La Part d`ombre et la Presse

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La Part d`ombre et la Presse
La Part d’ombre et la Presse
ELLE A LU : LA PART D’OMBRE
Des dessins de fou ! pensent les enfants des peintures
qu’esquisse et peaufine inlassablement leur mère. Des
dessins qui contiennent tous ses silences et cette part
d’ombre qui échappe à ses enfants.
Eux retrouvent en Nora la mère seulement, « une
voix, des gestes, une odeur trop longtemps confondus
avec le plaisir des repas, la chaleur du lit, le sommeil, la
maison, comme elle un lieu où s’abriter pour grandir ».
Quelle femme est-elle ? Qui était-elle avant la naissance des enfants ? Quelle adolescente, quelle amoureuse ? Quels étaient ses désirs, quels ont été ses fêlures,
ses révoltes, ses renoncements ? Elle peint, mais personne
n’a jamais prêté attention à ses grandes feuilles blanches,
si ce n’est les enfants pour y gribouiller, dès qu’ils ont pu
tenir debout sur leurs jambes.
Dans l’espace dilaté par le silence de sa maison encoconnée par la neige qui tombe inlassablement, Nora dialogue avec une morte, rassemble sa vie autour d’elle, se
réconcilie avec ses sentiments, cherche un sommeil libérateur. Ce chemin intime à travers angoisses, déceptions,
silences, bonheurs, désirs refoulés, le compte de cette
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mise à nu, nous est conté par la Neuchâteloise Sylviane
Chatelain dans son premier roman La Part d’ombre, en
demi-teinte et en accords mineurs, feutrés par la neige
qui tombe sur le village de Nora pendant les longs hivers
jurassiens.
Petit à petit, le puzzle de cette vie intérieure nous
est révélé, par touches énigmatiques, dont la cohérence
s’ordonne peu à peu et implose. Nora part dans la neige
qui recouvre ses pas, sur les traces de cette jeune femme
morte d’avoir glissé ou de s’être jetée au bas de la carrière,
personne ne le saura jamais.
N ICOLE M ÉTRAL
24 Heures, 1988
LA PART D’OMBRE
« Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver », et c’est de nouveau la neige qui fait le lit d’un roman jurassien, La Part
d’ombre, de Sylviane Chatelain, écrivain de Saint-Imier,
auteur déjà en 1986 d’un recueil de nouvelles.
La neige, elle ouvre et clôt ce bref bouquin, pas deux
cents pages, si l’on peut appeler « clôture » une fin de
récit qui pénètre l’infini. Elle coule aussi dans la mémoire
et les jours de Nora, veuve, solitaire, obsédée par la mort
de Maud, apparemment un suicide, mais peut-être bien
un meurtre ou un accident. Fait-elle d’ailleurs vilaine
besogne ou œuvre de justice en essayant de percer ce
mystère ? Et ce fils, cet enfant surgi du néant, appellet-il à l’aide ou offre-t-il du secours ?
S’agit-il d’ailleurs bien du fils de Maud, ou de cet
autre garçon, ce Michel, dont l’image est restée prisonnière du laurier, après que son corps a roulé sous le
camion ? Nora n’est même plus sûre du nom de Maud,
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qu’une vieille femme impotente et tyrannique qui l’a
connue appelle « Ève ». Mais Ève, n’est-ce pas son nom à
elle ?
Nora, dans l’effort pour sortir du doute, se souvient,
et mène en fait le deuil de ses amours. La mère, la tante,
Andreas, Germain qu’elle a vu partir sans même prendre
sa main ; Florence et Pauline, filles dissemblables et également problématiques, et même Maud, avec son Jean
qui ne l’aurait donc pas aimée, une autre femme,
Adrienne.
Nora se cherche dans l’étouffement blanc des choses
de la vie. La Part d’ombre serait donc un livre sur les saisons et les jours dans le fleuve des lentes méditationsconfidences qui font les histoires de vie ; un livre de plus
de mère de famille relatant le labyrinthe des peines et des
joies cachées derrière la fleur d’oranger – Sylviane Chatelain a bien quatre enfants.
Mais il y a la planche à dessin.
