Risques et renseignement

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Risques et renseignement
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Risques et renseignement
Entretien avec A. Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de
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la D.G.S.E.
samedi 3 décembre 2016, par Alain CHOUET, Jérôme DIAZ
L'auteur :
A. Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la D.G.S.E.
Jérôme Diaz, est journaliste indépendant, auditeur Séminaires Jeunes de l’IHEDN
et de l’IHESJ, diplômé du Master 2 « Sécurité Internationale et Défense » de la
Faculté de Droit de Grenoble.
Retrouvez l'article à cette adresse :
http://www.diploweb.com/Risques-et-renseignement.html
Alain Chouet aborde l’état de la menace terroriste en France, les
problématiques du renseignement dans une société démocratique, l’essor
inquiétant des Sociétés militaires privées, la situation en Arabie saoudite,
Syrie, Irak et Afghanistan. Propos recueillis par Jérôme Diaz pour
Diploweb.
Jérôme Diaz (J. D.) : Selon des spécialistes de la lutte antiterroriste, la
France est à ce jour « le pays le plus menacé » [1] par « Daesh » [2]. Les
interventions militaires en Syrie et au Sahel sont-elles la principale cause
? En outre, que pensez-vous du maintien de l’état d’urgence ?
Alain Chouet (A. C. ) : La France fait incontestablement partie des pays les plus
menacés par des membres et des sympathisants de Daesh. Mais être impliqué
dans une politique interventionniste active dans le monde arabo-musulman est
loin d’être le seul facteur de risque. C’est un facteur incontestablement aggravant
mais pas déterminant comme le prouve l’exemple de la Belgique, tout aussi
menacée que la France sans être pour autant très impliquée dans des opérations
militaires.
De fait, ce sont plutôt des facteurs internes à chaque pays cible qui déterminent
le degré d’exposition au danger de violence se réclamant de l’islamisme. Sont
ainsi particulièrement exposés les pays qui :
1/ entretiennent sur leur sol une communauté musulmane conséquente qu’ils on
laissé pénétrer par l’idéologie salafiste des agents d’influence wahhabites, de la
Confrérie des Frères Musulmans ou des oulémas revanchards déobandis du
Pakistan ;
2
2/ ont une législation tolérante en matière de libertés et droits individuels jointe à
une faible « censure sociale » ou une faible cohésion nationale et laissent à ce
titre se développer des zones de non-droit ou de droit « communautaire » sur leur
propre sol.
À partir de là, on peut essayer de dresser une carte des « pays à risque » en
Europe. La France y figure en bonne place. Si on échelonne actuellement le
risque sur une échelle de 1 (risque majeur) à 3 (risque mineur) on trouvera :
1/ France, Belgique ;
2/ Royaume Uni, Espagne, Allemagne, Danemark, Italie ;
3/ Suède, Grèce, Pays Bas, Autriche.
C’est une classification volatile qui peut changer du jour au lendemain en fonction
des rapports de chaque pays avec la sphère arabo-musulmane à l’intérieur et à
l’extérieur de ses frontières.
L’institution de l’état d’urgence en France était certainement nécessaire et aurait
dû prendre effet dès les attentats de Charlie Hebdo (7 janvier 2015). C’est un
ensemble de dispositions qui a permis aux forces de sécurité de déclencher
rapidement des contre-mesures efficaces de saisies d’armes, de neutralisation
d’individus menaçants, de démantèlement de réseaux que les services de police
connaissaient déjà mais pour lesquels il leur manquait à la fois le cadre juridique
et le consensus politique pour agir.
Le problème est que très rapidement après ces premiers succès, le maintien
proclamé de l’état d’urgence est devenu très théorique et les dispositions
contraignantes exceptionnelles qui y sont liées ont été perdues de vue ou sont
restées inappliquées.
