Le soldat face à la mort

Transcription

Le soldat face à la mort
Le soldat face à la mort
Extrait du Site officiel de la Ville de Mazeres (Ariège 09)
http://www.ville-mazeres.fr/Le-soldat-face-a-la-mort
Le soldat face à la mort
- Agenda - Flash-infos -
Date de mise en ligne : vendredi 25 octobre 2013
Description :
Nous allons dans quelques jours honorer tous les soldats qui sont "Morts pour La France" ! Nous vous proposons dans la droite ligne de cet évènement de lire un
texte intitulé "Le soldat face à la Mort" de Richard Kalka.
Site officiel de la Ville de Mazeres (Ariège 09)
Copyright © Site officiel de la Ville de Mazeres (Ariège 09)
Page 1/9
Le soldat face à la mort
Nous allons dans quelques jours honorer tous les soldats qui sont "Morts pour la France" au cours des
conflits dans lesquels notre pays a été engagé depuis la Première Guerre Mondiale.
Nous vous proposons ci-dessous un texte intitulé "Le Soldat face à la mort" écrit par le Père Richard Kalka,
curé de Mazères, qui fut aumônier pendant plus de 30 années aux côtés des militaires Français engagés sur
les divers théâtres d'opérations Liban, Tchad, Centre Afrique, Kosovo, Afghanistan, etc., etc.
"Le soldat face à la mort" de Richard KALKA.
Jadis, on mourait pour la Foi, l'Honneur ou la Patrie. Aujourd'hui, nous ne savons plus mourir pour quoi que ce soit.
Tout d'abord, parce qu'il n'y a plus de mort. La mort a disparu. Définitivement. Depuis plusieurs décennies, nous
baignons dans un épicurisme (1) ambiant réchauffé et adapté à notre cuisine occidentale du 21ème siècle. Les
progrès de la médecine, ou plutôt une utopie scientiste, et un « jeunisme » à la mode font croire à une immortalité
terrestre.
Les médias effacent la mort de leurs écrans et tablettes et suggèrent d'y penser le moins possible, pour jouir
pleinement de la vie. Damien Le Guay le résume à sa façon : dans les médias d'information, la mort est partout, les
morts nulle part (2). La mort est devenue une sorte de scandale existentiel dont il est urgent et vital de se
débarrasser par tous les moyens. Elle est évincée du monde des vivants pour trouver refuge à l'hôpital. Cette
occultation, pour être efficace, se double d'une banalisation de la mort (on met à l'écart les morts réels, on multiplie
les morts fictives, on distille des séries télévisées sur des tueurs en série et des images de cataclysmes). « La mort
personnelle, solitaire, insubstituable, incomparable, que ce soit ma mort ou celle de l'être aimé, n'en est que plus
méconnue, et lorsqu'elle fait irruption dans notre vie, on est désarmé, on se met à haïr la vie elle-même, comme une
imposture. » (3)
C'est dans cette stratégie de la fuite, orchestrée par la culture occidentale d'aujourd'hui, que le soldat, le militaire est
obligé d'affronter la mort. Car la mort, sa propre mort ou celle qu'il pourrait infliger à son adversaire, est inscrite,
comme probabilité, dans sa vocation. Même si le mot « vocation » peut paraître désuet et/ou à connotation
religieuse, le fait est que le soldat qui passe le seuil d'une caserne sait qu'il y engage sa vie. Des interviews
traditionnelles pratiquées dans les centres de recrutement pour tester sa motivation en ont souvent pour leur argent :
chercher l'aventure, vouloir voyager, voir du pays, être avec les copains, trouver un métier, gagner sa vie. Mais en
réalité, le jeune qui frappe à la porte de l'armée aspire, au fond de lui-même, à quelque chose de plus grand, à un
combat qui le dépasse. A moins qu'il ne s'agisse, sans pour autant qu'il se l'avoue lui-même, de réaliser un rêve
d'enfant. Le rêve de ce petit garçon qui joue au chevalier, prête serment d'allégeance au Seigneur, défend le
Royaume, risque sa vie pour une Dame, mène un combat acharné contre le Dragon. Pilote de chasse ou de
Copyright © Site officiel de la Ville de Mazeres (Ariège 09)
Page 2/9
Le soldat face à la mort
transport, pilote d'hélicoptère ou de char, cavalier ou fantassin, artilleur ou tringlot, parachutiste ou marin, le jeune
garçon transforme rapidement ses rêves en réalité qui, elle, rarement, le déçoit. Bien au contraire, pour peu qu'il aille
jusqu'au bout de son engagement, elle le comblera au-delà de tous ses rêves.
