L`Un et le nom propre, ou un parmi d`autres

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L`Un et le nom propre, ou un parmi d`autres
Le Bulletin Freudien n° 56
Juillet 2010
L’Un et le nom propre, ou un parmi d’autres
Michel Heinis
« Certains poètes, pensa-t-il, avaient des noms propices, des noms qui avaient un sens, avant même
qu’ils aient, eux, écrit leur premier mot. Qui donc
n’eût pas aimé avoir un léopard tout près de ses
poèmes, un animal sauvage et dangereux, capable
à tout instant de surgir de derrière l’amertume et la
mélancolie des vers. »1
Ce passage évoque joliment l’idée rêvée qu’il serait bon de posséder de par
la vertu de son nom propre une pulsion vitale capable de surmonter les moments où le désir, face aux désillusions de la vie, se trouverait en panne.
Dans Encore 2, Lacan revient sur le signifiant tel que l’inconscient en révèle la fonction pour le sujet :
« Le sujet n’est rien d’autre (…) que ce qui glisse dans une chaîne de signifiants. Ce n’est rien d’autre que cet effet qui est l’effet intermédiaire,
intermédiaire entre ce qui caractérise un signifiant et un autre signifiant :
c’est d’être chacun Un, d’être chacun un élément. Nous ne connaissons
rien, nous ne connaissons pas d’autre support par où soit introduit dans
1.
C. Nooteboom, Pluie rouge, à propos de Leopardi, Actes Sud, 2008, p. 214.
2. J. Lacan, Édition de l’ALI (publication hors commerce), leçon du 16/01/1973, p. 96 et
97.
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le monde le Un, si ce n’est le signifiant en tant que tel et en tant que nous
apprenons à le séparer des effets de signifié ».
Le sujet est un effet du signifiant, de la présence du signifiant. Il interpelle celui qui parle et le décale un instant du signifié. Dans le syntagme la
subversion du sujet, le sujet est-il subverti, ou subvertit-il ? Il fait au fond les
deux. Il est subverti par le désir, d’où lui revient son articulation à l’Autre
dont le désir l’a marqué de son empreinte, mais comme une nécessité (ne
cesse, ne pas céder), et donc une invention. La liaison toujours en train de chuter du signifiant au signifié en témoigne. D’être par ailleurs subverti ainsi par
un sens inédit ouvre une voie, par celui qui s’en autorise et prend la parole, à
la subversion du discours courant.
L’inconscient invente. Dans Encore 3 : Il y a une « inertie dans la fonction
du langage… ce qui fait que toute parole est cette énergie, encore non prise
dans une énergétique ». La singularité du parcours d’un sujet rend vie par
moments à des signifiants éteints4.
Dans un livre5, Colette Soler, pensant qu’il y a une continuité dans les
élaborations de Lacan à travers les années de son séminaire, note qu’on ne
peut laisser de côté « le Un qui conjoint toutes les variantes textuelles ». Il y
a, écrit-elle, « une dimension du Un de l’auteur (qui) est inéliminable », qui
empêche le « clivage du nom et du dire qui le portaient ». Le nom, en tant qu’il
se fait auteur, porte quelque chose de l’Un par « le dire ».
Le nom propre est de cette façon potentiellement porteur d’une marque
de singularité. Mais comment concevoir qu’il soit comme signifiant l’objet
d’un effacement alors même qu’il porte la marque d’une singularité ? Comment concilier qu’il s’efface ipso facto sous ce qui se dit, parce que cela l’excède, tout en restant attaché à celui qui parle ? Le nom semble porter en luimême son effacement à une référence de sens, donc un vide. « Le nom propre
jamais ne va donner la signification, alors qu’il en est porteur, à cause de
ce rapport essentiel qu’il a avec le trait de l’écriture, et que donc il ne peut
qu’engager toujours plus loin le sujet dans la reconnaissance de la chaîne
signifiante qui le porte comme sujet de l’énonciation. 6 » Le nom propre, par
3.
Op. cit. p. 192.
4. A ce propos, dans un autre aspect de la langue, lors d’une interview sur Musique 3,
Peter de Caluwe, directeur de La Monnaie disait (propos transcrits de mémoire) qu’au
contraire de ce qu’on penserait, des chanteurs non francophones pouvaient dans l’opéra
donner plus de poésie et d’humour au répertoire français, mieux faire sonner les voyelles
par exemple, sans doute parce qu’il leur faut aller chercher quelque chose de cette langue
qu’ils ne pensaient pas posséder ou connaître déjà.
5.
