Remanier les dialogues, rénover les tableaux. Le cinématographe

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Remanier les dialogues, rénover les tableaux. Le cinématographe
Remanier les dialogues, rénover les tableaux.
Le cinématographe dans la logique de récupération des grandes reprises
féeriques 1
STÉPHANE TRALONGO
Le courant de pensée « post-Vardac », initié par les études de l’historien du théâtre David
Mayer 2, puis relayé par les travaux de Stephen Johnson3, Joseph A. Sokalski 4 et Gwendolyn
Waltz 5, remet en question le modèle linéaire généralement admis en histoire du cinéma, selon
lequel le cinématographe aurait pris, au tournant du siècle, la relève de genres dramatiques
populaires à bout de souffle. Il part du postulat que ces genres continuent au contraire à prospérer
et que les pratiques cinématographiques émergentes les influencent en retour, de sorte que leurs
rapports ne peuvent plus être envisagés sous la forme d’un transfert à sens unique d’un média à
l’autre, mais plutôt comme un réseau complexe d’échanges dans plusieurs directions 6. Les
recherches entreprises par Waltz fournissent en même temps la preuve des interactions entre
spectacles de scène et projections de cinématographe sur le territoire nord-américain à cette
époque : « For much of the first decades after their invention, motion pictures shared the
1
Je remercie Jean-Marc Larrue pour son soutien dans la préparation de cette recherche, ainsi qu’André Gaudreault et
Frank Kessler pour leurs conseils et leurs commentaires.
2
David Mayer, « The Victorian Stage on Film : A Description and a Selective List of Holdings in the Library of
Congress Paper Print Collection », Nineteenth Century Theatre, vol. 16, no 2, hiver 1988, p. 111-122.
3
Stephen Johnson, « Evaluating Early Film as a Document of Theatre History: The 1896 Footage of Joseph
Jefferson’s Rip Van Winckle », Nineteenth Century Theatre, vol. 20, no 2, hiver 1992, p. 101-122.
4
Joseph A. Sokalski, « From Screen to Stage: A Case Study of the Paper Print Collection », Nineteenth Century
Theatre and Film, vol. 25, no 2, hiver 1997, p. 115-136.
5
Gwendolyn Waltz, « Projection and Performance: Early Multi-media in the American Theatre », thèse de doctorat,
Tufts University, 1991.
6
David Mayer, « Learning to See in the Dark », Nineteenth Century Theatre and Film, vol. 25, no 2, hiver 1997,
p. 98-99.
1
theatrical stage with living performers in a continuous (albeit erratic) multimedia relationship 7. »
En mettant au jour des pièces de théâtre dans lesquelles s’intègrent des vues animées, Waltz
confirme la nécessité de repenser la cinématographie des débuts selon une perspective
intermédiale et encourage du même coup la réévaluation de phénomènes jusqu’à présent relégués
aux « à-côtés » de l’histoire du cinéma.
C’est cet exemple canonique de « spectacle mixte 8 » qu’est La Biche au bois (Théâtre du
Châtelet, 1896) que nous proposons de reconsidérer à la lumière des réflexions du groupe « postVardac ». Le dénouement de cette féerie consiste en une « scène de nez », certes moins fameuse
que la tirade de Cyrano de Bergerac (Théâtre de la Porte Saint-Martin, 1897), mais assez
marquante pour que les historiens du cinéma l’aient retenue comme l’un des premiers cas de
projection cinématographique à l’intérieur d’une représentation dramatique 9. Il convient toutefois
de nuancer l’effet de nouveauté qu’on serait tenté de percevoir a posteriori dans l’intercalation
d’une vue animée au sein d’une pièce de théâtre en 1896. Pour ce faire, nous esquisserons, dans
la continuité du travail de Roxane Martin, une logique de « récupération des clous 10 », suivant
laquelle l’appropriation soudaine du cinématographe ne s’inscrit pas en rupture avec les
procédures de l’époque, mais repose au contraire sur le perfectionnement de techniques et la
reconduction de conventions déjà en place. Il s’agira à la fois de remettre le spectacle dans le
contexte des grandes reprises féeriques de la fin du 19e siècle et d’examiner les modalités
d’intégration d’une vue animée dans la pièce. D’un point de vue méthodologique, ce travail de
recherche se fonde principalement sur le dépouillement et l’analyse d’un ensemble de sources
primaires inédites, parmi lesquelles figure le manuscrit de la censure de La Biche au bois, une
7
Gwendolyn Waltz, « Filmed Scenery on the Live Stage », Theatre Journal, vol. 58, no 4, décembre 2006, p. 548.
