent envoyés à
l’ouest et dans les hautes terres se devaient de vivre, si nécessaire, avec les villageois, de
participer aux travaux des champs, et même d’épouser des gens du village. Ceci était une
manière, tel que le raconte un autre ancien cadre, de montrer aux villageois qu’il « n’y avait
absolument rien à craindre ». Cela se produisait surtout lorsque les cadres faisaient leur travail
de propagande dans les hautes terres. Tran Xuan, un ancien missionnaire communiste,
expliquait que de nombreux cadres vietnamiens optaient pour des noms laotiens ou des noms
des hautes terres afin de paraître dignes de confiance et de montrer qu’ils étaient bien
intentionnés. Comme il l’exposait dans ses mémoires, c’était ce genre de liens qui avaient de
l’importance et qui les soudaient aux masses. Ils étaient souvent « adoptés » (con nuoi) par
des familles dirigeantes, qu’ils avaient repéré depuis le début en observant qu’elles étaient
« bonnes, respectées par les villageois », ainsi tout ceci serait « un atout dans l’entreprise de
gagner le soutien de la population ». Ils étaient semblables à des missionnaires religieux, et
cela se reflétait dans le vocabulaire qu’ils employaient. Ils avaient pour mission « d’éveiller »
(giac ngo) les villageois à ce qui devait conduire à une révolution24. On peut établir ici un
parallèle avec la diffusion du catholicisme : ces cadres montrèrent qu’ils étaient capables de
vivre pendant des années dans les contrées reculées du Laos et du Cambodge, travaillant avec
22
. Ibid., p. 39 et p. 44.
. Ibid., p. 253.
24
. Ibid., pp. 58, 136-137 et 76-78.
23
acharnement et souvent sans l’espoir d’obtenir un quelconque résultat – tout cela au service
de la foi internationaliste.
Afin de s’assurer le soutien des populations locales, les cadres vietnamiens actifs dans
l’ouest de l’Indochine avaient soin de souligner les aspects modernisateurs du communisme.
Les cadres apprirent aux populations indigènes à : purifier l’eau, cuire la viande, se procurer
du sel, se servir des outils agricoles modernes, coudre et développer l’artisanat local et même
à bâtir différemment les maisons. Les Vietnamiens lancèrent des campagnes d’alphabétisation
afin de diffuser les aspects bénéfiques de cette nouvelle civilisation révolutionnaire. Ils
apprirent aux populations des hautes terres l’importance de l’hygiène, la manière dont il fallait
se laver, comment il fallait s’occuper des animaux ; dans certains cas, ils les firent partir de
leurs demeures. Toutes ces actions, comme l’affirmait un ancien cadre : « amenèrent les
populations à se rendre compte à quel point le pouvoir révolutionnaire se préoccupait de leur
bien-être ». Les Vietnamiens reconnaissent aujourd’hui que leur objectif était d’apporter la
modernité à ces populations arriérées, de changer leurs mœurs et coutumes afin qu’ils en
adoptent d’autres, considérées comme supérieures aux yeux des Vietnamiens. Le discours sur
la modernisation fut un outil essentiel dans l’effort vietnamien de rendre confiants et de
convertir les Laotiens (et les Cambodgiens)25.
Ainsi les Vietnamiens promettaient la rédemption, une meilleure vie et la fin des
souffrances. Les cadres vietnamiens présentaient le communisme, ou plutôt l’anticolonialisme
révolutionnaire au Laos, comme l’instrument pouvant mettre fin à la pauvreté, au chaos et à
la guerre importée par les « agresseurs étrangers ». Les « colonialistes français » et les
« impérialistes américains » étaient la source de tous les maux. La propagande présentait ces
derniers comme des ennemis obligés, et les opérations militaires françaises étaient utilisées en
ce sens par les Vietnamiens. Ces derniers étaient présents, en tant que représentants d’un
mouvement révolutionnaire mondial, pour aider à mettre fin à ce triste cours des événements.
Il serait trop facile de dénoncer aujourd’hui ce discours comme étant un tour de passe-passe
révolutionnaire ; et ces élans et ces actions évangéliques sont clairement visibles dans les
récits des deux éminents cadres vietnamiens mentionnés ci-dessus et dans de nombreux autres
documents de l’époque. Ils avaient foi en leur propres paroles. Il ne s’agissait pas simplement
d’un impérialisme vietnamien « historique » déguisé en « rouge26. »
25
. Ibid., pp. 33, 43, 52, 57.
. Ce qui distinguait toutefois les communistes de leurs prédécesseurs (les missionnaires vietnamiens catholiques) fut que les
premiers essayèrent véritablement de convertir tous les non-Vietnamiens au sein de l’Indochine telle que la dessinait le
modèle internationaliste, tandis que les seconds s’adressèrent surtout aux populations vietnamiennes du Laos et du
Cambodge.
26
Tout ceci fut essentiel à la construction de structures révolutionnaires dans l’ouest de
l’Indochine en pleine guerre. Les Vietnamiens appliquaient les préceptes du modèle
révolutionnaire sino-vietnamien au Laos et au Cambodge, tout en ayant soin, dans la mesure
du possible de les adoucir par des ajustements, afin de les rendre acceptables aux mentalités et
aux exigences des populations locales. Grâce à ces efforts, les Vietnamiens, qui s’appuyaient
toujours sur des intermédiaires laotiens, Viet kieu ou membres des minorités ethniques, furent
en mesure d’établir des bases et de commencer à mettre en place une administration d’État
révolutionnaire dans les villages sous leur contrôle. Au milieu de l’année 1950, Khamtai
Siphandon et Xom Manovieng créèrent deux « districts » révolutionnaires dans le Sanamsa et
le Saysettha dans la province d’Attapeu. Ils établirent le Front d’Issarak puis à l’est des
organisations de parti et d’État sur le modèle des « comités du peuple » (Uy Ban nhan dan)
vietnamiens. Ces organisations étaient directement liées aux organisations politico-militaires
dans l’ Inter-Zone V de la RDV. Comme au Vietnam, la « propagande armée » était la
méthode privilégiée pour faire passer les villages sous contrôle communiste. Les cadres
vietnamiens appliquèrent cette méthode avec assiduité au Laos et au Cambodge. Le principe
résidait dans l’utilisation de la propagande (photographies, slogans, musique, théâtre, danse
etc.) afin d’attirer les villageois, et par là obtenir leur soutien et leur mobilisation en faveur de
la révolution. Dans ce cadre, les Français furent dénigrés : on isola sur le plan psychologique
et parfois même physique les villageois qui soutenaient ces derniers27. Un vietnamien
mesurait ainsi l’efficacité de la propagande armée au Cambodge en 1949 : « En bref, la
propagande armée ne peut se résumer simplement à l’organisation de meetings, de rencontres
ou encore la mise en scène de pièces de théâtre. La propagande armée doit fabriquer
l’endoctrinement et mettre en place et diriger des organisations [révolutionnaires]. [….] Il faut
d’abord comprendre la mentalité des populations afin de permettre à la propagande armée
d’atteindre les objectifs cités 28. »
La carrière de Nguyen Can offre un des meilleurs exemples de ce qu’était une vie de
révolutionnaire au Laos et au Cambodge. En 1950, après avoir suivi un cours intensif de
khmer à Quang Ngai, il fut enrôlé dans une Équipe Spéciale de Propagande Armée (Doan Vo
Trang Tuyen Truyen dac biet) et fut envoyé au sud du Laos pour être formé aux techniques de
27
. Ban lien lac quan tinh nguyen Ha Lao – Dong Bac Cam-Pu-Chia, Quan tinh nguyen Viet nam…, op. cit. , pp. 33, 43, 52 et
57. Quelquefois les Vietnamiens pouvaient choisir la méthode forte, mais le problème qui se posait dans ces cas-là était que
l’usage de la violence et surtout l’exécution de « traîtres » khmers ou laotiens faisaient le jeu des Français, et pire, détruisait
la confiance villageoise – confiance que les cadres vietnamiens devaient alors passer plusieurs années à regagner.
28
. « Rôle au Cambodge de la brigade de propagande armée et bilan des activités du groupe de propagande du Sud-Ouest,
exposés par le « Ren Luyen » no. 2, du 15 décembre 1949 », article en vietnamien reproduit et traduit dans SECAM, no. 95,
19 January 1952, dossier Organisation du Front du Cambodge, box 10H4121, SHAT. L’expression est soulignée dans la
traduction originale.
mobilisation des masses laotiennes. Il partit ensuite au nord-est du Cambodge avec soixante
autres cadres ayant pour objectif de développer les bases révolutionnaires et de préparer le
terrain pour la future contre-offensive générale. Au départ, les événements prirent une
mauvaise tournure. Plus de la moitié des interprètes Khmers quittèrent l’équipe, qui n’eut plus
dès lors que quelques intermédiaires khmers indispensables pour essayer de regagner la
confiance des villageois effrayés qui s’étaient enfuis à l’approche de l’équipe révolutionnaire.
Nguyen Can relate la manière dont il essaya de rassurer les villageois, en leur expliquant que
l’arrivée des cadres révolutionnaires ne pousseraient pas les Français à commettre violences et
représailles (ce qui était souvent le cas). Des Viet Kieu furent envoyés depuis la Thaïlande et
grâce à leur aide, l’équipe spéciale fut en mesure d’atteindre certains des objectifs fixés. Ils se
satisfirent du soutien des chefs locaux qui jouaient un « double jeu », celui de servir à la fois
l’appareil d’État pro-français et celui pro-cambodgien révolutionnaire. Un homme de
confiance, un cadre khmer appelé Si Da, leur fut d’une aide précieuse. Grâce à ce dernier, les
Vietnamiens parvinrent à s’attirer les bonnes grâces de plusieurs villages. Si Da parvint à
calmer les peurs que les Vietnamiens éveillaient, et il fut un acteur clef dans l’établissement
du Front d’Issarak à travers la création d’organisations de masses locales pour les jeunes, les
fermiers, les femmes, les bouddhistes, etc. Il se lia fortement avec les moines locaux, ces
intermédiaires précieux. Toutefois, Si Da n’était qu’un agent local des Vietnamiens : il
recevait ses ordres du puissant Comité des Affaires du Parti du nord-est Cambodgien, dirigé
par Vo Chi Cong et relié directement à l’Inter-Zone V du Vietnam central29.
Tandis que les événements prenaient une tournure très différente de celle que prédisait
la « théorie des dominos » américaine (ce qui fut une source de déception pour les cadres
vietnamiens qui se tuaient à la tâche dans des conditions très insalubres au Cambodge et au
Laos), les Vietnamiens avaient une vision révolutionnaire de l’Indochine qui dépassait les
simples préoccupations sécuritaires. Finalement, ce furent la conjoncture internationale
favorable avec la victoire des communistes chinois à la fin de l’année 1949 ainsi que la
construction du pouvoir militaire vietnamien qui assurèrent la fixation de bases au Laos et au
Cambodge. Ainsi, les Vietnamiens purent surveiller l’installation d’un front composé de
mouvements de résistance khmers et laotiens et d’instances gouvernementales dans ces zones.