J. Lacan, L’inconscient réinventé, P.U.F., Paris, 2009, p. 3.
6
L’identification, Séminaire de 1960/1961, Éditions de l’A.L.I. (publication hors com-
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sa permanence liée « au trait de l’écriture 7 », porte une signification à venir,
qui reste malgré tout inépuisable. C’est dans une sorte d’anonymat, qui la
déborde, que la singularité se supporte. D’où le lien de l’Un avec le collectif,
où elle s’énonce.
Le nom propre 8 doit pouvoir être la trace d’un effacement pour qu’advienne la dimension de l’auteur. Sur cette voie, il est l’objet de multiples trouvailles.
Certaines touchent simplement à la lettre. Par exemple, Balzac s’appelait
en fait Balsa9, Freud a réduit Sigismund en Sigmund.
Il y a l’usage du pseudonyme, nom d’emprunt parfois pris à une autre
branche de l’ascendance de l’auteur, comme si c’était à l’abri d’un autre nom
employé comme nom propre que l’écrit était possible. Cela traduit des identifications premières où s’enracineraient l’écriture de quelqu’un. Ce n’est pas
de l’ordre du cacher, puisque en général le nom propre est connu.
Il y a le pseudo avec lequel écrivent ceux qui participent aux tchats et aux
forums sur Internet. L’écriture, parler de soi, se raconter, appelle une sorte
d’anonymat pour le rendre possible. Anonymat qui n’est pas tant de cacher
son identité que de s’en imaginer d’autres, tels des embrayeurs de fiction,
comme si l’écriture se faisait sous le couvert d’un masque. Le mot en latin,
persona, désignait le masque de l’acteur avec lequel il se prêtait à d’autres
identités. Ce mot a donné notre « personne », qui peut désigner quelqu’un et
l’absence de quelqu’un, comme s’il était porteur de la quête troublante que
représente l’identité.
Il y a aussi le surnom qui colle depuis l’enfance. Il n’est pas rare que
des adolescents se fassent appeler d’un prénom qui n’est pas le leur. Le surnom participe du rapport de quelqu’un à sa nomination. Comme nomination
non officielle, il est porteur d’une identification pour quelqu’un 10, qui le désigne de manière durable et publique par tel caractère ou tel exploit qui le
précède ou l’inscrit dans la mémoire de ses pairs. C’est une question vivace
dans l’adolescence, passagère ou qui se fixera, traitant de la marque filiale, de
l’objet qu’elle devient dans la tentative d’inscrire une singularité. Un pirate
français célèbre, devenu écrivain narrateur de ses aventures à la fin de sa vie,
fut surnommé et donc nommé « Borgnefesse », car il avait perdu tout le gras
merce), Paris.
7.
Nous y revenons plus loin dans le texte.
8.
Qui est composé d’un prénom plus le nom de famille.
9.
M. Serres en parle dans un livre intitulé S/Z.
10. Façon de dire qui est similaire à la définition du signe qui est de signifier quelque
chose pour quelqu’un.
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d’une fesse arraché par un obus 11. Nom de guerre annonciateur de courage
par le déni d’une infirmité.
Le mot d’esprit que rapporte Freud, qui se joue d’une nomination, est
aussi amusant, selon lequel à propos du premier acte officiel posé par Napoléon III, qui fut de confisquer les biens de la Maison d’Orléans, quelqu’un dit
avec esprit que c’était là « le premier vol de l’aigle »12. L’allusion était limpide
pour tous à l’époque, s’appuyant sur le double sens du mot vol, ce qui entraînait en plus d’écrire aigle avec une minuscule. C’était un double affront !
Le nom propre est donné, aux hommes, par filiation. Les femmes y ont
une relation plus compliquée, en train de muter dans son inscription sociale,
qui est le fait d’une place double dans la filiation, issue d’une lignée et participant d’une autre. On peut bien entendu dire la même chose de l’homme,
mais cela ne se marquera pas de la même façon au niveau du nom de famille
porté. Nous avons été surpris de voir un enfant de quatre ans qui ne pouvait
imaginer que sa mère porte le même nom de famille que lui, chose qu’il admettait au sujet de sa sœur. Il trouvait cela comique, cela lui semblait incongru.
Le nom propre est un signifiant. Il l’est dans sa matérialité. Mais il nous
est venu de quelqu’un, il identifie (à) une lignée, dont il témoigne de la permanence – descendante et ascendante. Il est de ce fait étroitement lié à une
référence précise dans l’existant, référence à une histoire ou plutôt à l’histoire
de désirs qui l’on précédé.