Elle est là tout de suite, derrière la neige de la première page, et, après un exil inquiet, elle constitue encore
le dernier chemin traversant la dernière page. La planche
et son papier dont le blanc vibre doucement sous l’archet
de la mine de plomb.
Car Sylviane Chatelain a bien quatre enfants, mais
aussi un apprentissage des arcanes visuelles et littéraires :
elle monte son roman selon une architecture de correspondance entre flou et clair, connu et intuitif, doute et
décision qui mène son héroïne par la fièvre des questions
moites et embarrassées au choix limpide d’une autre vie.
L’œuvre développe là une belle dimension d’accomplissement, qui la porte au-delà des morceaux du
genre. Quelques trouvailles d’écriture, mais surtout le
ton, virtuose en désarroi retenu, aident à franchir les
premières parties du bouquin dont le découpage temporel pourrait de prime abord déconcerter. Mais c’est
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bien d’un chaos que Nora finit par sortir : il fallait donc
le manifester.
C HRISTIANE G IVORD
L’Express, 1988
SOUS LES NEIGES
Sylviane Chatelain, de Saint-Imier, vient de publier son premier
roman, La Part d’ombre, chez l’éditeur Bernard Campiche.
On lui devait un premier recueil de nouvelles très
remarqué par la critique, Les Routes blanches, paru aux
Éditions de l’Aire. Elle vient aujourd’hui de publier, chez
Bernard Campiche, un premier roman. Sylviane Chatelain, de Saint-Imier, dépeint, avec une délicatesse
extrême, le monde intérieur de Nora, une femme âgée.
La Part d’ombre, tel est le titre de ce beau roman du
silence, de l’hiver et de la solitude de l’âge.
Native de Saint-Imier, Sylviane Chatelain, après des
études à l’École des arts décoratifs de Genève, au Gymnase
du soir de Lausanne et à la Faculté des lettres de l’Université de Neuchâtel, a aujourd’hui retrouvé son pays. Un
pays qui, malgré des années de vie du côté du Léman,
marque singulièrement la forme et le fond de ses écrits.
Silence et solitude de la neige
La Part d’ombre, le premier roman de l’auteur, mais
pas son premier livre, débute « derrière la fenêtre », à l’intérieur d’une maison où vit une femme seule à la recherche d’elle-même, d’un autre temps, passé ou futur.
Dehors il neige. Avec les flocons laineux, c’est un rideau
de silence qui se tisse. Derrière cette fenêtre, ce rideau,
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Nora, face à une feuille, tente de retracer les lignes maîtresses de sa vie. Nora est seule, mais elle reste habitée.
Habitée par des voix, des visages, des images. Au travers
d’eux, une autre Nora tente de retrouver son chemin, celui
qu’elle a manqué peut-être, un jour. Rêve et réalité peu à
peu se confondent sur la toile du silence. Et c’est sans
doute cet enchevêtrement d’événements mis bout à bout
qui permettra à Nora, l’heure venue et acceptée, de retrouver sa propre respiration, pour ébaucher ses derniers pas.
Le non-dit
Par le biais de son héroïne, Nora, Sylviane Chatelain
dit la difficulté de ne pas s’échapper, dans un pays où le
temps, celui de la neige et de son silence, ont trop tôt fait
de tout étouffer. Elle dit une femme surprise par l’âge,
loin des siens, absente d’elle-même. Nora se découvre de
l’intérieur, comme le paysage se devine sous la neige. Le
lecteur, au fil des pages, entre en Nora, épouse sa solitude : « Et le silence posait ses mains lourdes sur les épaules de Nora, sur ses cheveux. » C’est que l’auteur travaille
d’une plume précise, extrêmement délicate. Mais Sylviane Chatelain n’affirme rien, ne referme aucune porte,
ne prétend à aucune vérité toute faite. Son récit avance
imperceptiblement, sourdement, au rythme de Nora.
C’est à un voyage sans véritable destination qu’elle nous
convie. Avec infiniment de pudeur, de respect et de sensibilité. « Et il faudra tomber, partir seule, être happée
par cette obscurité blême, sentir les choses s’éloigner, les
gens l’un après l’autre, les corps se détacher du sien, et,
aveugle, se raidir, mourir. » Plus loin : « Le ciel est blanc
comme les champs. Elle ne sait pas si elle monte ou descend, si elle avance encore. »
C ÉCILE D IEZI
Le Démocrate, 1988
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LA PART D’OMBRE
D’où lui vient cette plume charmeuse à l’Imérienne Sylviane
Chatelain ? Nos clochers et nos gens, nos sapins et notre Jura en
deviennent troublants. La Part d’ombre à lire sans l’ombre
d’une hésitation : « Mais qui est-elle ? Qui était-elle avant la
naissance de ses enfants ? Jeune, avec Germain, avant lui ?