Alain Chouet
Comment, en effet, prétendre lutter effectivement contre les violences criminelle,
3
en particulier la criminalité dite terroriste, quand il est tacitement admis que les
forces de sécurité, les pompiers, les services sociaux et médicaux ne peuvent ni
pénétrer ni agir dans des zones à forte densité ainsi transformées en zones de
non-droit livrées aux activités frauduleuses et aux règlements de compte
guerriers entre bandes rivales munies d’armes de guerre dont elles n’hésitent pas
à se servir impunément contre les forces de l’ordre ? À quoi rime un « état
d’urgence » censé faire face à une menace diffuse, individuelle ou groupusculaire
et imprévisible quand on autorise presque tous les jours des milliers, voire des
dizaines de milliers de personnes à se rassembler en masses compactes et
vulnérables dans l’espace public pour des manifestations sociales, culturelles ou
sportives ? Qui peut raisonnablement parler de « dé-radicalisation » quand on a
laissé pendant trente ans des imams salafistes nommés et appointés par des
pétromonarchies wahhabites réactionnaires prendre une bonne part du contrôle
d’un « Islam de France » qui sombre peu à peu dans un fondamentalisme
caricatural - aux dépens d’abord des Musulmans de France - et qui sert
d’habillage idéologique à la pulsion de mort de quelques dizaines de psychopathes
en rupture de repères familiaux et sociaux ?
J. D. : « Nos politiciens mentent à la presse, ils voient leurs mensonges
imprimés et ils appellent ça l’opinion publique » écrit John le Carré dans
son roman Une amitié absolue [ 3 ], que vous citez dans La sagesse de
l’espion [4]. Si l’on se fait l’avocat du diable, n’est-ce pas justement dans
l’intérêt d’un pays de ne pas tout dire à sa population, surtout en matière
de renseignement ?
A. C. : Il y a une différence fondamentale entre « mentir » et « ne pas tout dire ».
L’article XV de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen stipule que
tout agent public doit rendre compte de sa gestion à ses mandants. Il n’implique
pas qu’il faille en informer les ennemis ou les concurrents de la collectivité
nationale. Nos sociétés occidentales vivent aujourd’hui sous la dictature sans
doute excessive de la transparence. Mais cette transparence ne peut s’étendre à
tout, en particulier aux domaines de la défense et des relations extérieures. Il est
difficilement concevable d’étaler sur la place publique les préparatifs et les
objectifs d’actions sécuritaires et militaires ou les argumentaires préparatoires à
des négociations internationales complexes. Dans nos démocraties, il appartient
ensuite au peuple et à ses représentants de sanctionner les éventuels mensonges
sur lesquels auraient été élaborées ces stratégies nécessairement confidentielles.
Je constate que les peuples ne font guère usage de ce droit. Les mensonges
éhontés des autorités américaines et britanniques sur la base desquels a été
déclenchée l’invasion de l’Irak en 2003 n’ont par exemple jamais été sanctionnés.
De même le flou qui a présidé aux interventions franco-britanniques en Libye
4
(2011) ou en Syrie (2015) [5]. Les conséquences en sont pourtant dramatiques.
J. D. : On voit émerger profusion de Sociétés Militaires Privées (SMP), ces
entreprises sans cadre juridique dont les activités font florès sur le
marché de la « reconstruction ». Serait-ce une nouvelle forme –lucratived’action humanitaire ? Que peuvent les Etats et des organisations comme
l’O.N.U. face à ces entreprises ?
A. C. : Ce sont certainement des activités lucratives mais elles n’ont rien à voir
avec l’action humanitaire. De fait nous avons affaire à une forme moderne de
mercenariat qui signe l’affaiblissement des États-Nations incapables pour des
raisons diverses d’assumer la charge de la violence légale qui leur revient
normalement dans le cadre du droit international. Pour les États-Unis, il s’agit
d’une conséquence de la doctrine de guerre « zéro mort » qui s’est imposée après
le traumatisme de l’engagement au Viêt Nam. Comme le rapatriement de
cercueils de « boys » tombés au combat est devenu insupportable, les Américains
utilisent donc extensivement les instruments de la guerre à distance (missiles de
croisière, drones, bombardements aériens) et, puisqu’il faut bien finir le travail au
sol par une intervention humaine, on y envoie à grands frais des gens volontaires
et grassement payés pour cela qui ne sauraient capitaliser de l’émotion ou de la
solidarité sur leurs pertes éventuelles. Pour des pays moins riches comme les
pays européens ou certains pays du tiers monde qui n’ont plus les moyens
d’entretenir en permanence des dispositifs militaires suffisamment dimensionnés
pour faire face à toutes les situations, le recours au mercenariat est une formule
d’économie permettant de faire face à des « plans de charge » imprévus. Mais
dans tous les cas se pose la question de savoir ce que deviennent ces « grandes
compagnies » quand les hasards du calendrier font qu’on n’a pas besoin de leurs
services… Professionnels surentraînés, lourdement dotés en armements de toutes
catégories, convaincus de leur logique d’entreprise, habitués à se « payer sur la
bête », n’ayant de comptes à rendre à personne, pourquoi renonceraient-ils à ce
qui fait leur fortune ? En particulier leurs dirigeants qui, par nécessité,
entretiennent des rapports étroits avec les plus hauts échelons des exécutifs sur
lesquels ils ne manqueront pas d’exercer des pressions diverses pour que
perdurent et se multiplient les situations conflictuelles. On est clairement dans ce
domaine face à une régression susceptible de coûter cher en termes de
sécurité, de liberté et de démocratie.
