UNIVERSITEIT GENT

Transcription

UNIVERSITEIT GENT
UNIVERSITEIT GENT
Faculteit Letteren en Wijsbegeerte
Taal- en Letterkunde : Romaanse Talen
____________________________________
Academiejaar 1998-1999
MAHOMET DANS SES BIOGRAPHIES
OCCIDENTALES DU MOYEN ÂGE :
ENTRE ANTI-SAINT ET
ANTÉCHRIST
Verhandeling voorgelegd tot het behalen van de graad van
licentiaat in de Taal en Letterkunde : Romaanse Talen
door
Marieke Van Acker
Promotor: Prof. Dr. M. Van Uytfanghe
À
Arthur,
dont
les
innombrables conseils et le
constant soutien m'ont aidée
à mener ce travail à terme.
REMERCIEMENTS
Nous tenons à exprimer notre reconnaissance à tous ceux
qui nous ont aidée dans notre travail, en particulier notre
promoteur, le professeur Marc Van Uytfanghe. Qu'il sache que
ses cours - et surtout ceux sur l'Ysengrimus - font partie
des moments forts de notre formation universitaire. De plus,
ses conseils doublés d'une patience et d'une compréhension
affectueuse nous furent et nous sont très chers.
Qu'il nous soit permis aussi de témoigner notre
gratitude envers le docteur Jan Goes, en qui nous avons
trouvé un arabisant érudit, heureux de pouvoir nous éclairer
sur des sujets qui lui tiennent à coeur. Les livres de sa
bibliothèque privée nous furent très utiles.
Nos remerciements vont également au personnel des
bibliothèques et séminaires des Universités de Gand, de
Louvain et d'Anvers, de la Stadsbibliotheek d'Anvers, de la
Bibliothèque Royale de Bruxelles, et tout particulièrement,
aux responsables du cabinet de manuscrits de l'Université de
Gand, pour la mise à notre disposition de quelques documents
précieux.
LISTE DES ABRÉVIATIONS
LAM
HET
GDPF
VM(E)
OM
VM(A)
SB
SH
CM
HO
TS
LA
FF
:
:
:
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:
:
:
:
:
:
:
:
:
Liber apologeticus Martyrum
Historia Ecclesiastica ex Theophane
Gesta Dei per Francos
Vita Mahumeti d'Embricon
Otia de Machomete
Vita Machometi d'Adelphus
Summula quaedam brevis
Speculum Historiale
Chronica Maiora
Historia Orientalis
Tractatus de Statu Saracenorum
Legenda Aurea
Fortalitium Fidei
P.L.
P.G.
CSEL
:
:
:
Patrologie latine de Migne
Patrologie grecque de Migne
Corpus
scriptorum
ecclesiasticorum
latinorum
BHSL
:
BTAB
:
GBIB
:
ARG
:
Cabinet de manuscrits de la Universiteit
Gent
Cabinet de manuscrits de la Katholieke
Universiteit Leuven
Bibliothèque de la Faculté de Théologie
de la Katholieke Universiteit Leuven
Ruusbroecgenootschap à Antwerpen
5
INTRODUCTION
L'idée de travailler sur la figure de Mahomet nous a
été suggérée par la lecture du Roman de Mahomet (1258)
d'Alexandre du Pont. Le vif intérêt que nous y prîmes nous
invita à entreprendre des recherches sur la présence de cette
figure fondatrice de l'islam dans la littérature française du
Moyen Âge.
Mais nous fûmes très rapidement amenée à
constater que, s'il est vrai que cette dernière fit très
régulièrement allusion à Mahomet, c'est surtout à la
production littéraire écrite en latin que l'on doit de plus
ou moins longs développements sur l'auteur du Coran, et ce,
sous la forme de Vitae.
Ces Vies chrétiennes de Mahomet,
dont les premiers témoins écrits à Byzance remontent au VIIe
siècle, ne constituèrent pas une source objective de la vie
du Prophète. Marie-Thérèse d'Alverny nous dit à ce sujet :
Les chrétiens d'Orient, en contact, dès ses origines, avec la religion nouvelle,
se sont efforcés de se défendre en niant la réalité du message et ont été
amenés rapidement à décrier le messager1.
Construite
à
partir
de
sources
disparates,
la
biographie de Mahomet s'insère dans une polémique antiislamique et y fonctionne comme preuve de la fausseté de
l'islam, avec en toile de fond le christianisme détenteur comme il se devait à l'époque - de la vérité.
On en vint
ainsi à présenter l'islam comme un faux christianisme, et
Mahomet faisait donc figure d'anti-exemple. Et c'est en tant
que tel que le personnage de Mahomet, appelé aussi Mammed,
Muchumet,
Mathomus,
Mammutius,
...,
évolua
dans
la
littérature médiévale.
1
« Pierre le Vénérable et la légende de Mahomet », p. 162.
5
Plusieurs de ces Vies ont déjà fait l'objet - et à
plusieurs reprises - d'études comparatives, mais, soit il ne
s'agissait pas de véritables analyses textuelles2, soit le
but visé était l'édition d'un seul texte3. Aucune étude n'a
donc été consacrée à l'ensemble des biographies latines de
Mahomet. De cette constatation germa l'idée d'un mémoire sur
le sujet.
La première tâche fut donc de se constituer un corpus
de textes.
Elle se révéla ardue puisque nous avons essayé
d'être le plus exhaustif possible dans ce domaine.
Feront
donc l'objet de notre étude, non seulement les textes qui se
présentent au lecteur en tant que Vita, mais également des
fragments de chroniques, d'apologies, d'encyclopédies et de
lettres, proposant une Vie plus ou moins cohérente de
Mahomet.
La liste de textes proposée dans l'Encyclopaedia
4
of Islam nous fut des plus utiles. Toutefois, la recherche
de ces fragments s'avéra un travail de longue durée, relevant
parfois d'un récit imaginaire que l'on aurait pu intituler «
à la recherche de textes perdus ».
Nous signalons aussi que
certains textes n'ont pas encore été édités et qu'il fallut
donc avoir recours à des versions remontant parfois jusqu'au
XVe siècle. Nous avons ainsi pu regrouper 13 textes, écrits
en latin, s'étendant sur une période de sept siècles : soit
du IXe au XVe siècle, dans le but avoué de limiter cette
étude à la production latine appartenant au Moyen Âge5. En
voici la liste6.
2
M.-Th. d'Alverny, « La connaissance de l'Islam en Occident du IXe au milieu
du XIIe siècle »; A. d'Ancona, « La leggenda di Maometto in Occidente »; Ch. Pellat,
« La légende de Mahomet au Moyen Âge »; W. W. Comfort, « The literary rôle of
the Saracens in the French epic »; N. Daniel, The Arabs and mediaeval Europe, Ch. 9.
3
La Vita Machumeti d'Embricon de Mayence éditée par G. Cambier; Le
Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont édité par R. B. C. Huygens.
4
Cf. « Muhammad », p. 384.
5
Nous signalons que nous avions trouvé une Vita Mahometi hongroise,
écrite en latin par Arator en 1611.
6
Nous fournissons plus d'informations sur ces textes et leurs auteurs au
début de la première partie, pp. 29 sq.
5
Au IXe siècle, un extrait du Liber apologeticus martyrum
d'Euloge et de l'Historia ecclesiastica ex Theophane7
d'Anastase le Bibliothécaire; au XIe siècle, un extrait des
Gesta Dei per Francos de Guibert de Nogent et la Vita
Mahumeti d'Embricon de Mayence; au XIIe siècle8, les Otia de
Mahomete de Gautier de Compiègne, la Vita Machometi
d'Adelphus et la Vita Mahumeti de Pierre le Vénérable; au
XIIIe siècle9, un passage du Speculum historiale de Vincent
7
Il s'agit d'une traduction latine d'un texte byzantin du même siècle.
8
Le XIIe siècle propose quantité de textes qui font référence à Mahomet.
Ainsi, dans le premier livre de sa Belli sacri Historia (Basiliae, Arion, 1549, f. xxxx ),
Guillaume de Tyr réfère explicitement à un autre texte où il aurait décrit la vie et
les moeurs de Mahomet. Voici le passage en question :
Tradunt veteres historiae, et idipsum etiam habent Orientalium traditiones,
quod tempore quo Heraclius Augustus Romanum administrabat imperium,
Mahumeth primogeniti Sathanae (qui se prophetam a Domino missum
mentiendo, Orientalium regiones et maxime Arabiam seduxerat) ita
invalverat doctrina pestilens, et desseminatus languor ita universas
occupaverat provincias, ut ejus successores jam non exhortationibus vel
predicatione, sed gladiis et violentia in suum errorem populos descendere
compellerent invitos. [...] Quis autem fuerit praedictus Mahumeth, et unde,
et quomodo ad hanc proruperit infamiam, ut se prophetam mentiri, et a
Deo missum dicere praesumeret [...] alibi disservimus diligenter sicut ex
subsequentibus datur intellegi manifesti. (c'est évidemment nous qui
soulignons).
Toujours au sujet de ce passage, signalons que dans L'essor de la littérature
latine au XIIe siècle de J. de Ghellinck, ce dernier émet l'hypothèse que cet « autre
texte » auquel renvoie Guillaume de Tyr, serait le début de l'Historia de gestis
orientalium principum, ouvrage écrit au moment du III e concile de Latran (1179) et,
malheureusement, perdu par la suite. De Ghellinck mentionne en outre que l'on
croit retrouver ces Gesta fragmentairement chez Jacques de Vitry et Guillaume de
Tripoli.
(T. II, pp. 122-123)
Le Panthéon de Gottfried de Viterbo (XIIe s.), proposerait aussi un passage
décrivant la vie de Mahomet. Mais il s'agit d'un passage inédit (la Particula XXVIII)
auquel nous n'avons pas pu accéder. (Cf. l'Introduction de B. Bischoff à son édition
de la Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence, p. 110 n. 23).
9
Nous regrettons de ne pas avoir pu trouver l'Opus tripartitum d'Humbert
de Romans. Nous pensons qu'il s'agit de l'« oeuvre de propagande guerrière »,
dont M.-Th. d'Alverny nous dit que cette dernière y « met en relief les racontars les
plus déplaisants au sujet de Mahomet.» (« La connaissance de l'islam au temps de
saint Louis » , p. 245).
5
de Beauvais, de l'Historia Maiora de Matthieu Pâris, de
l'Historia Orientalis de Jacques de Vitry, du Tractatus de
Statu Saracenorum de Guillaume de Tripoli, des Legenda Aurea
de Jacques de Voragine; au XVe siècle10, une partie du
Fortalitium Fidei d'Alphonse de Spina.
Nous analyserons ces textes en trois temps.
Dans notre première partie, nous aborderons les textes
sous l'angle d'une mise en valeur des convergences et des
divergences traduisant des évolutions dans la description de
la vie de Mahomet, sans pour autant prétendre être une étude
sur les sources.
Notre étude entreprendra de projeter une
grille d'analyse - élaborée pour ce travail - sur la série
des écrits retenus, et ce afin de proposer une vision
d'ensemble quant au traitement de la vie du prophète Mahomet.
Qu'il soit clair pour le lecteur que le thème de cette
étude n'est pas l'islam, mais sa perception par la chrétienté
médiévale. Nous ne nous prononcerons par conséquent pas sur
la vie historique de son fondateur. Nous avons tout au plus
essayé de relever l'influence et l'utilisation de certaines
traditions et légendes arabes concernant Mahomet11.
En
d'autres termes, nous visons plutôt à découvrir quelles
furent les filières empruntées par certains épisodes pour
apparaître dans les textes que nous analyserons.
un
Dans cette optique, nous avons également fait appel à
certain nombre de textes byzantins, écrits en grec,
Dans un article de Ch. Pellat, « La légende de Mahomet au Moyen Âge », il
est question d'un livre de Stephanus Langtonius, archevêque de Canterbury
(†1228), De Factis Mohammedis, dont on n'aurait cependant retrouvé aucune trace.
(p. 136).
10
Au XIVe siècle, il a été écrit en Italie un texte intitulé « La légende de
Mahomet ». Nous n'avons pas pu mettre la main sur l'édition qu'en a faite A.
Mancini (« Per lo studio della leggenda di Maometto » dans Rend. della R. Acc. Naz.
dei Lincei, s. sesta, X (1935), pp. 325-349). Toutefois, nous utiliserons quelques
épisodes tirés d'un article de Guy Cambier : « L'épisode des taureaux dans la
Légende de Mahomet ».
11
Il est certain que beaucoup de choses restent à faire dans ce domaine.
Etant assez profane en la matière, nous n'avons pu soulever qu'un coin du voile.
5
contenant une biographie du prophète12.
Ils ne feront pas
l'objet d'une approche comparative, mais fonctionneront comme
points de référence afin d'illustrer l'origine de certains
thèmes. Il en sera de même pour d'autres productions écrites
ayant pour protagoniste Mahomet, mais ne proposant pas
d'éléments biographiques suffisamment nombreux le concernant
pour que l'on puisse envisager de les classer dans la
catégorie des Vitae.
À la fin de ces analyses thématiques consacrées aux
textes latins, nous avons ajouté une brève comparaison englobant tous les thèmes - du Roman de Mahomet d'Alexandre
Du Pont avec les textes latins. Nous serons particulièrement
attentive aux rapports entre le Roman de Mahomet et les Otia
de Mahomete de Gautier de Compiègne, puisque ce dernier est à
la base du poème d'Alexandre Du Pont.
Il est évident qu'il existe d'autres textes en langue
vulgaire traitant de la figure de Mahomet, et une étude de
ces textes serait certainement à faire, mais notre seul but
ici est d'esquisser un pont entre le littérature latine et
celle en langue vulgaire, sans plus.
Un travail plus
détaillé dans ce domaine constituerait d'ailleurs en soi un
ample sujet de recherche.
Notre
deuxième
volet a
pour
but d'aborder
les
biographies de Mahomet dans un cadre littéraire plus large :
celui de l'hagiographie. La production littéraire du Moyen
Âge
connut
en
effet
une
grande
vogue
de
récits
hagiographiques. Ces Vies de saints n'avaient pas pour seul
but de rendre compte de certains faits historiques, mais
devaient également servir à l'édification des fidèles13.
Ainsi, dans son De Mendacio, Augustin écrit que les exemples
12
Nous avons consulté (en traduction latine) : le Livre des hérésies de Jean
Damascène (VIIIe s.), la Chronographie de Théophane (IXe s.), la Confutation du Livre
de Mahomet de Nicétas le Philosophe (IXe s.), la Confutation des Agarènes de
Barthélémy d'Édesse, l'anonyme Contre Mohammed, le Livre de l'administration de
l'empire de Constantin Porphyrogénète (Xe s.), le Compendium des histoires de
Georges Cédrène (XIe s.), la Panoplie Dogmatique et le Livre des principes des Saracènes
d'Euthyme Zygabène (XIe s.) et les Annales de Jean Zonare (XIIe s.).