La puissance militaire avait autant d’importance à leurs yeux que le prosélytisme
révolutionnaire. Ainsi, vers 1951, Vu Dien Nam, un des membres les plus éminents du
Comité des Affaires du Parti Cambodgien, déclarait : « Avec une conjoncture internationale
29
. Nguyen Can, Dong va Tay Truong Son, Hanoi, NXB Lao Dong, 2000, pp. 28-30, 32-33 et 50-52.
sans cesse changeante et la prochaine victoire de la résistance vietnamienne, nous devons
nous tenir prêts afin de saisir le moment opportun pour accomplir la révolution au
Cambodge30. »
L’opportunité parut se présenter au Laos à partir de 1953 et au Cambodge au milieu de
l’année 1954. Quand les troupes régulières de la RDV pénétrèrent le nord-est du Cambodge
en mai 1954, elles furent accueillies par Nguyen Can et son allié khmer Xi Da, chef fictif des
zones nouvellement libérées. Les missionnaires vietnamiens sur place, soutenus par la
puissance militaire de la RDV, se dépêchèrent d’installer et de développer de nouvelles
organisations communistes dans les zones contrôlées par l’armée. Au milieu de l’année 1954,
Nguyen Can échangea une poignée de mains avec Tran Quy Hai, le chef de la puissante 325e
division31. Comme les missionnaires chrétiens qui les avaient précédés, les communistes
vietnamiens surent profiter de la conjoncture politique favorable et du pouvoir militaire pour
atteindre leurs buts. Cependant, quand le conflit indochinois prit soudainement fin au milieu
de l’année 1954, les Vietnamiens comprirent que les Laotiens, les Khmers et les minorités
ethniques avaient peu d’expérience dans le travail révolutionnaire et une force armée
insignifiante. La véritable essence du pouvoir appartenait aux cadres vietnamiens sur place,
soutenus par les soldats. Qu’adviendrait-il de ces structures révolutionnaires dans l’ouest de
l’Indochine si les troupes et les cadres vietnamiens étaient amenés à se retirer ? Cette question
occupait déjà l’esprit des Vietnamiens alors que les négociations s’intensifiaient à Genève au
milieu de l’année 195432.
Croyance et sécurité: les conseillers vietnamiens au Laos, 1954-1962
La sécurité vietnamienne et l’internationalisation de la crise laotienne (1954-1962)
Les Accords de Genève, signés en juillet 1954, établissaient une solution politique qui
consistait en l’élection d’un gouvernement de coalition au Laos (et au Vietnam). Pendant ce
temps, on autorisa les troupes du Pathet Lao à se rassembler dans les deux provinces
orientales touchant le Vietnam : Phong Saly et Sam Neua. Les Accords étaient suffisamment
30
. Comité territorial du Nam Bo [Xu Uy Nam Bo], Comité des Affaires courantes du Comité de commandement provincial
de Can Tho, « Décision de la 2ème réunion des cadres du pays tout entier », vers 1951 (non daté), reproduit et traduit dans :
HCFIC, CFTSVN, EM/2B, no. 5208/2S, « Traduction d’un document », 6 septembre 1951, dossier Traduction de documents
rebelles, 1951, boite 10H2171, SHAT.
31
. C. E. Goscha, « La guerre pour l’Indochine… », art. cit.
32
. Il faut rappeler ici que lors de la négociation des Accords de Genève un des faits marquants fut la manière féroce et
obstinée qu’eut Pham Van Dong de soutenir l’existence politique et diplomatique des gouvernements laotien et khmer –
gouvernements créés et maintenus par les Vietnamiens. Dong était certes soucieux des questions de sécurité, cependant la
stratégie vietnamienne de négociation adoptée pour le Laos et le Cambodge à Genève montre que les Vietnamiens étaient
persuadés du bien fondé internationaliste de leur mission indochinoise.
ambigus pour ne pas avoir tranché sur la question de l’administration de ces deux provinces,
ainsi le Pathet Lao et le Gouvernement Royal Laotien se disputèrent (souvent violemment) ce
pouvoir. Cependant, les événements de 1956 rendaient possible l’éventuelle formation d’un
gouvernement de coalition et le maintien d’un Laos neutre. Le 30 octobre, le Pathet Lao et le
Gouvernement Royal signèrent un traité de cessez-le-feu. Le 28 décembre, ces deux partis
acceptèrent de former un gouvernement de coalition et les provinces administrées par le
Pathet Lao furent transférées à l’administration du Gouvernement Royal. En novembre 1957,
des accords furent signés au Vientiane entérinant la formation du premier gouvernement de
coalition. Les provinces sous contrôle du Pathet Lao furent rendues à l’administration du
Gouvernement Royal et deux membres du Pathet Lao furent nommés dans le gouvernement
de coalition. Souphanouvong fut placé à la tête du Ministère de la planification et de la
reconstruction et Phoumi Vongvichit devint ministre des cultes et des arts.
La situation se dégrada en mai 1958, lorsque des partis gauchistes, tels le Pathet Lao
ou encore le Santiphap, se virent attribuer 14 sièges dans le gouvernement de Souvanna
Phouma. Les Américains furent choqués en apprenant la nouvelle, et réagirent en offrant leur
soutien à des leaders laotiens anticommunistes. La neutralité du Laos avait des chances de
voler en éclats. Le gouvernement de Souvanna Phouma fut contraint de démissionner
notamment en raison de l’arrêt des aides économiques américaines : la voie était libre pour le
gouvernement droitiste dirigé par Phoui Sanatikone, anticommuniste et proaméricain. Ce
dernier renvoya les membres du gouvernement appartenant au Pathet Lao et entreprit
d’absorber les deux bataillons du Pathet Lao dans l’armée du Gouvernement Royal. Les
événements prirent une tournure fâcheuse quand, à la mi-1959, la tentative avortée d’intégrer
les deux bataillons du Pathet Lao dans l’armée royale conduisit à l’arrestation de dirigeants du
Pathet Lao à Vientiane. Le 24 mai 1959, le gouvernement droitiste déclara le Pathet Lao horsla-loi et abandonna toute résolution politique de la question. Le 4 août 1959, l’état d’urgence
fut proclamé. À l’image de ce qui s’était produit au Cambodge après le renversement de
Sihanouk par Lon Nol en mars 1950, les Vietnamiens décidèrent que le Pathet Lao devait
abandonner une ligne purement politique suicidaire, pour adopter une ligne de conduite
armée. C’est ce que nous allons examiner à présent.
La situation au Laos se détériora plus encore au milieu de l’année 1960 quand un jeune
officier militaire, Kong Le, écoeuré par les querelles politiques et l’état déplorable des
officiers subalternes, mena un coup d’État contre le gouvernement droitiste au mois d’août.
Une semaine plus tard, dans une tentative de prise de pouvoir, le Général Phoumi Novasan,
fermement anticommuniste, lança un contre-coup d’État en attaquant les troupes de Kong Le
au Vientiane. Kong Le remit le pouvoir aux mains de Souvanna Phouma qui forma un
gouvernement d’opposition présenté comme le Gouvernement Royal du Laos légitime. Il fut
reconnu comme tel par les Chinois, les Vietnamiens et les Soviétiques. En décembre 1960,
après une rude bataille au Vientiane, Souvanna Phouma se réfugia dans la Plaine des Jarres,
tandis que Kong Le tâchait de sauvegarder la ville. Le conflit se poursuivit, même si un
cessez-le-feu entra en application le 11 mai 1961 et si la deuxième Conférence de Genève
s’ouvrit le 16 mai 1961. Un deuxième gouvernement de coalition fut formé en juin 1962,
après une grande victoire de l’armée du Pathet Lao à Nam Tha, et on signa les Accords de
Genève sur la neutralité du Laos en juillet 1962. Néanmoins, la crise laotienne faillit
dangereusement entraîner l’implication des puissances régionales et mondiales, ce qui aurait
provoqué un réchauffement de la Guerre Froide. Ce fut au cœur de cette situation complexe
que la RDV apporta au Pathet Lao un soutien et une aide décisifs. Aux yeux de la RDV, il
s’agissait de remplir d’un côté son « devoir internationaliste », mais d’un autre côté il ne fait
pas de doute que les intérêts géostratégiques entraient fortement en ligne de compte. Avec à
l’esprit ce contexte international, nous pouvons à présent examiner plus en détail le rôle que
jouèrent les conseillers et les soldats vietnamiens au Laos pendant cette période critique.
L’influence genevoise sur la politique vietnamienne au Laos
Si, conformément aux Accords de Genève, les Vietnamiens avaient retiré leurs troupes
du Laos, ils n’en demeuraient pas moins convaincus de la nécessité de maintenir le Pathet Lao
en vie en renforçant la puissance militaire et politique de ce dernier dans les deux provinces
de Sam Neua et de Phong Saly. Les Vietnamiens voulaient également développer un parti
communiste officiel au Laos, distinct du PCI théoriquement dissous depuis 1951. Avant
même qu’ils n’aient accepté de signer les Accords de Genève, les Vietnamiens comprirent
que la situation au Laos avait changé. Il ne serait plus possible à présent d’envoyer des
troupes militaires au Laos sans risquer des représailles diplomatiques et peut-être militaires,
surtout de la part des Américains. L’Indochine française n’existait plus en tant qu’État
colonial. Ce défunt État était à présent composé de quatre États-nations indépendants, tous
reconnus sur le plan diplomatique. Cependant, nous savons aujourd’hui que la RDV et le PTV
laissèrent sur place au Laos des conseillers secrets. Suivant les chiffres du parti, au total 960
officiers et cadres vietnamiens restèrent au Laos après le cessez-le-feu. Parmi eux on trouvait
314 militaires et 650 cadres, dont 122 étaient de réserve, basés en permanence sur le sol
vietnamien. Un autre document nous révèle que 849 émissaires opéraient sur le sol laotien
entre la fin de l’année 1954 et la fin de l’année 1957 : parmi eux, on comptait 250 officiers et
531 cadres administratifs civils. Selon un rapport établi par le CP-31 (un comité spécial
chargé des affaires laotiennes au PTV), entre la fin de l’année 1954 et la fin de l’année 1957,
la RDV avait un total de 849 commissaires opérant au Laos (dont un membre du Comité
Central, trois cadres supérieurs, 53 cadres moyens, et 138 cadres subalternes)33.