J. D. : Dans son roman La Compagnie , qui raconte un demi-siècle
d’histoire de la CIA, Robert Littell fait dire à l’un de ses personnages : «
J’aide à protéger l’Amérique de ses ennemis » [6]. Parmi ces « ennemis »
devrait pourtant figurer le Royaume d’Arabie Saoudite, que vous et
5
d’autres bons connaisseurs pointez régulièrement du doigt [7]…
A. C. : Cela fait près de trente ans maintenant que des anciens de la CIA comme
Milton Bearden, Robert Baer [8] et bien d’autres se fatiguent à répéter qu’ils ont
systématiquement mis en garde les autorités de leur pays contre le problème que
constitue l’activisme islamiste de l’Arabie et son rôle moteur dans l’expression de
la violence fondamentaliste. Ce qui ressort de leurs abondants témoignages se
ramène toujours à la même problématique. Les responsables politiques
américains, toutes tendances confondues, mais en particulier les Républicains,
ont toujours considéré que le rapport bénéfice-risque de la relation avec la famille
Saoud était en faveur des États-Unis quelles que soient les turpitudes de cette
famille et les dégâts consécutifs à leur « diplomatie religieuse » que dénonce
Pierre Conesa dans son dernier ouvrage [ 9 ]. Les quelques milliers de morts
américains du 11 septembre 2001 et les quelques centaines massacrés dans
divers attentats ou prises d’otages à l’étranger ne pèsent apparemment pas lourd
face au monopole pétrolier consenti à l’Aramco lors du pacte du Quincy (1945),
face à la garantie du paiement des hydrocarbures en dollars, face aux soutiens
mirobolants des campagnes électorales des candidats aux présidentielles et
législatives américaines, face aux financements « généreux » accordés à certains
poids lourds des think-tanks de Washington. À considérer tout cela, Robert Littell
peut effectivement considérer qu’en dédouanant l’Arabie de ses manipulations
hasardeuses, la CIA contribue à défendre et promouvoir les intérêts américains….
Cela dit, et n’en déplaise aux conspirationnistes de tout poil, l’agence de
renseignement américaine n’ourdit pas d’obscurs complots. Elle ne fait que ce
que le pouvoir exécutif démocratiquement élu lui prescrit.
J. D. : Cinq ans après le début des hostilités en Syrie, la dernière tentative
d’accord de paix entre la Russie et les Etats-Unis, approuvé par le régime
syrien, a duré moins d’une semaine [10]. Y-a-t’il donc de la lumière au
bout du tunnel dans ce pays, méconnu des médias et du grand public il y a
encore cinq ans [11] ?
A. C. : C’est à l’évidence pour tous les protagonistes une gesticulation
politicienne. Que signifie un accord de cessez-le-feu excluant une des deux parties
au conflit ? L’accord conclu entre Washington et Moscou impliquait un arrêt des
hostilités entre, d’une part, le régime syrien et ses alliés, et d’autre part une
opposition armée « démocratique » ectoplasmique qui n’existe que dans
l’imagination ou les calculs des chancelleries occidentales. Étaient par définition
exclues de l’accord les organisations djihadistes (Etat Islamique, Jabhat el-Nosra,
Ahrar esh-Sham, etc.) qui constituent la véritable autre partie au conflit.