13
Cf. Th. J. Heffernan, Sacred Biography, p. 19 : « The primary social function
of sacred biography, understood in the broadest of terms, is to teach (docere) the
truth of the faith through the principle of individual example. »
5
fournis par les faits et gestes des saints sont plus utiles à
la propagation de la foi chrétienne que ne l'est l'emploi
d'un langage complexe dans le cadre de son enseignement14.
Il n'est donc pas étonnant que les échos historiques
aient dû progressivement se réduire pour céder la place à ce
qu'on pourrait appeler un enseignement populaire de la
doctrine chrétienne. Or cette dernière fut aussi condensée
dans une vie: celle du Christ.
Celle-ci devint logiquement la norme pour toute vie et
toute action saintes.
On considéra comme normal de voir
imité certains passages de la vie du Messie et de quelques
autres figures bibliques dans les Vies des saints.
Car
répéter des actions prises dans la Bible constituait la
meilleure marque d'authenticité de la sainteté15.
Toutefois, si cette démarche était symbolique dans son
intention, elle n'était pas perçue en tant que telle.
Adressées au peuple, souvent sous forme iconographique, les
Vitae furent prises au pied de la lettre et enrichies selon
l'imagination populaire, ce qui se refléta dans les Vies
postérieures, toutes construites selon un schéma-type qui
fournissait un canevas sur lequel on pouvait broder16.
C'est dans cet ensemble que nous voudrions insérer les
Vies de Mahomet17 car nous croyons que par un même processus
qui marqua les Vies de saint, certains aspects historiques
ont donné lieu à une progressive affabulation, et ce dans un
but éducatif. Le degré de subjectivité ainsi développé amena
Pierre le Vénérable à écrire :
Somniant et alii alios, et sicut lectionis incuriosi et rerum gestarum ignari
14
Augustin, De Mendacio 30, CSEL 41, pp. 449 : « Ita pleraque in verbis
intelligere non valentes, in factis sanctorum colligimus quemadmodum oporteat
accipi, quod facile in aliam partem duceretur, nisi exemplo revocaretur.»
On reconnaît le même esprit quelque peu pragmatique qui influença son attitude
dans le domaine linguistique. (Cf. Augustin, De Doctrina Christiana IV, X, XXIV).
15
Cf. Heffernan, op. cit., p. 6.
16
Les étapes fixes étaient : les origines, la naissance, l'enfance, l'éducation, la
piété, le martyre, l'"invention", la translation des restes.
17
Précisons qu'il s'agit uniquement de vies non-arabes. Nous ne traiterons
pas les légendes de Mahomet compilées dans les hadîth. Elles seront mentionnées
tout au plus comme sources de certains thèmes dans les textes chrétiens.
5
sicut et in aliis casibus, falsa quaelibet opinantur18.
Dans cette deuxième partie, nous étudierons donc les
similitudes relevées entre les Vies de saints et les Vies
consacrées à Mahomet. Nous nous attacherons à démontrer dans
quelle mesure les Vies du Prophète (ou du pseudo-prophète),
reprennent
certaines
caractéristiques
des
écrits
hagiographiques, mais dans un but contraire à leurs fonctions
habituelles.
En d'autres termes, ces caractéristiques
empruntées aux édifiantes Vitae des saints exemples, n'ont
pas pour visées de glorifier Mahomet, mais s'inscrivent
plutôt dans des stratégies rhétoriques destinées à le
condamner19.
Les conclusions faites tout au cours de la première
partie fonctionneront comme clés dans cette deuxième partie
ainsi que dans la troisième.
Nous avons enfin étendu notre étude à une comparaison
de la légende de Mahomet à celle de l'Antéchrist, laquelle
figure a également bénéficié d'une hagiographie - en réalité
une anti-hagiographie - qui laissa une empreinte certaine au
Moyen Âge.
En effet, le Xe siècle nous offre une Vita
cohérente de cette création biblique dans le Libellus d'Adso.
« Although it includes much exegetical material, the
Libellus in many ways resembles the popular saints' vitae »,
dit Emmerson dans son étude sur l'Antéchrist20.
Il nous a
semblé intéressant de prendre cette Vie comme élément de
comparaison.
Toutefois, force est de constater que le rapprochement
de Mahomet et de l'Antéchrist était déjà d'usage au
Moyen Âge : durant un certain temps on a cru que Mahomet
était l'Antéchrist21, ou du moins un de ses messagers.
Ce
18
Pierre le Vénérable, Epistola XVII (domino Bernardo claraevallis abbati), P.L.
CXXXIX, col. 340.
19
Cf. W.M. Watt, Voorbij Poitiers: Arabische invloeden op middeleeuws Europa,
p. 101 : L'auteur résume qu'en fait, dans l'esprit des hommes médiévaux, l'islam
était synonyme de tout ce qui était mauvais en Europe même.
20
21
R. K. Emmerson, Antichrist in the Middle Ages, p. 77.
Surtout au IXe siècle en Espagne, Paul Alvare et Euloge croyaient
5
rapprochement tira sa justification des caractéristiques
attribuées à Mahomet : fausseté, violence, et propension à la
volupté22.
Soit une personnalité diamétralement opposée à
celle du Christ. Le qualificatif alors de mise pour désigner
l'Antéchrist
- « fils du diable » - fut très fréquemment
utilisé pour nommer Mahomet.
La question-clé de cette troisième partie est la
suivante : dans quelle mesure cette identification est-elle
littéraire ? Et dans quelle mesure y a-t-il eu échange entre
la biographie de Mahomet et celle de l'Antéchrist ?
Le travail prioritaire de notre recherche réside donc
dans l'analyse de la biographie occidentale de Mahomet, et
son rapprochement de l'hagiographie et de la biographie de
l'Antéchrist. Pourtant, on ne saurait perdre de vue le fait
que nos Vitae sont à mettre en relation avec au moins deux
autres ensembles de textes. Il s'agit des écrits chrétiens
sur l'islam d'une part, de la Tradition musulmane d'autre
part. Nous avons jugé utile de fournir quelques informations
touchant à ces deux domaines, afin de ne pas masquer les
liens qu'ils entretiennent avec nos biographies.
La Tradition musulmane englobe l'ensemble des sounna et
des hadîths, qui rapportent respectivement la conduite qui
fut celle du prophète durant sa vie, et les propos qu'il a
tenus. Toutefois, la distinction entre ces deux termes s'est
plus ou moins effacée et l'on utilise généralement le terme
hadîth au sens large pour « toute la tradition rapportant les
paroles ou les actes du prophète ou son approbation tacite de
paroles prononcées ou d'actes accomplis en sa présence.23 »
Au début, ces traditions se transmettaient oralement et
n'avaient pas de valeur officielle, le Coran étant la seule
autorité religieuse. Cependant, le nombre de hadîth augmenta
fermement que la fin des temps était arrivée, et avec elle la venue de l'Antéchrist,
dont Mahomet était le messager. Ils croyaient d'ailleurs que Mahomet était mort
en 666, chiffre-symbole de Satan. (Cf. R.W. Southern, Western views on Islam in the
Middle Ages,
p. 25)
22
Cf. W.M. Watt, op. cit., pp. 90-92.
23
Dictionnaire de l'Islam (Encyclopaedia Universalis), p. 339.
5
de façon exponentielle après la mort du prophète sous
l'influence du développement politique, social et religieux
de l'islam24.
Différents motifs étaient à la base de la
création de
hadîths : la législation en fut un, mais aussi le désir de
raconter des histoires ayant pour protagoniste Mahomet.
Cette évolution eut pour résultat, à l'époque abbâside
(750-1258), l'officialisation de la Tradition qui acquit sa
place
en
tant
qu'autorité
et
source
de
législation
immédiatement après le Coran. C'est alors que se fit aussi
sentir le besoin de trier et de classer les hadîths en
circulation, et que prirent forme différents recueils. Les
plus prestigieux, jusqu'à nos jours, sont ceux proposés par
Bukhari († 870) et par Muslim († 875) qui constituent les
deux livres les plus importants parmi les six reconnus comme
canoniques par les musulmans25.
Afin de démontrer qu'il est impossible, même pour un
arabisant érudit, d'avoir une vision d'ensemble sur toutes
les traditions existantes ou ayant existé, voici quelques
chiffres qui en disent long sur l'énorme étendue du domaine :
[Bukhari et Muslim] , sur respectivement 600 000 et 300 000 hadiths, n'en ont
guère retenu que 7000 qui peuvent se réduire à 4000 si l'on tient compte des
hadiths dont le sens se répète26.
Pour nos recherches, nous nous sommes limitée à
consulter une quintessence des recueils de Muslim et de
Bukhari. Mais nous sommes consciente qu'ils ne représentent
qu'une petite partie de ce qui a réellement circulé dans le
domaine des traditions, et qu'elles ne contiennent pas les
transmissions les plus fantaisistes : celles qui furent sans
doute mieux retenues par les Occidentaux qui les entendirent.
24
C'est pourquoi le hadîth, selon Bousquet « n'est pas tant un document
touchant à l'enfance de l'islam que le reflet de tendances de la communauté à une
époque ultérieure de son évolution. » (L'authentique tradition musulmane, p. 18.)
25
Les quatre autres sont ceux d'Abou Dawoud, d'Ibn Maadja, d'At
Tirmidzia et d'an-Nasa'i (tous à situer au IXe siècle). Les hadîths proposés dans ces
recueils sont précédés par une chaîne de transmetteurs (isnad) qui doit garantir leur
authenticité.
26
Introducion par D. Penot dans Les jardins de la piété d'al-Nawawi, p. iii.
5
Nous avons également parcouru les Sirats d'Ibn Ishaq
(† 768) - conservé dans une recension d'Ibn Hisham - et
d'al-Tabari († 922) qui retracent la vie du prophète tout en
se basant sur la Tradition.
Dans le monde chrétien, la naissance et l'extension de
l'islam provoquèrent à la fois une peur et un intérêt qui se
sont répercutés dans la production littéraire du Moyen Âge.
Que ce soit à Byzance, en Espagne, et enfin dans toute
l'Europe occidentale, des auteurs ont essayé d'entrer en
contact avec des croyances et des traditions musulmanes, le
plus souvent - mais pas toujours - dans le but de réfuter
l'islam.
Bien évidemment, les sources utilisées pouvaient être
très différentes.
Car les uns étaient quotidiennement au
contact du monde musulman, d'autres avaient la chance de
pouvoir se déplacer jusqu'en Orient, d'autres encore devaient
se baser sur des témoignages oraux et écrits. Il en résulte
un éventail de textes diversifiés : quant au but visé, quant
au genre, quant au style et quant au regard plus ou moins
objectif porté sur l'islam. La nouvelle religion fit l'objet
d'ouvrages
historiques,
de
traités
apologétiques
ou
théologiques, de récits satiriques, de chansons de geste mais
aussi de traductions de textes et d'écrits visant la
christianisation pacifique des musulmans sur base de la
raison.
Tout ceci démontre clairement - du moins, nous
l'espérons - que quantité de savoirs et de croyances touchant
à la religion de Mahomet, ont traversé l'Europe. Cependant,
il est moins aisé de décrire comment cela s'est mis en oeuvre
et quels ont été les échanges entre ces textes.
Nous en
voulons pour illustration les réelles difficultés rencontrées
par Marie-Thérèse d'Alverny lors de ces recherches sur les
sources du Contra Paganos d'Alain de Lille27. Souvent, elle
fut réduite à émettre des hypothèses.
À la fin de cette introduction, nous ne pouvons plus
qu'énoncer notre espoir que le lecteur s'enrichira des fruits
de ce travail.
27
« Alain de Lille et l'islam » dans Pensée médiévale en Occident, ch. VI.
« Il est très malaisé de découvrir des faits réels dans les
assertions venant d'écrivains dont l'impartialité n'est pas toujours
la principale vertu; pas plus qu'on ne saurait prendre pour vérités
des rêveries de poètes et de sectateurs dont le zèle déréglé ajoute
encore à l'extravagance et à la légende; les uns ne tendent à rien de
moins qu'à rendre Mahomet odieux ou ridicule; les autres à exalter
sa gloire et à l'entourer de prodiges, qui ont justement fourni des
arguments à la méprisante et railleuse critique des premiers. Mais
la plupart des assertions qui ont pour but de faire passer Mahomet
pour un imposteur et le mahométisme pour une supercherie montée
en collaboration proviennent d'ouvrages qui n'ont leurs sources
dans aucune histoire ou biographie musulmane, et surtout
contemporaine du prophète.» (P. Achard, Mahomet, p. 56)
PREMIÈRE PARTIE :
COMPARAISON THÉMATIQUE DE TEXTES ÉCRITS
SUR
LE PROPHÈTE MAHOMET
16
I. INTRODUCTION HISTORIQUE : LES RELATIONS ENTRE
L'ISLAM ET LA CHRÉTIENTÉ
Nous avons jugé utile, avant d'exposer les fruits de
notre travail, de fournir un bref aperçu historique des
relations existant au Moyen Âge, entre la chrétienté et
l'islam, et ce dans un but double : procurer au lecteur un
cadre dans lequel il lui sera loisible de situer les textes;
permettre au lecteur de mieux saisir la portée de ceux-ci.
Cette
esquisse
historique
comprend
trois
volets,
correspondant aux différentes étapes qui illustrèrent les
relations entre l'islam et la chrétienté. Nous brosserons en
premier un rapide tableau de l'islam à Byzance, en contact
avec la religion musulmane dès les débuts de celle-ci. Puis
nous parlerons de la situation en Espagne, où chrétiens et
musulmans se côtoient, mais où cette coexistence ne se passe
pas toujours de façon pacifique, notamment au IXe siècle.
Enfin, le troisième volet sera consacré aux pays européens
situés au nord de la péninsule ibérique, pays qui furent
longtemps marqués par l'ignorance dans le domaine de la
religion musulmane.
De nombreux écrits ayant déjà été consacrés à l'étude
des relations entre l'islam et la chrétienté.
Aussi, nous
nous limiterons à fournir un exposé succinct sur la matière.
1. L'islam à Byzance28
L'empire byzantin du siècle précédant la conquête
musulmane, fut caractérisé par une intolérance croissante à
l'égard des minorités religieuses, notamment des juifs, des
samaritains, des nestoriens et des jacobites. Ces tensions
menèrent à des affrontements et à une situation d'instabilité
28
Pour plus d'informations à ce sujet, nous renvoyons à : J. C. Lamoreaux,
« Early eastern responses to Islam »; D. J. Sahas, « The art and non-art of Byzantine
polemics : Patterns of refutation in Byzantine anti-islamic literature »; Dictionnaire
du Moyen Âge. Histoire et société, pp. 149-153; Dictionary of the Middle Ages, T. II, pp.
462-490.
16
généralisée29.
On pourrait définir ces perturbations de
« maux de croissance » d'un empire qui rejette le carcan
d'une fausse « romanitas » pour assumer sa véritable identité
d'Empire grec d'Orient30.