Jean-Jacques Meusy, Paris-palaces ou le temps des cinémas (1894-1918), Paris, CNRS Éditions, 1995, p. 260.
9
Voir Jacques Deslandes et Jacques Richard, Histoire comparée du cinéma, tome 2, Tournai, Casterman, 1968,
p. 327-328.
10
Roxane Martin, La féerie romantique sur les scènes parisiennes (1791-1864), Paris, Honoré Champion, 2007,
p. 412.
8
2
revue de presse constituée à partir d’une cinquantaine de périodiques parisiens et un corpus de
pièces de café-concert 11.
Une carrière dramatique fastueuse
Tirée d’un conte de Madame d’Aulnoy, La Biche au bois est une féerie de Cogniard
frères, Blum et Toché, présentée le 14 novembre 1896 au Théâtre du Châtelet. Souvent perplexes
face à l’intrigue de ces pièces, les critiques hésitent à en donner le détail : « Que peut un récit à
côté de l’éloquence du décorateur et du metteur en scène, qui raconteront l’histoire avec de la
couleur et du mouvement 12 ? » s’interroge Paul Marrot dans La Lanterne. Ils se livrent plutôt à
un exercice de description qui témoigne des multiples innovations techniques du genre : « Étant
données les découvertes scientifiques récentes, on pouvait, on devait s’attendre à des
enchantements d’électricité, par exemple 13 », souligne Georges Boyer dans L’Événement. Dans
cette reprise, l’histoire commence avec la naissance de la princesse Désirée, au chevet de laquelle
le roi Drelindindin et son sénéchal Pélican omettent de convier la fée de la Fontaine. Au lieu
d’octroyer ses dons à l’enfant, la magicienne, en colère, lui défend de voir la lumière du jour
avant l’âge de dix-sept ans, la condamnant par conséquent à grandir prisonnière d’un palais
hermétique. Alors que la malédiction tire à sa fin, Désirée se risque à rejoindre le prince Souci qui
lui fait la cour, mais sa rivale, la princesse Aïka, la contraint à quitter son carrosse et à se
métamorphoser en biche sous les rayons du soleil. Afin de rompre l’enchantement, le prince
11
À propos de ce type de source, il faut noter que l’« acte des théâtres » des revues de fin d’année livre sur le mode
de la parodie un compte-rendu des succès et des « fours » de la saison écoulée. Les figures emblématiques du monde
dramatique parisien font d’ailleurs partie des personnages récurrents, tant du côté des artistes (Sarah Bernhardt,
Coquelin aîné) que du côté des critiques (Félix Duquesnel, Catulle Mendès, Francisque Sarcey).
12
Paul Marrot, « Les premières », La Lanterne, no 7148, 16 novembre 1896, p. 2.
13
Georges Boyer, « Critique dramatique », L’Événement, no 9000, p. 3.
3
Souci et son ambassadeur Fanfreluche se lancent dans une course effrénée aux talismans, qui
passe par les royaumes des Légumes, des Poissons et des Géants, pour aboutir à l’apothéose 14 : le
triomphe des amants.
Lorsque les critiques s’emploient à décrire cette reprise, il font spontanément usage de
l’expression populaire « couteau de Janot 15 » pour évoquer les profondes transformations que la
pièce a subies depuis ses débuts. Cette locution proverbiale, tirée de l’image d’un couteau dont on
a successivement changé le manche et la lame, réfère à un objet dont on a remplacé toutes les
parties au point qu’il ne reste plus rien de l’original, si ce n’est le nom dont on l’avait baptisé16.