De nombreuses personnes appartenant à ces cadres d’élite appartenaient à un groupe de
conseil secret formé par le PTV pendant la Conférence de Genève. Le 28 juin 1954, Vo
Nguyen Giap informa Nguyen Khang, le chef du Comité des Affaires du Parti pour le Laos de
l’ouest, et certainement l’un des plus puissants spécialistes du Parti sur le Laos à l’époque,
que le Comité Central du PTV avait décidé de séparer le système des conseillers de celui de
l’armée volontaire (qui avait du être en grande majorité retirée du Laos). Chu Huy Man, un
dirigeant communiste vietnamien d’origine thaï, reçut l’ordre de démarrer la formation des
cadres. Ce dernier était chargé d’en informer le Ministère de la Défense laotien, l’École
militaire de Kommadam et la brigade de l’Armée de Libération du Pathet Lao34. Le PTV
remania sa politique laotienne afin de : « construire les forces armées [du Pathet Lao], de
consolider les bases établies dans les deux provinces, de créer et de former des équipes de
cadres35. » Le 28 juin, le Comité Central donna l’ordre d’envoyer un nouveau système de
conseillers pour aider, au départ, le Ministère de la Défense du Pathet Lao sur « tous les
sujets ». Il s’agissait surtout de la formation de cadres politiques et militaires qui devaient
diriger l’administration et la force armée dans les provinces de Phong Saly et de Sam Neua.
Les conseillers vietnamiens descendaient peu à peu au niveau régional36. Comme nous allons
l’examiner en détail ci-dessous, ces conseillers furent bientôt surnommés le « Groupe 100 ».
Sur le plan politique, les Vietnamiens étaient dans une situation délicate. D’un côté, ils
avaient créé les gouvernements de la résistance au Laos et au Cambodge à partir du modèle
internationaliste qui s’appliquait à toute l’ex-Indochine française. D’un autre côté, les
Vietnamiens étaient empêchés par les Accords de Genève de placer ces gouvernements au
33
. « Tong hop nhung chi vien cua Viet Nam cho cach mang Lao (1945-1975), Ban khoa hoc, tong cuc hau can QDNDVN »,
pp. 167-168.
34
. « Brother Giap to brother Khang », 28 June 1954, « Indochina is One Battlefield (Collection of materials about the
relationships between the three Indochinese countries in the anti-American and saving-the-country cause) », Hanoi, Military
History Institute Library, 1981 (traduit du vietnamien par Cam Zinoman et à paraître grâce au soutien financier du CWIHP,
Washington, D.C., dans le CWIHP Bulletin fin 2004) et « Mat dien cua Trung Uong ngay 28 thang 6 nam 1954 ve tinh hinh
va chu truong cong tac o Lao », cité dans : Bo Quoc Phong, Vien Lich Su Quan SuViet Nam, Lich Su Cac Doan Quan Tinh
Nguyen va Chuyen Gia Quan Su Viet Nam tai Lao (1945-1975) : Doan 100, Co Van Quan Su, Doan 959, Chuyen Gia Quan
Su, luu hanh noi bo, Hanoi, Nha Xuat Ban Quan Doi Nhan Dan, 1999, p. 20, note 1.
35
. « Thu cua Trung Uong Dang gui dong chi Nguyen Khang, Truong Ban Can Su Giup Lao », daté du 30 août 1954, cité
dans : Bo Quoc Phong, Vien Lich Su Quan SuViet Nam, Lich Su Cac Doan..., op. cit., p. 19, note 1.
36
. « Mat dien cua Trung Uong ngay 28 thang 6 nam 1954 ve tinh hinh va chu truong cong tac o Lao », cité dans Ibid., p. 20,
note 1.
pouvoir en les déclarant comme seuls détenteurs légitimes du pouvoir national – ce furent
donc des États-nations royalistes qui émergèrent au Laos et au Cambodge par l’entremise des
Accords de Genève. Par conséquent, les communistes vietnamiens changèrent de tactique en
menant une lutte politique pacifique en faveur de leurs alliés révolutionnaires au Laos et au
Cambodge. Dans l’attente du moment opportun, les Vietnamiens améliorèrent leurs relations
avec le Gouvernement Royal du Laos et Sihanouk, tout en continuant à soutenir secrètement
les partis communistes laotien et khmer37. Le PTV paraissait, en théorie, continuer à prendre
au sérieux son devoir internationaliste indochinois. Le 18 juillet 1954, Truong Chinh,
secrétaire général du PTV, expliqua dans un rapport interne que le parti devait continuer à
soutenir les mouvements révolutionnaires du Laos et du Cambodge. Il souligna les quatre
tâches majeures à accomplir en ce sens. Les communistes vietnamiens devaient premièrement
fonder des partis révolutionnaires ouvriers au Laos et au Cambodge ; deuxièmement, il fallait
fortifier et faire grandir le « Front National Uni » (le nom se référait au Front Issarak khmer et
au Laos Issarak, devenu le Pathet Lao) ; troisièmement, il fallait « bâtir des forces armées » ;
et quatrièmement, il fallait se démener pour former des cadres. Tandis que les communistes
vietnamiens avaient été obligés par un accord diplomatique de suspendre la révolution
internationaliste indochinoise, néanmoins ils se devaient de maintenir en vie le bloc
indochinois pour contrer ce qui était perçu comme une stratégie américaine de domination de
l’Asie du sud-est via l’Indochine. De toute évidence, ces questions géostratégiques cruciales
furent discutées en privé au sein du Parti pendant la Conférence de Genève. Entre le 15 et le
18 juillet 1854, par exemple, le 6e Congrès du Comité Central du PTV déclara que :
« l’impérialisme américain est le frein majeur au ré-établissement de la paix en Indochine. Les
Américains sont en train de préparer l’invasion agressive de l’ensemble du sud-est asiatique ;
l’Indochine leur sert de tremplin pour étendre leur guerre d’agression […] Les impérialistes
américains…sont en train de devenir le plus grand ennemi direct des Indochinois38. »
Dans l’est du Laos, la RDV chercha à se protéger dans le cas où la situation viendrait à
s’envenimer sur le plan régional ou international. Ces deux regroupements de provinces au
Laos étaient, ainsi, de la plus grande importance stratégique. La plupart des cadres du Pathet
37
. Le PTV laissa, même au Cambodge, quelques conseillers secrets sur place. Ces conseillers étaient dirigés par l’omnipotent
Comité des Affaires du Parti du nord-est du Cambodge ou le Comité des Affaires du Cambodge. En juillet 1957, le Comité
Central du PTV, persuadé de la neutralité de Sinhaouk dans les présentes circonstances, ordonna le retrait des conseillers
restants dans le nord-est du pays. À la fin de l’année 1957, les cadres vietnamiens furent retirés du Cambodge. Voir :
Nguyen Can, Dong va Tay truong son…, op. cit., pp. 95-99. Cependant, les Vietnamiens restèrent en contact avec le parti
émergent des Khmers rouges. Vo Chi Cong était chargé de cette question auprès du Bureau Central du Sud-Vietnam (Trung
Uong Cuc Mien Nam Viet Nam). Vo Chi Cong, Tren Nhung Chang Duong Cach Mang (hoi ky), Hanoi, Nha Xuat Ban Chinh
Tri Quoc Gia, 2001, pp. 247-248.
38
. « Report by Comrade Truong Chinh », daté du 18 juillet 1954, cité dans : « Indochina is One Battlefield », op. cit.
Lao et du personnel militaire fut rapatriés dans les provinces de Phong Saly et de Sam Neua,
qui bordaient la partie nord orientale du Vietnam. Parmi ces derniers, 2 362 venaient du Laos
méridional ; 2241 venaient du Vientiane et de Sayaboury ; 670 de XiengKhouang ; 584 de
Luang Prabang, 206 de Houai Say ; 1000 d’entre eux avaient déjà travaillé à Phong Saly et à
Sam Neua depuis les incursions de 1953 et de 1954. Selon les chiffres vietnamiens, un total
de 8238 cadres et soldats (ces derniers au nombre de 6056) furent redirigés vers ces deux
provinces39. Le 16 octobre, aux dires des Vietnamiens, la RDV retira son « armée volontaire »
du Laos, tandis que les forces armées du Pathet Lao furent regroupés à Phong Saly et Sam
Neua40. Le 19 octobre 1954, le Politburo du PTV déclara qu’il viendrait en aide aux
révolutionnaires laotiens, même si les Accords de Genève stipulaient la non-intervention de
forces extérieures. Grâce à l’existence de deux provinces dans Phong Saly et Sam Neua, le
PTV put tenter de maintenir en vie le Pathet Lao, au lieu de le laisser s’éteindre comme ce fut
le cas au Cambodge.
Quelque tournure que prennent les événements, nous devons nous efforcer d’affermir la consolidation
des deux provinces, en organisant l’armée, en construisant des bases populaires et en diffusant la lutte
politique partout, dans tout le pays, et surtout dans les zones d’où s’est récemment retirée notre
armée41.
Ce qui manqua cependant cruellement au PTV fut un parti révolutionnaire laotien avec
lequel il aurait pu collaborer. Malgré les précédents efforts vietnamiens, le communisme au
Laos demeurait en position de faiblesse. Comme nous l’avons vu plus haut, le pouvoir
militaire vietnamien et les cadres missionnaires avaient joué un rôle moteur. En février 1951,
lorsque le PCI éclata et que furent formés des partis nationaux, il y avait, selon des chiffres
vietnamiens, 1591 membres du parti au Laos (dont 481 membres provisoires), en grande
majorité composés de cadres et de volontaires vietnamiens42. Après la dissolution du PCI en
1951, les communistes vietnamiens et laotiens opéraient au Laos à partir de cellules
communes, car il n’y avait pas de division nationaliste, puisqu’il n’existait pas de parti
laotien43. En l’absence du PCI, les puissants « Comités des Affaires du Parti » du PTV,
agissant dans toutes les zones du Laos, tiraient secrètement les ficelles du jeu. Au Cambodge,
le bureau le plus puissant était le « Comité des Affaires du Parti » dirigé par Nguyen Thanh
39
. « Su truong thanh cua luc luong cach mang Lao » cité dans : « Nhung su kien chinh tri o lao, 1930-1975 », « Tong hop
nhung chi vien cua Viet Nam cho cach mang Lao (1945-1975), Ban khoa hoc, tong cuc hau can QDNDVN », pp. 194-195.
40
. « Indochina is One Battlefield », op. cit.
41
. « The Politburo’s Decision regarding Help for the Lao Revolution », daté du 19 octobre 1954, in « Indochina is One
Battlefield », op. cit.
42
. « Su truong thanh cua luc luong cach mang Lao » cité dans « Nhung su kien chinh tri o lao, 1930-1975 », « Tong hop
nhung chi vien cua Viet Nam cho cach mang Lao (1945-1975), Ban khoa hoc, tong cuc hau can QDNDVN », p. 193.
43
. « Bao cao cua dong chi Dao Viet Hung, Pho Cinh uy quan tinh nguyen, uy vien Ban Can Su Mien Tay », cité dans: Bo
Quoc Phong, Vien Lich Su Quan SuViet Nam, Lich Su Cac Doan…, op. cit., p. 43.