Le discours, dont la banalité et la nocivité sont affligeantes, prétend que l'on peut faire tout ce que l'on veut d'une
jeune recrue pourvu qu'elle soit bien encadrée et intelligemment formée. Je m'inscris en faux. En général, on ne
demande pas assez aux jeunes, au sens noble du terme. On s'arrête à mi-chemin, on n'ose pas aller jusqu'au bout,
ce qui mène en fin de compte à des frustrations aussi bien du côté du formateur que du côté du formé. Il n'existe
qu'une seule voie à proposer à un jeune pour qu'il devienne ce à quoi il aspire profondément, c'est celle qui appelle à
l'excellence et à l'héroïsme. Heureusement, l'armée française a-t-elle déjà acquis un savoir-faire suffisamment
éprouvé dans ce domaine. Elle forme des soldats, pas des fonctionnaires. Elle n'instruit pas de petits gagne-pain,
elle façonne des braves, elle accouche de héros. Cela ne se fait pas tout seul, ni par quelques coups de baguette
magique. Après une formation initiale propre à chaque unité de base (groupe, section, régiment), il se produit, avec
le temps, une alchimie de fraternité d'armes. Le puissant esprit de camaraderie se combine avec des relations
hiérarchiques fondées sur le respect, l'estime et la confiance mutuels. Les jeunes se laissent imprégner par l'héritage
mythique et sacralisé de leurs unités et se nourrissent de récits de leurs anciens. Cette communauté humaine d'une
cohésion sans faille (4) devient ainsi un formidable outil d'élite au sein des forces françaises, dès lors prêtes à
défendre, pour employer une expression biblique, « la veuve et l'orphelin » au prix de leur vie. « L'essentiel en tout,
disait le père Marcel Jégo, est de savoir à quoi on est capable de sacrifier sa vie... telle est l'origine de toute
vocation... surtout de celle des armes » (5).
Mais l'armée n'a pas pour autant le culte de la mort. Contrairement aux fanatismes et idéologies de toutes sortes et
de toutes obédiences, l'armée ne forme pas son combattant à mourir, elle lui apprend à vivre et à défendre sa propre
vie et celle de ses frères d'armes. Elle lui apprend aussi à respecter son adversaire et à lui épargner sa vie si
possible. Le soldat toutefois n'a pas le droit de haïr son ennemi en tant qu'homme. L'antipathie « naturelle » qui
reprend parfois le dessus ne doit à aucun prix se transformer en haine. La haine conduisant inévitablement vers la
vengeance le placerait dans un univers du mal, bien pire peut-être que celui de son adversaire. Tout en le respectant
en tant qu'être humain, le soldat est censé cependant haïr le mal lui-même que représente et véhicule l'ennemi.
Dans le cas contraire, ce serait du masochisme ou de la complicité. Tout cela étant dit, expliqué et compris, il reste
une question, pas tout à fait articulée, qui trouble le tréfonds du coeur de chaque soldat : suis-je vraiment du côté de
la justice ? Certains aumôniers militaires font un travail remarquable dans ce domaine d'explication et
d'accompagnement.
Depuis les origines de l'humanité, l'homme tue l'homme. Tous les champs de bataille ont toujours été jonchés de
cadavres de deux camps adverses. Les instruments de guerre de plus en plus sophistiqués au fil des siècles ont fait
des ravages monstrueux qui se chiffrent en dizaines de millions de morts. Le 20ème siècle a connu des tragédies
Copyright © Site officiel de la Ville de Mazeres (Ariège 09)
Page 3/9
Le soldat face à la mort
innommables avec ses deux guerres mondiales et un certain nombre de conflits régionaux. La Grande Guerre de
1914-1918 a connu une violence inouïe. Chaque jour de guerre, l'armée française perdait, en moyenne, 900 soldats
(1300 pour l'armée allemande et 1460 pour l'armée russe). Le seul 22 août 1914, la France déplora 22000 morts,
soit davantage que lors des plus sanglantes batailles napoléoniennes (6). « Mère, voici vos fils qui se sont tant
battus », priait Charles Péguy avant de tomber lui-même au champ d'honneur, que Dieu leur soit clément et que
Dieu leur pardonne pour avoir tant aimé la terre ». L'hécatombe de la Grande Guerre, puis les horreurs de
1940-1945, suivies de l'Indochine et de l'Algérie étaient aussi bien pour l'armée française que pour la nation
elle-même un incessant champ de bataille. Toutes les familles françaises ont été frappées par la mort, le sacrifice
ultime était devenu pain quotidien et le pays tout entier est arrivé, selon la célèbre expression de Teilhard de
Chardin, « au bord du monde - tout près de Dieu » (7).