Ainsi, l'intolérance dans le
domaine religieux peut être considérée comme un dernier
effort - vain - de sauvegarder la romanité31.
C'est
précisément
dans
cette
période
agitée
e
qu'arrivèrent - au VII siècle - les musulmans.
Sans le
savoir, ils avaient choisi le moment propice pour leur
installation dans l'Empire d'Orient32, car, la tolérance
religieuse étant de rigueur chez les musulmans de cette
époque, une large frange de la population leur fut
ouvertement favorable.
Ainsi, la domination musulmane fut
préférée à celle exercée par Byzance33.
Intelligents, les envahisseurs laissèrent intacts les
communautés conquises, car elles représentaient une base
économique plus ou moins stable pour l'empire islamique
naissant.
L'unité administrative, lors du passage d'une
domination à l'autre, fut remarquable.
Mais dès qu'ils
furent en mesure d'organiser de manière autonome une
administration digne de ce nom, ils imposèrent de lourdes
taxes à tous les habitants non-musulmans.
De plus, les
chrétiens eurent à subir des limitations dans l'exercice de
29
« Dans l'histoire de Byzance, le VIIe siècle est une des périodes des plus
sombres. C'est une époque de crise grave, un moment décisif où il semble que
l'existence même de l'empire soit en jeu » (Ch. Diehl) cité par Paul Lemerle, Histoire
de Byzance, p. 3.
30
Cf. Paul Lemerle, op. cit. p. 66.
31
Le noyau du problème était le suivant : depuis Justinien, on ne voulait pas
admettre le monophysisme. Celui-ci ne reconnaît qu'une seule nature en JésusChrist et dévie de l'orthodoxie, qui croit que le Christ est à la fois humain et divin.
Quant aux juifs, l'empereur Héraclès avait fait décréter en 634 que tous les juifs
devaient se faire baptiser.
32
Ils se sont notamment installés en Palestine, en Syrie (636), en Egypte (642)
et en Afrique du Nord : les provinces les plus riches et les plus peuplées. La
capitale de l'empire, Constantinople, a enduré deux sièges (674 et 678) mais a
résisté. Elle ne tombera qu'en 1453.
33
Lamoreaux fournit des exemples d'aides juive et samaritaine aux
conquêtes musulmanes (op. cit., pp. 11-12).
16
leur culte, ainsi que des interdictions de tous ordres, qui
avaient pour visées d'accentuer leur statut inférieur dans la
société islamique. Ainsi, ils ne pouvaient ni prier à haute
voix dans leurs églises, ni en faire sonner les cloches, et
ni même monter un cheval sellé. Il semblerait qu'Omar II ait
également décrété qu'un Arabe ayant tué un chrétien, devait
payer de l'argent souillé de sang, mais qu'il ne pouvait pas
être exécuté pour ce genre de crime34.
Avant de passer aux réactions des communautés soumises
et de celles qui les entourent, il importe de signaler que
les chrétiens d'Orient connaissaient déjà les Arabes.
Sur
base d'écrits divers, surtout bibliques, ils les avaient
caractérisés
comme
foncièrement
féroces,
et
ils
les
soupçonnaient d'être facilement attirés par les sirènes de
doctrines hérétiques.
Et en s'inspirant de la Genèse, ils
les avaient identifiés avec les descendants d'Abraham et
d'Hagar35, et leur imputaient le sacrifice d'enfants, le
culte du Diable ainsi que la pratique de la magie36.
Souvent, les chrétiens ne purent pas, ou ne voulurent
pas distinguer les Arabes des musulmans.
Pourtant les réponses à la situation esquissée plus
haut furent loin d'être monolithiques et résultèrent de
réalités à la fois sociales, politiques et personnelles.
Comme nous l'avons dit plus haut, les juifs, les
nestoriens et les samaritains semblent avoir été des plus
positifs envers la venue de l'envahisseur islamique. Mis sur
un pied d'égalité avec le groupe orthodoxe par celui-ci, ils
espérèrent une évolution vers plus de liberté. De plus, les
juifs étaient dans une période de forte attente de leur
34
Cf. Lamoreaux, pp. 8-9.
35
Ce qui se répercuta dans les noms donnés aux Arabes d'abord, aux
musulmans ensuite : « Sar(r)aceni » parce qu'Hagar, concubine d'Abraham, avait
été renvoyée par Sarra, épouse de ce dernier (sarra-kenê = Sarra vide); « Agareni »
par référence à Hagar; « Ismaëlites » parce que le fils d'Hagar s'appelait Ismaël.
Nous reparlerons plus loin de cette généalogie. Mais à propos de « Sarraceni »:
selon Daniel J. Sahas, Jean Damascène (VIIe - VIIIe siècle) serait le premier à avoir
songé à cette étymologie (op. cit., p. 61).
36
Cf. Lamoreaux, pp. 9-11.
Messie et virent
annonciateur.
dans
la
venue
des
musulmans
un
16
signe
Le groupe orthodoxe, comme en témoignent les écrits de
Maxime le Confesseur († 662) ou Sophrone († 639), patriarche
de Jérusalem, explique la victoire de l'islam comme étant le
signe du courroux de Dieu. Il est également fait allusion à
la fin des temps, mais il semble que cette vision
apocalyptique relève plutôt d'artifices rhétoriques37.
Par contre, dans un ouvrage anonyme intitulé Doctrina
Jacobi38, l'imminence de la fin des temps est présentée comme
réelle.
Toutefois, l'épanouissement de la société musulmane et
les nombreuses conversions dictèrent une révision des
opinions et des stratégies.
Premièrement, de nouveaux ouvrages au ton apocalyptique
voient le jour, et les chrétiens et les juifs s'y emploient.
L'Apocalypse du Pseudo-Méthodius (VIIe s.)39, traduit en grec,
en slavon et en latin, prétend que les musulmans resteront
jusqu'à ce que seul un petit nombre de « vrais » chrétiens
subsiste.
L'idée de punition est ici intégrée dans une
vision apocalyptique.
Un deuxième type de réaction est la polémique.
Ayant
de l'expérience dans les débats théologiques, les Byzantins
réfutent avec zèle la doctrine islamique, souvent dans des
« Dialogues » fictifs40.
Dans leur conception, c'est une autre hérésie qu'ils
tentent de discréditer, vu les multiples parallèles entre les
deux religions monothéistes41. Et cette hérésie est d'autant
37
Cf. Lamoreaux, p. 17 : « although its significance is tempered by the more
general themes of chastisement and repentance, and this to such an extent that one
is almost tempted to see it as more rhetoric than serious sentiment.»
38
Cité par Lamoreaux, p. 16.
39
Ibidem.
40
Par exemple les textes de Jean Damascène (VIIIe s.), de Nicétas le
philosophe (IXe s.), de Bartholomé d'Édesse et l'anonyme Contra Mohammed.
41
Cf. le livre De Haeresibus de Jean Damascène. Pour une analyse détaillée
16
plus rejetable qu'elle rejette consciemment le Christ en tant
que fils de Dieu.
Ainsi, le prophète Mahomet vu comme
inspirateur de telles infamies, est décrié et discrédité à
tous les niveaux.
Enfin,
les
voies
diplomatiques
sont
également
empruntées pour tenter de résoudre les conflits.
À
différents niveaux, on tente d'éviter le rejet total de
l'islam, et l'on s'efforce de s'en forger une image moins
radicalement négative, afin de le présenter comme une
puissance avec laquelle il vaudrait mieux coexister.
Byzance, où les réalités chrétiennes et islamiques se
heurtent, et où le conflit sera d'actualité durant de
nombreux siècles encore, s'érigera ainsi en terre nourricière
de multiples visions et sentiments à l'égard de l'islam et de
son prophète. Elle fournira quantité d'éléments de base pour
la littérature anti-islamique ultérieure.
2. Visions espagnoles de l'islam42
La situation pré-islamique en Espagne montre beaucoup
de similitudes avec celle qui caractérisait Byzance avant
l'envahissement musulman.
Elle se résume principalement en
deux termes : instabilité et intolérance.
Pourtant, cette crise tient son origine dans un désir
d'unification et de stabilité. Envisageant un rapprochement
des habitants hispano-romains catholiques et des Visigoths
ariens, le Concile de Tolède proclame, en 589, le
catholicisme comme religion d'État du royaume visigothique.
Il est vrai que l'état visigothique connut ainsi sa plus
belle période, caractérisée par le rayonnement d'Isidore de
de l'attitude (non-objective) de Jean Damascène face à l'islam, voir P. Khoury, Jean
Damascène et l'Islam.
42
Nous devons la substance de nos propos à : K.B. Wolf, « Christian views
of Islam in early medieval Spain »; J. Goes, « Al-Andalus »; Joseph F. O'Callaghan,
A History of medieval Spain; R. Collins, Early medieval Spain. Unity and diversity (4001000); Thomas F. Glick, Islamic and Christian Spain in the Middle Ages; D. MilletGérard, Chrétiens mozarabes et culture islamique.
16
Séville, mais cette époque fut aussi synonyme d'intolérance,
envers les juifs et les hérétiques43.
En outre, le royaume était sujet à de nombreuses
tensions. D'une part, le principe visigothique de l'élection
du roi provoqua de nombreuses frictions et de multiples
affrontements.
D'autre part, la structure féodale était
responsable du fait que de larges pans de la population
vivaient dans la pauvreté ou en esclavage. La famine et les
épidémies qui s'ajoutèrent à ce tableau rendirent la conquête
très facile aux musulmans.
Contrairement à ce qui s'était passé à Byzance au
siècle précédent, l'invasion en Espagne (711) se passa de
façon relativement pacifique44.
En effet, les troupes des
musulmans - en réalité une cavalerie berbère sous une
direction arabe - étaient assez réduites. Par conséquent,
ils évitèrent - dans la mesure où les circonstances le leur
permirent - les affrontements armés qui auraient pu devenir
synonymes d'autant de victoires à la Pyrrhus. De surcroît,
les Espagnols semblent généralement ne pas avoir eu les
moyens de s'opposer longuement à l'arrivée des musulmans.
Plusieurs villes ne voyaient d'autre solution que de se
rendre. Considérons aussi que pour les juifs, la venue des
Arabes signifiait la fin des persécutions45 et que la
dynastie en place - de par ses querelles intestines n'avait plus le contrôle de la situation46.
Au bout
43
Cf. R. Collins, p. 140 : « The treatment of the Jews in Visigothic Spain,
particularly in the second half of the seventh century, is the clearest and most fully
documented symptom of the changes going on in the society as a whole. In some
respects it looks thoroughly anarchic : conflict can replace co-operation between
king and Church, bishops seem capable of defying their own rulings, the increase
in law-making, both civil and ecclesiastical, reveals stranger and stranger abuses
and malpractices, attacks on the Jews reach quite hysterical proportions.»
44
Même si dans certaines chroniques mozarabes - dont les Chronica
Muzarabica -on parle de villes dévastées, de carnages et de pillages. Cf. Dominique
Millet-Gérard, p. 12.
45
Le XVIIe concile de Tolède accusa même les juifs de conspiration avec les
Musulmans. Cf. Dominique Millet-Gérard, p. 25 et Jan Goes, p. 9.
46
Cf. Jan Goes, p. 8: « In 700 kwam de laatste koning, Witiza, op de troon.
Hij probeerde de situatie nog recht te trekken, maar beging een aantal zware
fouten: hij verbande zijn oudste zoon en erfgenaam Pelayo, doodde aanhangers
16
d'environ cinq ans, la conquête de la péninsule aboutit,
marquant une rupture importante dans l'histoire de l'Espagne.
Il fallut relativement peu de temps pour passer d'un
royaume féodal visigothique à un califat musulman.
En accord avec le Coran, les non-musulmans gardèrent
leurs possessions et leurs libertés en échange de payements
d'impôts (_izya). Et tout comme pour les chrétiens de
Byzance, on leur imposa des restrictions au niveau de la
pratique de leur culte47.
Ainsi, il leur fut défendu de
faire sonner les cloches de leurs églises, ou de les décorer.
On élimina la possibilité d'en construire de nouvelles, et
les processions furent frappées d'interdiction.
Le pouvoir musulman en place vit assez rapidement que
le déséquilibre entre le nombre de musulmans et le nombre de
chrétiens pourrait entraîner des conséquences qui - à long
terme - ne leur seraient pas favorables.
Ainsi, les
musulmans craignaient les conversions de leurs propres gens.
Il fallait donc minimiser le contact avec la population
chrétienne. Les minorités arabes formèrent ainsi de petites
communautés en dehors des villes.
Dans un même élan, ils
limitèrent tout contact social, les mariages mixtes et
l'élévation
de
chrétiens
à
des
positions
d'autorité
48
publique .
Tout ceci eut pour conséquence principale que
les communautés chrétiennes bénéficièrent d'une assez large
autonomie.
On comprend dès lors plus facilement pourquoi deux
chroniques latines anonymes, datant l'une de 741, et l'autre
de 754, ne contiennent que des descriptions politiques et
militaires, et ne semblent pas être à même d'aborder l'lslam
van zijn generaal Rodrigo, en stelde zijn jongere zoon Agila aan als regeerder over
een aantal provincies. Bij de dood van Witiza was het land dan ook hopeloos
verdeeld. Uiteindelijk proclameerde Rodrigo zich tot koning; en naar verluidt zou
Agila naar Ceuta gevlucht zijn, en de hulp van de Arabieren ingeroepen hebben
om zijn troon te recupereren.» Cf. aussi Hugh Kennedy, The Muslims in Europe, p.
258; R. Collins, pp. 157-158 et J. F. O'Callaghan, p. 52.
47
Cf. : « Représentant la foi des conquérants du pays, l'islam ne tolérait les
autres religions qu'à condition qu'elles restassent discrètes dans les manifestations
extérieures de leur culte. » (D. Millet-Gérard, p. 24)
48
Cf. K.B. Wolf, pp. 90-91.
16
sous un angle religieux49.
Cette situation ne perdura pas.
Après un siècle
environ, on était passé de la ségrégation à l'assimilation :
des musulmans devinrent chrétiens et surtout, des chrétiens
se convertirent à l'islam. Ils occupèrent des postes
importants et prirent part à l'essor de l'économie arabe50.
De la littérature aux habitudes vestimentaires, la culture
arabe s'intégra aux moeurs et coutumes locales, d'autant plus
facilement que les musulmans continuèrent d'afficher une
tolérance certaine à l'égard de la religion chrétienne.
Cette acculturation précisément, ce sentiment de bien-être
dans une culture étrangère, ce manque de fanatisme devait
pourtant susciter chez quelques-uns des suspicions qui les
amenèrent à considérer l'islam comme une religion rivale.
On relève des traces de ces craintes - d'ailleurs
marginales - au sein de quelques textes : la Disputatio
Felicis cum Sarraceno (début du IXe siècle); un texte de
l'abbé Speraindeo; une brève Istoria de Machomete, texte
anonyme racontant de façon crue et partiale la vie du
prophète51.