Son. Au Laos, le PTV continuait à diriger les affaires du parti à travers le « Comité des
Affaires du Parti du Laos de l’ouest » sous la houlette de Nguyen Khang. En mars 1953,
lorsque les Vietnamiens envahirent le Laos pour la première fois, le « Comité des Affaires du
Parti du Laos de l’ouest » aida quelques communistes laotiens à créer le « Comité de
Mobilisation pour la Création d’un Parti Populaire Révolutionnaire » (Ban van dong thanh lap
Dang Nhan Dan Cach Mang Lao). Ce parti proto-communiste était censé, du moins sur le
papier, diriger la résistance laotienne et préparer le congrès fondateur d’un parti
révolutionnaire laotien44. Si le comité de mobilisation eut une brève existence, en revanche
aucun congrès ne fut jamais organisé, ni ne vit-on la naissance d’un parti laotien avant la fin
de la guerre franco-vietnamienne à la mi-1954. Après la signature des Accords de Genève, la
majorité des communistes laotiens furent envoyés dans les provinces de Phong Saly et de Sam
Neua45.
Afin de garder ses alliés révolutionnaires intacts au Laos en termes militaires et
administratifs, il était indispensable pour le PTV de voir la création d’un parti révolutionnaire
laotien. Le 22 mars 1955, après une session de formation idéologique et organisationnelle des
cadres, le « Congrès pour la Création d’un Parti Populaire Révolutionnaire Laotien » (Dai Hoi
Thanh Lap Dang Nhan Dan Cach Mang Lao) fut tenu près de Thanh Hoa. Près de vingt
délégués laotiens assistèrent à la réunion afin d’entériner le programme politique du parti. Ce
devait être officiellement la branche laotienne du PCI. On le nomma le « Parti Populaire
Révolutionnaire Laotien » (PPRL). Kaysone Phoumvihan fut le premier secrétaire général de
ce parti. Ce dernier parlait couramment vietnamien, car il était issu d’un mariage mixte
vietnamo-laotien. En avril 1955, le PPRL créa le Comité du Parti pour l’Armée (Dang Uy
Quan Su) fondé sur le modèle sino-vietnamien. Kaysone en devint le secrétaire général. Ce
Comité était également connu dans l’armée sous le nom de Haut Commandement pour
l’Armée du Pathet Lao (Bo chi huy toi cao quan doi Pathet Lao) 46. Cependant, le nombre
d’adhérents au Parti demeura faible jusqu’à la fin des années 1950. Entre les mois de mars et
d’octobre 1955, il y eut seulement 72 personnes qui y adhérèrent47. Pendant le premier
semestre de 1956, sur l’ensemble du pays, le PPRL comptait seulement 343 membres actifs
dans 58 cellules du parti. Au second semestre, leur nombre augmenta pour atteindre 2879
44
. Ibid. Une structure pré-partisane identique précéda la fondation du Parti Populaire Révolutionnaire Khmer.
. « Bao cao cua dong chi Dao Viet Hung, Pho Cinh uy quan tinh nguyen, uy vien Ban Can Su Mien Tay », cité dans Lich Su
Cac Doan Quan Tinh Nguyen va Chuyen Gia Quan Su Viet Nam tai Lao (1945-1975), p. 43. Il semble qu’avant la signature
des Accords de Genève, les Vietnamiens laissaient les Laotiens entreprendre de former et de diriger leur propres cellules
communistes.
46
. Bo Quoc Phong, Vien Lich Su Quan SuViet Nam, Lich Su Cac Doan…, op. cit., p. 44.
47
. « Su truong thanh cua luc luong cach mang Lao’ cited in ‘Nhung su kien chinh tri o lao, 1930-1975 », « Tong hop nhung
chi vien cua Viet Nam cho cach mang Lao (1945-1975), Ban khoa hoc, tong cuc hau can QDNDVN », p. 195.
45
membres du parti pour 334 cellules : parmi eux, 182 travaillaient dans le cadre de cellules
rurales, 64 dans l’armée et 88 dans divers emplois administratifs. Sur cet ensemble de
personnes, un quart d’entre eux était issu des couches paysannes, le reste des membres étaient
des ouvriers, des étudiants, et des personnes des classes « bourgeoises48. »
Le PTV restait à la tête des opérations révolutionnaires en Indochine. En août 1955,
Truong Chinh envoya une lettre au comité dirigeant national du PPRL, qui « analysait la
situation et offrait des avis sur les tâches à mener49. » Le 10 août 1955, le PTV créa le
« Comité Central du Laos et du Cambodge » , dirigé par Le Duc Tho assisté de Nguyen
Thanh Son (Nguyen Van Tay) en personne, le principal expert des affaires cambodgiennes au
PCI et l’ex-dirigeant du Comité des Affaires du Parti cambodgien. Ce puissant nouveau
Comité Central avait cinq majeures tâches à mener. En premier lieu, il lui fallait étudier et
surveiller les événements au Laos et au Cambodge, et à partir de là faire des propositions au
Comité Central (CC) du PTV sur les actions politiques à entreprendre. En second lieu, il se
devait de superviser et d’aider le CC (celui du PTV apparemment) à fournir les dirigeants qui
surveilleraient l’application du cessez-le-feu au Laos et au Cambodge. En troisième lieu, ce
comité était censé poursuivre les actions de propagande afin de « renforcer et de développer
l’amitié entre les peuples des trois pays ». En quatrième lieu, le comité était chargé d’ « établir
de bonnes relations avec le peuple et le gouvernement du royaume du Laos et du
Cambodge ». En cinquième lieu, ce comité fut instruit de former les cadres pour opérer sur les
champs de bataille du Laos et du Cambodge ou parmi ceux qui avaient été regroupés. Enfin,
ce comité fut chargé d’examiner comment une aide économique pouvait être donnée au Laos
et comment « renforcer les relations économiques entre les trois pays50. »
Construire le Pathet Lao: le « Groupe 100 » (1954-1956)51
Le PTV, en raison de la décision prise à Genève de créer deux zones pour le Pathet Lao,
devait agir vite pour assurer l’entraînement de l’armée et pour consolider sa présence
administrative dans ces deux provinces. Il fallait également que le PTV étendît son contrôle
48
. Ibid., p. 196.
. Cité dans : « Indochina is One Battlefield », op. cit. Le comité national dirigeant du PPRL comprenait Kaysone, Kham
Seng, Bun, Sisavat et Nouhak. Souphanouvong et Phoumi Vongvichit y furent nommés plus tard. Il semble que ce comité fut
l’équivalant d’un « Politburo » laotien dans les premiers temps de l’existence du PPRL.
50
. « Establishment of the Lao and Cambodian Central Committee », dans : « Indochina is One Battlefield », op. cit.
51
. Pour mon étude des Groupes 100 et 959, j’ai utilisé de nouvelles archives vietnamiennes. Mais je dois beaucoup aux
ouvrages pionniers sur cette question de Paul F. Langer et Joseph J. Zasloff, North Vietnam and the Pathet Lao: Partners in
the Struggle for Laos, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1970 ; et de MacAlister Brown et Joseph J. Zasloff,
Apprentice Revolutionaries: The Communist Movement in Laos, 1930-1985, Stanford, California, Hoover Institution Press,
1986.
49
territorial de Phong Saly et de Sam Neua, car l’armée de la RDV était à présent dans
l’obligation de se retirer entièrement du Laos, sans espoir d’y retourner, du moins pas dans les
termes militaires manifestement posés en 1953 et 1954. La RDV et son parti, le PTV, devait
trouver d’autres moyens d’action. Comme nous l’avons vu précédemment, la RDV était
prompte à réagir lorsqu’il s’agissait du sort du Pathet Lao. En juillet 1954, le Comité Militaire
Général du PTV (Tong Quan uy) et le Ministère de la Défense rappela un de ces plus
éminents expert, un homme d’expérience et un spécialiste secret du Laos : Dao Viet Hung
(alors Commissaire Politique Adjoint dans l’armée volontaire vietnamienne au Laos). On lui
demanda d’établir un rapport sur la nouvelle situation du Laos, de commenter les projets déjà
en application, et de faire des propositions quant à l’attitude à tenir par le Vietnam au Laos
dans le cadre des nouvelles conditions établies par les Accords de Genève52. Nguyen Chi
Thanh, homme politique et militaire dont l’influence ne cessait de croître au sein du Politburo,
secrétaire-adjoint du Quan Uy, à la tête du puissant Bureau Politique Général (Tong Cuc
Chinh tri), annonça la décision de former un groupe spécial : le « Groupe de Conseillers
Militaires chargé d’aider l’Armée du Pathet Lao ». Pour des raisons qui nous échappent, ce
groupe prit le nom de « Doan 100 » c’est-à-dire de Groupe 100. Il fut officiellement créé le 16
juillet 1954, juste avant la signature des Accords de Genève53. La RDV ne comptait pas
abandonner le Pathet Lao. En effet, le Groupe 100 joua un rôle clef dans la création du Parti
laotien mentionné ci-dessus.
Chu Huy Lan, un communiste de la première heure d’origine thaï, qui était un
commissaire politique de haut rang dans la 316e division jusqu’en 1954, fut nommé à la tête
de ce groupe et à la tête de son puissant « Comité du Parti » (Dang Uy). Chu Huy Lang était
en rapport direct avec l’État-major de la RDV et avec Van Tien Dung, qui avait à charge de
superviser l’ensemble de l’opération54. Nguyen Thang Binh dirigeait le sous-groupe chargé
d’informer le département d’État-major du Ministère de la Défense du Pathet Lao ; Le Tien
Phuc était le conseiller en chef sur les questions politiques et participait également au Comité
d’Organisation du Ministère de la Défense laotien. Nguyen Duc Phong dirigeait les
conseillers du département de logistique du Ministère de la Défense laotien55. Le 10 août
1954, le Groupe 100 partit pour le Laos, et rencontra à Muong Xoi les chefs supérieurs du
« gouvernement central » (trung uong) et du Ministère de la Défense du Pathet Lao. Il est
52
. Bo Quoc Phong, Vien Lich Su Quan SuViet Nam, Lich Su Cac Doan…, op. cit., p. 15.
. Ibid.
54
. « Indochina is One Battlefield », op. cit.
55
. Bo Quoc Phong, Vien Lich Su Quan SuViet Nam, Lich Su Cac Doan…, op. cit., pp. 15-16. Plus tard, Chu Huy Man fut
transféré au Ban Can Su Viet Nam giup Lao, dirigé par Nguyen Khang. Ibid., p. 16, note 1.
53
important de noter qu’ils furent accueillis par Kaysone Phoumvihane (chef du Pathet Lao et
ministre de la Défense), Sisovat Keobounphan (chef d’Etat-major du Pathet Lao) et Bouphom
Mahasai (chargé des questions politiques au sein de l’armée du Pathet Lao)56.