Aujourd'hui encore, les théâtres d'opérations se multiplient et l'armée française y est concernée souvent au premier
chef dans la plupart d'entre eux. Le soldat français, combattant et, de ce fait acteur de ces théâtres d'opérations,
quelle que soit leur nature, meurt au champ d'honneur ou il est lourdement atteint dans sa chair et/ou dans son âme.
Fort heureusement, les conflits récents ne connaissent plus l'ampleur de guerre de masses du siècle précédent. La
machinerie moderne de la guerre et les équipements des combattants sont conçus pour épargner la vie humaine.
Même si l'idéologie de « zéro mort », prônée par certains courants de pensée de la guerre « propre » ou « high-tech
», relève d'une fiction nuisible au combat et au combattant, tout est mis en oeuvre pour que les pertes humaines
soient extrêmement limitées. Les deux dernières opérations Pamir et Serval n'ont eu à déplorer « que » 88 morts en
Afghanistan et 7 au Mali.
Quel que soit le nombre de soldats tués, chaque perte est considérée par l'opinion publique comme un sacrifice
humain de trop. En premier lieu parce qu'il s'agit d'une vie humaine qui, elle, n'a pas de prix. Ensuite, parce que les
soldats qui tombent meurent loin de la France, sur un théâtre d'opérations inconnu de la majorité des Français. Il y a
enfin le problème de la lisibilité de la nécessité de notre présence sur tel ou tel théâtre (nos intérêts, nos valeurs,
solidarité internationale, la paix ?). De ce fait, le citoyen français, remet parfois en cause les décisions des politiques
et considère la mort d'un soldat comme un drame inutile. Quoi qu'il en soit, quelles que soient les raisons et la
lisibilité des interventions militaires françaises, le soldat qui tombe sur un champ de bataille, meurt « pour la France
».
Nous croyons que la France, pays démocratique et patrie des droits de l'homme, n'est pas une nation « va-t'en
guerre » et que ses décisions d'employer la force sur un théâtre d'opérations sont préalablement mûrement
réfléchies. Nous savons que la présence des hommes sur le terrain hostile, quelles que soient les précautions mises
en oeuvre, entraîne inévitablement des pertes. Avant de partir en opération, le soldat le sait aussi. Même si c'est un
savoir théorique, il sait et il s'y prépare. Il sait également qu'il pourrait être appelé à ôter la vie à un autre être humain.
Son épouse, sa mère, ses enfants le savent aussi. Pendant les quatre, cinq ou six mois d'opération, l'ombre de la
mort s'invite d'une certaine manière dans nos chaumières. Elle s'incruste dans l'âme du soldat. Elle est présente tout
au long de la mission. Tapie devant la porte de l'appartement. L'imagination fait son travail de sape. Elle prend des
formes diverses et variées : inquiétude, angoisse diffuse, refus de consulter les médias, peur, stress, excitation,
colère, révolte, lassitude. La souffrance en découle inévitablement.
A vrai dire, le soldat ne sait pas ce qu'est la mort. Avant de vivre dans sa chair la mort de son frère d'armes, il a
peut-être gardé dans sa mémoire le décès de sa grand-mère. Peut-être a-t-il été le témoin d'un accident mortel.
