Analyse géohistorique des interactions entre dynamiques
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Analyse géohistorique des interactions entre dynamiques
International Snow Science Workshop Grenoble – Chamonix Mont-Blanc - 2013 Analyse géohistorique des interactions entre dynamiques forestières et dynamiques des avalanches en moyenne montagne : le cas du Massif vosgien (France). Geo-historical analysis of the interactions between forest and avalanche dynamics in a medium-high mountain: the case of the Vosges range (France). Florie Giacona, Brice Martin1 Centre de Recherche sur les Economies, les Sociétés, les Arts et les Techniques (CRESAT), UHA Mulhouse, France 1 RESUME : Dix mètres de neige. C’est la hauteur, importante pour le Massif des Vosges, du dépôt de l’avalanche de fin janvier 2012 dans le bas du cirque glaciaire sous le sommet du Kastelberg (1350m). Cette avalanche « exceptionnelle » montre que les événements de grande ampleur recensés depuis 2 siècles dans les Vosges n’appartiennent pas forcément à l’histoire ancienne. En février 2010 déjà, ce massif avait connu des avalanches d’une ampleur inédite depuis 60 ans, responsables de dégâts forestiers importants. Cette recrudescence interroge doublement. D’abord par rapport à l’évolution climatique actuelle. Ensuite parce que ces phénomènes se produisent en moyenne montagne, à moins de 1400m d’altitude, dans un milieu presque exclusivement forestier, exceptés les hautes chaumes des crêtes exploitées et quelques couloirs nettoyés par des avalanches souvent modestes mais de récurrence forte. Il existe donc une relation particulière entre la forêt et les avalanches dans le Massif vosgien, dans le temps et dans l’espace : la dynamique forestière (conditionnée par les activités humaines) influence celle des avalanches et réciproquement. Cet article proposera une double lecture de la relation diachronique forêt/avalanche : à l’échelle du massif et sur le temps long, à l’échelle du couloir où à travers l’analyse des formes, de l’âge et de la position des arbres, on verra qu’il est possible de retracer une chronologie, une classification et une spatialisation des avalanches. ABSTRACT : Ten meters of snow. This is the height, important for the Massif of Vosges, of the deposit of the avalanche of the end of January, 2012 in the bottom of the glacial circusunder the summit of Kastelberg (1350m). This "exceptional" avalanche shows that the large-scale events counted for 2 centuries in Vosges do not belong necessarily to the ancient history. In February, 2010 already, this massif had known the avalanches of a new scale for 60 years, responsible for important forest damages. This outbreak questions double. At first compared with the current climatic evolution. Then because these phenomena occur on little mountains, unless 1400m of height, in an almost exclusively forest environment, excepted from the exploited crests and from some lanes cleaned by often modest avalanches but of strong recurrence. There is thus a particular relation between the forest and the avalanches in the Massif from Vosge, in the time and in the space: the forest dynamics (conditioned by the human activities) influences avalanches and mutually. This article will propose a double reading of the diachronic relation forest / avalanche: on the scale of the massif and at the long time, on the scale of the lane where through the analysis of the forms, the age and the position of trees, we shall see that it is possible to redraw a chronology, a classification and a spatializing of avalanches. KEYWORDS: Vosges, géohistoire, avalanche, forêt. Vosges mountains, geohistory, avalanche, forest 1 chaumes sommitales, de fortes accumulations neigeuses et des corniches se constituent sur les hauts versants marqués par une brutale rupture de pente (Kobayashi et al., 1988). Plaques à vent, chutes de corniches (Wahl et al., 2007) provoquent ponctuellement d’importantes avalanches qui affectent un manteau neigeux souvent instable du fait des fréquentes alternances gel – dégel, neige – pluie – regel, etc. INTRODUCTION Le massif des Vosges, qui borde la vallée du Rhin est constitué des sommets arrondis qui culminent entre 1.300 et 1.400m d’altitude. Contrairement aux idées reçues, les avalanches sont un phénomène courant dans le massif des Vosges. Elles se produisent majoritairement sur les versants est, coté Fossé Rhénan, où les pentes sont les plus fortes. Poussés par les vents d’ouest dominants, qui balayent les 1282 International Snow Science Workshop Grenoble – Chamonix Mont-Blanc - 2013 Figure 1 : localisation des avalanches recensées depuis la fin du 18ème siècle. 