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Soutenu par la Russie,l’Iran, diverses milices chiites – dont celle du Hezbollah
libanais – le régime de Damas est en train de reconquérir mètre par mètre le «
pays utile », c’est à dire toute la partie à l’ouest de l’axe Damas-Alep. Le
rétablissement de son autorité sur la partie est du pays reste incertain et
dépendra beaucoup des évolutions en Irak et des manœuvres des différents
protagonistes régionaux (Iran, Turquie, Arabie, etc.). Dans tous les cas rien ne
sera jamais plus « comme avant ». L’étendue des dégâts humains et matériels,
l’intensité des rancoeurs locales et du désir de vendetta entre communautés de
villages ou de quartiers voisins font qu’il faudra sans doute plusieurs générations
– et cela reste incertain - pour reconstruire un pays apaisé. Et même si le régime
dominé par la minorité alaouite a su se rallier une bonne partie de la population
sunnite face aux excès des djihadistes, la situation restera bloquée dans
l’amertume et la peur des uns et des autres – avec des risques de dérapages
violents – tant que des formules de coexistence communautaire pacifiée n’auront
pas été trouvées. Cela reste une perspective lointaine comme on peut le constater
au Liban où, 25 ans après la fin de la guerre civile, on voit bien que chaque
communauté vit dans son réduit géographique et que le feu couve toujours sous la
cendre.
J. D. : Qu’en est-il des pays voisins, notamment la Turquie et l’Irak ? En ce
qui concerne l’Irak, certains chercheurs estiment que la situation y est
pire qu’avant l’intervention américaine en 2003 [12]…
A. C. : En Turquie, le parti islamiste AKP, largement pénétré par les Frères
Musulmans, a jeté le masque à l’été 2016 après avoir essayé pendant plus de 10
ans de présenter le visage d’un « islamisme modéré » susceptible de servir de
modèle de transition et de pôle d’attraction aux régimes arabes issus des
contestations de 2011. Ankara n’a pas hésité pour cela à stimuler un peu partout
le zèle révolutionnaire des factions islamistes jusqu’à leur fournir assistance
logistique et même militaire en Libye, en Égypte, en Irak, en Syrie et jusqu’à
soutenir de diverses façons l’implantation de Daesh au Levant. Au terme de cinq
années, cette tentative du président Erdogan de ressusciter l’Empire Ottoman
dans sa capacité d’influence et de contrôle au Moyen-Orient a non seulement
échoué mais s’est retournée contre ses initiateurs en favorisant sur le plan
régional un irrédentisme kurde dangereux pour l’intégrité de la Turquie, en
permettant à la Russie de reprendre une place importante au Levant, en suscitant
l’inquiétude des alliés de l’OTAN et même des conservateurs arabes ainsi que des
Européens victimes mais pas dupes de la gestion du problème des réfugiés par
Ankara.
Pour faire face à ces échecs, le gouvernement turc s’est trouvé contraint à des
7
volte-face spectaculaires et des retraits piteux, à renouer toute honte bue avec
Israël et la Russie après les avoir défiés, à devoir réagir militairement sur le
terrain à la fois contre les djihadistes et contre les Kurdes. Enfin, et peut être
surtout, le gouvernement islamiste s’est empressé de profiter d’une tentative de
coup d’État aux origines plus que troubles le 15 juillet 2016 – au point que
certains le comparent à l’incendie du Reichstag – pour épurer l’armée, la police,
les services de sécurité, la magistrature, l’université et même la presse de tous
les éléments jugés défavorables à son autoritarisme ou même simplement trop
tièdes à son égard. L’islamisme politique soi-disant modéré encensé à une époque
par toute une intelligentsia occidentale naïve et bien pensante montre son vrai
visage. Il n’est pas rassurant.
Quant à l’Irak, il est clair que dix années d’occupation et d’administration
militaire américaine qui ont ressuscité les vieux démons communautaires du pays
ont engendré des situations inextricables. L’Irak et le monde sont certainement
moralement meilleurs sans Saddam Hussein mais l’Irak n’est ni plus sûr, ni plus
démocratique, ni plus prospère, ni plus pacifié et l’avenir n’y est pas qu’incertain.