Sans doute a-t-il vu des films où l'on mourait d'une façon ou d'une autre. Ce bagage « expérimental » lui permet
d'avoir une vision de ce que signifie décéder ou mourir, mais ce n'est là qu'une vision. Si le soldat n'est pas croyant,
il pense que la mort c'est la fin de tout, qu'il n'y a pas de transcendance, que tout disparaît dans la non-existence,
que c'est une fin définitive, irréversible. S'il est croyant (chrétien, juif, bouddhiste ou musulman), il est plutôt
convaincu que mourir est une étape, un passage d'une vie à une autre : pour certains il s'agit de la Résurrection,
pour d'autres de la réincarnation, pour d'autres encore d'une sorte de nirvana, de grand renouvellement, de jugement
dernier, etc (8). Toujours est-il que quelle que soit la religion d'appartenance du soldat, celui-ci croit à un au-delà de
Copyright © Site officiel de la Ville de Mazeres (Ariège 09)
Page 4/9
Le soldat face à la mort
la mort ou suppose du moins qu'après la mort il y a « quelque chose ».
Un moment survient pourtant où l'on « touche » la mort de près. Quelquefois, avant même que la mort n'opère son
office lugubre, les combattants ont le pressentiment de son imminence : « Tous les commandos n'étaient pas
croyants, se souvient le père de Naurois, en tout cas pas tous pratiquants, mais à la veille d'une grande opération,
par une sorte de gravité ou de regain de foi, ils vinrent en nombre à la messe qui précéda l'embarquement. Pendant
cette période, il n'est pas exagéré de dire que chacun vécut une profonde expérience spirituelle, étrangère à ceux
qui n'ont pas fait la guerre. Il est même incompréhensible à celui qui ne l'a pas vécu de concevoir quelle
transformation opère sur l'homme un commerce quasi quotidien avec la mort. Et la mort allait être au rendez-vous,
pour beaucoup d'entre eux, le matin du 6 juin 1944 et lors des campagnes de Normandie et de Hollande qui
suivraient... (9) »
J'ai vécu une expérience semblable pendant la guerre du Golfe, la veille de l'offensive terrestre, quelques heures
avant d'entrer en Irak : « En fin de matinée, je célèbre une messe, peut-être une dernière pour certains d'entre nous.
Il y a beaucoup de monde. Tout le monde prie en pensant sûrement à ceux qui sont restés en France : femme,
enfants, parents, amis. Je parle de la vie, du Christ le Vivant qui nous la donne. Je parle de l'amour que nous
découvrons ou redécouvrons dans des situations comme celle-ci. Beaucoup communient avec joie. Quelques-uns
ont un visage crispé. (10) »
Il y a un mot qui revient de plus en plus dans les conversations entre les soldats : nettoyage. On le retrouve aussi
bien dans la presse que dans la documentation spécialisée : nettoyer le terrain, nettoyer une zone. Cela veut dire
tuer, supprimer, anéantir l'ennemi. Donner la mort à un autre humain. L'avion, le char ou la pièce d'artillerie tuent,
mais le pilote ou l'opérateur « ne voit pas » la mort qu'il donne, ou peut-être l'aperçoit-il partiellement par
l'intermédiaire des instruments. C'est en quelque sorte tuer par procuration (11) et cela ressemble aux films et aux
jeux de guerre. On pourrait penser que les militaires qui ne sont pas des témoins directs des résultats de leur «
nettoyage » ne ressentent pas le même poids d'implication que ceux qui « voient » la mort qu'ils donnent. Je pense
surtout aux fantassins. Le soldat, tireur d'élite par exemple, qui voit dans l'optique de son arme l'ennemi frappé par le
coup qu'il vient de tirer sait qu'il tue réellement un vivant (12) . Il voit son visage et la projection, voire la pulvérisation
de son corps. Tout en étant conscient de la légitimité de son acte, il ne peut pas ne pas « souffrir » d'avoir enlevé
une vie humaine. Il est content, professionnellement parlant, d'avoir réussi son tir et il se découvre en même temps
comme tueur. Une telle métamorphose, pour certains, constitue une expérience douloureuse et culpabilisante. Et le
retour à la vie civile normale s'avère parfois difficile.