2 QUELQUES DONNEES SUR AVALANCHES DANS LES VOSGES couloirs d’avalanches sur une vingtaine de km de crête (Fig.1). S’il s’agit souvent de phénomènes d’ampleur modeste, cela n’exclut pas l’occurrence d’avalanches de grande ampleur, pouvant atteindre les fonds de vallée (avalanche de Wildenstein en 1895 (Martin, Giacona 2009), du Rothenbachkopf en 1952). Peu d’enjeux anthropiques se trouvent directement exposés, même si l’on peut faire état de destructions de bâtiments, et parfois de décès (2000, 2002). Majoritairement, ce sont les peuplements LES L’étude géohistorique réalisée à partir des dépouillements d’archives a permis de recenser plusieurs centaines d’événements s’étant produits depuis la fin du 18ème, dans la quasi – totalité du massif (Giacona, Martin 2008), mais principalement dans le secteur du Hohneck (1364m), où l’on compte plusieurs dizaines de 1283 International Snow Science Workshop Grenoble – Chamonix Mont-Blanc - 2013 forestiers qui souffrent, comme lors des avalanches impressionnantes de 2010 et 2012 (Fig.2), descendues localement des crêtes jusque vers 800m d’altitude, détruisant de vastes étendues forestières. agricole. Vraisemblablement faut – il lier la destruction par des avalanches, au 19ème, voire au début du 20ème siècle, de fermes de montagnes pourtant anciennes, avec les déboisements en faveur du pâturage, puis l’abandon du pâturage dans les pentes fortes du fait de la déprise agricole. 3.2 Avalanches en milieu forestier actuel D’un autre point de vue, l’activité pastorale actuelle, très présente sur les hautes chaumes sommitales, entrave la recolonisation forestière. Du fait des vents d’ouest dominants, souvent tempétueux en hiver, cette situation favorise le balayage de la neige sur les crêtes plates et la suralimentation neigeuse des hauts versants tournés vers l’est (Fig.2). Figure 2 : zone de dépôt de l’avalanche de janvier 2012 dans le secteur du Kastelberg (zone du Nid d’hirondelles) 3 LES RELATIONS FORET - AVALANCHES La particularité des avalanches vosgiennes est qu’elles se produisent en milieu forestier, puisque le plus haut sommet des Vosges se situe en dessous de la limite forestière. Il existe donc une relation particulière entre la forêt et les avalanches dans le Massif vosgien, dans le temps et dans l’espace : la dynamique forestière (conditionnée par les activités humaines) influence celle des avalanches et réciproquement. 3.1 Avalanches ancienne et pression anthropique L’étude géohistorique révèle l’occurrence ancienne d’avalanches dans des secteurs aujourd’hui recolonisés par la forêt, soulignant l’importance de la pression anthropique et des déboisements anciens dans l’apparition comme dans la disparition des phénomènes. Il est ainsi fait mention dans les archives d’avalanches ème siècle, destructrices s’étant produites au 19 dans des secteurs aujourd’hui totalement recolonisés par la forêt (Ballon d’Alsace, région d’Orbey, vallée de Sainte Marie – aux – Mines etc.), dont la mémoire est parfois conservée par la toponymie. L’évolution forestière n’est évidemment pas à relier avec des changements climatiques, mais avec des modifications dans l’occupation des sols. La pression agricole est en effet restée très forte jusqu’au 19ème siècle dans le Massif Vosgien, se traduisant par l’extension des pâturages au détriment de la forêts, l’aggravation des avalanches puis leur atténuation, voire leur disparition avec la recolonisation forestière suivant lé déprise Figure 2. Corniche et suralimentation neigeuse sous la crête du Hohneck ; carte postale ancienne de la fin du 19ème siècle. Ruptures des plaques à vent ou des imposantes corniches font que l’activité avalancheuse reste très significative malgré le couvert forestier. Certes, certains couloirs à récurrence forte, sont dépourvus de végétation ligneuse, mais ce ne sont pas les seuls où se produisent régulièrement des avalanches. On trouve ainsi dans cette forêt des paysages d’avalanches et une organisation tout à fait originale de peuplements forestiers, adaptés autant à la récurrence qu’à l’intensité des écoulements. 