Ces textes ont sans doute influencé l'attitude de
certains chrétiens, qui désirent prendre distance par rapport
aux Arabes, provoquant ainsi une reprise des hostilités de
leur part. C'est ainsi que, quelques années plus tard - en
851 - un premier chrétien se fait décapiter pour blasphème.
Dans la décade qui suit, quelque cinquante autres suivront
son exemple, c'est ce qu'on a appelé « le mouvement des
martyrs de Cordoue.»
Ces événements divisent les chrétiens en deux groupes :
ceux qui reprennent conscience d'appartenir au christianisme,
et ceux qui, attachant plus d'importance à leur bien-être
social et économique, répudient les martyrs et vont même
jusqu'à mettre en question le fait qu'il s'agisse de martyrs,
49
Ces deux chroniques sont mentionnées par Wolf, p. 87.
50
Glick cite l'hypothèse de Bulliet selon laquelle le taux de conversion à
l'islam serait logarithmique (pp. 33-35).
51
Ces trois textes sont mentionnés et décrits par Wolf, pp. 93-94.
16
vu qu'ils avaient été persécutés par des hommes qui croyaient
également en un Dieu, et en une loi révélée.
Ce genre de
propos exaspérèrent Euloge, qui mit tout en oeuvre pour
prouver que l'islam était un faux monothéisme, basé sur une
fausse révélation d'un faux prophète. À l'instar d'un autre
ennemi du christianisme, l'hérétique Arius, Mahomet est
qualifié d'hérésiarque, de faux prophète et d'Antéchrist. Ce
n'est dès lors pas étonnant qu' Euloge se soit servi de
l'Istoria de Machomete pour renforcer sa position. Paul
Alvare, ami d'Euloge et tout comme lui élève de l'abbé
Speraindeo, développe dans son Indiculus Luminosus la vision
apocalyptique. Il va même jusqu'a préciser l'année de la
fin : 870.
L'Espagne se caractérise par une grande familiarité
avec les moeurs musulmanes et, comme les textes le prouvent,
une possibilité certaine d'accéder à leurs nombreux textes52.
De plus, il y eut en Espagne aussi une présence byzantine qui
a également dû constituer - de par la culture orale et les
textes qu'elle apporta - une source inestimable pour la
connaissance des musulmans53. Ces privilèges, les chrétiens
les ont utilisés contre l'islam à partir du IXe siècle, que
nous venons de décrire. Cependant, il semble que ce premier
mouvement antimusulman espagnol n'ait pas affecté le
continent européen, si ce n'est qu'il a inspiré quelques
discussions sur l'Apocalypse, qui d'ailleurs n'accordèrent
aucun
rôle
décisif
aux
musulmans
pour
son
éventuel
déroulement. On constate au contraire que la communication
entre les Espagnols et leurs voisins européens s'intensifiera
avec le temps, ce qui permettra aux chrétiens d'Occident de
découvrir certains aspects de la culture islamique54.
52
Cf. M. Asín de Palacios, La escatología musulmana en la divina comedia,
p. 373 : « En el siglo IX, pasaba ya por ser España la mansión de las tradiciones
proféticas.»
53
Cf. Marie-Thérèse d'Alverny : « des informations provenant du monde
byzantin ont pénétré d'autre part dans les royaumes latins, sans que nous
puissions, dans bien des cas, connaître les circonstances de leur transmission.» («
La connaissance de l'Islam en Occident du IXe au milieu du XIIe siècle », p. 576)
54
Cf. M. Asín de Palacios, p. 366 : « estos cristianos arabizados pudieron
comunicar a sus hermanos del norte de la península y aun a los del resto de Europa
algún reflejo de la cultura islámica que conocían, es hipótesis bien verosímil, como
basada en el hecho histórico de los continuos viajes y emigraciones, individuales y
16
Aux XIIe - XIIIe siècles, l'échange arrive à un point
tel, que des clercs venant de partout en Europe se réunissent
à la cour de Tolède55.
L'Espagne devient l'épicentre de la
diffusion des connaissances56 et aussi des légendes57 relatives à l'islam.
3. Relations entre l'islam et le continent
occidental58
La nature des relations qu'entretint l'Occident avec
l'islam tranche de manière nette avec ce que nous venons
d'esquisser au sujet de Byzance et de l'Espagne.
D'après
Southern, l'islam en Occident se caractérisa par une très
lente pénétration :
Nothing is more striking in a close observation than the extremely slow
penetration of islam as an intellectuallly identifiable fact in Western minds,
colectivas, que los mozárabes andaluces hubieron de emprender, bien para huir de
las cruentas persecuciones religiosas, movidas por algunos de los primeros emires
de Córdoba, bien con fines literarios y mercantiles.»
55
M. Asín de Palacios cite, pour le XIIe siècle : « [d]el arcediano de Segovia ,
Domingo González, [d]el canónigo toledano Marco, [d]el judío converso Juan de
Sevilla, [de] los ingleses Roberto de Retines, Adelardo de Bath, Alberto y Daniel de
Morlay y Miguel Escoto, con su intérprete Andrés el judío; [de] los teutones
Hermann el Dálmata y Hermann el Alemán, [d]el italiano Gerardo de Cremona,
etc. » (p. 369). Au XIII e siècle, on peut citer Pedro Pascual (Petrus Paschasius),
Ricoldo da Monte Croce, Ramón Martí, Ramón Llull.
56
Pensons notamment à la traduction du Coran de Marc de Tolède (XIIe s.),
et à la traduction du Livre de l'échelle par Bonaventure de Sienne (XIIIe s.).
57
e.a.les Dialogues de Pierre Alphonse, un juif espagnol converti et la Risala
du pseudo-Kindi, traduite sur la demande de Pierre le Vénérable. L'on trouverait
des influences de ce texte chez plusieurs auteurs tels Vincent de Beauvais, Matthieu
Pâris et Jacques de Vitry.
58
On trouvera des informations plus amples à ce sujet dans : R. W.
Southern, Western views on Islam in the Middle Ages; W. M. Watt, Voorbij Poitiers:
Arabische invloeden op Middeleeuws Europa; M.-Th. d'Alverny, « La connaissance de
l'Islam en occident.»
16
followed after the year 1100 or thereabouts by a bewildering rapidity of
shifting attitudes, in which the islamic problem constantly took on new
forms...59
En effet, pour la période
précédant celle
des
croisades, rares sont les textes - touchant aux croyances des
musulmans -écrits par des auteurs n'appartenant pas à la
péninsule ibérique, et ce, même s'il y eut, dès le VIIIe
siècle, de nombreux contacts commerciaux et autres entre les
sociétés occidentale et orientale.
Dans le cadre de ces
contacts songeons aussi au fait que Jérusalem constitua un
carrefour de rencontres. Mais il est fort probable que ceuxci restèrent superficiels, et qu'il y eut plus d'échange avec
les chrétiens d'Orient qu'avec les musulmans.
Les textes, en tout cas, se limitent dans un premier
temps à quelques considérations théoriques sur les origines
des musulmans, que l'on définit à partir de la Bible. Les
musulmans sont des « Agareni » ou des « Ismaelitae » par
référence au Psaume LXXXIII « Contre les ennemis de Dieu et
de son peuple » et à la Genèse, XXI et XXV. Southern appelle
cette situation « ignorance of a confined space », et il
ajoute :
This is the kind of ignorance of a man in prison who hear rumors of outside
events and attempts to give a shape to what he hears, with the help of his
preconceived ideas60.
Mais ces pèlerinages vers Jérusalem ne restèrent pas
des entreprises individuelles. Du IXe au XIe siècle, elles
devinrent collectives, et prirent ensuite la forme de
croisades.
Certains, comme Comfort, attribuent un rôle
capital à ces mouvements de masse.
Les musulmans auraient
été beaucoup moins importants dans la littérature médiévale,
s'il n'y avait pas eu le contexte des croisades, symboles de
guerre contre une religion ennemie61.
59
R. W. Southern, p. 13.
60
Ibidem, p. 14.
61
p. 628.
Cf. W. Comfort, « The literary rôle of the Saracens in the french epic »,
16
Et il est vrai que, quoique nourries par des sentiments
d'intolérance et de haine, les croisades inspirèrent
simultanément l'intérêt et la curiosité pour la culture
orientale.
Ainsi, avec les premières notions concernant
62
l'islam , naquit également une littérature de l'imagination.
Et l'imagination était d'autant plus riche que l'islam
résista,
et
à
la
conquête,
et
à
la
conversion.
Philosophiquement, leur négation consciente de la Trinité et
de
la
divinité
du
Christ
était
incompréhensible.
Intellectuellement, le clivage se situait au niveau de
« l'héritage » : les musulmans construisirent sur la
philosophie grecque, les Occidentaux sur la littérature
romaine ultérieure63.
Et surtout, au niveau économique,
l'islam florissait alors que la société chrétienne féodale
sombrait. Pour Watt, les sentiments des Occidentaux envers
le monde musulman sont ceux d'une classe sociale inférieure
qui se réfugie dans la religion pour s'opposer au groupe
privilégié.
C'est une compensation nécessaire qui tire sa
justification d'un sentiment d'infériorité64.
À la fin du XIIe siècle, un autre vent commence à
souffler,
et
les
premières
vues
plus
rationnelles
s'annoncent. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, se rend
compte qu'une controverse sérieuse ne peut se faire qu'à
partir de documents authentiques et il décide de faire
traduire, en Espagne, le Coran et deux autres écrits plus
légendaires65. Mais le but reste toujours de convaincre les
musulmans de la fausseté de leur religion, encore toujours
perçue comme une hérésie chrétienne66. Excepté le nombre de
textes traduits, rien n'a donc vraiment changé : les mêmes
préjugés, tout comme les multiples aspects légendaires,
62
Cf. La traduction d'une chronique byzantine par Anastase le Bibliothécaire
(Voir infra), brièvement reprise chez Sigebert de Gembloux et chez Raoul Glaber.
63
R. W. Southern, pp. 9-12, fait dans ce contexte une comparaison entre le
Pape Gerbert et Avicenne.
64
W. M. Watt, Voorbij Poitiers, p. 100.
65
Voir infra.
66
Sont également écrits avec cette idée : le Contra Paganos d'Alain de Lille
(XIIe s.); le Contra Gentiles de saint Thomas d'Aquin et la dernière partie de l'Opus
Maius de Roger Bacon.
16
perdurent67. Pour cette raison, Southern a raison d'appeler
cette phase plutôt une fin qu'un début68. Le nombre accru de
détails contribue à donner une image plus substantielle de
l'islam, mais pas pour autant plus correcte. On en verra le
résultat dans de nouvelles vagues de littérature antiislamique tantôt philosophique, tantôt historique69, tantôt
fantaisiste,
mais
toujours
incapable
de
donner
une
explication objective et satisfaisante au phénomène de
l'islam70.
67
Cf. J.-P. Torrell et D. Bouthillier, Pierre le Vénérable et sa vision du monde,
p. 185 : « Parvenu à la fin de ce premier livre, il estime qu'il a amené ses lecteurs à
concéder, à partir du Coran lui-même, que la Bible est divine; il se considère donc
autorisé à prendre en elle ses arguments, afin de démontrer à son tour que le Coran
est dénué de toute vérité et que Mahomet n'est pas un vrai prophète, mais un
séducteur sacrilège. »
68
R. W. Southern, p. 37.
69
Les encyclopédistes notamment, en compilant plusieurs sources, ont joué
un rôle important dans la dispersion de ces nouvelles légendes.
70
Cf. W. Comfort, pp. 639 et 659 : It must be remembered, however, that
even in their misrepresentation of the religion of Islam, the christian poets are
thruthfully portraying an important aspect of the mediaeval christian mind: its
own unshaken faith, and its intolerance of others (...)
It must be remembered that our poetry was not composed for the
populations of Palestine. It was intended for home consumption by a class ignorant
of the facts and subservient to the intolerant attitude of the church in matters of
faith. The force of intolerant convention was so that for centuries european
christians continued to imagine the Saracens and Turks in terms of religious
hostility or in terms of romance.
16
II. PRÉSENTATION CHRONOLOGIQUE DES AUTEURS ET DE
LEURS TEXTES
Le lecteur remarquera que les textes proposés sont très
diversifiés: quant aux intentions de l'auteur, quant au
public visé, quant au type de texte. Nous avons trouvé dans
cette variation un intérêt particulier : celui d'accentuer la
tradition71.
1. L'anonyme Istoria de Machomete repris dans
le Liber apologeticus martyrum d'Euloge (IXe
siècle)
Issu d'une famille respectée à Cordoue, Euloge72 suit
les cours de l'abbé Speraindeo avec Paul Alvare son ami, et,
plus tard son biographe. Lors de cet enseignement il adopte
une attitude anti-islamique qu'il affichera clairement dans
ses écrits, suite à la persécution de chrétiens militants
sous 'Abd er Rahman II73. Le Liber apologeticus martyrum, le
Memoriale Sanctorum et le Documentum martyriale sont des
textes qui s'inscrivent dans une ligne dure qui rejette et
l'idée d'une reconnaissance de l'islam, et celle de faire des
compromis avec cette religion.
Elu évêque de Tolède, Euloge ne pourra pas revêtir
cette fonction : accusé de diffamation du Prophète, il est
arrêté et décapité en 859.
Le Liber apologeticus martyrum comprend une courte Vie
71
Cf. ce que dit Heffernan à propos des auteurs de Vies de saint :
« Given the diversity of their backgrounds and interests, what can we infer about
these biographers and their subjects? I shall argue that we can establish the
tradition which brings the diversity together.» (p. 15).
72
Sur Euloge, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T. IV, col. 97 ; M.
Manitius, Geschichte der lateinischen Literatur des Mittelalters, T. I, p. 426-428; F. A.
Fabricius, Bibliotheca latina mediae et infimae aetatis, T. I, p. 123-124; F. Brunhölzl,
Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, pp. 253-260.
73
Cf. supra, Introduction historique.
16
de Mahomet74 qu'Euloge dit avoir trouvé au cours d'un voyage
dans le Nord, au monastère de Leyra, près de Pampelune :
cum essem olim in Pampilonensi oppido positus, et apud Legerense
coenobium demorarer, cunctaque volumina, quae ibi erant, gratia
dignoscendi, incomperta revolverem; subito in quadam parte cujusdam
opusculi hanc de nefando vate historiolam absque auctoris nomine reperi75.
Il s'agit de l'Istoria de Machomete76.
Mahomet y est
décrit comme un hérésiarque, ce qui convenait parfaitement
aux intentions d'Euloge : prouver que l'islam n'était pas
l'équivalent du christianisme mais que c'était, au contraire,
un faux christianisme, fondé sur une fausse révélation.
Il existe une version abrégée de ce même texte dans une
lettre de Jean de Séville, beau-frère d'Alvare77.