Puis il arrive qu'un jour la mort nous foudroie. Avec ces trois lettres qui donnent froid dans le dos : « Delta, Charlie,
Delta ». DCD, ces trois lettres annoncent par radio la mort d'un soldat sur le théâtre d'opérations. Le nom du militaire
n'est jamais cité à ce moment-là, seulement le numéro qu'il porte sur son casque ou sur son treillis, pour éviter à la
Copyright © Site officiel de la Ville de Mazeres (Ariège 09)
Page 5/9
Le soldat face à la mort
fois de divulguer son identité à la radio (forcément écoutée par le camp adverse) et de dissiper l'incertitude quant à
l'identité elle-même. Rien ne serait pire que d'avancer un nom en place d'un autre. L'annonce est rapidement connue
de la majorité des soldats, ce qui provoque non pas un choc, mais une ambiance de consternation et d'expectative.
Une chape de silence, d'échanges à demi-mots, de prière pour certains, s'installe dans les campements. Tout le
monde s'interroge en attendant plus d'information. Avec l'arrivée du corps et, dans la plupart des cas, des blessés,
commence d'abord un travail « technique » : l'identification du mort par la prévôté, l'envoi du message « guerreven »,
le lavement du corps par l'équipe médicale, la préparation du cercueil, l'installation d'une chapelle ardente. Au même
moment une « bulle de silence » (coupure de toutes les connexions internet et téléphone) est instaurée par le
commandement, pour que l'information ne soit pas divulguée avant que la famille du défunt ne soit officiellement
prévenue en France. Pendant ce temps, l'équipe médicale d'urgence s'occupe des blessés : cette première heure de
soin, que l'on appelle la golden hour (13) , est primordiale pour la survie des blessés.
J'ai retrouvé dans mes archives un courrier (14) rédigé par le père Marcel Jégo en 1947. Il s'agit d'une lettre
adressée aux familles des parachutistes tombés sur le champ d'honneur en Indochine. Il y est question de trois
officiers, deux sous-officiers et cinq militaires du rang. J'en cite quelques extraits :
« L'Adjudant-chef Courrier Gabriel de la 11ème Compagnie, à Cho-moi supporté par deux parachutistes était évacué
vers l'arrière, une balle dans le corps. « Tu tiendras, vieux ? Avec un bon sourire ». « Mon Père, je pense... avec le
sourire ». Cela fit sur le champ de bataille une très grosse impression. Il était 9 heures... Au poste de secours de
Cho-moi, à midi : « Gabriel !… Il faut te préparer... » Avec toujours le même sourire, il reçut les derniers
sacrements et dit dans un souffle : « Oui, Père, pour mon pays... avec le sourire ! » Ce sourire est resté figé sur sa
figure exsangue. »
A peu près de la même façon, le père Jégo rend compte de chaque départ, afin que les familles puissent recueillir et
garder en souvenir un dernier geste ou une dernière parole de leur mari, père ou enfant. Ce qui est émouvant dans
tous ces récits, c'est cette dernière parole déposée entre les mains du père Jégo. Il ne s'agit pas d'une conversation.
Le mourant, quel que soit son grade, sait qu'il va s'en aller et, face à l'imminence de la mort, il voudrait dire
l'essentiel, même si cet essentiel s'exprime avec des mots inadéquats ou maladroits.
La parachutiste Percheron Eugène disait tout simplement, quelques secondes avant de mourir : « Mon Dieu, si ma
vie en vaut la peine, je te la donne ».