Force est de reconnaître que la féerie a déjà connu une longue et fastueuse carrière au Théâtre de
la Porte Saint-Martin, au cours de laquelle les directeurs se sont efforcés à tour de rôle de
restreindre le texte et de renouveler la mise en scène. À la création de la pièce le 29 mars 1845, le
canevas de La Biche au bois n’appartient encore qu’aux seuls frères Cogniard, célèbres faiseurs
de féeries. Comme le note Marie-Françoise Christout, les auteurs cèdent la place aux décors de
Devoir, Cicéri, Rubé et Sachetti, aux costumes d’Alfred Albert et aux machineries d’Auguste
Marie 17. Théophile Gautier signe alors dans son feuilleton de La Presse une critique élogieuse,
qui marquera les esprits et servira de manifeste en faveur du genre :
Nous aimons beaucoup ces sortes de pièces qui tiennent le milieu entre les contes d’enfant
et les rêves. En quelques heures toute la création vous passe devant les yeux. Les
décorations succèdent aux décorations. Vous sautez de l’enfer au ciel, de la Suisse à la
14
Cogniard frères, Ernest Blum et Raoul Toché, La Biche au bois, manuscrit de la censure, 1896, Archives
nationales, F18 982.
15
On relève également « couteau à Janot ». Voir Félix Duquesnel, « Les premières », Le Gaulois, no 5488, 15
novembre 1896, p. 3; Georges Vanor, « Les premières », La Paix, no 6378, 15 novembre 1896, p. 2; Pierre Véron,
« Théâtres », Le Charivari, s.n., 17 novembre 1896, p. 1.
16
Dans le Dictionnaire de locutions proverbiales à l’entrée « Jeannot », on trouve : « Locution empruntée à une
scène de : Les battus paieront l’amende, farce de d’Orvigny, qui eut le plus grand succès, et dont le principal
personnage, Jeannot, est devenu un type du théâtre moderne », Louis-Marius-Eugène Grandjean, Dictionnaire de
locutions proverbiales, tome 1, Toulon, Imprimerie de R. Liautaud, 1899, p. 606.
17
Marie-Françoise Christout, « La Féerie romantique au théâtre : de La Sylphide (1832) à La Biche au bois (1845),
chorégraphies, décors, trucs et machines », Romantisme, no 38, 1982, p. 85.
4
Chine, du palais à la chaumière, sans bouger de place. Les machinistes sont les postillons
qui font rouler votre voiture à travers une infinité de pays réels ou fantastiques 18.
Certains journalistes invoqueront plus tard ses écrits pour prendre la défense de la pièce face aux
critiques qui continuent de juger le spectacle selon des critères littéraires 19. Pour la première
reprise le 23 mars 1865, la direction Fournier monte de nouveau la pièce à grands frais en
confiant les costumes à Marcelin, fondateur de la Vie parisienne, et en simulant le « torrent d’eau
naturelle 20 » du tableau des Sirènes grâce aux effets de la lumière électrique. Sarah Bernhardt
rapporte dans ses mémoires que l’amitié qu’elle entretient avec le régisseur du théâtre lui vaut un
accès régulier aux représentations, si bien qu’elle remplace pendant quelques jours Mlle Debay
dans le rôle titre de la princesse Désirée 21. Le succès se prolonge, de sorte que Fournier propose
en 1867 une version de la pièce remaniée par les frères Cogniard sous le titre La Nouvelle Biche
au bois. Pour la deuxième reprise le 10 septembre 1881, la direction Clèves s’adjoint les services
d’Ernest Blum et Raoul Toché afin de remettre la pièce au goût du jour. La liste des décors
s’accroît de manière vertigineuse pour atteindre trente tableaux. Francisque Sarcey du Temps
signale que la première est digne d’un marathon puisqu’elle s’étire sur plus de six heures 22.
Une grande reprise féerique
À la veille de la reprise au Théâtre du Châtelet, les articles rétrospectifs se bousculent
dans la presse en colportant leur lot de souvenirs et d’anecdotes. La direction des frères Floury
filtre également depuis plusieurs mois des informations sur la nouvelle mise en scène en vue de
piquer la curiosité des lecteurs. Dans La Presse du 29 septembre, on apprend que « MM. Floury,
18
Théophile Gautier, « Théâtres », La Presse, no 3260, 31 mars 1845, p. 2.