Le nom propre réfère quelqu’un à un signifiant. Les noms comme Lenoir,
Leblanc, Dupont pour prendre les plus communs, le montrent bien. Pour devenir noms propres, l’article a été accolé au substantif. Il est devenu autre
chose qu’un substantif. Il a aussi pris une majuscule 13. Le substantif a donc
perdu sa détermination comme substantif par l’article, et le voilà désignant
une lignée, telle que « les Leblanc » 14.
C’est donc un signifiant par les sons, par les phonèmes. Il en a la matérialité. Mais en même temps il conserve dans ses lettres quelque chose de stable
en général à travers les langues en rapport avec celui ou avec le lieu qu’il
désigne.
11.
L. Peyron, Pirates de légende, Flammarion, Paris, 2009.
12
S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Gallimard , Folio Essais, Paris,
p. 97.
13.
En allemand les substantifs s’écrivent avec une majuscule.
14. Sans s.
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Discutant les thèses de Bertrand Russell et de Gardiner15, la caractéristique du nom propre semble pour Lacan se trouver dans le fait que comme
signifiant « d’une langue à l’autre il se conserve dans sa structure ». Ce fut en
reconnaissant la répétition de noms propres que Champollion put déchiffrer
des lettres dans les hiéroglyphes égyptiens.
Il est intéressant de faire le parallèle avec l’arrêt de Freud, au début de
la psychopathologie du quotidien, sur l’oubli des noms propres. Sont-ils en
effet spécialement bien faits pour porter la trace de ce qui reste refoulé, précisément de par cette permanence de la lettre au sein de signifiants qui par
ailleurs sont dénués de sens ? Le nom propre se trouve à la jonction du réel
et du symbolique, déjouant la relation à l’imaginaire par une invention singulière toujours à renouveler. Bien entendu, le nom propre de quelqu’un le
fait précéder parfois d’un imaginaire lié à sa famille. Mais c’est peut-être ce
contre quoi il y a à se défendre, ramenant ainsi le nom propre dans l’ordre du
signifiant.
On pressent en effet que pour chacun le nom propre est un signifiant qui
sort du lot. On a l’impression qu’il est en prise directe avec l’être de quelqu’un.
On parle ici d’être pour désigner cette sensation de toucher à quelque chose
qui colle à la peau du sujet. Il ne s’agit pas d’être en tant que façons d’exister,
engagements pris. Il s’agit de quelque chose d’avant cela, qui relèverait d’une
détermination originelle, de choix identificatoires inconscients liés à l’inscription et à la reconnaissance sociale d’une lignée.
Un jeune racontait que le premier fait qui lui valut un dossier ouvert au
parquet était un coup de tête qu’il avait donné à un condisciple de sa classe.
Avec d’autres, qui comme lui l’avaient trouvé trop fier et raciste, il l’avait moqué en déformant légèrement son nom de famille. Un jour, pour se défaire de
l’autre qui, n’en pouvant plus, l’avait empoigné à la gorge, quoique déjà un
peu groggy, il lui avait, dit-il, asséné un coup de tête et cassé le nez ! Etre fier
se dit « faire de son nez » 16, et prendre à la gorge fait penser à « faire ravaler »
une parole. C’est comme si la métaphore repassait dans le réel de se trouver
liée à un imaginaire. Ceci s’était en outre passé sur fond d’un racisme linguistique propre à notre pays.
Les identifications se sont mises en place lors de la petite enfance. Dans
le séminaire sur l’Identification, juste après avoir évoqué les difficultés du
petit Hans à symboliser l’interdit sur sa mère que le jeu des deux girafes
15. L’identification, Éditions de l’ALI (publication hors commerce), Paris, leçon du 20 décembre 1961, p. 75 et suivantes.
16. Le sobriquet insultant évoquait en outre justement le nez.
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mettent en scène, Lacan s’attarde justement sur le nom propre17. Il est logique
qu’en s’interrogeant sur l’identification on se demande quelle fonction y joue
le nom propre. Cela vient précisément en ce moment où la difficulté du petit
Hans, tout le travail devant lequel il se trouve, est de symboliser l’interdit 18.
A ce propos, Lacan note qu’il utilise un terme inhabituel en allemand, « zerwutzeln » 19, comme s’il y décelait la trace de ce travail de symbolisation dans
le choix même que l’enfant fait des signifiants. Or on sait que les enfants
choisissent aussi les mots qu’ils répètent et assimilent.
Il note :
« Il s’agit, si c’est bien de son identification fondamentale, de la défense
de lui-même contre cette capture originelle dans le monde de la mère ».