Pauline n’en sait rien. Chaque fois qu’elle s’approche de Nora,
c’est sa mère seulement qu’elle retrouve, une voix, des gestes, une
odeur trop longtemps confondus avec le plaisir des repas, la chaleur du lit, le sommeil, la maison, comme elle un lieu où s’abriter pour grandir. » Premier roman.
La peur d’écrire, la peur de rater, Sylviane Chatelain
connaît. « Il a fallu que je sois clouée à la maison par mes
enfants pour que je me décide à me lancer », déclare cette
Imérienne, démangée par le besoin d’écrire depuis son
enfance.
À 16 ans, Sylviane Linder quitte Saint-Imier pour
Genève et les Arts décoratifs. Le dessin, l’écriture, même
combat. Aujourd’hui, par manque de temps, elle a abandonné le dessin. Mais son écriture reste très visuelle, picturale et son héroïne, Nora, n’en finit pas de s’interroger
sur la finalité de la création artistique.
Retour à Saint-Imier
Après les Arts déco à Genève, Sylviane Chatelain se
lance dans des études au Gymnase du soir de Lausanne,
puis à la Faculté des lettres de Neuchâtel. Études qu’elle
interrompt, bébés obligent.
Ensuite, retour à Saint-Imier, rue du Soleil, avec son
mari et sa tribu (quatre enfants, âgés de 7 à 12 ans, le
chien et les chats).
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Parfaitement organisée, Sylviane Chatelain trouve le
temps d’écrire pendant que les enfants sont à l’école, soit
cinq à six heures par jour. Dès leur retour, elle pose sa
plume. Et tant pis si ses héros sont en plein batifolage.
Un mari compréhensif, une mère proche et dévouée font
le reste.
Les débuts
En 1984, une de ses nouvelles obtient le premier
prix du Concours littéraire de l’Atelier du Soleil à Saignelégier. Deux ans plus tard paraissent Les Routes blanches (aux Éditions de l’Aire), recueil de nouvelles.
Suit, fin 1988, La Part d’ombre, son premier roman
édité chez Bernard Campiche. Entre-temps, plusieurs de
ses nouvelles sont publiées dans des revues littéraires.
Contrairement aux apparences, Sylviane Chatelain se
défend d’écrire rapidement : « Je recommence sans cesse
une ligne, une page. J’ai mis deux ans à écrire le recueil
de nouvelles et trois ans La Part d’ombre. »
La Part d’ombre
Trois ans pendant lesquels Sylviane Chatelain a vécu
avec son héroïne, Nora. Sexagénaire marquée par la perte
d’un mari et d’un fils, Nora s’enfonce dans les méandres
de la dépression nerveuse. Sans que le mot soit jamais
prononcé, le lecteur, mieux qu’un médecin, suit ce lent et
douloureux cheminement. Au bord du gouffre, elle s’accroche à son carton à dessins, abandonné depuis sa jeunesse. Et s’invente un monde onirique :
« L’espace intérieur de la maison, dilaté par le
silence, appartenait à Nora. Elle avait le droit d’y
accueillir les morts, les vivants perdus, les enfants éphémères et de tous les retenir à l’intérieur de ses dessins.
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Ces dessins que Florence a tendus en silence à Pauline,
c’était au début de son séjour en clinique, que Pauline,
très calme, a regardés l’un après l’autre. Le dernier vu,
elle est revenue au premier, troublée. Elle ne se décidait
pas à en détacher ses yeux pour faire face à sa sœur. Elles
la croyaient endormie. “ Des dessins de fou ” a murmuré
Florence “ tu te rends compte ? ” et Pauline a dit qu’elle
les trouvait beaux, “ beaux peut-être ” a répliqué Florence
“ mais des dessins de fou ”. »
C ATHERINE F AVRE
Journal du Jura, 1988
LA PART D’OMBRE
Jusqu’ici auteur de nouvelles, Sylviane Chatelain
publie son premier roman, La Part d’ombre, aux Éditions
Bernard Campiche. Titre et dessin de couverture (de l’artiste Silvia Bächli) sont parfaitement explicites, tant sur
le thème que sur la tonalité de l’œuvre. Nora, veuve,
mère de deux filles adultes et d’un garçon mort dans un
accident, se sent « dépouillée de ce qu’elle a aimé ».