En acceptant de ratifier les Accords de Genève, la RDV devait à présent transformer le
Pathet Lao en une force politique et militaire autonome, et cela sans faire intervenir
directement l’armée vietnamienne. Le Groupe 100 se vit donc confier cette mission. À la
lecture des documents vietnamiens datant d’août 1954, il ne fait aucun doute que le désordre
régnait dans les deux provinces, et que les Vietnamiens doutaient de la capacité du Pathet Lao
à contrôler, et donc à diriger, ces provinces. Les Vietnamiens étaient clairement inquiets. Les
bases révolutionnaires et l’économie de ces deux provinces « n’avaient pas encore été
affermies » ; « les idées [du Pathet Lao] se répandaient lentement, beaucoup de régions
souffraient de la misère, du banditisme, de l’espionnage et de traîtres oppresseurs ». Le Pathet
Lao « ne répondait pas encore aux exigences de la nouvelle situation et des nouvelles
responsabilités57. »
Le Groupe 100 s’attela tout de suite à la tâche de créer une armée. Ce groupe spécial
était avant tout conçu pour mener une opération de conseil militaire, en lien avec les Étatsmajors du Pathet Lao et de la RDV. Le Groupe 100 répondait ici aux demandes du Pathet
Lao, qui voulait fabriquer une armée laotienne à différents niveaux : local, régional et
ministériel. La RDV envoya donc des conseillers qui avaient déjà servi au Laos ou qui avaient
reçu une formation intensive et qui furent choisis en fonction de ce qu’ils pouvaient apporter
au Pathet Lao. Beaucoup de ces conseillers aidèrent le Pathet Lao à créer des écoles militaires
pour officiers et soldats ou à développer celles qui existaient déjà. Par exemple, la RDV joua
un rôle clef dans le bon fonctionnement de l’École politico-militaire de Kommadam. Vo Quoc
Vinh et Le Tu Lap furent les principaux conseillers militaires chargés de s’en occuper. Ces
conseillers vietnamiens jouèrent un rôle déterminant dans l’exportation de la science militaire
sino-vietnamienne et soviétique dans l’ouest de l’Indochine, et surtout au Laos (plus qu’au
Cambodge)58. Chu Huy Man se chargea de l’organisation de nouvelles unités, de l’éducation
de nouveaux cadres, du développement de la logistique et de la construction du Parti.
Kaysone approuva toutes ces initiatives. Sur le court terme, il fallait être en mesure de contrer
les avancées des armées ennemies dans ces deux provinces et de consolider et protéger la
présence administrative du Pathet Lao dans cette zone. La création d’une armée du Pathet Lao
56
. Ibid., p. 23.
. Ibid., pp. 26-27.
58
. Ibid., pp. 17-19.
57
était donc de la plus haute importance59. À la fin de l’année 1954, il y avait 9138 membres du
Pathet Lao qui avaient affectés dans ces deux provinces. Le Ministère de la Défense laotienne,
de concert avec les Vietnamiens, sélectionnèrent 7267 personnes parmi ces membres pour
former sa nouvelle force armée, soit neuf bataillons d’infanterie, deux bataillons technique et
logistique, et de plus petites unités. On créa 16 sous-groupes de conseillers, rattachés à des
sections correspondantes dans la structure politico-militaire du Pathet Lao. Ils travaillaient
dans les secteurs des services secrets militaires, des communications et de l’infanterie60. Les
conseillers du Groupe 100 remanièrent l’organisation, le recrutement et la formation de
l’armée du Pathet Lao à un niveau régional ; en même temps, ils développèrent des opérations
de guérilla à un niveau local, celui du village. À la fin de l’année 1954, lors d’une rencontre,
le Pathet Lao et le Groupe 100 s’accordèrent sur le but de ces activités, qui devait être la
création d’une armée révolutionnaire. La RDV espérait, par l’entremise du Groupe 100, créer
en trois ans une armée du Pathet Lao opérationnelle et puissante61.
Il fallait que les cadres fussent bien formés car, dans le modèle révolutionnaire sinovietnamien, les affaires politiques et militaires allaient de pair. En effet, elles étaient
inséparables. Cela fonctionnait de cette manière dans le Parti Communiste Chinois, dans le
PTV/PCI et c’est dans cette perspective que l’on fabriqua la science militaire et l’armée du
Pathet Lao. Le Groupe 100 fournissait des conseillers afin d’aider le Pathet Lao à former et à
développer des cadres, dont le besoin se faisait cruellement sentir car ils s’agissait pour le
Pathet Lao d’appliquer le modèle politico-militaire vietnamien et de contrôler et d’administrer
efficacement les deux provinces. Le Groupe 100 avait des cadres qui opéraient à tous les
niveaux de la structure étatique naissante du Pathet Lao, dans l’enseignement dispensé aux
cadres, dans le développement de la propagande armée, et dans les campagnes d’information
sur les opération des ennemis (dich van)62. Nguyen Khang, à la fois dirigeant du Comité des
Affaires du Parti pour le Laos de l’ouest et membre éminent du Groupe 100, était en charge
de ces affaires politiques et partisanes. Sous sa direction, le Groupe 100 entreprit la formation
intensive de membres des minorités ethniques et des Laotiens. On sélectionna des cadres pour
assurer une formation intensive dans les domaines des techniques de mobilisation politique,
de la propagande, de l’administration et de l’idéologie. Comme on peut le constater dans des
documents inédits, cette action fut fondamentale dans la création d’un « système de direction
à la fois de l’armée et du parti ». De manière intéressante, les conseillers vietnamiens
59
. Ibid., pp. 26-29.
. Ibid., p. 32, note 1.
61
. Ibid., pp. 33-34.
62
. Ibid., pp. 17-18.
60
comptaient surtout sur le développement d’un esprit nationaliste laotien (du the tinh chat dan
toc) afin de sensibiliser les nouvelles recrues aux affaires politiques et militaires. Le Groupe
100 joua donc un rôle clef dans « l’élévation du niveau de patriotisme et de l’esprit
d’indépendance63. » Autrement dit, le Vietnam s’avéra être un moteur du développement du
nationalisme révolutionnaire au Laos.
Bien qu’il soit impossible ici de détailler cette question davantage, il faut souligner que
les sources vietnamiennes révèlent le rôle actif joué par le Groupe 100 dans l’existence et le
maintien du Pathet Lao sur le plan politique et militaire. Les conseillers de ce groupe
formèrent les cadres politiques du Pathet Lao afin d’édifier la structure communiste laotienne.
Le Groupe 100 aida le Pathet Lao à créer la « Section Militaire du Parti du CC Laotien »
(Dang Uy Quan Su Trung Uong Lao) et le « Centre pour l’Éducation et la Culture de
l’Attachement pour le Parti » (Trung Tam Giao duc boi duong cam tinh dang), dirigé par
Xamanvinaket. Les conseillers du Groupe 100 fournissaient et traduisaient des documents du
parti et des manuels pour les Laotiens. À la fin de l’année 1956, le PPRL avait gagné 671
nouveaux membres et 70 cellules étaient officiellement actives. Les conseillers aidèrent au
développement d’une économie de résistance, à l’organisation de l’administration dans les
deux provinces, à l’administration des écoles de cadres et de militaires, et à la construction
d’un réseau de routes pour renforcer les liens entre les deux provinces. Comme dans le passé,
les cadres adoptèrent les couleurs locales. Ils étudièrent de manière intense le Laotien et les
langues des minorités ethniques des hautes terres (et parlaient beaucoup de ces dialectes
couramment). Ils adoptèrent les costumes laotiens ou ceux des minorités ethniques afin de
gagner la confiance de ces derniers. Cette attitude, à leurs yeux, aurait facilité l’enseignement
d’une grande quantité de choses révolutionnaires, « partant des choses les moins élevées pour
aller vers les choses les plus élevées » (moi viec tu nho den lon).
Les Vietnamiens se percevaient, comme au temps de la guerre franco-vietnamienne,
comme les porteurs d’un nouveau type de modernité. Ainsi, les Vietnamiens, afin de réussir le
transfert de cette technologie militaire étrangère et d’assurer le succès de la formation et des
idées politiques, devaient convaincre les Laotiens de l’importance de l’apprentissage et de la
lecture. Le Groupe 100 passa beaucoup de temps à faire reculer l’analphabétisme chez les
Laotiens et chez les personnes appartenant aux minorités ethniques des hautes terres, tout
particulièrement dans ces deux provinces64. Pour le Groupe 100 et le Pathet Lao, l’instruction
des cadres et l’enseignement de la lecture furent de puissants vecteurs du nationalisme et le
63
. Ibid., p. 29 et p. 36.
. Ibid.,p. 37 et pp. 45-49.
64
moyen de transformer ces cadres en éléments modernisateurs d’une nouvelle culture et en
porteurs d’une nouvelle vision future du Laos – un Laos allié au Vietnam et en rapport avec
une vision plus large du monde (nous l’avons traité précédemment). Le Groupe 100 aida à la
transformation des minorités ethniques en nationalistes laotiens, en leur inculquant une vision
plus large de la nation, ce qui avait été impossible jusqu’alors dans ces contrées reculées. Ces
zones n’avaient pas été touchées par la colonisation, précisément en raison de leur
tranquillité ; elles demeuraient des enclaves à l’abri des forces modernisatrices mondiales. À
la fin de l’année 1957, selon les Vietnamiens, presque tous les soldats du Pathet Lao savaient
lire et écrire. Les conseillers vietnamiens lancèrent des cours de formation dans les villages
pour débarrasser le peuple de vieilles superstitions, de mauvaises habitudes et de maux
sociaux. Il est absolument clair, à la lecture des sources vietnamiennes, que ces efforts avaient
d’une part pour but de renforcer le soutien au Pathet Lao et d’autre part, les Vietnamiens
souhaitaient clairement apporter une façon de penser nouvelle et révolutionnaire aux Laotiens
sous contrôle du Groupe 100 et du Pathet Lao65. Ainsi, dans les premiers temps de l’histoire
révolutionnaire du Pathet Lao, l’armée fut un instrument puissant du changement social et
mental. La structure étatique et le raffermissement de l’armée devraient emaner de la base, du
moins pour cette époque-là. À l’inverse de ce qui s’était produit pendant la guerre contre les
Français, la solution d’une intervention militaire directe n’était pas encore d’actualité.
