Le climat anéantit des civilisations

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Le climat anéantit des civilisations
Le climat anéantit des civilisations
Sécheresses, inondations, glaciations… Le climat a façonné l’histoire de la vie et de notre
espèce. Aujourd’hui, il est sorti de ses gonds. Peut-il provoquer un effondrement de notre
civilisation ?
Par Pablo Servigne
Au Moyen-Age, il y a eu un "petit âge glaciaire". À partir du XIIIe siècle, la moyenne des
températures en Europe baisse de 1 °C. « Les étés de 1314, 1315, 1316, sont frais et pluvieux,
raconte l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie. Le foin ne sèche pas, les semailles d’automne
et de printemps sont ratées, les rendements du blé sont misérables. Son prix monte. Dans
toute l’Europe, une grande famine éclate en 1315-1316. À Ypres, trois mille personnes
meurent entre mai et octobre 1316. La faim n’est pas la seule cause. Les organismes, affaiblis
par la sous-nutrition, résistent moins à la dysenterie et aux fièvres diverses » (1). En 16931694, une nouvelle famine fait un million et demi de morts en France, soit autant de victimes
que la guerre de 14-18, sauf que le pays ne compte que vingt millions d’habitants !
Le climat comme étincelle
Le climat a façonné notre histoire. En 1789, 1830 et 1848, il joue le rôle de déclencheur des
révolutions. Durant des siècles, il a provoqué des famines et des guerres ou arrêté des armées.
Il n’est cependant pas la seule cause des événements historiques. Il faut d’autres conditions,
économiques, sociales et politiques. En 1815, par exemple, l’éruption du volcan Tambora en
Indonésie provoque une vague de froid à travers tout le globe. « En Suisse, en Allemagne ou
en Angleterre, des émeutes éclatent, car les autorités n’arrivent pas à endiguer le
mécontentement des populations affamées. À Londres, les ouvriers défilent avec un slogan
“bread or blood” (le pain ou le sang). Les soldats tirent dessus et c’est un carnage. Ces pays
favorisent alors un vaste mouvement d’émigration vers les États-Unis et le Brésil » (2). En
France, l’impact social de cet évènement climatique a pu être limité, car le roi Louis XVIII a
rapidement importé du blé aux Russes…
En fait, avant l’ère industrielle - entre 1500 et 1800 -, les graves crises économiques et
démographiques qu’ont connues les sociétés européennes ont toutes été intimement corrélées
à des perturbations climatiques. Il y a, bien sûr, trois manières de réduire massivement une
population : les guerres, les maladies et les famines. Mais, comme le montre une étude (3)
publiée en 2011, les trois causes de mortalité sont liées - l’une peut déclencher les autres - et
elles sont toutes causées par des crises économiques... qui sont toutes causées par des crises
alimentaires... qui sont toutes causées par des aléas climatiques ! Il y a une chaîne de
causalité.
Sur une période plus étendue et en étudiant d’autres régions du globe - en climat tropical par
exemple -, le biologiste et archéologue Jared Diamond (4) a identifié cinq facteurs
d’effondrement - récurrents et souvent synergiques - des sociétés qu’il a étudiées : les
dégradations environnementales ou déplétions des ressources, le changement climatique, les
guerres, la perte soudaine de partenaires commerciaux, et les - mauvaises ! - réactions de la
société aux problèmes environnementaux. Pour lui, il ne faut pas réduire les causes
écologiques à de simples facteurs externes puisqu’il précise que le seul facteur commun à tous
les effondrements est bien le cinquième, celui d’ordre sociopolitique : les dysfonctionnements
institutionnels, les aveuglements idéologiques, les niveaux des inégalités, et surtout
l’incapacité de la société - et particulièrement des élites - à réagir de manière appropriée à des
événements potentiellement catastrophiques. En fait, ce fameux cinquième facteur accentue la
vulnérabilité d’une société - son manque de résilience - au point de la rendre très sensible aux
perturbations qu’elle encaisse habituellement sans problème. Autrement dit, ce qu’on appelle
habituellement une catastrophe "naturelle" n’est jamais vraiment étranger à l’action humain
(5)…
Le climat peut-il détruire notre civilisation ?
Bien sûr ! « Après avoir essentiellement subi les aléas climatiques, les sociétés humaines sont
désormais en train de les renforcer » (6). En novembre 2012, la Banque mondiale a publié un
rapport (7) qu’elle avait commandé à une équipe de climatologues de l’université de Postdam
sur les conséquences qu’aurait une augmentation de + 4 °C sur nos sociétés et sur la vie sur
Terre, ce qui est bien plus que probable. Une moyenne de + 4 °C signifie des augmentations
jusqu’à + 10 °C sur les continents ; il faut par exemple imaginer un été à + 8 °C de moyenne
dans le sud de la France ! Le niveau des mers monterait d’environ un mètre en 2100 - c'est
confirmé par le nouveau rapport du GIEC -, menaçant les grandes villes du Mozambique, de
Madagascar, du Mexique, du Venezuela, de l'Inde, du Bangladesh, d'Indonésie, des
Philippines et du Vietnam, et rendant les principaux deltas impraticables pour l’agriculture :
Bangladesh, Égypte, Vietnam et Afrique de l’Ouest. Le rapport est accablant et les
conséquences, particulièrement catastrophiques, menacent clairement la possibilité de
maintenir notre civilisation en l’état.