Dans sa lutte contre le vertige de l’âme et de l’esprit
qui la saisissent lorsqu’elle se penche sur ses défaites et
ses renoncements, Nora frôle la folie. La voilà dans une
clinique, à repasser le film de sa vie. On la voit découvrir
un jour le corps d’une jeune femme que l’on soupçonne
de s’être suicidée, puis s’intéresser au petit garçon de
cette femme. Sur ces événements se greffe la salvatrice
redécouverte du dessin, que Nora pratiqua passionnément dans sa jeunesse : sur le papier surgit parfois « un
monde plus vivant que l’autre ».
Pour ses filles, Nora est devenue une mère bien
difficile à comprendre. Voilà pour le thème. Quant à la
tonalité, elle reste comme dans les nouvelles de Sylviane
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Chatelain, résolument sombre. La neige, décor obsédant,
la neige qui serait pour Nora la « parfaite étreinte », c’est
aussi la couleur blanche symbole de la mort, comme dans
les romans japonais.
L’ellipse, le croisement continuel des temps du récit,
le glissement imperceptible du réel à l’imaginaire exigent parfois une relecture ; mais cette difficulté passagère
n’empêche pas que le lecteur entende avec un serrement
de cœur la voix angoissée, hypersensible et pudique de
Nora.
R OSE -M ARIE P AGNARD
Coopération, 1988
LA PART D’OMBRE
Derrière le visage que nous présentons aux autres,
nos gestes quotidiens, l’activité que nous exerçons,
s’écoule notre vie intime : sentiments refoulés, souvenirs
vivaces, espoirs et deuils secrets. À la limite du vécu et de
l’imaginaire palpite La Part d’ombre qu’évoque Sylviane
Chatelain.
Nora, son héroïne, a mené l’existence rangée d’une
mère au foyer. Endeuillée par la mort d’un fils, devenue
veuve à l’approche de la soixantaine et ses deux filles
s’étant établies, elle se retrouve dans la maison familiale
déserte. Où il lui faut affronter le silence et la solitude.
Et, bientôt, la présence qui devient obsédante de
cette jeune mère qu’elle voit, de sa fenêtre, partir en promenade avec son petit garçon. Et dont elle découvrira le
cadavre, au pied de la falaise. Elle va établir avec la morte
et avec l’enfant un dialogue qui sera son unique centre
d’intérêt.
Comme la jeune femme qui s’est jetée dans le vide,
Nora est saisie par le vertige et par l’attrait du temps qui
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s’ouvre désormais à elle. Seule, elle peut reprendre les
crayons et les pinceaux qu’elle avait rangés pour s’occuper de ses enfants et de son ménage. Et se livrer enfin à la
passion du dessin à laquelle elle avait renoncé.
À la pointe du crayon, elle tend les fils qui retiendront les visages de Maud et de Serge : peu à peu, elle
trouve le langage qui lui permet d’atteindre la part
d’elle-même qu’elle avait voulu ignorer jusqu’ici. Des
dessins que ses filles regardent en silence, dans la clinique
où elles font soigner leur mère. « Beaux, peut-être…
mais des dessins de fou. »
F RANÇOISE DE P REUX
Choisir, 1989
LE LIVRE DONT ON PARLE
Il y a des livres dont on parle et des livres dont on
devrait parler vraiment. La Part d’ombre, le premier
roman de Sylviane Chatelain, n’a pas le privilège des premiers, mais mérite largement sa place dans les seconds.
Dans une œuvre intimiste, on reste sur le seuil ou
bien l’on entre avec délice. Il est alors délicat, presque
impudique, de révéler pourquoi l’on a aimé Nora, la
femme, qui, sa tâche de mère et d’épouse accomplie, se
retrouve seule et cherche à renouer avec une vie qui lui a
échappé. Jeune fille douée pour le dessin, mais dont le
talent dérange une famille trop conventionnelle et réductrice, elle abandonne plumes et pinceaux pour se consacrer à ses enfants, ces si chers vampires.