2. L'Historia ecclesiastica ex Theophane
d'Anastase le Bibliothécaire (IXe siècle)
Né avant 817, et probablement éduqué dans un monastère
byzantin - d'où sa connaissance du grec - Anastase78 († 879)
mérite considération comme écrivain et surtout comme
diffuseur de l'héritage littéraire de la Grèce vers le monde
74
Euloge, Liber apologeticus martyrum, P.L. CXXI, col. 859B-860D.
75
Liber apologeticus martyrum, P.L. CXXI, col. 859B.
76
Nous avons trouvé ce texte, en effet identique à celui d'Euloge à
l'exception de quelques différences orthographiques, dans un article de K.B. Wolf,
« The earliest latin lives of Muhammad ». Selon Wolf, il y a de l'Istoria quatre
versions manuscrites et une version imprimée d'un manuscrit qui n'existe plus.
Dans un des manuscrits, le Codex de Roda, découvert en 1927, l'Istoria est
accompagnée d'un autre texte sur Mahomet : le Tultusceptru de libro domni Metobii,
également repris.
77
Epistola VI.9, P.L. CXXI, col. 460. Remarquons que D. Millet-Gérard ne
croit pas à l'idée d'un résumé et défend plutôt celle d'une source commune. (pp.
125 sq.)
78
Sur Anastase le Bibliothécaire, nous avons consulté : Lexikon des
Mittelalters,
T. I, col. 573-574; M. Manitius, T. I, pp. 678-689; F. Brunhölzl, T. II, pp. 282-287.
16
latin.
Il est nommé cardinal de San Marcello par le Pape Léon
IV en 847.
Engagé par ce dernier, mais très vite aussi
opposé à lui, Anastase quitte Rome et cherche à entrer en
contact avec les cercles impériaux.
Excommunié en 850, il est démis de sa charge en 853.
Il récupérera son titre de prêtre sous Hadrien II.
Entretemps, il collabore avec le pape Nicolas II qui le nomme
Bibliothécaire de l'Eglise Romaine.
Fin 869, il part pour Constantinople et participe à la
dernière séance du VIIIe Concile oecuménique.
C'est probablement au cours de son voyage vers
Constantinople qu'Anastase découvre la Chronographia de
Théophane79 et qu'il décide de la traduire. Il semble que la
traduction de cette chronique d'Orient, ait été le premier
texte à faire circuler en Occident des connaissances plus
proches de la vérité sur l'islam et sur Mahomet 80.
On en
81
trouve les premières traces chez Sigebert de Gembloux .
3. La Vita
(vers 1064)
Mahumeti
d'Embricon
de
Mayence
Né près de Mayence, Embricon82 (±1010-1077) se distingua
par sa haute formation et son érudition. On le loue pour sa
connaissance des philosophes et son expérience en éthique, en
physique et en logique. Il a probablement enseigné à l'école
cathédrale à Mayence avant d'être élu évêque d'Augsburg en
1064.
79
Selon Mlle d'Alverny, « la Chronographie doit (...) représenter ce que l'on
savait couramment à Byzance des origines de l'Islam ». (« La connaissance de
l'Islam ... », p.584). Pourtant, selon Gibbon, ce même Théophane († 818) serait le
père de beaucoup de mensonges (« father of many lies »). (cité par Lamoreaux, «
Early christian responses to Islam », p. 15).
80
Anastase le Bibliothécaire, Historia ecclesiastica ex Theophane, P.L. CVIII, col.
1318C-1320A.
81
Sigebert de Gembloux, Chronica, P.L. CLX, col. 118-119 (630 et 632).
82
Sur Embricon, nous avons consulté le Lexikon des Mittelalters et M.
Manitius, T. II, pp. 582 - 587.
16
Selon une Vita auctoris, la Vita Mahumeti83 serait une
oeuvre de jeunesse de l'auteur, écrite suite à la demande
d'un certain Godebald84 qui demanda de présenter les origines
et les débuts de l'islam.
Le poème, qu'on a longtemps attribué à Hildebert de
Tours , comprend 571 distiques, et est marqué par les
influences de Virgile, d'Ovide et de Sédule.
C'était un
e
texte satirique très en vogue au XIV siècle, qui doit être
considéré, selon Ziolecki,
85
comme un écrit tendancieux dont le but est de présenter la nouvelle
doctrine comme une dépravation absolue et son fondateur comme un
libertin dévoyé. Cette hypothèse est appuyée par l'enthousiasme et le
fanatisme qui animèrent les ecclésiastiques occidentaux à la veille de
Croisades et trouvèrent leur expression dans de tels poèmes contre les
infidèles86.
Selon Guy Cambier, l'écrit d'Embricon serait également
un
roman
à
clé
puisque
le
personnage
de
Mahomet
entretiendrait à ses yeux des parallèles avec le basileus
byzantin Michel IV87.
4. Les Gesta Dei per Francos de Guibert de
Nogent (XIe siècle)
83
Embricon de Mayence, Guy Cambier (éd.), Vita Mahumeti, BruxellesBerchem, Latomus, 1961. (Collection Latomus vol. LII)
84
73.
Godebold est aussi mentionné dans l'introduction du texte même, au vers
85
Comme c'est aussi le cas dans la Patrologie Latine de Migne, CLXXI, 339964 : le De Mahumete est attribué à Hildebert évêque du Mans (Cenomanensis), pas
loin de Tours, où il deviendra plus tard archevêque. On trouvera plus de détails
sur l'attribution de ce texte à Embricon dans l'article suivant de Guy Cambier : «
Embricon de Mayence est-il l'auteur de la Vita Mahumeti ? »
86
B. Ziolecki, Le Roman de Mahomet : nouvelle édition de l'introduction par
Ch. Pellat, p. 127.
87
V. Guy Cambier, « Embricon de Mayence est-il ... », pp. 476-478.
16
Issu d'une famille noble, Guibert88 (1052-1124)89 fut
destiné dès sa naissance à devenir clerc. Isolé des jeunes
de son âge, il entra dans le cloître de Saint-Germer-de-Fly
(Beauvais) à l'âge de douze ans.
C'est là qu'il reçut sa
formation intellectuelle et spirituelle, e.a. d'Anselme,
prieur du Bec. Il s'occupa dès lors à lire et à écrire des
commentaires bibliques.
En 1104, il fut élu abbé de Nogent-sous-Coucy.
Ce
titre lui procura plus de liberté pour écrire et voyager.
Les écrits de Guibert ont subi une durable influence
des
auteurs
classiques
(Virgile
et
Ovide),
qu'il
a
probablement étudiés à Saint-Germer.
Les Gesta Dei per Francos constituent une histoire de
la première croisade (jusqu'en 1101, avec un supplément
jusqu'en 1104).
La source de ce texte est une chronique
anonyme : Gesta francorum et aliorum Hierosolimitarum. Mais,
afin de se protéger de possibles objections critiques,
Guibert contrôla le récit à l'aide d'informations reçues de
témoins oculaires, gages d'authenticité.
Certains lui avaient conseillé d'écrire sa chronique en
vers, mais il opta pour une version en prose. Toutefois, le
texte propose aussi des passages en vers.
C'est surtout le premier des sept livres qui nous
intéresse, livre dans lequel il est proposé un aperçu des
hérésies chrétiennes, dont celle de Mahomet.
C'est pour
Guibert l'occasion d'insérer dans son récit une vie de
Mahomet90,
marquée
par
la
crédulité
et
l'absence
d'objectivité.
Les Gesta constituèrent sans doute l'histoire des
croisades qui recueillit le plus de succès.
88
Sur Guibert de Nogent, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T. IV,
col. 1768-1769; M. Manitius, T. III, pp. 416-421; J. A. Fabricius, T. III, pp.124-126; J.
de Ghellinck, L'essor de la littérature latine au XIIe siècle, T. II, pp. 117-118.
89
Les dates de naissance et de décès diffèrent légèrement selon les sources.
90
Guibert de Nogent, Gesta Dei per Francos, I.3, P.L. CVLI, col. 689B-693A.
16
5. La Vita Machometi d'Adelphus (XIIe siècle)
La Vita Mahometi ne se retrouve que dans un seul
manuscrit, datant du milieu du XIIe siècle, à Trèves91.
L'auteur de ce texte, l'abbé bénédictin Adelphus, semble en
réalité ne pas avoir existé.
Il serait une création de
l'humaniste allemand Jean Trithémius (†1516), qui de cette
façon a voulu procurer un auteur à ce texte anonyme.
Il
attribua à Adelphus aussi plusieurs sermons et autres écrits.
Il est vrai que le nom « Adelphus » se trouve deux fois
mentionné dans le texte : tout au début (v. 20 : « o
adelfe ») et tout à la fin (v. 322 : « explicit ab Adelpho
compôs »), mais il n'y a aucune preuve qu'il s'agisse de
l'auteur92.
La Vita Machometi93 est un texte en prose rimée (322
vers), dans lequel les réminiscences classiques (Virgile,
Ovide, Horace, Juvénal, ...) et les procédés rhétoriques
abondent.
6. Les Otia de Machomete
Compiègne (XIIe siècle)
de
Gautier
de
Après avoir été moine à l'abbaye de Marmoutier, à
Tours, Gautier94 († après 1155) devient Prieur de St.-Martinen-vallée (près de Chartres).
Ses Otia95 sont un poème en 545 distiques relatant la
91
Trier, Stadsbibliothek 1897 (18).
92
F. A. Fabricius mentionne Adelphus. Il y est défini comme un abbé dans
l'Ordre bénédictin aux alentours de 1180 (T. I, p. 13). Cette notice ne nous donne
cependant aucune certitude puisqu'elle réfère également à Trithémius.
93
Nous avons travaillé sur l'unique édition qui semble exister : celle de B.
Bischoff publiée dans un recueil d'Anecdota novissima de 1984, pp. 106-122.
94
Sur Gautier de Compiègne, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters,
T. VIII, pp. 1996-1997; J. de Ghellinck, T. II, pp. 217-218; M. Manitius, T. III, pp. 676681.
95
Nous avons utilisé l'édition de R.B.C. Huyghens reprise dans l'édition du
16
vie romancée de Mahomet. Du vers cinq au vers vingt de ce
texte, Gautier garantit l'authenticité de ses propos en
établissant une chaîne d'intermédiaires, commençant par un
musulman converti.
Le dernier chaînon est un certain
Warnerius. Il s'agit de Garnier, ami de Gautier à Marmoutier
et plus tard aussi abbé de cette même abbaye.
Les Otia ont servi de modèle à Alexandre du Pont pour
le Roman de Mahomet96.
7. La Summula quaedam
Vénérable (1143)
brevis
de
Pierre
le
Pierre97 (1092/94-1156), appelé par la suite « le
Vénérable », est originaire de la famille noble et pieuse des
Montboissier. Après avoir été prieur à Vézelay et à Domène
(près de Grenoble), il est élu abbé de Cluny en 1122 et
donnera à Cluny son dernier rayon de prestige avant son
déclin.
Au service de Cluny, il entreprit nombre de voyages en
France et ailleurs.
C'est lors de son voyage en Espagne
qu'il a organisé le grand projet de la traduction de textes
musulmans, qui devait constituer la base d'une réfutation
raisonnable de l'islam.
Mais, comme le disent si bien
Torrell et Bouthillier : « Pierre s'avance comme un
combattant et, s'il ne veut utiliser d'autres armes que
celles de la raison, il s'équipe pourtant bien contre le
pessimus hostis Dei98.»
La
Summula
précède
en
guise
d'introduction
cette
Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont. Cette dernière fut établie par Y.G. Lepage,
Paris, Klincksieck, 1977.
96
V. infra.
97
Sur Pierre le Vénérable, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T.
VI, col. 1985-1986 (Petrus); M. Manitius, T. I, pp. 138-139; J. de Ghellinck, T. I, pp.
190-193, J.-P. Torrell, D. Bouthillier, Pierre le Vénérable et sa vision du monde.
98
p. 333.
16
Collection de Tolède99.
Elle est en fait une version
améliorée d'une lettre adressée à Bernard de Clairvaux.
Après avoir résumé en quoi consiste l'erreur de
l'hérésie musulmane, Pierre le Vénérable narre la vie de son
très impie fondateur100.
8. Le Speculum historiale
Beauvais (avant 1224)
de
Vincent
de
Né avant 1200, Vincent101 a étudié à Paris et est devenu
ensuite bibliothécaire et précepteur officieux des fils du
roi Louis IX.
Dominicain de la première génération, il a
construit le couvent de Beauvais.
On lui attribue plusieurs traités théologiques, mais
son oeuvre principale est formée par ses Specula : le
Speculum naturale, le Speculum doctrinale et surtout, le
Speculum historiale. Avec ces trois volets, Vincent a marqué
une première étape dans l'histoire de l'encyclopédisme, avant
Albert le Grand et Roger Bacon.
99
Pierre le Vénérable avait conçu l'idée que, pour mieux combattre l'islam et
en démontrer la fausseté aux musulmans mêmes, il fallait être au fait des textes sur
lesquels s'appuie leur religion. Les textes traduits sont : le Coran, un texte intitulé la
Généalogie de Mahomet contenant une description de la vie de Mahomet et de ses
successeurs, la Doctrine de Mahomet (un dialogue fictif entre Mahomet et un certain
Juif nommé Abdia), et un écrit de polémique chrétienne : la Risala du pseudoKindi. Les résultats obtenus par Pierre ne purent pas changer l'attitude générale en
Occident et ces lettres ne convainquirent pas Bernard de Clairvaux qui lança une
nouvelle croisade.
Les circonstances et la valeur de ces traductions furent abondamment
commentées par M.-Th. d'Alverny, dans deux articles : « Deux traductions latines
du Coran au Moyen Âge », et « Pierre le Vénérable et la légende de Mahomet ».
La première édition de ces textes fut réalisée au XVI e siècle par Théodore
Bibliander (Machumetis sarracenorum principis vita ac doctrina omnis, quae &
Ismahelitarum lex, & Alcoranum dicitur, ex Arabica lingua ante CCCC annos in Latinam
translata, s.l., 1543). Malheureusement, nous n'avons pu accéder à aucun de ses
exemplaires.
100
656C.
Pierre le Vénérable, Summula quaedam brevis, P.L. CLXXXIX, col. 652C-
101
Sur Vincent de Beauvais, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T.
VIII, pp. 1705-1707; F. A. Fabricius, T. VI, pp. 298-299; J. de Ghellinck, T. II, pp. 94,
169.
16
La dernière partie du triptyque des Specula a pour
objectif de présenter l'histoire du monde, en prenant pour
point de départ la Création, et pour point final l'année
1250, l'ensemble étant étayé par quantité d'extraits de
textes.
Le chapitre XXIV (points 39 à 47) propose une
description du règne et de la loi de Mahomet102.
Pour
l'écriture de ce texte, Vincent de Beauvais se serait basé
sur la traduction de la Risala, un des textes proposés dans
la Collection de Tolède103.