Voir Camille Le Senne, « Premières Représentations », Le Siècle, no 22 228, 15 novembre 1896, p. 3.
20
Edmond Desnoyers de Bieville, « Revue des Théâtres », Le Siècle, no 10 975, 27 mars 1865, p. 1.
21
Sarah Bernhardt, Ma double vie : mémoires, Paris, Éditions Fasquelle, 1907, p. 157-158.
22
Francisque Sarcey, « Chronique théâtrale », Le Temps, no 7446, 12 septembre 1881, p. 2.
19
5
frères, directeurs du Châtelet, sont en ce moment en Angleterre, à Blackpool, pour y étudier et
acquérir une attraction qu’ils comptent intercaler dans leur prochaine féerie 23. » Dans l’Écho de
Paris du 1er novembre, les journalistes poursuivent en annonçant la mise au point d’« un numéro
sensationnel autour duquel il est fait le plus grand mystère 24 ». Il faudra attendre le soir de la
première pour que le clou que les directeurs sont allés chercher outre-Manche soit enfin révélé. Il
s’agit d’un ballet aérien exécuté par Miss Polly Batchelor et six autres danseuses anglaises, qui
renouvelle, en l’amplifiant, le numéro de l’aérogyne des foires et surtout le truc de la « mouche
d’or » des féeries. Léon Xanrof, célèbre chansonnier, dépeint « de belles filles suspendues à des
fils invisibles au bout desquels elles évoluent, gracieuses, légères, portant des banderolles [sic] ou
des girandoles de lampes électriques, tandis qu’au fond s’allument comme une pluie d’astre d’or,
les perles d’un immense rideau 25 ».
Les frères Floury planifient également une autre attraction depuis longtemps : « Déjà nous
savons que l’on compte beaucoup sur un ballet présenté à l’aide du cinématographe 26 », signale-ton dans La Patrie du 15 novembre. Ils n’ont eu qu’à se tourner du côté du Comptoir général de
photographie dirigé par Léon Gaumont comme le relate bien Laurent Mannoni 27. Dans la
correspondance commerciale de Gaumont, un contrat manuscrit daté du 20 juillet prévoit ainsi
l’exploitation d’un chronophotographe Demenÿ au Théâtre du Châtelet 28. Les clauses de ce
contrat fixent la fabrication d’une vue animée à 125 francs, le tirage d’une ou de plusieurs bandes
positives à 75 francs et la location du matériel de projection à 30 francs par jour. Jacques Ducom,
responsable de l’atelier du Comptoir général de photographie, est chargé d’assister Edmond
23
Des Planches, « Courrier des théâtres », La Presse, no 1585, 29 septembre 1896, p. 3.
Le Capitaine Fracasse, « Gazette théâtrale », Écho de Paris, no 4542, 1er novembre 1896, p. 3.
25
Léon Xanrof, « Soirée parisienne », Paris, s.n., 16 novembre 1896, p. 2.
26
J. Lecocq, « Avant-premières », La Patrie, s.n., 15 novembre 1896, p. 2.
27
Laurent Mannoni, « Une féerie de 1896 : La Biche au bois », Cinémathèque, no 10, automne 1996, p. 117-123.
28
Marie-Sophie Corcy, Jacques Malthête, Laurent Mannoni et Jean-Jacques Meusy (dir.), Les premières années de la
société L. Gaumont et Cie. Correspondance commerciale de Léon Gaumont, 1895-1899, Paris, Association française
de recherche en histoire du cinéma, 1999, p. 131-132.
24
6
Floury dans la prise de vues. À cette occasion, un « théâtre cinématographique 29 » est édifié en
plein air sur le toit du Châtelet pour profiter des conditions de luminosité extérieures. Il comprend
un fond en velours noir, un plancher équipé d’une trappe et des dessous. Sur cette scène de
fortune, des danseuses exécutent une ronde autour de la trappe béante, d’où s’échappent d’autres
ballerines au moyen d’une échelle et des nuages de fumée envoyés par les machinistes.