Il est sombre. La défaite annoncée de Daesh dont l’extrémisme violent a fini par
exaspérer même la minorité sunnite qui lui avait apporté son soutien ne signe pas
la réconciliation joyeuse des différentes communautés religieuses et ethniques du
pays. La gestion catastrophique du « proconsul » américain Paul Bremmer a peut
être sécurisé le contrôle des ressources hydrocarbures locales au profit des
majors américaines mais elle a semé pour longtemps les germes de la révolte, de
la discorde et de l’humiliation dans une région qui n’avait pas besoin de cela pour
verser dans la violence.
J. D. : En Afghanistan, la situation demeure inquiétante : les Taliban ne
baissent pas les armes et sont toujours aussi puissants [13]. Les EtatsUnis comme l’Union européenne continuent de soutenir Kaboul [ 14 ],
tandis que le trafic de drogue se porte à merveille [15]… Après quinze ans
d’occupation, comment espérer stabiliser le pays ?
A. C. : En 2002, le renversement du régime taliban par des moyens militaires
était légitime et justifié. Le régime de Kaboul était un pouvoir d’État qui accordait
asile et soutien à une organisation terroriste qui avait durement frappé les ÉtatsUnis. Cela dit, après l’anéantissement du noyau opérationnel d’Al-Qaïda et
l’éviction des Taliban, il aurait été avisé d’en rester là, quitte à revenir autant de
fois qu’il fallait pour éviter toute « rechute » de collusion entre le pouvoir local et
le terrorisme international qui n’a jamais compté un seul Afghan dans ses rangs.
Vécue comme une intrusion étrangère illégitime par tout un peuple jaloux de son
indépendance, l’occupation militaire du pays pendant quinze ans n’a aucunement
8
contribué à juguler le terrorisme international qui est allé s’exercer ailleurs, ni à
instaurer un régime politique efficace et respectable dans le pays où l’on pressent
déjà le retour politique des fondamentalistes sur les ruines du régime fantoche
adoubé par l’OTAN.
Partis de leur Empire des Indes, les Britanniques s’y sont cassé les dents au XIXe
siècle. Idem pour l’Empire Russe qui, parti de ses conquêtes d’Asie centrale,
recherchait un accès sûr vers les mers chaudes et libres de glace toute l’année.
Finalement tout le monde s’était mis d’accord pour laisser ces « irréductibles »
crever de faim dans leurs montagnes arides. Après tout, ils constituaient un
tampon utile entre les différents impérialismes. Et qui plus est, ils n’embêtaient
personne. C’est encore valable aujourd’hui. On n’a jamais vu un Afghan aller se
faire sauter à New York ou ailleurs ni se mêler de terrorisme international. Ils se
préoccupent de ce qui se passe chez eux, sans regarder vraiment au-delà. Alors
pourquoi ne pas les laisser décider de leur sort entre eux sans intervention
extérieure, y compris celle de certains de leurs voisins qui se disent alliés de
l’Occident ? Il est clair que cela se fera selon des critères qui ne sont pas les
nôtres, voire qui nous sont détestables, et qu’il faudra pendant longtemps
maintenir un « cordon sanitaire » autour de ce pays voué aux querelles tribales,
aux trafics en tous genres et à la monoculture des stupéfiants. Mais, en dehors de
ce nécessaire « containment », au nom de quelle doctrine messianique et néocoloniale allons nous tenter d’imposer nos valeurs et nos modes de vie aux autres
? Ce genre d’interventionnisme est voué à l’échec comme le notait déjà
Robespierre il y a plus de deux siècles : « La plus extravagante idée qui puisse
naître dans la tête d’un politique, est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à
main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa
Constitution. Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que
donnent la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des ennemis. »
J. D. : Le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) a
rapporté que les Révolutions Arabes avaient été encouragées, sinon
manipulées, par des associations américaines destinées à « former » des
manifestants… Les médias et les opinions publiques ont-ils été à ce point
leurrés ?
A. C. : Ce ne sont évidemment pas des organisations américaines publiques ou
privées qui ont suscité ou manipulé les mouvements de contestation dans le
monde arabe à partir de décembre 2010. Il y avait dans les pays de ce monde
suffisamment de raisons de mécontentement depuis plus de cinquante ans pour
provoquer des troubles civils. Ce genre de troubles n’avait d’ailleurs pas manqué
de se produire régulièrement depuis les années 1970 dans la plupart des pays
9
arabes sans que les Occidentaux s’en émeuvent ni ne s’indignent des répressions
sanglantes.