9.
(1236)
Les
Chronica
Majora
de
Matthieu
Pâris
Contrairement à ce que le nom pourrait faire croire,
Matthieu Pâris104 (après 1200-1259) était un historiographe et
hagiographe anglais.
En 1217, il entre dans l'abbaye de
Saint-Alban. Il entretiendra durant longtemps des relations,
tant spirituelles que séculaires, avec le roi Henri III.
Sa chronique recouvre l'histoire de l'Europe et de la
Terre Sainte à partir de la Création jusqu'en 1250.
Elle
contient un passage intitulé « De Mahumeth pseudopropheta »105.
10. L'Historia Orientalis de Jacques de Vitry
(avant 1240)
Né à Reims, Jacques de Vitry106 (1160-1240), étudia à
102
Nous avons utilisé : Vincent de Beauvais, Speculum historiale,
Argentorati, J. Mentelin, 1473.
103
V. supra sous Pierre le Vénérable.
104
col.399.
Sur Matthieu Pâris, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T.VI,
105
Matthieu Pâris, Henry Richards Luard (éd.), Chronica Majora, London,
Longman, Vol. I (The Creation to A.D. 1066), pp. 269-272.
106
Sur Jacques de Vitry, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T. V,
16
Paris où il devint professeur.
En 1210, il fut ordonné
prêtre et s'installa à Oignies-sur-Sambre. Il y soutint les
débuts du mouvement des béguines avec Marie d'Oignies (†
1213) comme figure de proue. En 1216, il écrira la vie de
cette dernière.
En 1213, le pape l'envoie prêcher la croisade contre
les Albigeois. Grâce à sa renommée en tant que prêcheur, il
est élu évêque de la ville d'Acre107 en 1216. Avant d'arriver
en Terre Sainte, il passe par Rome et y obtient la
reconnaissance du mode de vie des béguines. Mais en 1225, il
quitte l'Orient et rend son titre d'évêque.
Dès lors, il
sert la papauté en Italie et en Europe septentrionale.
En
1228, il devient cardinal de Tusculum108.
L'Historia
Orientalis,
écrite
pour
stimuler
les
croisés, est le deuxième volet d'un diptyque dont l'autre
moitié est une Historia Occidentalis. L'Historia Orientalis
comprend l'histoire de l'Orient et de la Terre Sainte, après
le départ de Richard Coeur de Lion († 1199). Dans le premier
livre, après le récit de l'invasion arabe de la Terre Sainte
sous Omar, suit un épisode consacré à Mahomet109.
Pour ce
passage, Jacques de Vitry s'est basé sur un écrit perdu de
Guillaume de Tyr : De gestis orientalium principum110.
Cependant, on ne sait pas dans quelle mesure Jacques de Vitry
s'en est servi111.
11. Le Tractatus de statu Saracenorum et de
pp. 294-295; Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, T. II, pp. 962-963 (Marie
d'Oignies); J. de Ghellinck, T. II, pp. 129-130; Ph. Funk, Jakob von Vitry. Leben und
Werke, pp. 133-144.
107
Ancienne ville qui abrita la célèbre forteresse des croisés (Saint-Jeand'Acre). Cette ville s'appelle aujourd'hui Akko (port d'Israël).
108
Ville du Latium.
109
Douai.
Nous avons travaillé sur un texte datant de 1597 imprimé par Bellerus à
110
Cf. aussi la liste de textes dans notre Introduction : la note touchant au
XIIe siècle.
111
Cf. Ph. Funk, pp. 133-139.
16
Mahomete pseudo-propheta et eorum
fide de Guillaume de Tripoli (1273)
lege
et
Guillaume de Tripoli112 (°1220) était moine dans l'Ordre
des Frères Prêcheurs attaché à la ville d'Acre (Akko).
Il
était un des moines à qui le pape avait demandé d'aller
prêcher l'Évangile en Orient.
Le Tractatus est adressé à Théo113, archidiacre de Liège,
« digne et saint pèlerin de la Sainte Terre »114, qui
deviendra le pape Grégoire X († 1276). Il est possible que
l'ouvrage soit partiellement écrit en réponse à la demande du
pape du 11 mars 1273. Celui-ci lui demandait de fournir des
informations sur les incroyants dans le cadre du IIe Concile
de Lyon.
Dans les trois parties proposées, Guillaume parle
d'abord de Mahomet115, ensuite de l'expansion de l'empire
musulman et finalement de leur Loi et de leur Livre.
Connaissant l'islam et l'arabe, son but est de montrer les
convergences entre l'islam et le christianisme afin de
plaider pour une reconquête de la Terre Sainte par
l'intervention de missionnaires et non pas de soldats.
Le texte de Guillaume de Tripoli a connu une large
diffusion au XIVe siècle, grâce à Sir Jean Mandeville.
12. Les Legenda Aurea de Jacques de Voragine
(avant 1267)
Saint Jacques de Voragine116 est né en 1228 à Varage,
d'où son nom. C'est probablement un copiste qui a fait un
112
Pour Guillaume de Tripoli, nous avons consulté: F.A. Fabricius, T. III, pp.
169-170; Lexikon des Mittelalters, T. IX, col. 190-191.
113
En réalité, il s'agit de Teobaldo Visconti. Cf. Histoire de la papauté, p. 508.
114
Tractatus de statu Saracenorum, cité dans Sinner, Catalogus codicum Mss
bibliothecae Bernensis, T.II, p. 282.
115
Nous avons dû utiliser une version en ancien français, citée par Sinner,
T.II, pp. 282-291.
16
« o » du premier « a », modifiant ainsi de façon définitive
le nom de l'auteur de la Légende dorée.
À 16 ans, Jacques de Voragine entre dans l'ordre des
Frères Prêcheurs et y gravit les échelons. Il était renommé
pour sa science, mais plus encore pour ses moeurs pures et sa
vertu.
C'est ainsi qu'il fut d'abord élu prieur de son
couvent, puis, en 1267, on lui confia le gouvernement général
des monastères dominicains de la province de Lombardie.
Enfin et contre son gré, le frère Jacques devint archevêque
de Gênes en 1292.
Jacques de Voragine a écrit plusieurs ouvrages - une
traduction de la Bible en italien, un commentaire sur saint
Augustin et un recueil de sermons - qui ont tous eu une
célébrité certaine jusqu'au XVe siècle.
Mais ce sont les
Legenda aurea, commencés vers 1255, qui ont connu la renommée
la plus grande ainsi qu'une diffusion universelle. L'ouvrage
doit surtout être perçu comme une tentative de vulgarisation
de la science religieuse et a été effectivement durant
plusieurs siècles une source d'idéal pour la chrétienté.
Dans cette compilation de Vies de saints, plus
précisément dans la Vie de saint Pélage, Jacques de Voragine
a inséré une Vie de Mahomet117.
116
Nous devons nos renseignements sur Jacques de Voragine au Lexikon des
Mittelalters, et surtout à l'introduction de Theodor Wyzewa à sa traduction de la
Légende dorée.
117
Jacques de Voragine, Th. Graesse (éd.), Legenda aurea, Osnabrück, Otto
Zeller Verlag, 1969.
16
13. Le Fortalicium fidei contra Judeos,
Saracenos aliosque christianae fidei inimicos
d'Alphonse de Spina (vers 1458)
Les moines franciscains espagnols de la deuxième moitié
du XVe siècle comptèrent Alphonse de Spina118 parmi les leurs.
Il fut également Recteur de l'Université de Salamanque.
Le Fortalitium Fidei, ouvrage principal d'Alphonse de
Spina, rédigé en cinq livres, se veut une base méthodologique
et idéologique de l'Inquisition. Pour son argumentation, il
s'appuie sur des écrits anciens119, qu'il mêle avec ses
propres considérations. Le quatrième livre est consacré à la
réfutation des Sarrasins et de leur Prophète120 :
Fortalitatii Liber 4tus cui titulus de Saracenorum bello, scriptus est adversus
Religionem Muhamedicam.
Pour ce faire, Alphonse de Spina s'appuie sur douze
considérations,
dont
les
deux
premières
traitent
respectivement de la naissance et de la vie ainsi que des
moeurs de Mahomet. La sixième est consacrée à la mort de ce
dernier.
14. Le Roman de Mahomet d'Alexandre Du Pont
(Laon 1258)
Alexandre
du
Pont121
est
un
personnage
guère
connu.
118
Sur Alphonse de Spina, nous avons consulté le Lexikon des Mittelalters, T.
I, col. 408-409 et F. A. Fabricius, T. I, pp. 74-75.
119
e.a. Ramón Martí.
120
Ce texte n'ayant pas encore fait l'objet d'une édition, nous avons travaillé
sur un incunable datant de 1487, et imprimé par G. Balsarin à Lyon, ainsi que sur
une édition de 1511, imprimée par Romoys à Lyon. Il existe néanmoins une
traduction en ancien français par Pierre Richart, dit l'Oiselet, dont un fragment est
repris dans le catalogue de Sinner (T.I, pp. 68-79).
121
Nos propos concernant Alexandre du Pont sont tirés du Dictionnaire de
16
Trouvère de métier, il semble avoir composé sa version de la
biographie de Mahomet à Laon en 1258. C'est du moins ce que
mentionne ce texte même.
Li Romans de Mahon122 a été conservé dans un seul
manuscrit français qui se trouve à la Bibliothèque Nationale
à Paris.
C'est un texte de 1997 vers proposant une
traduction libre et créative - en fait il s'agit d'une
adaptation - des Otia de Machomete de Gautier de Compiègne,
et tout à fait composé dans l'esprit du temps : nourri de
romanesque et de morale. C'est dire que cette biographie de
Mahomet est beaucoup moins une arme de combat qu'une création
littéraire.
biographie française (T.I, p.1471-1472), réalisé sous la direction de F. Balteau, et de
l'Introduction d'Yvan Lepage à son édition du Roman de Mahomet.
122
Nous avons utilisé l'édition d'Yvan Lepage de 1977.
16
III. ÉTUDE DES THÈMES PRÉSENTS DANS LES TEXTES
1. Introduction
Les visées de ce chapitre sont de mettre en lumière les
mutations subies par la biographie du prophète Mahomet dans
ses versions occidentales.
Une telle entreprise pose dès
l'abord une question méthodologique. Il nous a semblé que la
méthode préconisée par M.-Th. d'Alverny pouvait constituer un
point de départ pour le sujet que nous nous proposons
d'étudier. Dans son article « La connaissance de l'islam en
Occident 123», M.-Th. d'Alverny traite le sujet abordé en
partant de quatre questions qui sont les suivantes :
1.
Quelles
sont
les
sources
d'information
dont
disposent
les Occidentaux ?
2. Comment ces informations ont-elles été interprétées?
3. Quelle a été l'évolution dans ces interprétations ?
4. Quelle a été l'influence des circonstances ?
Ce faisceau de questions correspond parfaitement au
plan élaboré pour nos investigations sur la biographie du
Prophète. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé de
les ériger en fils conducteurs - mais non contraignants - de
nos premières recherches. Ainsi, ces questions constitueront
d'une part autant de clés qui nous permettront de dégager des
pistes relatives aux filières empruntées par les légendes et
les croyances sur Mahomet - afin de parvenir jusqu'aux hommes
de lettres médiévaux - et elles nous offriront d'autre part
des balises qui éclairciront les raisons des diverses
évolutions observées au sein des légendes et croyances citées
plus haut.
Nous tenterons de développer ainsi - dans la mesure du
possible - une vision historique sur une série de thèmes dont
la présence est récurrente dans les textes. Il s'agit notamment d'aspects temporels et spatiaux liés à la vie de
Mahomet, de sa généalogie et de son enfance, de Mahomet dans
sa fonc-tion de commerçant, de son mariage conclu avec
Khadîdja, de son précepteur, de sa révélation, des faux
123
p. 577.
« La connaissance de l'Islam en Occident du IXe au milieu du XIIe siècle
16
miracles et autres ruses, de sa vie sexuelle, et des
différentes circonstances qui entourent sa mort.
Nous
prendrons également en considération quelques éléments plus
généraux comme les traits de caractère attribués à Mahomet et
ses rapports avec le Diable.
2. Mahomet dans le temps et dans l'espace
2.1. Données chronologiques
Situer un personnage dans son temps avant de narrer son
histoire, relève d'une logique narrative bien établie au
Moyen Âge.
Les biographies en particulier posent en lieu
commun cette structure didactique.
Aussi paraît-il évident
de la retrouver dans les textes relatant la vie de Mahomet,
aussi diversifiés soient-ils quant à leur genre. Toutefois,
les douze textes sélectionnés ne se caractérisent pas par
leur unité dans le choix des informations, ni dans la
justesse de celles-ci. Ainsi, l'éventail des écrits abordés
se répartit en trois parties quant aux données chronologiques
: certains se rapprochent de la réalité historique, d'autres
restent très vagues sur le sujet, et d'autres encore
s'éloignent résolument d'elle.
Le lecteur trouvera quelques repères temporels utiles
pour la suite de nos propos dans l'annexe que nous avons
jointe à la fin de ce travail.
2.1.1. Données proches de la réalité historique.
Parmi
les
textes
qui
affichent
une
connaissance, quant à la situation du Prophète
temps124, se profile l'Istoria de Machomete :
certaine
dans le
exortus est Mahomet (...) tempore Heraclii imperatoris, anno imperii ejus
septimo, currente aera DCLVI. In hoc tempore Isidorus Hispalensis
episcopus in catholico dogmate claruit Sisebutus Toleto regale culmen
124
L'Encyclopaedia of Islam situe la naissance de Mahomet vers 570 (Cf.
« Muhammad », p. 361.)
16
obtinuit125.
L'année 656 n'est pas mentionnée dans la version
originale du texte publiée par Wolf, et à première vue, elle
est en désaccord avec les autres données.
En effet,
Héraclius a été empereur de 610 à 641 et Isidore de Séville
est mort en 636.
Cependant, il faut prendre en compte le
fait que la datation espagnole présentait un décalage de 38
ans avec la nôtre. On peut donc croire que l'auteur parle de
l'année 618. Cette datation se rapproche de la réalité
historique126, si on traduit « exoriri » par « entrer en scène
» et non pas par
« naître »127.
Un autre exemple
ecclesiastica :
nous
est
proposé
par
l'Historia
Mundi anno 6122, divinae incarnationis anno 622, anno imperii Heraclii 21
Johannes papa Romanus habetur. Hoc etiam anno Maometh (...) moritur128.
Nous observons que dans ce court extrait l'auteur
s'accorde quelque liberté dans l'appréhension des faits
historiques : d'une part, il situe la mort de Mahomet en
l'année de la terre 6122, soit en 622 après J.-C.; et d'autre
part il précise que cette mort eut lieu lors de la 21e année
du règne d'Héraclius - soit en 631 -, année qui correspond
plus ou moins à la réalité historique129.