Une fois la bande tirée et coloriée par les soins de Ducom, la projection de la vue animée
du chronophotographe est combinée à la projection d’une vue fixe de lanterne magique sur un
rideau transparent en fond de scène. Cette plaque représente le nez du sénéchal Pélican, qui
s’allonge démesurément au fur et à mesure qu’un « écran mobile » est déplacé. Lorsque cet écran
a été entièrement retiré et que la vue fixe recouvre le rideau, la vue animée du ballet est projetée
par-dessus l’image du nez. Il s’agit assurément d’un des clous de cette reprise que les critiques ne
manquent pas de relever : « Autre inédit : l’emploi du cinématographe – et d’un cinématographe
avec couleur beaucoup plus décoratif que les épreuves aux tons neutres – sur le nez du sénéchal
Pélican centuple par la projection électrique un essaim de ballerines dansant un pas d’autant
mieux réglé que toutes les poses sont clichées 30. » Le travail de l’opérateur ne se résume donc pas
à la projection de la bande sur un écran qui remplirait plus ou moins le cadre de scène, il
nécessite au contraire un agencement très précis des appareils, afin de superposer les images et de
laisser une partie du théâtre vacante pour l’intervention des comédiens.
Une ancienne machination scénique
Ce dispositif de projection semble avoir été directement inspiré par la précédente mise en
29
Jacques Ducom, Le cinématographe scientifique et industriel. Traité pratique de cinématographie, Paris, Geisler,
1911, p. 59.
30
Camille Le Senne, « Premières Représentations », Le Siècle, no 22 228, 15 novembre 1896, p. 3.
7
scène de La Biche au bois. Le texte de la pièce publié en 1881 fournit de précieuses informations
à ce sujet :
FANFRELUCHE : Il faudrait un instrument quelconque, un microscope, une loupe…
PELICAN : Attendez, j’ai votre affaire… Le roi mon maître justement s’en occupe depuis
quelque temps d’astrologie. (Il désigne les instruments.)
FANFRELUCHE, choisissant une loupe énorme : Voilà ce qu’il me faut. Mettez-vous là
derrière la huche à pain et ne laisser [sic] passer que votre nez. (Il place Pélican derrière un
meuble de façon à ce que le public ne puisse pas le voir.)
PELICAN : Ne me faites pas de mal au moins.
FANFRELUCHE : Ne bougez plus ! je braque ! (Il braque sa loupe dans la direction de
Pélican. Le fond s’entr’ouvre et on aperçoit dans le cadre qui vient de se former le nez de
Pélican, grossi démesurément. Sur le nez une mouche en toilette de bal reçoit des invités.
Mouches mâles et femelles qui saluent. Des domestiques mouches passent des
rafraîchissements sur des plateaux. Les mouches vont, viennent, dansent. En un mot c’est
un véritable bal qui a lieu sur cet appendice. – Musique.)
PELICAN, caché : Eh bien ?
FANFRELUCHE : Ah ! Mon Dieu !… Ah !
PELICAN : Ça me gratte !
FANFRELUCHE : Je ne peux pas le laisser comme ça !
PELICAN : Ça me dévore !
FANFRELUCHE : Un fusil !… Pas de poudre… Ah ! du poivre !… (Il le charge.) Bah ! pour
des mouches !… (Il tire.) Rassurez-vous, elles ne reviendront plus. (L’apparition s’est
évanouie 31.)
Cette séance de projection repose sur la convention du « tableau magique 32 », c’est-à-dire sur
l’enchâssement d’une vision à l’intérieur du cadre de scène. Quant à l’appareil utilisé, on rapporte
dans Le Figaro du 11 septembre qu’« [à] la répétition générale, il y a eu une discussion entre le
gazier et le fournisseur d’oxygène dont les efforts devaient se combiner pour éclairer l’espèce de
lanterne magique qui produit cet effet 33. » Au même endroit, le manuscrit du texte de 1896 accuse
de nombreuses retouches. Dans une première version annotée et raturée, il est indiqué
« Cinématographe. », mais sont également prévus une variante du dialogue et de la chanson qui
31
Cogniard frères, Ernest Blum et Raoul Toché, La Biche au bois, Paris, Barbré, 1881, p. 18.
Martin, 2007, p. 31.
33
Un Monsieur de l’Orchestre, Le Figaro, no 254, 11 septembre 1881, p. 3.