Paradoxalement, c’est une morte qui la ramène à la
vie, alors qu’elle est veuve et solitaire dans son chalet de
montagne. Maud a glissé dans un ravin, accident ou suicide ? À travers Serge, le petit garçon que Maud laisse
derrière elle, Nora veut comprendre le destin tragique de
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celle qui n’a pas eu son courage, sa patience. Grâce au
dialogue qu’elle entretient avec Maud, Nora redécouvre
ses propres conflits intérieurs, l’incommunicabilité avec
l’homme, cette éternelle attente de l’amour « total » qui
ne vient pas. Libérée de ses chimères, Nora acquiert enfin
l’indépendance et la plénitude, au mépris des règles
que lui dictent ses enfants. Peu à peu, maladroite, elle
reprend le dessin. « Nora s’acharne et se perd. La feuille
est couverte de traits. C’est un labyrinthe, il faut avancer
sans lever la tête, tourner en rond et repartir. Et peut-être
n’y a-t-il rien à dire et elle ferait mieux d’aller se promener, elle vieillit, ou d’ôter la poussière qui recouvre les
meubles, elle continue, elle doit décider seule si elle a
trouvé ou si elle s’est trompée, seule et encore plus si elle
refuse de l’être. »
Doux paysage de neige, secret comme la vie intérieure, Sylviane Chatelain qui vit à Saint-Imier sait rendre chaud et vivant ce symbole du froid et de la mort.
B ERNADETTE P IDOUX
La Vie protestante, 1989
LA PART D’OMBRE
Erreur fatale ou décision sage ? Devoir fondamental ?
Destinée inévitable ? Libre choix ? Incontestable obligation ? Loi tacite et incontournable de la société ? Inconsciente solution de facilité ? Sacrifice admirable et
gratuit ? Acquiescement à un désir intime et instinctif ?
Peut-être est-elle un oui partiel à toutes ces suggestions. Et un oui à bien d’autres questions encore, informulées. Peut-être… Toujours est-il que le fait, lui, est
clair et net. Indéniable : quand une femme devient
épouse, et puis maman, s’impose ou se propose le
moment de mettre une part d’elle-même au grenier, dans
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une malle, une armoire, n’importe où, quelque part, en
attente, en veilleuse. Elle pose des scellés secrets. On
croit qu’elle oublie. La poussière estompe ses dernières
empreintes digitales.
Mais elle n’oublie jamais. Jamais. Un jour, une fois,
elle aura de nouveau le temps, l’envie. C’est une certitude, une appréhension ou un espoir, un « plus tard » en
réserve, où se réfugier, à l’insu de tous, quand passé ou
présent lui broyent les épaules. Un jour elle recouvrera sa
disponibilité à elle-même, à ses appels intérieurs, son
égoïsme créatif, ses défoulements insoucieux. Alors elle
ressortira ses pinceaux, sa plume, sa passion intacte
pour… son goût inaltérable de… sa folie intouchée
des… fourmis dans les jambes… etc.
Cependant, entre le moment où elle a mis de côté
cette part d’elle-même et celui où elle décide de la ressortir de l’ombre, il y a toute une existence, un mari, des
enfants, des fulgurances de bonheur, des zébrures dramatiques dans le ciel, des quiétudes ouatées, des luttes ravageuses ou enivrantes. Du temps. Tant de temps. La serrure a rouillé. Les gonds grincent. Les araignées ont tissé.
Il faut dégripper. Elle s’y blesse, les doigts, les yeux, le
cœur. L’âge, qui est maintenant bien là, n’arrange rien.
Mais l’obstination sourde, la détermination, en aura raison. Et la renaissance a lieu. Fantastique. Quand bien
même elle coûte au préalable une plongée dans les abysses d’une forme de démence, de l’incompréhension des
proches, dans l’antre fangeuse des souffrances inexplicables, les zones effrayantes d’un tréfonds jamais sondé.