A Dieu, à la patrie, à son pays, pour sa famille, à son régiment... Peu importe, l'essentiel était peut-être ailleurs : être
à la hauteur de sa mission jusqu'à l'ultime sacrifice. Ainsi que le disait toujours le même aumônier dans la cathédrale
de Bône pendant la bénédiction solennelle des fanions : « Priez, mes frères non pas que nous en revenions sains et
saufs, de ces prières nous n'en avons besoin ; mais priez pour que sans cesse, avec le sourire, nous soyons à la
hauteur de notre tâche ! »
Au retour de la mission, la section ou le peloton qui a perdu l'un de siens, entame son deuil. Exténués après une
action de combat, les soldats sont désemparés, pris par l'émotion et souvent ils refusent de parler. Contents d'avoir
terminé la mission, heureux d'être en vie et profondément malheureux d'avoir perdu l'un de leurs. La compassion est
palpable. Et l'inévitable interrogation : pourquoi lui, cela aurait pu être moi ? Pourquoi pas moi ? Est-il mort à ma
place ? Bien sûr, chacun meurt à sa propre place, à l'heure qui est la sienne et au jour qui est le sien, mais la
question erre dans les recoins du subliminal... Etre le témoin direct de la mort de son frère d'armes est une épreuve
terrible. Elle nous renvoie à notre propre mort, inévitablement. Soudain, d'autres questions surgissent et hantent :
pourquoi la mort, qui l'a faite, sur quoi débouche-t-elle ? Une piqûre d'angoisse droit dans le coeur. Et ce puissant
sentiment qui renaît et apaise : le désir de vivre, le besoin radical d'être heureux. On commence enfin à se parler
entre camarades. On revoit l'action, on échange les détails. On se repasse les mêmes détails des dizaines de fois
jusqu'à n'en plus finir. On ajuste, on rectifie, on n'est pas toujours d'accord avec son binôme. Quelques frayeurs
Copyright © Site officiel de la Ville de Mazeres (Ariège 09)
Page 6/9
Le soldat face à la mort
rétrospectives et le corps qui tremble. C'est sûr, cette fois-ci j'ai eu vraiment peur. Des larmes. On n'a pas honte, on
s'embrasse. Tiens, si l'on prenait une binouze (15) . Mais d'abord un coup de fil à la famille. Juste pour la rassurer.
Un petit tour à la chapelle. Discrètement. Pour remercier la Vierge. Ou Allah.
Le deuil continue à travers le cérémonial. La mort d'un soldat au champ d'honneur revêt une tenue militaire qui la
rend solennelle. Elle s'habille dans le rituel prévu à cet effet : prise d'armes, levée du corps, office religieux. Le corps
est veillé jour et nuit dans la chapelle ardente. Tous les camarades y passent, pour lui rendre un dernier salut
militaire, toucher le cercueil, prier. L'émotion côtoie la tristesse, le chagrin apaise la colère. C'est vrai que « pour
nous soldats, les cérémonies les plus poignantes sont celles du dernier hommage que nous rendons à nos
camarades morts au combat ou en service commandé »(16). C'est une activité collective et il y a beaucoup
d'humanité dans cet échange mutuel d'attention et de fraternité non dissimulée. Le poids de la mort est porté par
tous, comme ce cercueil porté par les copains les plus proches. Ceux de la chambrée, ceux qui collent leur joue
humide au drapeau tricolore du cercueil. Ceux-là même qui iront voir, une fois la mission terminée, la veuve ou la
compagne et les enfants, et la maman, pour leur conter ces deux cents mètres entre la chapelle et la soute de
l'avion.
Il y a un deuxième volet du deuil, en France. Celui-là est terrible. L'avion recrache la dépouille enfermée dans une
boîte d'un vert nauséabond que l'on se hâte de couvrir d'un drapeau tricolore. Les motards l'escortent jusqu'aux
Invalides et la déposent aux pieds de la famille qui accueille ainsi son enfant de 25 ans. C'est peut-être cet enfant qui
a écrit dans son blog la veille du départ en opération : « Ma famille c'est ce qui compte le plus à mes yeux ». Un mois
avant sa mort, presque jour pour jour, toujours sur le même blog, il a fait cet aveu : « J'ai juste envie de dire : que
cette vie est difficile. J'ai juste envie de dire : que faire un choix c'est facile, l'assumer c'est autre chose. J'ai juste
envie de dire : que la mort est devant moi, et qu'elle est terrifiante. J'ai juste envie de dire : pardon, pour le con que je
suis. J'ai juste envie de dire : merci à tous ceux qui m'acceptent tel que je suis »(17). C'est justement pour ce con et
pour tant d'autres encore que nous nous mettons à genoux dans la cathédrale des Invalides. Que le Président de la
République s'incline respectueusement. Que le clairon chante la douleur de l'hommage national.