32
8
suit en cas de rappel et, par conséquent. un « Bis du Cinématographe. ». Dans une seconde
version entièrement corrigée, la reprise des projections est définitivement intégrée au canevas
sous l’inscription « 2e Sc Cinemat ». Ce redoublement s’explique par la brièveté de la bande, qui
restreint le ballet à une poignée de secondes, mais également par la conception des projections
comme attraction, susceptible d’être bissée au même titre que tout autre numéro.
La description de Ducom semble toutefois traduire une mauvaise compréhension de la
cause des transformations du nez de Pélican. Les souvenirs de l’opérateur indiquent qu’une fée se
livre à des enchantements sur le nez du sénéchal, se traduisant par des altérations de l’appendice
et des mouches qu’il renferme 34. Or, le manuscrit de la pièce contredit cette version et incite à
penser qu’il pourrait en aller tout autrement :
PELICAN, entrant : Il n’y a pas ! C’en est trop ! il faut que je la tue !
GIROFLEE : Eh ! là, Sénéchal, quelle fureur !
FANFRELUCHE : Et qui voulez-vous exterminer ?
PELICAN : Qui je veux ?… Tiens ! vous voilà, vous !
GIROFLEE : Ça n’a pas l’air de vous faire plaisir !
PELICAN : Ma foi, non ! un rival !… et un rival heureux ! Mais vous arrivez bien tout de
même ! vous venez de voyager… de frayer avec les fées ! Vous pourrez peut-être me
débarrasser de ma mouche !
FANFRELUCHE : Votre mouche ?
GIROFLEE : Eh ! oui ! vous ne savez pas ? une petite mouche qui, depuis dix-huit ans,
chatouille obstinément le nez de Monsieur !
PELICAN : Elle me taquine ! Elle me lancine ! Elle me bassine !
FANFRELUCHE : Je compatis à vos maux, infortuné démangé, mais je cherche le moyen…
GIROFLEE : Sans compter que depuis dix-huit ans, elle n’est peut-être plus seule !
PELICAN : Pour sûr ! ça me gratte trop ! Elle doit avoir de la famille !
GIROFLEE : Des invités peut-être ?
PELICAN : Ou une colonie ! Et je rage ! j’écume ! je m’aigris !…
[…]
FANFRELUCHE, parlé : Attendez ! j’ai une idée ! Il faut voir ça de près !
GIROFLEE : Avec une loupe ! vous n’avez pas une loupe sur vous ?
PELICAN : Pas sur moi, non ! <Non !> Mais voici un microscope avec lequel le farouche
Mesrour examine nos sauces <tre cuisine>, pour s’assurer que nous ne mettons pas
d’arsenic dans nos assaisonnements !
34
Ducom, 1911, p. 58.
9
FANFRELUCHE : Voilà notre affaire !… Cachez un peu votre profil grec… 35
En fait, il est moins question d’employer la magie que la science dans cette scène, quoique
l’utilisation de l’instrument d’optique puisse paraître irréaliste. Les personnages examinent ainsi
le nez de Pélican par le truchement d’un microscope, dont la fonction est d’obtenir des images
extrêmement agrandies d’organismes invisibles à l’œil nu. Dans la version de 1881, on se
rappelle qu’ils se servaient déjà d’une loupe pour réaliser leur expérience. Les déformations
données à voir par les projections n’opèrent donc pas directement sur le nez du sénéchal ni sur le
corps des mouches, mais sur leur représentation observée au travers de l’oculaire et réglée par le
biais des lentilles de grossissement. En justifiant l’apparition des mouches par un instrument
d’optique, les auteurs ne cherchent pas à cacher la véritable nature des vues animées, qui
s’affichent d’emblée comme des images en mouvement. Ils s’appuient au contraire sur les
matériaux du dispositif de projection pour exprimer dans une même scène des écarts
dimensionnels. Le public comprend que les protagonistes côtoient l’infiniment petit parce qu’ils
se sont munis d’un microscope qui produit des images en mouvement de l’univers bactérien.