Les efforts fournis par le Groupe 100 furent récompensés. Une histoire récente du
Vietnam affirme que les politiques menées par les conseillers ainsi que leurs cours
d’instruction « changèrent le visage politique de l’armée laotienne » (même si les
Vietnamiens demeuraient conscients de la fragilité du Pathet Lao). Entre la fin de l’année
1954 et l’année 1957, les conseillers vietnamiens formèrent des centaines d’officiers laotiens
et assemblèrent pour le Pathet Lao des unités militaires modernes. L’École militaire de
Kommadam forma des spécialistes sur des sujets techniques, des programmes d’entraînement,
des questions politiques et sur le fonctionnement d’une armée moderne et de ses
départements. Les conseillers aidèrent pendant cette période à la direction de cinq cours de
formation ; chaque cours était divisé en trois sections, celle du militaire, celle du politique et
celle portant sur les affaires régionales. Ces cours duraient de trois à six mois. L’aide du
Groupe 100 fut fondamentale au développement du système radio du Pathet Lao, une arme
clef pour le développement d’une armée moderne. Ils formèrent les cadres du Pathet Lao au
codage et au décodage des messages. Concernant cette formation, les Vietnamiens
65
. Ibid., pp. 41-42
éprouvèrent des difficultés car les Laotiens ne connaissaient aucune « langue à base latine »
(chu la tinh), ce qui rendait l’enseignement des méthodes vietnamiennes, fondées sur le quoc
ngu (langue vietnamienne nationale) romanisé, difficile à transmettre. Le fort taux
d’analphabétisme chez les Laotiens faisait obstacle dans ce domaine capital de la science
militaire moderne. Finalement, les Vietnamiens lancèrent un système latin pour coder les
messages laotiens. Entre la fin de l’année 1954 et l’année 1956, les Vietnamiens formèrent
dix-neuf télégraphistes et quelques autres vingt spécialistes du codage. Avant de se retirer, les
Vietnamiens avaient développé un système de communications opérationnel pour le haut
commandement du Pathet Lao, complété par un service de codage. En septembre 1956, peu
de temps avant le retrait du Groupe 100, les Vietnamiens transférèrent ce système de
communications moderne au Laos. Comme l’exposait un rapport vietnamien: « ce fut un
succès extraordinaire qui aida nos amis dans le domaine technique, et les rendit enthousiastes
et plus confiants en leur propre pouvoir d’autonomie66. » Les Vietnamiens contribuèrent au
développement des services de renseignement militaires du Pathet Lao, fondés en majeure
partie sur le modèle vietnamien. Le Groupe 100 forma des cadres dans les domaines
scientifiques de la médecine et de la pharmaceutique : on comptait 48 médecins sur
l’ensemble du personnel médical formé. Les Vietnamiens construisirent des hôpitaux et
apportèrent de la modernité aux hautes terres de ces deux provinces, moyens pour eux de
convertir le peuple au Pathet Lao et d’étendre le mouvement. Ils furent également présents
dans l’extension de la mobilisation et du travail de propagande du Pathet Lao, en montant des
groupes de théâtre et des troupes de danse. Ils se servirent de ces activités culturelles comme
vecteur de la cause révolutionnaire, et surtout, comme moyens d’attirer le peuple et la
jeunesse, à la cause qu’ils défendaient67.
En ce qui concerne les conflits armés entre le Pathet Lao et les forces armées du
Gouvernement Royal Laotien, d’après les documents disponibles, on peut affirmer que la
RDV n’envoya pas de troupes dans l’est du Laos pendant cette période. Le but des
Vietnamiens était de consolider l’assise qu’avait le Pathet Lao dans ces deux provinces, et de
fortifier le Parti et l’armée. Cependant le Groupe 100 joua un rôle important pendant les
embuscades armées de la mi-1955, en conseillant le Pathet Lao dans ses opérations militaires.
Le Groupe 100 participa aux préparatifs de l’attaque de Nasala et la RDV maintient que le
Groupe 100 aida à repousser 658 attaques déclenchées, aux yeux des Vietnamiens, par les
66
. Ibid., pp. 36-39.
. Ibid., pp. 40-41 et 50-51.
67
forces du Gouvernement Royal Laotien68. Comme cela s’était produit au Cambodge en 1957,
lorsque la neutralité affichée par Sihanouk convainquît Hanoi qu’elle pouvait retirer ses
conseillers, la ligne neutre adoptée avec succès par Souvanna Phouma rassura Hanoi quant à
l’impossibilité pour les Américains d’installer un gouvernement hostile dans un pays longeant
le flanc ouest du Vietnam. En novembre 1957, on décida de retirer le Groupe 100 vietnamien
du Laos. Chu Huy Man surveilla étroitement les accords permettant l’intégration des
bataillons du Pathet Laos dans l’armée du Gouvernement Royal. Avant de se retirer, le
Groupe 100 dispensa des cours intensifs sur l’endoctrinement politique et idéologiques aux
cadres, officiers et soldats, et tout particulièrement à ceux des deux bataillons (di gieo mam
cach mang phat trien gap 10, gap 100 lan). Un Dang Uy fut affecté par bataillon dans le plus
grand secret. Près de 700 membres du Pathet Lao restèrent dans les deux provinces69.
Pour se protéger, Hanoi accéléra ses efforts en commençant à former des cadres et des
officiers du Pathet Lao dans les écoles, les écoles militaires et les instituts politiques
vietnamiens. Dans ces lieux, les Vietnamiens continuaient à former des cadres laotiens pour
s’occuper des affaires militaires, politiques et culturelles courantes. En 1957, on sélectionna
500 jeunes laotiens pour une formation dans des institutions vietnamiennes : en réalité seuls
330 quittèrent le Laos. Samanvinaket, le commissaire adjoint politique du Pathet Lao,
emmena une partie de ces étudiants à « l’École Culturelle 399 » (Truong Van Hoa 399) située
au nord du Vietnam. Le Groupe 100 envoya des conseillers pour accompagner cette
délégation éducative70. Le 30 octobre 1956, le Pathet Lao et le Gouvernement Royal du Lao
signèrent un traité de cessez-le-feu. Le 15 novembre 1956, le Comité des Affaires du Parti de
l’Ouest convint avec le CC du PPRL que le temps était venu de retirer les conseillers et les
spécialistes politiques et militaires des unités de base71. A la suite de la décision prise en
décembre, au mois de janvier 1958, le PTV retira le Groupe 100 du Laos. L’intégration des
troupes du Pathet Lao dans l’armée du Gouvernement Royal avait démarré en décembre 1957.
Il semble que Comité des Affaires du Parti de l’Ouest dirigé par Nguyen Khang ne quitta pas
le Laos72.
Le Groupe 100 et les combats armés (1959-1962)
68
. Ibid., pp. 66-71 et p. 82.
. « Chi thi cua quan uy va bo chi huy toi cao Lao, lich su quan doi nhan dan Lao », cité dans Bo Quoc Phong, Vien Lich Su
Quan SuViet Nam, Lich Su Cac Doan…, op. cit., p. 88, note 1.
70
. Ibid., pp. 89-90.
71
. « Indochina is One Battlefield », op. cit.
72
. Bo Quoc Phong, Vien Lich Su Quan SuViet Nam, Lich Su Cac Doan…, op. cit, pp. 90-95.
69
Hanoi, en retirant du Laos le Groupe 100 au début de l’année 1958, faisait le pari que le
Gouvernement Royal du Laos poursuivrait une politique de neutralité, comme l’avait fait
Sihanouk. Les Vietnamiens étaient si convaincus de cela, qu’ils prirent le risque de laisser les
deux bataillons du Pathet Laos s’intégrer dans l’armée du Gouvernement Royal, et qu’ils
soutinrent une ligne d’action politique et non armée pour le Pathet Lao dans le cadre du
processus politique laotien. On ne se doutait alors point que la situation laotienne se
dégraderait pour se transformer en une guerre civile, comme nous l’avons déjà vu brièvement
précédemment. Les Vietnamiens passèrent de l’assurance à un état de choc lorsqu’ils virent
des anticommunistes tels que Phoui Sananikone et Phoumi Nosavan, soutenus par les
Américains, s’emparer du pouvoir et adopter une position résolument anticommuniste en
arrêtant des dirigeants éminents du Pathet Lao au Vientiane, comme Souphanouvong et
Nouhak. Sihanouk , lui, joua un jeu plus subtil.
La crise laotienne de mai 1959, comme celle du coup d’État au Cambodge plus tard en
1970, touchait directement aux intérêts majeurs de la sécurité vietnamienne. En premier lieu,
l’année 1959 marquait l’adoption par le PTV d’un front armé au sud du Vietnam, par
opposition au gouvernement de Ngo Dinh Diem. En second lieu, le PTV ouvrit officiellement
en 1959 la piste Ho Chi Minh pour fournir des armes, des hommes et des vivres à l’effort de
guerre dans le sud du Vietnam. Comme les pénibles années à venir le démontreraient, les
Vietnamiens allaient rencontrer de sérieuses difficultés à faire passer la piste Ho Chi Minh à
l’est de la cordillère annamitique (Truong Son en vietnamien) et prendraient donc la décision
de la faire passer à l’ouest, dans le sud du Laos pour aller vers le nord du Vietnam méridional
(en passant souvent par le nord-est du Cambodge). Nous ne discuterons pas ici l’impact de la
piste Ho Chi Minh sur la politique laotienne, mais il suffit de noter que comme pour le
Cambodge en 1970, les Vietnamiens envoyèrent des troupes dans le sud du Laos pour
s’assurer l’accès à l’est du Laos méridional, un accès vital pour le bon fonctionnement de la
piste. Ce fut tout particulièrement le cas en mai 1961, quand la RDV envoya des bataillons de
la 325e division au sud du Laos avant la signature du traité de cessez-le-feu des Accords de
Genève en 196173.
La crise laotienne de mai 1959 fut un tournant majeur dans la politique laotienne de la
RDV et dans ce qui devait être le sort futur du Pathet Lao. Ta Quang Buu, qui avait signé les
Accords de Genève, déclara publiquement à cette époque que ces derniers devaient
s’appliquer pour le Laos et que la RDV « réagirait si une intervention militaire se produisait
73
. Pham Gia Duc, Su Doan 325, volume II, Hanoi, NXBQDND, 1986, p. 28.
au Laos en raison de l’intrusion conspiratrice des impérialistes américains74. » Les
Vietnamiens s’inquiétaient clairement de l’émergence d’un bloc très hostile le long de leur
frontière occidentale – que ce bloc fut l’œuvre d’une intervention directe ou indirecte des
Américains au Laos, ou d’une coalition royale laotienne avec Ngo Dinh Diem opposée à
l’expansion de la piste Ho Chi Minh, ou de l’élaboration d’une large alliance militaire lao-thaï
(de plus en plus liés par les liens de parenté trans-Mékong). Au début du mois de mai 1959, le
Politburo et le CC du PTV se réunirent pour évoquer la crise laotienne et ses conséquences
sur le plan stratégique. Le Politburo du PTV lut un rapport au CC sur la nouvelle situation et
les « tâches immédiates de la révolution laotienne ». Le Politburo discuta longuement de ses
responsabilités internationales à l’égard de la révolution laotienne. À nos yeux, ce qui parait le
plus important, fut le soutien apporté au Pathet Lao, qui jouait un rôle décisif dans l’aide à la
lutte pour la libération du sud du Vietnam75. L’année 1959 fut décisive sur le plan
géostratégique pour la partie orientale du continent sud-est asiatique. Une des premières
conséquences de la nouvelle politique vietnamienne fut l’envoi par Hanoi de troupes à la
rencontre du bataillon du Pathet Lao, pour aider ce dernier à s’échapper du Vientiane et aider
les troupes de l’autre bataillon. Une fois ces troupes du Pathet Lao de retour, elles furent
transférées à l’ouest dans les provinces de Nghe An et de Quang Binh. Arrivées là, on les
remit à neuf, en leur donnant de nouveaux uniformes et des armes modernes. La base de Xuan
Thanh dans la province de Nghe An fut particulièrement importante. A cet endroit, les
Vietnamiens commencèrent également à se concerter de manière intense avec les membres
dirigeants du Parti laotien sur la nouvelle ligne de conduit à adopter76.