Il est exact qu’en 2011, à l’image de ce qui s’est passé dans les Balkans dans la
décennie 1990 puis dans les ex-pays de l’Est dans les années 2000, un certain
nombre d’organisations dites « humanitaires » américaines – dont beaucoup
animées et/ou financées par l’activiste spéculateur milliardaire Georges Soros
(Open Society Fundation, Freedom House, Human Rights Watch, etc.) – ont fourni
aux contestataires des encouragements, des conseils en organisation, de
l’assistance logistique et parfois des financements. Ces démarches entreprises sur
le même modèle que le soutien aux « révolutions oranges » dans les exrépubliques soviétiques et ex-pays satellites pour imposer la démocratie par
l’action de rue de minorités activistes n’a fait qu’encourager le désordre, donné
de faux espoirs à des masses désorientées, suscité la réaction violente des forces
conservatrices, qu’elles soient religieuses ou militaro-autoritaires.
Cependant, si discutables qu’elles soient, les initiatives de ces organisations
activistes n’expliquent ni l’aveuglement des politiques occidentaux ni le
panurgisme bien-pensant des médias qui ont « leurré » les opinions publiques. Il
n’a pas manqué d’experts, de chercheurs, d’universitaires, de diplomates, de
responsables des services de renseignement pour tirer la sonnette d’alarme sur
des évolutions mal maîtrisées qui ne pouvaient déboucher que sur des
catastrophes et la montée en puissance des forces les plus réactionnaires. Dès
avril 2011, de nombreux chercheurs alertaient sur le fait que le « printemps arabe
» risquait de se transformer rapidement en « hiver islamiste ». Politiques et
médias ont jugé l’expression politiquement incorrecte et bien vite imposé le
silence à ces oiseaux de mauvais augure. Il n’a pourtant fallu qu’un été pour que
leur prévision se réalise. Alors, n’ont été leurrés que ceux qui voulaient bien se
faire leurrer ou qui se sont leurrés tout seuls.
J. D. : En tant qu’ancien des « Services spéciaux » et auteur, comment
voyez-vous la géopolitique ? Que vous apporte-t-elle dans votre
compréhension du monde ?
A. C. : La géopolitique n’est l’apanage de personne. Elle commence quand vous
donnez des coups de manche à balai au plafond pour intimer le silence aux voisins
du dessus puisque vous intervenez sur la frontière de deux espaces privatifs pour
obtenir un changement de comportement de « l’autre », lui signifier votre
inconfort ou lui transmettre une menace implicite. Tout le monde fait de la
géopolitique comme M. Jourdain faisait de la prose. Ce qui est vrai pour les
particuliers l’est pour les États. On s’abstient de donner des coups de balai au
plafond quand le voisin du dessus est un champion de boxe poids lourd…
10
Ce qui apporte quelque chose à la compréhension du monde, c’est d’abord
l’histoire, c’est ensuite la géographie politique qui en découle, c’est enfin la
connaissance et le respect de la culture des autres qui résulte précisément de
leur histoire. C’est tout cela, la géopolitique. Mais c’est une science morose. Elle
permet de prévoir les catastrophes de demain à la lueur des tragédies du passé.
Copyright Décembre 2016-Chouet-Diaz/Diploweb.com
Notes
[1] Sont repris ici les mots de M. Patrick Calvar, Directeur Général de la
Sécurité Intérieure (D.G.S.I.), lors de son audition devant la Commission de la
défense nationale et des forces armées de l’Assemblée Nationale, le 10 mai
2016 ; voir également l’intervention de M. Mathieu Guidère, islamologue, lors
de l’émission « C dans l’air » (France 5) du 7 septembre 2016 : « Attentat
déjoué ? Alerte maximale » ;
http://www.france5.fr/emissions/c-dans-l-air/diffusions/07-09-2016_505611
[2] Acronyme francisé de l’arabe « Da’ish » dont les initiales (« Dawla alIslamiyyah fil-Iraq wa ash-Sham ») signifient « Organisation de l’Etat Islamique
en Irak et au Levant ». Voir « Daesh, qu’est-ce que c’est ? », par Alain Chouet,
sur le site du Comité Valmy :
http://www.comite-valmy.org/spip.php?article5147
[3] Une amitié absolue, John le Carré, 2004, Editions du Seuil, traduit par Mimi
et Isabelle Perrin.