Quand bien même elle sera soudain jugée comme irrévérencieuse à l’égard de tout et tous… Qu’importe. La victoire est au bout, décernant à la femme ce qu’on peut
appeler une revanche, une récompense, sa part de cadeau
indispensable à l’équilibre de son existence. Nora a vécu
tout ça. Nora, comme presque toutes les femmes. Qui
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aurait cru, pourtant ? Surtout pas ses enfants. Seule Pauline a peut-être deviné. Dans La Part d’ombre, son premier
roman, Sylviane Chatelain raconte remarquablement
bien ce cheminement, cette épopée de l’être féminin. Son
style s’avère d’une limpidité irisée d’originalité. Si la
neige est omniprésente dans son livre, fraîche, apaisante,
nivelante, voluptueuse, les mots, eux, s’y découpent d’autant plus nets, comme ces traces animales à l’aube, sur la
blancheur, fascinantes, attirantes. La structure narrative
est très personnelle, ose se jouer des règles de la chronologie, tout en obéissant malgré tout à une logique aussi
solide que particulière, ce qui permet au lecteur de
s’orienter sans peine aux croisements du rêve et du réel,
de l’imparfait et du futur antérieur.
Sylviane Chatelain, par cet ouvrage, a abordé le
thème extrêmement délicat des deux pôles de la femme,
de la difficulté merveilleuse de son épanouissement, partagée qu’elle est entre les appels impérieux d’un instinct
de maternité, et ceux tout aussi impératifs de ses aspirations personnelles, qu’elles soient artistiques, professionnelles, sportives ou autres. Elle a su l’aborder avec
une finesse appréciable, sans juger, sans militer dans un
sens ou dans l’autre, sans perdre son temps et ses pas
dans les labyrinthes de la psychanalyse. Elle a su décrire
de l’intérieur ce qui se vit à l’intérieur, ce qui ne doit
s’affubler ni d’étiquetage, ni de recettes, ni d’ambitions
dissectrices.
C ATHERINE B ALLESTRAZ
Journal du Haut-Lac, 1989
LA PART D’OMBRE
Deux étapes importantes dans la vie de Sylviane
Chatelain : des études à l’École des arts décoratifs de
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Genève et celles faites à la Faculté des lettres de l’Université de Neuchâtel.
Entre la main qui dessine et reproduit le monde vu
et ressenti, et la main qui tient la plume et transcrit ce
monde par les mots, il y a dans le roman convergence,
parfois presque fusion : le dessin est trait, ligne, épure
rapide, brisure, reprise, lente construction de formes,
d’ombres qu’il faut deviner, interroger et dont le sens
n’est pas immédiat. L’écriture, le style de la romancière,
la construction du récit, les interruptions, le jeu entre
l’imaginaire et le réel (mais encore quel réel ?) tissent
une ordonnance de signes dont le sens n’est jamais
donné.
Dessin et écriture jouent avec cette ombre qui fait
que le réel de l’existence du monde ne nous est jamais
révélé à l’état brut, dans une transparence immédiate.
Le roman a pour titre La Part d’ombre que nous
aurions lu comme un roman psychologique. L’auteur,
comme un bienveillant deus ex machina, aurait peu à peu
gommé les ombres, redessiné les contours des surfaces et
empli celles-ci de couleurs bien choisies, sous l’œil intéressé du lecteur.
Ce qui donne valeur à ce roman, c’est cette persistance de l’ombre comme dimension indépassable de
l’existence ; non point une ombre que la connaissance des
ressorts psychologiques peut éclairer et défaire, mais une
ombre constitutive de l’existence et dont le roman ne
dévoile pas la racine, l’enracinement : ombre comme
symbole de péché ? Ombre comme absence de Dieu dans
le ciel vide de Bergman ? Ombre de la folie et de la désespérance ? Ou ombre de l’indépassable solitude de
l’homme ?
Le mérite du roman est de ne pas être thèse,
démonstration. Il demeure épure de significations possibles et le récit ne mène pas à la vérité ou à une vérité.
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L’ensemble des thèmes est traité de même façon : le
dévoilement lent du réel qui nous échappe souvent, la
dialectique de la proximité et de la distance affective aux
autres, la difficulté de saisir les motifs qui conduisent nos
actions, l’usure du temps, la maladie, la mort, l’enfance
et les nostalgies qu’elle fait naître en nous parce que la
nôtre a perdu de sa force dans nos souvenirs, et surtout
cette volonté farouche de tenter de reconstruire le sens
évident et transparent de la vie à partir des signes, le
décryptage des carnets en étant une illustration.