De plus, la
présence dans le texte du pape Jean constitue également un
problème : « Joannes papa romanus habetur ». Le VIIe siècle
connaît deux papes répondant au nom de Jean : Jean IV (640-
125
P.L. CXV, col. 859B-C.
126
Mahomet est né en 570 et mort en 632.
127
On peut ainsi résoudre le « problème des dates » dont parle D. MilletGérard (op. cit. p. 131).
128
P.L. CVIII, col.1318C.
129
Dans l'Encyclopaedia of Islam, nous lisons : « He rallied a little but then
died on the bosom of his favourite wife 'Â'isha, reportedly on 13 Rabî' I of the year
9 (8 June 632).» (p. 374).
16
642) et Jean V (685-686)130.
De ces données apparaît
clairement que le pontificat de Jean IV se situe une dizaine
d'années après le décès de Mahomet.
En comparant les datations proposées par l'Istoria de
Mahomete d'une part et l'Historia Ecclesiastica d'autre part,
l'on constate que peu d'éléments les distinguent : les dates
correspondent plus ou moins, et à deux reprises on cite
l'empereur Héraclius. C'est ce qui nous amène à penser qu'il
s'agit d'une même tradition byzantine.
L'Istoria de
Machomete devrait néanmoins être écrite en Espagne - vu la
présence d'Isidore de Séville - mais avec des influences
venant de Byzance.
On retrouve des traces de cette tradition chez la
plupart des auteurs à partir de Pierre le Vénérable.
Apparemment, ils ont dû faire des efforts pour rendre plus
claire cette tradition centrée autour du personnage de
l'empereur
Héraclius,
car
ils
citent
tous
d'autres
personnages qui devaient être mieux connus par leurs
lecteurs. En voici le détail :
Dans sa Summula, l'abbé Pierre fait explicitement
référence à Anastase, mais ne reprend pas tout à fait les
mêmes données. Il situe le Prophète de la manière
suivante :
Fuit iste tempore imperatoris Heraclii, paulo post tempora magni et primi
Gregorii pontificis, ante annos quingentos fere et quinquaginta131.
L'époque de l'empereur Grégoire Ier le Grand recouvrant
la période entre 540 et environ 604, ces informations ne sont
pas très détaillées, mais tout à fait correctes.
On trouve des choses très similaires dans l'Historia
Orientalis de Jacques de Vitry.
Toutefois, ce dernier ne
situe pas Mahomet après les temps de saint Grégoire, mais
- assez curieusement - avant :
130
Cf. Y.-M. Hilaire, Histoire de la papauté, pp. 505-506.
131
P.L. CLXXXIX, col. 653A.
16
Mahometus enim parum ante tempora beati Gregorii regnante praedicto
Heraclio, abominabilem doctrinam suam (...) praedicaverat132.
Selon le Tractatus de statu saracenorum, Mahomet meurt
au cours de la XIe année du règne d'Héraclius, soit en 621,
date assez proche d'une de celles fournies par l'Historia
ecclesiastica. Cependant, Guillaume ne parle pas d'un pape
nommé Jean, mais d'un autre souverain pontife répondant au
nom de Leutherius, ainsi que d'un dénommé Médoste patriarche
à Jérusalem.
Dans les textes de Vincent de Beauvais133 et de Matthieu
Pâris134
le
second
offre
des
données
temporelles
littéralement identiques à celles du premier - apparaissent
ensemble avec Héraclius, l'évêque d'Alexandrie Cirus et le
patriarche Serge de Constantinople.
La Légende Dorée propose encore une autre variation.
Elle cite Héraclius, à nouveau, puis le pape Boniface IV
(pape de 608 à 615) et un certain Phocas, précisant que les
débuts de Mahomet devaient se situer vers 610135.
Le Fortalitium Fidei s'inscrit dans la même veine de
tout ce qui vient d'être cité par la présence renouvelée de
l'empereur Héraclius et de son frère Théodosius, tué lors des
combats contre les Arabes.
En outre, Alphonse de Spina
mentionne Isidore de Séville et le roi Richard d'Espagne136 à
l'occasion du récit du (faux) voyage de Mahomet en Espagne,
avant la guerre contre les Romains. En ce qui concerne cette
guerre, elle est également mentionnée dans le Speculum
Historiale, et dans les Chronica Maiora.
132
p. 8. C'est nous soulignons.
133
Speculum Historiale, Lib. XXIV, 39.
134
Chronica Maiora, p. 269.
135
p. 827 de l'édition par Th. Graesse.
136
Soit Reccared Ier, qui régna de 586 à 601.
16
2.1.2. Données erronées
La Vita Mahumeti d'Embricon est le seul texte à situer
Mahomet à l'époque du roi (empereur) Théodose (Théodose Ier
le Grand †395) et du Père de l'Église, Ambroise (†397), au
IVe siècle :
Tunc rex invictus Theodosius et benedictus,
Hostis perfidie, filius Ecclesie,
Summus erat regum sub quo sacra sanctio legum
predicante pio floruit Ambrosio137.
On pourrait croire,
et
c'est là une
hypothèse
plausible, qu'il y a eu confusion entre le Théodose, frère de
l'empereur Héraclius, mentionné dans l'Istoria de Machomete
chez Euloge138, et l'empereur portant le même nom. Mais selon
Guy Cambier, il s'agit plutôt d'une méprise touchant à
l'identité du patriarche Théodose (VIe s.) et de celle de
Théodose Ier. Pour asseoir son argumentation il se fonde sur
la Chronique de Michel le Syrien, où est signalé - à l'époque
du patriarche nommé - un certain évêque hérétique appelé
Sergius. Ce Sergius, dit Cambier, a dû être vu par Embricon
comme étant le précepteur de Mahomet139 et, comme il ne
connaissait sans doute pas le patriarche Théodose, il a cru
qu'il s'agissait de Théodose Ier140.
Nous ne pouvons que
renforcer cette hypothèse : ce même Sergius a été cité par
Vincent de Beauvais et par Matthieu Pâris.
Il semblerait
donc que ses auteurs aient puisé dans une source commune qui
nous reste encore inconnue.
En tout cas, on ne doit pas
exclure le fait qu'Embricon de Mayence ait eu connaissance
d'une tradition byzantine.
Par contre, cela n'était certainement pas le cas de
Guibert de Nogent. Celui-ci n'a pas dû pousser très loin ses
investigations car il écrit dans ses Gesta qu'il croit que
137
v. 121-124.
138
Et plus tard aussi par Alphonse de Spina dans son Fortalitium Fidei.
139
Cf. infra.
140
12-14.
Introduction à l'édition de la Vita Mahometi d'Embricon de Mayence, pp.
16
l'existence de Mahomet ne peut pas être très éloignée dans le
temps, puisqu'il n'a trouvé aucun commentaire sur ce dernier
chez les docteurs de l'Église141.
Par ailleurs, il ne fait
aucun effort pour situer le récit dans le temps :
Alexandrinum, quo nescio tempore, patriarcham obisse constituerat, et
vacans, ut assolet, Ecclesia sese multa animorum varietate disciderat142.
2.1.3. Données vagues
D'autres textes restent dans le vague. Ils ne semblent
pas avoir connu la tradition byzantine ou ne voyaient peutêtre pas l'intérêt de situer plus clairement le Prophète de
l'islam.
La
Vita
Machometi
d'Adelphus
localise
vaguement
l'hérésie des musulmans parmi les autres hérésies - « inter
quos
huiusce
radicis
innumerabiles
ramos
»143
qui
corrompirent la religion chrétienne après le départ de
l'apôtre Pierre. Le texte n'offre pas plus de renseignements
sur le sujet, si ce n'est la formule « ante nostram memoriam
»144.
Les Otia de Machomete enfin, limitent la situation dans
le temps à la brève notice « illis temporibus »145, ce qui
introduit le récit dans un contexte propre aux légendes ou au
contes. C'est tout juste si on n'a pas l'impression de lire
« il était une fois ... ».
2.1.4. Conclusion
Les textes qui témoignent d'une certaine connaissance
quant à la situation de Mahomet dans le temps remontent tous,
141
P.L. CLVI, 689C.
142
P.L. CLVI, col. 689D. C'est nous qui soulignons.
143
v. 46-47.
144
v. 48.
145
v. 35.
16
de façon directe ou indirecte146, à une tradition byzantine.
Il s'agit d'une part de textes précoces - remontant au IXe
siècle -, et d'autre part de textes plutôt tardifs qui se
caractérisent par de nouveaux contacts espagnols147 ou
byzantins148.
Les données erronnées et vagues se situent par contre
dans un laps de temps conclu entre ces deux groupes, à
savoir, au XIe et au début du XIIe siècle.
2.2. Données géographiques149
Contrairement aux notions d'ordre temporel, les notions
d'ordre
spatial
n'apparaissent
pas
de
manière
aussi
systémati-que en début de texte. C'est donc en analysant les
divers aspects géographiques éparpillés dans les textes que
nous avons tenté de nous forger une idée de la conception
spatiale qui fut celle de nos auteurs.
Cette analyse a
premièrement
confirmé
ce
que
nous
avions
lu
dans
150
l'Encyclopaedia of Islam , à savoir que la plupart des
textes font état d'une assez bonne connaissance des
particularités du monde arabe, caractérisé par son manque de
structures politiques, ses guerres tribales, l'idolâtrie, la
présence juive et chrétienne, etc.
Un certain nombre d'entre eux connaissent aussi les
noms de la Mecque ou de Médine, les deux villes les plus
importantes dans l'histoire de l'islam, puisque Mahomet a vu
le jour dans la première et qu'il est mort et enterré dans la
seconde.
Mais là-dessus, les auteurs ne sont pas toujours
bien informés.
Des quatre textes faisant mention de la
146
En passant par l'Espagne.
147
Tous les textes qui ont profité de la diffusion de connaissances
espagnoles sur l'islam au XIIe-XIIIe siècles.
148
Tractatus de Statu Saracenorum, Historia Orientalis.
149
Nous voulons également conseiller ici au lecteur, comme nous l'avons
fait pour les données temporelles, de consulter notre annexe afin de disposer d'un
petit cadre de référence permettant de mieux suivre les propos qui suivront.
150
Cf. « Muhammad », p. 378.
16
Mecque151, les Otia et l'Historia Orientalis signalent que
Mahomet y est enterré152, le Speculum qu'il y est né et qu'il
y a vécu153, le Tractatus Saracenorum qu'il y est mort154.
Quant à Médine, l'Historia Ecclesiastica155 affirme que le
Prophète et ses ancêtres sont originaires de cette ville et
le Fortalitium Fidei156 soutient que Mahomet est mort et
enterré à Medui Araziel, déformation, supposons-nous, de
Madînat al-nabî (= la ville du Prophète).
Ces deux textes
157
parlent aussi tous deux de Yathrib , mais ni Anastase le
Bibliothécaire, ni Alphonse de Spina ne semblent savoir que
c'est là l'ancien nom de Médine et qu'il s'agit d'une seule
et même ville.
Il nous semble assez difficile de trouver des rapports
entre ces textes et nous sommes par conséquent assez encline
à croire qu'il s'agit ici d'informations d'origine orale
différente, selon le lieu où les auteurs ont opéré.
Plusieurs facteurs pourraient d'ailleurs confirmer cette
hypothèse :
- pour les Otia, la mention de la Mecque n'empêche pas
la
présence
de
conceptions
radicalement
fausses,
faisant preuve surtout d'une incapacité à prendre en
considération les distances. C'est ainsi que Mahomet y
entreprend des voyages de commerce vers l'Éthiopie, la
Perse et l'Inde158. Rappelons la façon dont Gautier de
Compiègne traitait les données chronologiques : les
données spatiales s'inscrivent également dans un cadre
légendaire. À propos du nom « la Mecque », Gautier de
151
Jacques de Voragine cite la Mecque, mais c'est en parlant des pèlerinages
annuels qu'entreprennent les musulmans (Legenda Aurea, p. 830).
152
Resp. v. 1077. et p. 30.
153
Lib. XXIIII, ch. XLI et XLVII.
154
Sinner, T.II, p. 290.
155
P.G. CVIII, 1319A.
156
Lib.IV, VI.
157
Respectivement P.G. CVIII, 1319C et lib.IV,I,1.
158
v. 87.
16
Compiègne a d'ailleurs inséré dans son récit une
étymologie amusante, expliquant que le nom de cette
ville tire son origine du terme latin
« mechia »,
159
vocable signifiant « adultère » .
- le lieu « Salingua », cité dans l'Historia
Orientalis160, pourrait être une déformation dérivée de «
Sabingua », soit le territoire des Sabéens, au sud de
l'Arabie.
- le Tractatus surprend par son sens de la réalité et
sa bonne connaissance géographique, qui peuvent sans
doute être mis en relation avec le fait que Guillaume
de Tripoli connaissait la région et la langue. Nous en
voulons pour exemple cette description de l'abbaye dans
laquelle vit celui qui deviendra le père spirituel de
Mahomet :
une abbaye assise au dessert d'Arabe en la voye qui maine d'Araibe a
Meque en laissant la Rouge Mer a senestre vers le mont de Sinay161.
Toujours est-il qu'il semble également y avoir eu une
tradition écrite touchant à la situation de Mahomet dans l'
espace. En effet, le Speculum162, la Chronique Majeure163, la
Légende dorée164 et le Fortalitium165 font entreprendre à
Mahomet des voyages de commerce qui le mènent jusqu'en Égypte
et en Palestine, puis enfin jusqu'en « Corozanie »166, où il
rencontre sa future épouse. Le lecteur verra dans le tableau
récapitulatif qui suit le parallélisme prononcé entre ces
159
v. 1077-1080.
160
p. 10.
161
Sinner, T. II, p. 284.
162
Lib. XXIV, 39.
163
p. 269.
164
p. 828.
165
Lib. IV,II,2.2.
166
Resp. Provincia Corozania, Provincia Corozania, Provincia Corocanica,
Provincia Currocana.
16
fragments.
La « Corozanie » serait la province de Khorass_n,
considéré par les Arabes comme la province la plus importante
du caliphat Abbâside167.
Elle n'a donc rien à voir avec
l'Arabie du temps du prophète Mahomet. Sans doute est-ce un
nom, comme le suggère Norman Daniel, qui est entré en
Occident avec les croisés168.
En tout cas, c'est Hugues de
e
Fleury (XII s.) qui semble avoir été le premier à l'insérer
dans le bref aperçu qu'il donne de la vie de Mahomet. C'est
peut-être lui qui constitue la source commune à laquelle
puisent Vincent de Beauvais et Matthieu Pâris, à moins qu'il
ne s'agisse d'une influence directe entre ces deux auteurs.
Mais il nous semble plus probable que Vincent de Beauvais,
dont l'oeuvre a connu une large diffusion, ait été
l'intermédiaire entre Hugues de Fleury et les autres auteurs.