Au Laos, le CC et le Quan Uy du PTV envoyèrent le Général-major Le Chuong afin
qu’il prît la direction du « Groupe des Cadres pour l’Aide au Laos » (Doan can bo Viet Nam
giup Lao), rattaché au CC du PPRL. La situation était dans un état critique. Kaysone en
appela à la « Première Réunion du Comité Exécutif du CC du PPRL », le 3 juin 1959. Comme
on pouvait s’y attendre, la réunion eut lieu sur le sol vietnamien77. Cette réunion commune au
sommet entre Vietnamiens et Laotiens s’accorda à désigner les États-Unis comme menace
majeure et imminente. Lors de ce meeting, trois scénarios possibles furent envisagés. Le
premier était celui d’une intervention militaire américaine au Laos. Le second était le statu
quo sans intervention des Américains. Le troisième était, dans le cas où les neutralistes
recouvraient le pouvoir, l’adoption par le Pathet Lao d’une politique, celle « se battre et
74
. Cité dans : « Indochina is One Battlefield », op. cit.
. Bo Quoc Phong, Vien Lich Su Quan SuViet Nam, Lich Su Cac Doan…,op. cit., p. 115.
76
. Ibid., p. 116.
77
. Ibid.
75
négocier en même temps » (vua danh vua dam). Pendant cette réunion décisive, les
communistes vietnamiens et laotiens décidèrent que le PPRL passerait d’une lutte politique
(« légale ») à une lutte principalement armée (dau tranh vu trang la chu yeu)78.
Les Vietnamiens ne voulaient prendre aucun risque. Le 6 juillet 1959, Hanoi créa un
« Comité de Travail sur le Laos » spécial (Ban Cong Tac Lao), également connu sous le nom
de CP31, chargé de s’occuper de la politique laotienne79. Comme cela s’était produit pendant
la guerre contre les Français, lors de laquelle le comité était apparu pour la première fois, Vo
Nguyen Giap fut nommé à sa tête. Cette fois-ci il eut à ses côtés Nguyen Khan du Comité des
Affaires du Parti pour le Laos de l’ouest, et quelques-uns des experts du Laos les plus connus
et expérimentés, comme Nguyen Chinh Gia, Le Chuong, Nguyen Duc Duong et Nguyen Van
Vinh. Ils étudièrent avec soin la situation laotienne afin d’aider le PTV à préparer et à
appliquer sa politique pour le Laos à tous les échelons pertinents80. Le Groupe 959 fut le plus
important outil qui émergea des réflexions du comité – il fut appelé ainsi en raison de sa date
de naissance, en septembre 1959. Le but premier de ce Groupe était de sauver la situation du
Pathet Lao en lui fournissant une assistance directe et des conseils. Dès le départ, le Groupe
959 comprenait 88 membres politiques et militaires, dont trois cadres supérieurs, 38 cadres
moyens et 47 cadres inférieurs, et de nombreux autres agents81. S’il semble que le CC du
PPRL avait apparemment sollicité un tel groupe de conseillers (ce qui parait probable vu leur
situation désespérée), Hanoi fut plus que prompte à répondre. A nouveau, les enjeux
géostratégiques étaient tout simplement gigantesques.
De manière significative, le PTV maintint actif le Comité des Affaires du Parti de
l’ouest, même si son nom changea. Le 15 juillet 1959, le PTV décida de nommer Le Chuong
secrétaire du Comité de Travail Régional de l’Ouest. Ce dernier fut rejoint encore par deux
experts vietnamiens du Laos, de haut rang et fort expérimentés. Din Van Khanh travailla
comme secrétaire adjoint et Mai Van Quang fut nommé membre du comité. Tous deux
parlaient un Lao parfait ; ils avaient forgé leurs armes révolutionnaires dans les réseaux du
PCI au nord-est de la Thaïlande depuis les années 1930, et avaient travaillé au Laos et avec
des communistes laotiens pendant la guerre contre les Français. Chu Huy Man était lui aussi
sur le retour. Il entra dans ce puissant comité afin de coordonner ses travaux82. Le Comité de
78
. Ibid., p. 117.
. « Tong hop nhung chi vien cua Viet Nam cho cach mang Lao (1945-1975), Ban khoa hoc, tong cuc hau can QDNDVN »,
p. 168.
80
. « The Tasks of the Vietnamese Party towards Laos », daté de mai 1959, cité dans : « Indochina is One Battlefield », op.
cit.
81
. « Tong hop nhung chi vien cua Viet Nam cho cach mang Lao (1945-1975), Ban khoa hoc, tong cuc hau can QDNDVN »,
p. 168.
82
. « Indochina is One Battlefield », op. cit.
79
Travail Régional de l’Ouest était à présent un sous-groupe du Groupe 959, sous les ordres
directs du Comité de Travail sur le Laos du PTV. Cette unité spéciale avait pour mission de
traiter tous les sujets concernant le PPRL. Ces principales tâches furent : premièrement,
d’étudier la situation afin d’ « aider notre CC ami à élaborer des directives, des politiques
pratiques et des programmes de travail » ; deuxièmement, de surveiller étroitement la
situation au Laos et de communiquer ces observations au CC du PTV ; troisièmement, de
définir des directives, des lignes de conduite générale et des politiques pour « aider notre CC
ami » ; quatrièmement, de fournir des estimatifs et des plans afin de proposer des conseils, des
politiques et une aide matérielle, et de les aider à stocker et à distribuer les ressources à
temps ; cinquièmement, de diriger les cadres et les employés qui travaillent dans le groupe ;
sixièmement, de surveiller le Parti laotien ; et finalement, septièmement, de donner leur avis
et de laisser leurs amis décider par eux-mêmes, « dans le plus grand respect de l’opinion de
nos amis », et en : « évitant de les diriger et de faire leur travail [à leur place] 83. »
Quant au Groupe 959, il joua directement le rôle de conseiller pour aider à la
reconstruction des structures politiques et militaires du Pathet Lao. À nouveau, il fallait
recruter, armer et former les troupes du Pathet Lao. A la fin de l’année 1959, entre 650 et 700
soldats du Pathet Lao arrivèrent au Vietnam pour être formés. On leur fournit des armes
soviétiques84. Les conseillers vietnamiens (appelés à présent « spécialites », chuyen gia)
aidèrent le Pathet Lao au développement de l’État-major, de la logistique et des services à
l’arrière. Ils travaillèrent à tous les niveaux du Parti depuis les ministères jusqu’au unités de
district. Ils servirent de conseillers au niveau régional, et aussi dans les bataillons, les hôpitaux
et les écoles. Et ils jouèrent bien sûr un rôle clef dans la renaissance des écoles militaires et
dans les exercices d’entraînement des officiers et des soldats du Pathet Lao. Après le coup
d’État de Phoumi Novasan, les Vietnamiens soutinrent le Pathet Lao dans son alliance avec
Kong Le, en lutte contre Phoumi Novasan et qui défendait à présent le gouvernement de
Souvanna Phouma au Vientiane (tandis que ce dernier se retranchait dans la plaine des Jarres).
Le Groupe 959 avait pour ordre d’aider le Pathet Lao et Kong Le dans leur lutte contre
Phoumi Novasan. En septembre 1960, le Pathet Lao reprit Sam Neua, ce qui permit de
transférer à cet endroit le CC, le Comité Militaire Général et le Haut Commandement du
PPRL85. Le 7 décembre 1960, le CC du PTV envoya Chu Huy Man à Vientiane pour porter
83
. Ibid.
. Bo Quoc Phong, Vien Lich Su Quan SuViet Nam, Lich Su Cac Doan…, op. cit., p. 123.
85
. Ibid., pp. 128-129.
84
assistance aux Laotiens. Il contribua personnellement à diriger les tirs d’artillerie contre les
troupes de Phoumi Nosavan86. Voici ce qu’en dit un autre rapport vietnamien :
Après le 13 décembre 1960, quand les droitistes eurent attaqué le Vientiane avec l’objectif de détruire
les troupes du coup d’État, à la demande du Gouvernement Royal laotien légal en ce temps, nous
dépêchâmes des cadres, au total douze camarades (dont un membre du CC) pour l’aider directement
au Vientiane. Nous envoyâmes également dix howitzers de 105mm et une batterie avec ses mortiers
de 120mm (seuls des cadres techniciens furent envoyés avec les fusils)87.
Après de sérieux combats d’artillerie, le 18 décembre, les conseillers du Groupe 959 et
la plupart des unités du Pathet Lao se retirèrent du Vientiane et des zones sensibles du Van
Vieng. Cependant, le Groupe 959 continua de fournir une aide militaire importante dans
toutes les zones aux bataillons 1 et 2 du Pathet Lao, en lien avec les unités de volontaires
vietnamiens basés à l’est dans la Zone Militaire IV dans les provinces orientales de Nghe Tinh
et Thanh Hoa. Ensemble ils attaquèrent les forces droitistes à Nong Het, Ban Ban et au sud de
la plaine des Jarres et de Xieng Khouang. Le 1er janvier 1961, les troupes vietnamiennes et
celles du Pathet Lao prirent la plaine des Jarres, et en la reliant avec Sam Neua, ils créèrent
une immense base le long de la frontière ouest du Vietnam. C’était l’endroit où demeurait le
gouvernement neutraliste de Souvanna Phouma, et où il recevait, par le biais d’un couloir
aérien, de l’aide soviétique et chinoise88. Tandis que la guerre civile faisait rage, le CC et le
Comité Militaire vietnamiens augmentèrent le nombre de conseillers militaires au sein du
Groupe 959 : ils étaient 160 à la fin de l’année 1960, ils furent 3085 au milieu de l’année
1962. En avril 1961, le Général-major Hoang Sal fut envoyé pour donner des conseils en
matière militaire, un relais qui permit à Chu Huy Man de rentrer au Vietnam89. En mars 1961,
pour tenter de renforcer leur position sur le champ de bataille avant que le traité de cessez-lefeu ne prît effet, les troupes de la RDV et du PL « libérèrent » Salaphukun, Kamkent, Laksao
et Napo. En avril 1961, grâce au soutien du Groupe 959, le Pathet Lao s’empara de
Nhumarath, dans le Mahasay. À cette époque, Souvanna Phouma et Suphanouvong se
rendirent au Vietnam et signèrent un traité les autorisant à envoyer des officiers et des
techniciens laotiens au Vietnam pour se former90. Le 3 juillet 1961, Hoang Van Thai,
représentant le Ministère de la Défense de la RDV, et « Kogk », représentant le Conseil
Militaire Suprême , signèrent un protocole pour mettre en place, comme au 28 avril 1961, un
86
.Ibid., p. 130.
. « Tong hop nhung chi vien cua Viet Nam cho cach mang Lao (1945-1975), Ban khoa hoc, tong cuc hau can QDNDVN »,
p. 168.
88
. Ce sujet est trop vaste pour être examiné en détail dans cet article.