Les moments de joie sont rares, plus encore les
temps où la conscience se laisse submerger par le plaisir :
souvenir pudique d’un amour ancien, complicité difficile
avec l’enfant, immersion dans une nature qui enserre et
dont les traits s’effacent, dévorée qu’elle est par le
brouillard et la neige.
On ne résume point le roman de Sylviane Chatelain :
l’abondance des personnages, l’absence de linéarité du
récit rendent une telle entreprise illusoire. Le roman se
découvre lentement et il révèle alors une tonalité particulière : entre vie et mort, dans une large thématique et
dans une sensibilité qu’illustre un grand nombre d’œuvres d’auteurs de nos régions.
C LAUDE M ERRAZI
Journal du Jura, 1989
LA PART D’OMBRE
Ce roman, paru en 1988, a été couronné par deux
prix littéraires. Il nous fait entrer dans le monde de Nora,
la soixantaine, vivant seule dans une maison retirée. Mais
entre la maison et le chemin qui mène au village, il y a
un vieux mur marqué par les générations, qui abrite du
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vent, des regards ; limite entre le dedans et le dehors,
entre Nora et les autres. Ce vieux mur fut aussi pour
Serge, 6 ans, une invitation à grimper et marcher dessus,
puis sauter de l’autre côté, chez elle, et faire sa connaissance.
De là se déroule et se tisse le récit. Nora essaie de
comprendre la disparition de la mère du petit garçon.
Elle fouille dans sa mémoire, s’interroge, qui était cette
femme ? Et elle, à cet âge, qui était-elle ?
Heureusement, elle a ses crayons, ses couleurs. Elle
dessine, esquisse des portraits, des paysages et tout
remonte : sa jeunesse, Germain qu’elle ne voulait pas
épouser, ses trois enfants, leur départ, la maison vide,
l’attente…
Sylviane Chatelain fait glisser sa plume comme
Nora son crayon. Elle esquisse l’essentiel, la vie, la maladie, la mort, la solitude. Les gestes d’une femme, ceux
d’hier et d’aujourd’hui. Les images prennent forme, elles
sont juste suggérées, puis la romancière passe à un autre
croquis, un autre événement. Le lecteur est entraîné dans
les traits, les courbes, les ombres d’une vie, celle d’une
femme, de sa famille, de son monde. Roman d’une
grande sensibilité, équilibre entre la nature et les êtres,
les mots et le silence, la vie et la mort.
Et si vous avez été séduits par l’écriture et la poésie
de cette écrivaine, si vous avez franchi le mur, laissezvous glisser dans son dernier roman, Le Manuscrit, paru
en 1994 chez le même éditeur.
L’Éducateur, 1994
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DU
MÊME AUTEUR
LES ROUTES
BLANCHES
Nouvelles
Lausanne : Éditions de L’Aire, 1986
L A P A RT
D’OMBRE
Roman
Yvonand : Bernard Campiche Éditeur, 1988
Prix Hermann-Ganz 1989
de la Société suisse des écrivaines et écrivains
Prix 1989 de la Commission de littérature française
du Canton de Berne
Traduction :
S C H AT T E N T E I L
Traduit par Barbara Traber
Berne : Éditions Hans Erpf, 1991
Publié en feuilleton dans la Neue Zürcher Zeitung
D E L’ A U T R E
CÔTÉ
Nouvelles
Yvonand : Bernard Campiche Éditeur, 1990
Prix Schiller 1991
LE MANUSCRIT
Roman
Yvonand : Bernard Campiche Éditeur, 1993
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Traduction :
DAS MANUSKRIPT
Traduit par Yla M. von Dach
Berne : eFeF Verlag, 1998
L’ É T R A N G È R E
Nouvelles
Orbe : Bernard Campiche Éditeur, 1999
LE LIVRE
D’AIMÉE
Roman
Orbe : Bernard Campiche Éditeur, 2002
Prix Bibliothèque Pour Tous 2003
Prix 2004 de la Commission de littérature française
du Canton de Berne
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