3.3 Paysages forestiers d’avalanche En dehors des événements exceptionnels de 2010, où les arbres ont été arrachés jusqu’aux racines, les feuillus témoignent d’une 1284 International Snow Science Workshop Grenoble – Chamonix Mont-Blanc - 2013 adaptation manifeste, du port buissonnant des aulnes, des sorbiers, des érables dans les parties proches de la zone de départ au développement d’une « forêt horizontale » plus en aval. On observe dans cette dernière des hêtres et des érables aux troncs de diamètre significatif, poussant en rampant parallèlement à la pente des couloirs, à quelques mètres d’individus rectilignes situés en dehors des trajectoires d’avalanche. Cette « forêt horizontale » (Fig. 4) se caractérise par un gradient de vulnérabilité croissante à la fois spatial et temporel. Le secteur du Rothenbachkopf présente les cas de figure les plus intéressants puisqu’on peut mettre en évidence 5 situations de relation forêt – avalanche, associant formes et dimensions (taille – diamètre), voire type de peuplement. Chaque situation renvoie à une intensité et à une fréquence de phénomène avalancheux. Le stade extrême semble correspondre à des avalanches se produisant tous les 50 – 60 ans, dont l’extension exceptionnelle permet, dans l’intervalle, la croissance de d’arbres d’âge en rapport, dont le port ne témoigne d’aucune perturbation. Mais aucun arbre ne résiste à ces événements majeurs (Fig. 5). Figure 4 : hêtre horizontal (âge > 40 ans) dans un couloir d’avalanche (zone du Nid d’hirondelles) Figure 5 : destruction forestière lors de l’avalanche de février 2010 sous le Rothenbachkopf (couloir du S). Entre ces 2 cas de figures, on trouve des situations intermédiaires en termes de forme et d’inclinaison. Les formes d’adaptation s’atténuent d’abord spatialement à mesure que l’on s’éloigne des zones d’écoulement les plus régulières, mais également en fonction de l’âge des arbres ou de leurs branches. Intacts, pliés ou cassés, ces arbres, par leur forme, leur position et leur âge renseignent sur la dynamique spatiale et temporelle des avalanches, comme sur leur intensité. On trouve ainsi des « arbres – serpent » alternant plusieurs séquences couché – redressé (récurrence et intensité moyenne), ou des arbres – bateau au tronc couché et souvent étêté mais parcourus de repousses verticales et rectilignes (récurrence faible, intensité forte). Ainsi, sous la corniche du Petit Ballon, on trouve des arbres couchés d’un âge supérieur à 50 ans, avec des branches de repousse parfaitement verticales d’une trentaine d’années. On peut donc en déduire que la dernière avalanche de forte intensité s’y est donc produite au début des années 1980. A noter que les résineux (sapins, épicéas) sont très majoritairement absents, du fait de leur faible résistance (écran, enracinement). A partir de l’analyse systématique de dimensions (diamètre) et de l’âge des arbres dans les zones avalancheuses, on peut donc établir 5 catégories associant paysages forestiers et dynamique avalancheuse : - maquis buissonnant très dense, port incliné et désordonné (diamètre < 6-7cm, âge < 15 ans), secteur amont des couloirs, associés à une fréquence annuelle ou bisannuelle des avalanches. Forte résistance à toutes les intensités d’avalanche - arbres plus clairsemés, port en crosse (diamètre < 10 – 12cm, âge < 20 ans), associés à une fréquence décennale et à une intensité moyenne. Couché par des avalanches de faible intensité au début de leur croissance, ils deviennent résistants en grandissant, mais aussi plus vulnérables aux avalanches d’intensité moyenne. Arbres détruits ou couchés par des avalanches d’intensité moyenne et audelà. Les repousses verticales sur les arbres couchés permettent de préciser les fréquences. - forêt « perturbée » en crosse, arbres de belle taille (diamètre < 20-25cm, âge < 30 – 35 ans). Associés à des avalanches de fréquence > 15 – 20 ans, d’intensité forte. Affectés dans les premiers stades de leur croissance, ils résistent aux avalanches moyennes à forte. 1285 International Snow Science Workshop Grenoble – Chamonix Mont-Blanc - 2013 - forêt normale de couloir, grands arbres (diamètre < 50 – 55cm, âge < 60 ans), associés à des avalanche des récurrence et d’intensité exceptionnelle. Paradoxalement, leur hauteur et leur port droit les rendent plus vulnérables que les arbres couchés (Fig.5). 4 avec la destruction des peuplements en amont qui ont rendu la zone aval plus vulnérable. Mais les arbres nous renseignent également sur les dynamiques avalancheuses, intensité – fréquence, mais aussi sur les trajectoires des avalanches qui, du fait des obstacle (verrous glaciaires), et de l’énergie cinétique, ne suivent pas forcément la ligne de plus grande pente. Cela se traduit par des la présence d’arbres tordus en crosse, parfois perpendiculairement à la ligne de plus grande pente. INTERETS DE LA DEMARCHE Ceci s’accorde avec la chronologie issue des archives, témoignant d’avalanches de grande ampleur en 1851, 1902, 1952 (fig. 6) et 2010. Dans l’intervalle entre ces grands événements, la forêt a pu se reconstituer et pousser normalement (arbres au port droit, âge< 60 ans), sans être perturbé par les avalanches. On peut donc en déduire que les archives nous fournissent un état exhaustif des avalanches exceptionnelles, d’une étonnante régularité (à peu près tous les 50 ans), mais ne parlent pas des phénomènes d’intensité moindre, malgré leur fréquence. Figure 6. A gauche : Avalanche de 1952 et destruction forestière sous le Rothenbachkopf (1314m), sur une carte postale ancienne des années 50 ; à droite la même vue sur une carte postale d’avant la seconde guerre mondiale. Mais l’avalanche de février 1952 était toutefois d’une ampleur supérieure à celle de 2010. La masse de neige était sans doute supérieure, mais il est vraisemblable que la rugosité du couloir amont était inférieure, du fait d’une présence forestière moins importante dans la partie haute. Il est intéressant de noter que le paysage forestier dans l’emprise de l’avalanche de 1952, montre des arbres d’un diamètre légèrement inférieur à celui que l’on trouve en bordure de l’avalanche. Par ailleurs, l’absence de végétation ligneuse ne constitue en aucun cas le seul indicateur de la fréquence des avalanches, puisque l’exemple du Rotenbachkopf montre qu’elle s’adapte même à des fréquences fortes, ici 2003, 2006, 2009, 2010, 2012, pour ce qui a été observé sur le terrain. Il est par ailleurs assez vraisemblable que les effets de l’avalanche de 2010 aient été renforcés par un « travail préparatoire », notamment en 2006, Intensité / récurrence des avalanches Fréquence <2 ans, intensité faible Fréquence 2<5 ans, intensité moyenne Fréquence 5<20 ans, intensité forte (2006) Fréquence >50 ans, intensité très forte (2010) Fréquence >100 ans, int. exceptionnelle (1952) Corniche 1286 International Snow Science Workshop Grenoble – Chamonix Mont-Blanc - 2013 Figure 7 : extension des avalanches du Rotenbachkopf (couloir en S) d’après les archives et l’analyse des arbres. De là, on peut donc proposer une interprétation du paysage forestier en termes de cartographie de l’intensité, de la fréquence des avalanches dans le couloir du S du Rotenbachkopf, et, in fine de leur extension (Fig.7). 5 Martin B., Giacona F. (2009) - Analyse géohistorique du risque d'avalanche dans les Vosges, in La Houille Blanche, n°2 , 2009, pp 94 -1001 Schneider C., Schönbein J. (2006).– Klimatologische Analyse der Schneesicherheit und Beschneibarkeit von Wintersportgebieten in deutschen Mittelgebirgen. Schriftenreihe Natursport und Ökologie, Deutsche Sporthochschule Köln (Hrsg.), 111 p. Vicente-Serrano S.M., Grippa M., Le Toan T., Mognard N. (2007).– Role of the atmospheric circulation with respect to the interannual variability in the date of snow cover disappearance over northern latitudes between 1988 and 2003. Journal of Geophysical Research, 112 (D8), D08108. Wahl L., Planchon O. et David P-M. (2007) Névés, corniches et risque d’avalanche dans les Hautes-Vosges, Revue Géographique de l'Est [En ligne], vol. 47 / 4 | 2007 CONCLUSION L’analyse a posteriori du paysage forestier permet de reconstituer approximativement la fréquence, l’intensité, la cinématique et de l’extension des avalanches. Dans une zone difficilement accessible et peu fréquentée en hiver, où les enjeux sont faibles, cela représente un double avantage puisque l’on peut non seulement compenser l’absence d’observations directes mais reconstituer, compléter et valider la chronologie des avalanches historiques. Cela montre également que les avalanches peuvent rester très fréquentes même en présence de végétation ligneuse. Ce qui amène à reconsidérer la cartographie des avalanches dans le massif (Wahl et al. 2007) dans le sens d’une intensité et d’une fréquence plus importante. Enfin, cela pose la question du rôle des facteurs climatiques actuels, puisque, depuis 2006, on relève une forte aggravation de l’atteinte aux peuplements forestiers, touchant des arbres d’un âge supérieur à 20-30 ans voire au-delà. S’agit – il d’un phénomène conjoncturel ou d’une tendance vers une plus forte irrégularité des précipitations neigeuses, aggravant le risque d’avalanche malgré une diminution de l’enneigement (Garcia-Herrera et Barriopedro, 2006 ; Schneider et Schönbein, 2006 ; Vicente-Serrano et al., 2007) ? L’étude de la relation forêt – avalanche, à plus grande échelle, pourrait contribuer à y apporter une réponse. Bibliographie Garcia-Herrera R., Barriopedro D. (2006).– Northern Hemisphere snow cover and atmospheric blocking variability. Journal of Geophysical Research, 111 (D21), D21104. Giacona F., Martin B. (2009) - Medium-high Mountain approach to avalanche risk. The Vosges range as a case study (France), Associação Portuguesa de Riscos, Prevenção e Segurança, Territorium, n°16, Coimbra, p. 113120. Kobayashi D., Ishikawa N., Nishio F. (1988).– Formation process and direction distribution of snow cornices. Cold Regions Sci. and Tech., 15 (2), pp. 131-136. 1287