L’intégration du cinématographe ne se produit donc pas en décalage avec les conventions
de la féerie, mais bien plutôt dans le prolongement des anciennes machinations scéniques. Elle ne
vole pas non plus la vedette au ballet aérogyne importé d’Angleterre, qui retient encore toute
l’attention des journalistes. Pour Victor de Cottens, dont on sait qu’il fera plus tard appel à
Georges Méliès pour projeter des vues animées dans des pièces de théâtre, le cinématographe
pourrait peut-être contribuer au renouvellement de la féerie : « On essaye actuellement
d’appliquer le cinématographe à la scène, mais cela reste un essai et l’effet n’en est pas
35
Cogniard frères, Blum et Toché, 1896, s.p.
10
définitif 36. » Pour Henri Touroude, il s’impose de manière plus évidente : « La photographie
animée ne pouvait manquer d’être de la fête. Ne se prête-t-elle pas admirablement à ces
spectacles fantastiques que sont les féeries 37 ? » Du reste, le discours journalistique reflète surtout
l’instabilité des pratiques cinématographiques émergentes pendant cette période : « curieuse
application 38 » pour les uns, « heureuse application 39 » pour les autres. L’expression
« cinématographe-ballet 40 » est l’une des dénominations employées par les critiques pour
désigner cette attraction. Dans la revue Paris qui roule créée le 2 février 1897 au concert de la
Cigale, Xanrof et Nunès n’ont pas oublié la tentative des frères Floury, en plaçant ces couplets
dans la bouche de la princesse Désirée :
(AIR : En se balladant [sic] sur l’ gazon.)
Mon sujet vous semble vieux
Il est très-ingénieux
Puisqu’en l’ rajeunissant
En le travestissant
Par de la chorégraphie
D’ la cinématographie
Il n’en reste rien
Pour son plus grand bien.
Mais le spectateur s’en fiche
Il préfèr’ la biche au bois
Au répertoire de Labiche
Et puis on n’ lui donne pas l’ choix !
Jamais de neuf sur l’affiche
L’ vieux est toujours d’ saison
C’est la d’vis’ de la maison !
36
Victor de Cottens, « La semaine dramatique », Illustré théâtral, no 1, 21 novembre 1896, p. 8. Dans sa chronique
du Voltaire, de Cottens ne fait au contraire pas mention du cinématographe (voir de Cottens, « Premières
représentations », Le Voltaire, no 5734, 16 novembre 1896, p. 3).
37
Henri Touroude, « Premières Représentations », La Petite République française, no 7521, 16 novembre 1896, p. 2.
38
Henry Bauer, « Les Premières Représentations », Écho de Paris, no 4557, 16 novembre 1896, p. 3.
39
Anonyme, « Premières représentations », L’Éclair, no 2912, 16 novembre 1896, p. 3.
40
Voir Richard O’Monroy, « La Soirée Parisienne », Gil Blas, no 6208, 15 novembre 1896, p. 2 ; Robert Vallier, « Le
Théâtre », République française, no 1102, 16 novembre 1896, p. 2. De la même façon, Meusy évoque la
réglementation des « cinématographes-réclame » en 1899 (Meusy, 1995, p. 72).
11
Mais le spectateur etc. 41
Ce que les revuistes montrent du doigt à travers cette chanson, ce sont les méthodes de rénovation
des féeries qui consistent à complexifier les trucs grâce aux derniers développements techniques.
La mise au point d’une « machinerie scénique plus innovante 42 » participe ainsi à l’esthétique de
la surenchère des grandes reprises féeriques de la seconde moitié du 19e siècle. Les faiseurs de
féeries se tournent donc tout naturellement vers les cinématographistes pour se procurer ce
modèle perfectionné de lanterne magique que représente à leurs yeux le cinématographe. C’est
l’un des enseignements que l’on peut tirer de l’histoire des genres dramatiques populaires sur les
scènes parisiennes en suivant les propositions du groupe « post-Vardac ». Si les modes
d’intégration des dispositifs de projection sur scène diffèrent souvent d’un cas à un autre et
méritent d’être examinés avec nuance, le théâtre ne tire pas moins profit de ces mutations
scéniques engendrées par les échanges avec les pratiques cinématographiques émergentes.
41
42
Nunès et Xanrof, Paris qui roule, manuscrit de la censure, 1897, Archives nationales, F18 1447, s.p.
Martin, 2007, p. 411.
12