Le deuil aux dimensions nationales est d'abord important pour la Nation elle-même : il interdit la privatisation de la
mort au champ d'honneur et lui restitue chaque fois son caractère sacré. De plus, il est vital pour la famille. Pour que
celle-ci ne s'enferme pas dans la mort. Pour qu'elle ne s'y enfonce pas. Rares sont cependant les familles qui se
souviennent du détail de cette liturgie militaire. Et quand le clairon est rangé, quand les feux s'éteignent et que le
drapeau national est replié, commence le deuil qui n'en finit plus. « Au départ j'ai pensé que cela était un cauchemar,
m'écrit la maman d'un soldat tué au Mali, et que j'allais me réveiller en me traitant d'abrutie. Puis est arrivé le
moment des cérémonies et il me semblait que je voyais tout cela de loin, je ne réagissais pas, mon entourage me
disait que faire, le moment de partir. Je me suis laissée porter par le courant. Ensuite j'ai repris ma vie, mais il y a un
manque qui s'est créé et les larmes sont là, elles coulent sans vouloir s'arrêter. J'essaie de reprendre pied, je pense
à mon fils, aux moments de bonheur que j'ai vécu avec lui, les petites attentions qu'il avait pour moi. Je pleure mais
je pense que sa mission sur terre est finie et qu'il est attendu ailleurs, dans un autre monde. Je pense que chacun
suit son destin, le sien était de me quitter jeune. J'espère seulement que là où il est, il est heureux. Puis j'ai été
conviée au défilé du 14 juillet, et là voir tous ces hommes qui défilent et peuvent donner leur vie pour la patrie,
comme l'a fait mon fils, je n'ai pu retenir mes larmes… »(18)
Mais au juste, quel est le sens de la mort du soldat ? Pour quoi meurt-il ? Pour qui ? C'est une question qui me
tourmente et m'obsède depuis très longtemps.
Le soldat ne meurt pas pour de l'argent. La conclusion de certaines conversations autour d'un verre dans un bistro
de troisième catégorie : « il est payé pour ça » est d'une nullité sinistre. Non, le soldat n'est pas payé pour mourir.
Personne n'est payé pour mourir. Quelle serait alors la somme d'argent qui pourrait acheter sa mort ? Même dans
une unité de mercenaires, où l'argent est un élément constitutif de la motivation, on n'est pas payé pour mourir.
Copyright © Site officiel de la Ville de Mazeres (Ariège 09)
Page 7/9
Le soldat face à la mort
Meurt-on pour la gloire ? Le lieutenant Giovanni Drogo, le héros du « Désert des tartares » l'avait envisagé dans sa
prime jeunesse d'officier. Affecté dans une citadelle au fort Bastiani, il appelait de ses voeux jour après jour l'invasion
d'un ennemi qui ne venait pas. Fiévreux d'ambition et de fantasme héroïque, il scrutait souvent l'horizon, mais les
points lointains qui frémissaient parfois n'étaient que des mirages. Les jours et les années passaient sans qu'il puisse
démontrer son courage. Etait-ce le courage ou la vanité d'un homme assoiffé de gloriole ? Lorsqu'enfin une armée
adverse s'approcha de la citadelle, pour livrer la bataille tant espérée par Drogo, celui-ci, vieillard déjà et malade,
trop faible pour tenir l'assaut, mourait, évacué dans une auberge. Sur son lit de mort, loin, très loin du champ de
bataille, une voix l'interpella : « Courage, Drogo, c'est là ta dernière carte, va en soldat à la rencontre de la mort, et
que, au moins, ton existence fourvoyée finisse bien. Venge-toi finalement du sort, nul ne chantera tes louanges, nul
ne t'appellera héros ou quelque chose de semblable, mais justement pour cela ça vaut la peine. » (19)
Mourir pour autrui ? Non pas à sa place mais pour lui. On dit que les amants seuls l'acceptent. Jésus affirme qu'il n'y
a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis, pour ceux que l'on aime Et lorsque l'on va « tout
simplement » chercher un camarade blessé dans l'enfer de fusillade en bravant le danger ? Le capitaine Lorenzo
Mezzasalma (20) , du 21ème RIMa, n'a pas hésité une seconde avant d'aller chercher son radio de caporal
grièvement atteint par une balle. Il ne l'a pas fait pour la gloire, il l'a fait pour sauver son frère d'armes. Lorenzo n'est
pas mort à la place du jeune caporal, mort lui aussi finalement, mais pour lui. Ce Français d'origine italienne,
amoureux de la France et de la chose militaire, était un soldat, un vrai. Il est mort pour la France.