Cela confirme « la fonction d’artifice (…) de la phobie, en tant qu’elle introduit un ressort signifiant clef qui permet au sujet de préserver ce dont
il s’agit pour lui, à savoir ce minimum d’ancrage, de centrage de son être
qui lui permette de ne pas se sentir complètement à la dérive du caprice
maternel. »20
L’adolescence fait repasser par là et met au jour ces identifications. Cela
comporte un effet sur le nom propre, qui ne peut qu’être l’objet d’une perte
comme identification. Ceci était d’ailleurs mis en acte rituellement dans certaines peuplades. Les totems attestent de cela à leur manière, comme indication et support momentané d’un chemin à faire dans la nomination.
L’adolescent traverse en effet une période où son rapport au langage est
particulier. Il est amené à sentir le besoin de le remanier, de le transformer, de
le triturer aussi, de lui ôter un pouvoir de nomination qu’il aurait en soi, de
faire taire cette langue morte car tout y serait déjà dit. Il lui est nécessaire d’interroger l’Autre que ses parents ont incarné pour lui, de façon à en rencontrer
ou à en expérimenter le vide.
La question de la filiation et donc de la transmission est activée par la
sortie de la période de latence, par l’arrivée de la puberté. L’adolescence est
la confrontation avec la place à prendre par et pour soi dans la vie. Elle problématise de ce fait la question du nom propre. Le moment du choix d’une
17. Cela le fera « penser » à une scène où avec son père il s’imagine allant briser les vitres
d’un train. C’est, curieusement, un type de délit assez répandu au début de l’adolescence,
ce qui illustre peut-être cette répétition de la petite enfance qu’est le début de l’adolescence.
18. Il dit à son père qu’il ne comprend pas comment une simple corde tendue puisse
marquer une interdiction de passer outre. Désir de transgresser aussi…
19
L’identification, Éditions de l’ALI (publication hors commerce), Paris, p. 72.
20. Ibidem, p. 73-74.
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signature en est une marque. C’est un geste incontrôlable du corps. Certains
adolescents écrivent leur prénom seul, d’autres leur nom de famille, d’autres
griffonnent ce qui ressemble déjà à une signature. C’est une sorte de « griffe »,
mot employé pour désigner l’empreinte d’un auteur.
C’est à ce moment-là que vient l’idée de l’auteur, de la griffe, comme
d’ailleurs celle du talent. L’auteur dans son étymologie signifie celui qui augmente ou celui qui produit, qui apporte donc quelque chose de nouveau. Le
mot latin augere en est dérivé, qui rassurait quant à une entreprise, mais en se
prémunissant d’une réponse propitiatoire.
Être auteur, au sens large, implique donc de pouvoir se passer du nom,
d’en faire un acte « de parole » qui soit singulier au sens où personne d’autre
ne pourrait le produire. C’est avec cela que l’adolescent vient frapper à la
porte de la société et de la culture. La singularité de quelqu’un est la traduction de son empreinte dans des objets concrets et socialisés.
C’est vide de sens que le nom propre est porteur d’Un. Trace de séparation du désir de l’Autre, il en révèle l’aliénation. Leur jeu inscrit la pulsionnalité dans une temporalité et dans une « histoire ».
C’est la métaphore qui en ouvre la voie, dont le Nom-du-Père est l’origine. Il inscrit un ailleurs au désir de la mère, qui fait exister l’enfant comme
objet du désir de sa mère, et non comme objet de la mère, dont le phallus est
le témoin comme impossible 21. Cela est noué au nom, et articule de l’Un avec
l’Autre. Le Nom-du-Père inscrit donc du Un, qui signifie une inconstance, car
il symbolise ce jeu entre aliénation et séparation, où la pulsion est toujours
en manque de représentation. Il inscrit ce faisant pour le sujet une place dans
l’Autre.
Dans la psychose au contraire, le nom propre, comme le nom commun, est un signifiant qui n’arrive pas à s’inscrire. Il dérape sur l’altérité, ne
peut s’y accrocher, et reste sans différence possible. Aussi peut-on se demander si ce n’est pas parce qu’il y a un nom propre qui a participé à inscrire du
Un qu’il y a moyen de trouver dans le signifiant un abri.
Le Un est singulier quand il participe de l’échange et du collectif sans y
emporter le sujet. Le nom propre qui le porte s’y efface ainsi dans ce qui est
partagé et qui fait l’objet d’une mise en commun. Dans l’épreuve de l’échange
avec d’autres, l’inconscient rapporte alors dans le social quelque chose de
l’expérience qu’il y a à pouvoir le prendre en compte.
21. Dans la première leçon d’Encore, Lacan en parle comme de l’objection de conscience
faite par un des deux êtres sexués au service à rendre à l’autre, Éditions de l’ALI (publication hors commerce), Paris, p. 16.
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