89
. Bo Quoc Phong, Vien Lich Su Quan SuViet Nam, Lich Su Cac Doan…, op. cit., pp. 131-133.
90
. « Indochina is One Battlefield », op. cit.
87
accord permettant la RDV de fournir une assistance militaire au Pathet Lao et au
Gouvernement Royal du Laos représenté par Souvanna Phouma91.
Les troupes armées de la RDV pénétrèrent au Laos pendant la crise laotienne. Le
meilleur exemple est celui de la bataille décisive de Nam Tha. Cette victoire permettait non
seulement l’expansion des forces neutralistes à partir de cette base politique, mais elle
permettait aussi de remporter une victoire fort nécessaire avant l’ouverture des négociations
en Suisse sur la crise laotienne. Le Groupe 959 demanda la permission d’organiser l’attaque
de Nam Tha à la fin 1961 : le Poliburo et le Pathet Lao lui répondirent favorablement. Le
Pathet Lao envoya plusieurs de ses meilleurs bataillons, tandis qu’Hanoi envoya des renforts
et six bataillons provenant des 316e, 305e et 339e brigades. L’aviation vietnamienne se joignit
aux Soviétiques afin de fournir un transport aérien vital, amenant par avion quasiment tout un
régiment vietnamien pour participer à la bataille. Déjà en décembre 1960, le Groupe de
Transport Aérien Soviétique avait transporté par avion la 316e division de troupes volontaires
vietnamiennes pour combattre au nord du Laos ; il avait aussi livré des armes et des
fournitures aux troupes vietnamo-laotiennes. Les Soviétiques parachutèrent du ravitaillement
et des armes, dont le besoin se faisait sentir, à des troupes situées au plus profond du Laos.
Comme l’écrit un historien vietnamien : « grâce au transport rapide de troupes et de
ravitaillement par l’armée de l’air, les troupes armées révolutionnaires laotiennes et les
troupes volontaires vietnamiennes purent rapidement multiplier leurs attaques sur beaucoup
de différents théâtres d’opération […]92. » Le 3 mai 1962, le Pathet Lao et les troupes de la
RDV attaquèrent le poste et le prirent une semaine plus tard. Le 11 mai 1962, le président
américain John Kennedy déclara que les Etats-Unis étaient prêts à intervenir au Laos.
La signature des Accords de Genève en 1962 rassura le Vietnam quant à la neutralité du
Laos. La plupart des troupes de la RDV et des cadres du Groupe 959 furent retirés du Laos.
La RDV se protégea en laissant secrètement au Laos quelques cadres éminents attachés à la
Commission Militaire Générale du PPRL. La plupart des spécialistes, y compris les généraux
Le Chuong et Hoang Sam, retournèrent au Vietnam. Seuls 49 experts du Groupe 959
demeurèrent au Laos après la signature des Accords de Genève sur le Laos.
En guise de conclusion
91
. « Indochina is One Battlefield », op. cit.
. Bo Quoc Phong, Vien Lich Su Quan SuViet Nam, Lich Su Cac Doan…, op. cit., pp. 55-66.
93
. Ibid., pp. 145-146.
92
93
Je n’ai guère évoqué la manière dont le Pathet Lao envisageait sa relation avec le
Vietnam pendant cette période. Des recherches futures devraient s’intéresser à cet important
sujet. À ma connaissance, à la différence des Vietnamiens, les Laotiens, mis à part une
histoire officielle laotienne et une histoire militaire, n’ont pas beaucoup écrit sur cette
question. Il est difficile d’évaluer quels furent les sentiments des cadres supérieurs et moyens
à l’égard du rôle directeur joué par les Vietnamiens dans l’édification des structures politiques
et militaires laotiennes. L’historiographie vietnamienne sur le Laos, pour sa part, fait l’éloge
d’Ho Chi Minh, quand celui-ci ordonna en 1953 d’envoyer des cadres pour apprendre aux
Laotiens l’autonomie, dans le respect des coutumes locales : mais la réalité sur le terrain
devait être très différente. Cette réalité peut être entrevue lors de conversations entre les CC
du PTV et du PPRL à Hanoi dans la période troublée de juillet 1961. Du côté vietnamien, Le
Duan, Secrétaire général du Parti, ainsi que Chu Huy Man, étaient présents parmi d’autres. Du
côté laotien, on trouve Kaysone, Souphanouvong, Khamtai, Nouhak, et Khamseng. Lors de
cette rencontre, Le Duan déclara à Kaysone, que malgré leur accord au sujet d’une ligne de
conduite et de politiques mutuelles, « il existe encore des insuffisances ». Le Duan tenta de
rassurer son homologue, en lui affirmant que le marxisme-léninisme était « au fondement de
leur accord », même s’il reconnut qu’il était « difficile de s’accorder entièrement sur la
manière dont il faut envisager les problèmes d’ordre pratique ». Ces différences d’ordre
« pratique », comme Le Duan l’expliqua, pouvaient être résolues par le biais de discussions
et de négociations. Le Duan évoqua ensuite la nature de la relation vietnamo-laotienne depuis
quelques années :
Une autre insuffisance consiste en ce que [nos cadres] n’ont pas aidé nos amis à renforcer d’euxmêmes leur propre structure. Ainsi, ils [nos cadres] font souvent le travail d’autrui ; parfois ils
l’accomplissent sans en faire part à leurs supérieurs. Ceci concerne tout particulièrement les affaires
militaires, car [nos cadres] craignent que s’ils ne faisaient pas le travail eux-mêmes, il serait trop tard
pour faire face à l’ennemi. Ceci ne signifie pas que les Laotiens sont en retard ; ce sont les
Vietnamiens qui n’ont pas correctement appliqué les principes fondateurs de la relation entre les deux
pays. […] La réalité a montré clairement que c’est au pays lui-même d’accomplir sa propre
révolution, peu importe l’efficacité de l’aide étrangère – cette dernière demeure secondaire94.
Dans sa réponse, Kaysone affirma que depuis la création du PPRL, la relation entre les
deux Partis avait été « très bonne », et que les relations de travail avaient été « très étroites ».
Il vanta l’œuvre de Nguyen Khang, qui avait travaillé avec le Pathet Lao à Phong Saly et Sam
Neua. Kaysone expliqua que depuis que le Parti avait adopté une ligne de conduite armée, il
arrivait que parfois les Vietnamiens accomplissent le travail à la place des Laotiens et
négligent « la formation de cadres piliers » laotiens. Il déclara également que « l’aide
94
. « Excerpts of the content of a meeting in July 1961 between the two Central committee’s delegations of the two Parties »,
in « Indochina is One Battlefield ».
[vietnamienne] à la construction du Parti est aussi toujours faible95. » Le Duan expliqua que
l’aide vietnamienne apportée au Laos était aux yeux des Vietnamiens une « tâche
internationaliste de même qu’un des devoirs de la révolution vietnamienne ». Il reconnut que,
naturellement, les deux pays et les deux Partis étaient différents, mais à ses yeux cela ne
devait pas empêcher de trouver des terrains d’entente. Dans une déclaration à double sens, il
dit : « Parce que nos deux pays sont deux nations, et deux nations, cela signifie deux partis.
Quand il s’agit de sujets importants, dans les relations inter-gouvernmentales, les deux partis
doivent se consulter par avance96. » Ho Chi Minh parla ensuite et promit à Kaysone que dans
cette « nouvelle situation », l’honnêteté les uns vis-à-vis des autres n’avait pas de prix. Il
appela de ses vœux des discussions sincères et compréhensives. Il ajouta : « Mais la décision
en revient au Parti laotien, car la révolution laotienne doit être conduite par les Laotiens euxmêmes…peu importe la quantité d’aide reçue : au total, elle ne représentera pas plus de 10%;
les autres 90% viendront de votre propre force97. »
Malgré toutes ces belles paroles, c’étaient en réalité les Vietnamiens qui menaient le
jeu. Et les dirigeants haut placés du Pathet Lao le savaient parfaitement. Si les Vietnamiens se
préoccupaient en partie des inquiétudes laotiennes, les intérêts stratégiques vietnamiens et la
nature vite révélée de cette nouvelle guerre indochinoise ne rendaient pas la chose facile pour
des Laotiens qui auraient voulu s’administrer d’eux-mêmes. Au début de l’année 1963, les
troupes stationnées dans la Région Militaire du nord-ouest du Vietnam se préparaient à
pénétrer les champs de bataille de Xieng Khouang et de la plaine des Jarres. Au sud du
Vietnam, à la même époque, la guerre se préparait. Les Vietnamiens tentaient désespérément
de faire passer la piste d’Ho Chi Minh à l’ouest de la cordillère annamitique, pour pouvoir
ravitailler le Vietnam sud en armes et en soldats, par le biais du Laos inférieur. Et ils
n’hésitèrent pas à faire pénétrer leurs troupes au Laos pour assurer le ravitaillement du
Vietnam sud. Dans de telles circonstances, il serait difficile au Laos, et plus tard au
Cambodge, de rester neutres lors de cette seconde guerre vietnamienne. Les Vietnamiens
contribuèrent, eux aussi, à la déstabilisation du Laos (et du Cambodge).
Cependant le Pathet Lao, à la différence des Khmers rouges, qui rejetèrent tout ce qui
pouvait ressembler de près ou de loin au Vietnam et qui poussèrent leur autonomie au-delà
des limites du raisonnable (ils n’avaient pas d’armée à proprement parler), encourt le risque
95
. « Excerpts of the content of a meeting in July 1961 between the two Central committee’s delegations of the two Parties »,
in « Indochina is One Battlefield », op. cit.
96
. « Excerpts of the content of a meeting in July 1961 between the two Central committee’s delegations of the two Parties »,
in « Indochina is One Battlefield », op. cit.
97
. « Excerpts of the content of a meeting in July 1961 between the two Central committee’s delegations of the two Parties »,
in « Indochina is One Battlefield », op. cit.
d’être condamné par de futures chercheurs pour s’être trop appuyé sur les Vietnamiens dans
leur effort de prise de pouvoir. En d’autres termes, leur accès au pouvoir en 1975 ne fut
possible que parce qu’ils étaient excessivement dépendants des techniques militaires,
politiques et organisationnelles vietnamiennes. Cependant, si on le compare aux partis, aux
structures étatiques et aux armées communistes chinois et soviétiques, on peut constater que
le Pathet Lao demeurait faible sur le plan militaire et politique. Les dirigeants du Pathet Lao, à
bien des égards, dépendaient des Vietnamiens et de leur armée : ces derniers devaient les
maintenir en vie, leur bâtir une armée, un parti, consolider leur expansion et en 1975, prendre
le pouvoir au Laos. D’autre part la vision vietnamienne communiste du rôle privilégié du
Vietnam en Indochine, pour des raisons à la fois idéologiques et militaires, empêchent les
communistes vietnamiens « d’abandonner » le Indochine – du moins en pensée. Et cela est
aussi très révélateur de la vision vietnamienne du monde extérieur, de la place du Vietnam
dans ce monde, et des Vietnamiens eux-mêmes.