Bien sûr, chacun doit mourir, et si ce n'est pas à cet instant, ce sera tout à l'heure, demain ou dans vingt ans. Mais
en fin de compte, mourir pour la France, mourir pour son pays c'est mourir pour autrui. Non point pour la liberté, qui
est une idée abstraite comme beaucoup d'autres, ni pour la paix qui est un concept aussi vaste qu'opaque, ni pour
les quelconques intérêts ou valeurs mal définis et dont on ne sait pas grand-chose, mais pour autrui. Pour qu'il soit
libre, pour qu'il vive paisiblement, heureux et amoureux. Pour sa famille, pour ses amis. Pour ceux que l'on aime.
Pour la France. Et pas forcément à la guerre que nous détestons tous, à commencer par les militaires (21), mais
chez soi, dans son lit, ou dans un sinistre hôpital, entouré de ses proches ou abandonné de tous. Et si cette agonie
pitoyable était encore celle du plus grand courage ? « Parce qu'il est peut-être beau de mourir en plein air, à l'air
libre, dans la fureur de la mêlée, quand on a le corps encore jeune et sain, au milieu des triomphales sonneries de
trompette... Mais rien n'est plus difficile que de mourir... sur le grabat ordinaire, vieux et enlaidi. »(22)
1. Epicure disait dans la Lettre à Ménécée : « La mort n'est rien pour nous, puisque, tant que nous existons
nous-mêmes, la mort n'est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. »
2. Damien Le Guay, Comment les médias et le cinéma traitent-ils de la mort, Le grand livre de la mort à l'usage des
vivants, Editions Albin Michel 2007, p.31-33.
3. Fabrice Hadjadj, Réussir sa mort, Anti-méthode pour vivre, Presses de la Renaissance 2005, p.27-28.
4. Général Jean-René Bachelet, Pour une éthique du métier des armes, Vuibert 2006, p.63.
Copyright © Site officiel de la Ville de Mazeres (Ariège 09)
Page 8/9
Le soldat face à la mort
5. Père Marcel Jégo, Lettre aux familles, in Archives privées de l'auteur.
6. Les chiffres sont tirés de l'Encyclopédie de la Grande Guerre. Cité d'après Olivier Chaline, Mesure de la démesure
- la Première Guerre mondiale, in Communio, mai-août 2013, p. 17-33.
7. La nostalgie du front, Les Cahiers rouges 1965, p. 171-184.
8. Le grand livre de la mort à l'usage des vivants, p. 331-362.
9. René de Naurois, Aumônier de la France libre, Mémoires, Ed. Perrin 2004, p. 193.
10. Dieu désarmé, Journal d'un curé de campagnes, Editions LBM 2013, p. 48.
11. Les pilotes d'hélicoptères de combat, eux, « voient » la mort qu'ils donnent. Cf. Brice Erbland, Dans les Griffes du
Tigre, Libye - Afghanistan 2011, Editions Les Belles Lettres 2013.
12. Dominique Thépaut, Accompagner nos morts d'Afghanistan 2011, in Archives de l'auteur.
13. Les statistiques montrent que l'arrivée en moins d'une heure d'un blessé grave sur la table d'opération (hôpital
militaire de campagne) augmente considérablement ses chances de survie.
14. Père Marcel Jégo, Lettre aux familles.
15. Bière dans le langage des soldats.
16. Général Henri Bentégeat, Aimer l'armée, Une passion à partager, Editions Dumesnil 2012, p. 89.
17. Julien Le Pahun, tué au combat le 18 août 2008 à Ouzbin. Cité d'après Frédéric Pons, Opérations extérieures,
Les volontaires du 8e RPIMa, Liban 1978 - Afghanistan 2009, Editions Presses de la Cité 2009, p. 354.
18. Lettre d'une mère dont le fils est tombé au Mali en 2013, in Archives privées de l'auteur.
19. Dino Buzzati, Le désert des Tartares, Robert Laffont 1949, cité d'après Fabrice Hadjadj, Réussir sa mort, p.
376-377.
20. Mort au champ d'honneur le 23 août 2010 en Afghanistan. J'ai célébré son mariage avec Catherine Pouchat
dans un petit village près de Carcassonne en juillet 2001.
21. Général Marcel Bigeard, Pour une parcelle de gloire, Plon
22. Réussir sa mort, p. 377-378.
Copyright © Site officiel de la Ville de Mazeres (Ariège 09)
Page 9/9

Documents pareils