Le dernier rapport du GIEC, quant à lui, indique bien la possibilité de « rupture des systèmes
alimentaires » qui aggraveront les situations déjà existantes de pauvreté et de famine particulièrement dans les villes -, et augmentera « les risques de conflits violents sous la forme
de guerres civiles et de violences inter-groupes ». Mais le problème de ce rapport est qu’il ne
prend pas en compte les effets amplificateurs des nombreuses boucles de rétroactions
climatiques, comme la libération de grandes quantités de méthane dû au dégel du pergélisol,
d’où l’optimisme récurrent des différentes versions des rapports. Or ces boucles sont
susceptibles de se déclencher à partir de + 3 °C ou + 4 °C. Au-delà d’une telle augmentation
de température, il est donc très difficile de décrire précisément ce qui pourrait advenir. Mais
les scénarios des experts sont en général unanimes et virent très rapidement à
"l’anéantissement", pour reprendre une expression piochée dans un rapport.
On peut se faire une idée de l’ampleur des changements envisageables en constatant que
lorsque l’atmosphère de ces derniers cent millions d’années contenait des niveaux de CO2 que
nous pourrions atteindre à la fin du siècle, la température en moyenne du globe était plus
élevée de 16 °C par rapport à aujourd’hui (8). Inversement, il y a dix mille ans, et avec 5 °C
de moins, la Terre était plongée dans une époque glaciaire, le niveau des océans était cent
vingt mètres plus bas qu’aujourd’hui et une couche de glace épaisse de centaines de mètres
couvrait l’Europe du Nord.
Il est aussi possible que la circulation des courants océaniques se modifie, comme elle l’a déjà
fait par le passé, créant un risque d’anoxie - manque d’oxygène - dans les profondeurs
océaniques. Si la couche anoxique atteint la surface des océans, là où la lumière pénètre, on
assisterait alors à la prolifération de bactéries produisant de l’hydrogène sulfuré, un gaz connu
pour détruire la couche d’ozone et rendre l’atmosphère irrespirable. Ces "océans de Canfield",
qui ont déjà existé dans l’histoire de la Terre, anéantiraient l’essentiel de la vie marine et de la
vie terrestre. Bien que cela ne constitue pour l’instant qu’une hypothèse ; elle est tout de
même prise très au sérieux par certains scientifiques. Selon Dennis Bushnell, directeur de
recherche à la NASA, il est même envisageable que cela puisse arriver avant 2100…
Que faire ?
Soyons conscients que, même s’il y a un accord à la fin de l’année au sommet de Paris, nous
continuerons à brûler encore des énergies fossiles pendant quelques années. Et même avec un
arrêt total et immédiat des émissions de gaz à effet de serre, le climat continuerait à se
réchauffer pendant plusieurs décennies.
Un arrêt total ? C’est précisément cette "solution" que propose aujourd’hui David Holmgren,
le fondateur de la permaculture (9). Il parie sur le fait que seul un immense débranchement
généralisé, une sorte de boycott géant, "crashe" notre système économique global et permette
d’atténuer radicalement les effets catastrophiques du changement climatique. Lui qui
redoutait avant tout l’imminence du pic pétrolier - depuis plus de trente ans - déplore
aujourd’hui qu’il n’arrive pas assez vite et propose donc à toutes les personnes sensibles au
sujet de se débrancher aussi vite que possible. Si 10 à 15 % de la population arrivait à la faire
simultanément, le système économique pourrait vaciller. La proposition a généré une grande
controverse chez les collapsologues du monde entier, qui est loin d’être terminée ! Que l’on
soit d’accord ou pas avec cette proposition politique n’est pas important. Ce qui compte, c’est
de se rendre compte que des personnes aussi sensées, lucides et posées en sont venues à
proposer ce genre d’issue…
La collapsologie
Le climat n’est malheureusement pas la seule menace pour notre civilisation, il faudrait aussi
parler du pic pétrolier, de la finance, de la fragilité de notre économie, des inégalités sociales,
de la biodiversité, etc. Dans un essai paru en avril dernier, Raphaël Stevens et moi-même
avons tenté de dresser une première synthèse transdisciplinaire de l’état de nos connaissances
scientifiques sur l’effondrement de notre société. Bien plus qu’un lucide et salutaire best of
des mauvaises nouvelles du siècle, ce livre propose surtout un cadre théorique pour entendre,
comprendre et accueillir toutes les petites initiatives qui vivent déjà dans le monde postindustriel, et qui émergent à une vitesse folle. Ce livre n’est pas destiné à faire peur ! Il n’est
pas non plus pessimiste, pas plus que "positif" - en minimisant le problème et en donnant des
"solutions" au dernier chapitre. L’accueil chaleureux du public et de la presse montre bien,
contrairement aux idées reçues, que le catastrophisme peut aussi être source d’enthousiasme
et de passage à l’action.
Pour aller plus loin, lire : Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s'effondrer,
éditions du Seuil, collection Anthropocène, 2015
Notes :
1. Entretien avec Emmanuel Le Roy Ladurie, in Les cahiers de Science et Vie, n° 151, février
2015, p 17.
2. E. Garnier, cité par F. Lemarchand, op. cit., p 46.
3. D.D. Zhang et al., « The causality analysis of climate change and large-scale human
crisis », PNAS, 2011. Vol. 108, n° 42, pp. 17296-17301
4. J. Diamond. Effondrement. Gallimard, 2006.
5. V. Duvat & A. Magnan, Des catastrophes… « naturelles » ? Éditions Le pommier, 2014.
6. A. Debroise « Le climat, moteur de l’évolution des sociétés », Les cahiers de Science et
Vie, n° 151, février 2015, p. 10.
7. A. Burger, Turn Down the Heat : Why a 4°C Warmer World Must Be Avoided, Washington
DC : World Bank, 2012.
8. J. Kiehl, « Lessons from Earth's Past », Science, 2011. Vol. 331, n° 6014, pp. 158-159.
9. D. Holmgren, Crash on demand : Welcome to the Brown Tech Future, disponible sur
http://holmgren.com.au, 2013.