[4] La sagesse de l’espion, Alain Chouet, L’œil Neuf éditions, 2010.
[5]
http://www.defense.gouv.fr/operations/irak-syrie/chronologie/chammal-retour-s
ur-les-dates-cles-de-l-intervention-militaire-francaise-au-levant
[6] La Compagnie. Le grand roman de la CIA, Robert Littell, Editions BuchetChastel, 2003, traduit par Nathalie Zimmermann.
[7] Lire Au cœur des services spéciaux. Menace islamiste : fausses pistes et
vrais dangers, Alain Chouet, La découverte, réédité et augmenté en 2013, ainsi
que le texte de l’intervention de M. Chouet devant le Sénat en 2009. Voir
également l’interview de M. Pierre Conesa sur RFI :
http://www.rfi.fr/emission/20160917-conesa-specialiste-geopolitique-auteur-sao
ud-djihad
[8] A la tête des opérations clandestines de la CIA au Moyen-Orient pendant
11
vingt ans, Robert Baer est l’auteur d’ouvrages de référence, notamment Or
noir et Maison-Blanche (Folio documents, 2004, traduit par Daniel Roche) qui
porte justement sur les relations américano-saoudiennes, ou encore La chute
de la CIA (Folio documents, 2003). C’est ce dernier livre qui a inspiré au
réalisateur-scénariste Stephen Gaghan le film « Syriana », produit et interprété
par George Clooney.
[9] Dr. Saoud et Mr. Jihad, Pierre Conesa, éditions Robert Laffont, septembre
2016.
[10] « Syrie : le Kremlin fustige les déclarations des Etats-Unis », Le Figaro, 26
septembre 2016 :
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2016/09/26/97001-20160926FILWWW00099-s
yrie-le-kremlin-fustige-les-declarations-des-etats-unis.php
[11] « Peu de Français sont capables de situer sans hésiter la Syrie sur une
mappemonde. Encore moins nombreux sont ceux qui connaissent son histoire »
sont les premiers mots d’Alain Chouet en préface de "Quand la Syrie
s’éveillera…", de Richard Labévière et Talal el-Atrache, éditions Perrin, 2011.
Pour un éclairage sur la situation géopolitique de la Syrie avant 2011, voir
l’excellent documentaire « Syrie, parties d’échecs aux frontières » d’Amal
Hamelin des Essarts, diffusé sur France 5 en 2009. Lire également L’exception
syrienne. Entre modernité et résistance, de Caroline Donati, La découverte,
2009.
[12] « Irak, colosse à la tête d’argile », Peter Harling, Le Monde diplomatique,
août 2016.
[13] Cf. l’analyse de Georges Lefeuvre, spécialiste de la zone AfghanistanPakistan, dans l’émission Cultures Monde (France Culture, 19 septembre 2016)
: « Djihad : les nouvelles lignes de front. Talibans : l’éternel retour »,
http://www.franceculture.fr/emissions/culturesmonde/djihad-les-nouvelles-ligne
s-de-fronts-14-talibans-leternel-retour
[14] Des 5 500 soldats prévus au départ par Barack Obama pour janvier 2017,
leur nombre est passé à 8 400 :
http://www.rfi.fr/ameriques/20160706-afghanistan-barack-obama-annonce-le-m
aintien-8400-soldats-2017. En parallèle, le Représentant Spécial de Barack
Obama pour l’Afghanistan a annoncé une aide militaire annuelle de 3 milliards
de dollars jusqu’à 2020 :
http://www.usip.org/publications/2016/07/06/qa-obama-s-troop-decision-and-af
ghanistan-s-stability. Côté européen, la Commission a débloqué 27, 5 millions
d’euros d’aide humanitaire :
http://ec.europa.eu/echo/where/asia-and-oceania/afghanistan_fr.
12
[15] « Afghanistan : l’impossible retrait américain ? » de Théotime Chabre,
Carto n°37, septembre-octobre 2016.
13