Les autres textes proposent des données géographiques
très variées, en localisant Mahomet soit en Syrie (Liber
Apologeticus169), soit en Libye (Vita Mahumeti d'Embricon170),
soit au Liban et ensuite en Babylonie (Vita Machometi
d'Adelphus171), soit enfin à Alexandrie (Gesta dei per
Francos172).
On aura remarqué que les quatre textes qui témoignaient
de peu de connaissances dans le domaine temporel, se révèlent
aussi
les
moins
bien
informés
quant
aux
aspects
géographiques.
Les contrées mentionnées doivent leur
présence à coup sûr aux croisades. Pourtant, ceux qui font
montre d'un peu plus de justesse n'excellent pas pour autant
dans ce domaine, ce qui est probablement dû à l'absence d'une
base byzantine solide: ces auteurs ont dû se contenter de
167
Cf. N. Daniel, The Arabs and mediaeval Europe, pp. 232-233 et le
Dictionnaire de l'islam, p. 14.
168
Ibidem.
169
P.L. CXV, 860A.
170
v. 200.
171
v. 67-69 et v. 276.
172
P.L. CLVI, 689D.
16
témoignages oraux ou de traditions écrites trouvant leur
origine dans les croisades.
Ce doit être la raison pour
laquelle Pierre le Vénérable a préféré être prudent en
n'entrant pas dans les détails : il se limite à situer le
Prophète en Arabie173.
173
P.L. CLXXXIX, 253A.
16
2.3. Tableau récapitulatif des données spatio-temporelles
fournies par les Vitae touchant à la vie du Prophète Mahomet.
Fait cité
Date proposée et
personnage(s) cité(s)
Données géographiques
LAM
exortus est Mahomet
currente aere DCLVI174
- tempore Heraclii
imperatoris anno imperii
septimo
apud Damascum Syriae urbem
regni principium
fundaverunt.
HET
Maometh moritur
Mundi anno 6122, divinae
incarnationis anno 622
- anno imperii Heraclii 21
- Joannes papa Romanus
habetur
-hi omnes habitabant
Madianiten heremum.
-mercenarius ad negotiandum
apud Aegyptum et
Palaestinam
-tenuit haeresis ejus partes
Ethribi
VM(E)
- Tunc rex invictus
Theodosius (...) summus erat
regum (...) sacra sanctio
legum pio floruit Ambrosio.
Et tunc in Libia floruit
Ecclesia. Africa florebat et
Christo vota ferebat.
GDPF
quem profanum hominem
[Mahomet] parvae multum
antiquitatis existimo
[ Alexandrinum patriarcham]
: haud procul inde
- Postquam gloriosa
veneratione dignissimis
huius Anthiocene sedis
princeps et prothoapostolus
Petrus (...) hanc patriam
reliquit.
Nestorius deputatur exilio,
scilicet in partes Agarenorum
in silvam densissimam montis
Libani
illis temporibus
-Ethiopas igitur, Persas
Indosque petentes merces
mutandas mercibus
instituunt.
-Urbs ubi dicuntur
Machometis menbra sepulta
non sine portento Mecha
VM(A)
humani generis inimicus (...)
zizania inter triticum sparsit
OM
vocata fuit
SB
fuit iste
ante annos quingentos fere et
quinquaginta
- tempore imperatoris
Heraclii, paulo post tempora
magni et primi Gregorii
Romani pontificis
Satan (...) Sergium
monachum (...) ad partes illas
Arabiae transmisit
SH
Saraceni (...) imperium
Heraclii graviter devastare
coeperunt
Cirus alexandrinus episcopus
et Sergius
Constantinopolitanus
patriarcha Monothelitarum
haeresim praedicabant
-pergebat frequenter cum
camelis suis apud egiptum et
palestinam
-contigit ut corozaniam
ingredent provinciam
-(...) cultor fuit ydolorum (...)
in mecha
-Vita ergo ejus LX tribus
annis extitit quorum (...)
decem in mecha, XIII in
174
Date absente dans la version originale de l'Istoria de Mahomet.
16
Fait cité
Date proposée et
personnage(s) cité(s)
Données géographiques
civitate.
CM
Saraceni (...) imperium
Heraclii graviter devastare
coeperunt
- anno gratiae DCXXII
- Cirus alexandrinus
episcopus et Sergius
Constantinopolitanus
patriarcha Monothelitarum
haeresim praedicabant
-pergebat frequenter cum
camelis suis apus Aegyptum et
Palaestinam.
-contigit ut corozaniam
ingrederetur provinciam
HO
Mahometus (...) doctrinam
suam (...) praedicaverat
- parum ante tempora beati
Gregorii regnante praedicto
Heraclio
-susceptus est a quodam
homine gentili & Idololatra
[sic], qui nutrivit eum in illo
loco Arabie, qui dicitur lingua
eorum Sal[b]ingua.
-(...) in civitatem Mecham, in
qua hodie sepultus
TS
il (Mahomet) fut mort
- en le XIe an de l'empire
Heracle (...)
auquel an fourdit a Rome le
pape (...) Leutherius et en
Jerusalem le Patriarche
Medoste.
de sa mort dient ceulx qui
l'ensuivent que il fut mort e
Mesche ou il fut nés
LA
Magumeth (...) Agarenos (...)
decepit
Bonifacii tempore mortuo
Phoca et regnante Heraclio
circa annum domini DCX
-cum apud Aegyptam et
Palaestinam cum camelis
pergeret
-Cadigan quae praeerat
cuidam provinciae nomina
corocanica
FF
sed finaliter victi sunt
Romani et occisus
- Theodosius, frater
imperatoris (Heraclii)
transivitque (Mahomet) (...)
in Hispaniam
- anno ultimo regis Richardi
et Ysidorus archiepiscopus.
-mortuus fuit abdolla in
eadem villa de itrarip
-frequenter pergeret cum
camelis suis apud egyptum et
palestinam
-est effectus cum currocanam
ingrederetur provinciam
-Tunc albunor collectis
ossibus sepelivit in civitate
quadam que dicitur arabice
Medui Araziel.
16
3. Généalogie du Prophète
Le
troisième
motif
qui
fera
l'objet
de
notre
comparaison porte sur la généalogie attribuée au Prophète.
Les origines de celle-ci remontent loin dans le temps,
jusqu'à l'époque de Mahomet en personne. Celui-ci, cherchant
à fortifier son autorité, s'était proclamé le restaurateur de
la religion d'Abraham, corrompue par les juifs et les
chrétiens.
Abraham devint ainsi le premier musulman175 et,
avec son fils Is(h)maël, considéré comme l'ancêtre de tous
les musulmans, le fondateur du sanctuaire de la Mecque. Sur
la conception musulmane de cette généalogie, nous trouvons
chez Mills :
Depuis Adnan jusqu'à Ismaël (...) les Arabes conviennent que la généalogie
de cette tribu est enveloppée dans les obscurités de la fable. Mais la filiation,
depuis Adnan jusqu'à Mahomet, conservée avec tout le soin dont un
document historique doit être l'objet (...), présente une longue suite
d'ancêtres illustres176.
Les Vies chrétiennes consacrées au Prophète font à six
reprises
allusion
à
cette
généalogie.
L'Historia
Ecclesiastica affiche une attitude modérée en proposant une
liste d'ancêtres exempte de jugement de valeur :
Necessarium autem reor enarrandum de generatione ejus. Is ex una
generalissima tribu oriundus erat, Ismaelis videlicet, filii Abrahae, Nizarus
enim, Ismaelis pronepos, pater eorum omnium ducitur [sic]. Hic gignit filios
duos, Mudarum scilicet et Rhabian. Mudarum gignit Curasum et Chaison et
Theominen et Asadum et alios ignotos177.
Malgré le fait qu'aucun texte ne reprenne cette
énumération, nous ne voulons pas pour autant exclure
l'influence probable d'Anastase le Bibliothécaire.
Nous
175
Cf. Encyclopaedia of Islam, sous « Muhammad », p. 369 : « "Abraham was
not a Jew nor a Christian; he was an upright person, a muslim, and he was not one
of the polytheists" (sourate 3,67; ...).»
176
Mills, Histoire du Mahométisme et du Prophète arabe, pp. 8-9.
177
P.G. CVIII, 1319A.
16
supposons que les auteurs n'en voyaient pas l'intérêt et que,
s'ils en parlent, ils se sont limités à signaler que Mahomet
descendait d'Ismaël. Car cet élément était utilisable : si,
à l'instar de l'Histoire Ecclésiastique, un jugement est
absent du Speculum Historiale178, et des Chronica Maiora179 qui s'inspirent sans doute de ce dernier - on assiste
ailleurs à un noircissement délibéré de cet ancêtre de
Mahomet.
Ce qui était chez les musulmans un gage de
splendeur et de noblesse se transforme ainsi dans certains
textes chrétiens en preuve de bassesse. Les auteurs de ces
derniers, désireux de discréditer l'islam n'avaient qu'à
puiser à une source redoutable : la Bible.
En effet, le
chapitre XVI de la Genèse narre d'une part l'histoire de la
stérilité de Sarah180, et nous explique d'autre part comment
lui vint l'idée d'utiliser sa servante Hagar afin que celleci - avec le concours d'Abraham - lui donne une progéniture.
Le fils de cette union fut appelé Ismaël.
Cependant, Dieu
permit aussi à Sarah d'engendrer, et instaura une hiérarchie
entre les deux fils : Isaac, fils de Sarah serait le
patriarche du peuple élu par Dieu; Ismaël, fils d'Hagar,
serait lui aussi l'ancêtre d'un peuple nombreux, mais pour
toujours soumis au premier.
C'est ce que reprend Adelphus (XIIe s.), en partant
d'une opposition entre Saracènes et Agarènes.
Il explique
que ceux que l'on considère généralement comme des Saracènes
sont en réalité des Agarènes puisqu'ils ne descendent pas
d'une femme libre mais d'une esclave :
'Primum, o adelfe, oportet te omni absque ambiguitate cognoscere illos, qui
se hoc nomine gloriantur, non vere dici vel esse Saracenos. Agareni enim et
sunt et rite dicuntur. (...) Non sunt utique illi, de quibus loqui instituimus,
vel secundum carnem, vel secundum spiritum filii liber_ sed ancill_181.
Jacques de Vitry est plus agressif en disant que les
178
[sic] ».
Lib. XXIV, 39 : « iste machomet (...) fuit de genere hysmael filii arabe
179
p. 269 : « iste mahumet (...) de genere Hismael fuit, filii Abrahae ».
180
À ce moment-là elle s'appelle encore Saraï.
181
Vita Machometi d'Adelphus, v. 30.
16
Agarènes se sont « faussement et veinement »182 attribué le
nom de Saracènes, et ce parce que Sarah était une femme
libre. Il projette ainsi sur tous les musulmans deux traits
de caractère attribués par les chrétiens à Mahomet : sa
tendance à mentir et son ambition sans bornes (Cf. infra).
Et afin de noircir Ismaël, Jacques de Vitry reprend
ensuite littéralement le vers douze de la Genèse XVI, où nous
lisons :
Quant à lui [Ismaël], il sera un maître onagre. Sa main sera contre tous et la
main de tous contre lui. Il demeurera face à tous ses frères183.
Guillaume de Tripoli fait également référence à ce
passage, et ajoute que Mahomet est le parfait accomplissement
de cette prophétie, « sicome il semble en nulz des fils
Ysmael na este trouvé si fier ne si puissant a ficher
tabernacles contre tous si comme cestui seul dont on parle
»184. Ce passage fait plutôt penser à celui de Habacuc, cité
dans le Liber Apologeticus Martyrum :
Car voici que, moi, je suscite les Chaldéens, peuple farouche et impétueux,
qui parcourt les étendues de la terre, pour conquérir des demeures qui ne
sont pas à lui; il est terrible et redoutable, de lui seul sort son droit, sa
fierté185.
Sans doute sommes-nous ici en présence d'une autre
tradition, plutôt orientale et sans grande diffusion. Elle
n'est en tout cas pas moins partiale que celle relative à
Ismaël.
Pour cette dernière, les auteurs passent sous
silence la Genèse XVII, 20 :
182
« mendaciter et inaniter » (Historia Orientalis, p. 10).
183
Cf. Historia Orientalis, p. 10 : « ex progenie Ismaelis, hominis ferocis,
cuius manus contra omnes, et manus omnium contra ipsum.»
184
Tractatus de Statu Saracenorum, dans Sinner, T. II, p. 285.
185
Habakuk, I, 6. Cf. Liber apologeticus, P.L. CXV, 860A : « Occulte quoque
Dei judicio (qui olim per propheta dixerat : Ecce ego suscitabo Caldeos, gentem
amaram et velocem, ambulantem super latitudinem terrae, ut possideat
tabernacula non sua, cuius equi velociores lupis vespertinis et facies eorum ventus
urens ad arguendos fideles et terram in solitudinam redigendam) nocere eos
mittit.»
16
Et au sujet d'Ismaël je t'[= Abraham] ai entendu. Voici je le bénis, je le ferai
fructifier et je le multiplierai beaucoup, beaucoup; il engendrera douze
princes et je ferai de lui une grande nation.
La première préfère ne pas signaler Habacuc 3:3-7. Ces
passages sont d'ailleurs cités dans l'introduction d'une
traduction en néerlandais du Coran, dans l'intention de
prouver l'authenticité et la vérité de l'islam en tant que
religion186.
4. Enfance et jeunesse de Mahomet (période précédant
la Révélation)
L'absence presque totale de données concrètes dans ce
domaine - comme en témoignent le Dictionnaire de l'Islam187 et
Paul Achard188 - est manifeste. L'unique source plus ou moins
fiable touchant à l'enfance et à la jeunesse de Mahomet est
le Coran. Mais celui-ci se fait très discret sur le sujet.
Ainsi, le verset 6 de la sourate al-Duhâ (XCIII) nous apprend
que le futur prophète était orphelin, et le verset 8 de cette
même sourate fait une brève allusion à sa pauvreté, ainsi
qu'à - nous le supposons - son futur mariage avec la riche
veuve Khadîdja189.
Hormis cela, on dispose de très peu de données
objectives relatives à l'enfance de Mahomet. Mais la culture
populaire arabe s'est ensuite chargée d'enrichir cette
période de récits merveilleux au sein desquels les miracles
186
De heilige Qor'aan, pp. 83 sq.
187
Cf. p. 609 : « On sait très peu de choses sûres concernant la vie du
Prophète avant la Révélation. C'est là-dessus que la tradition ultérieure a le plus
brodé et fabulé.»
188
Cf. Mahomet, p. 17 : « On sait peu de chose de l'enfance et de la jeunesse
de Mahomet. Certains auteurs assurent même que " la partie des biographies
musulmanes relative à cette période est fabriquée de toutes pièces. Elle est riche en
détails tendancieux, en épisodes merveilleux " »
189
Cf. « Ne vous a-t-Il pas trouvé pauvre et vous a enrichi ? ». Bien sûr, ce
passage pourrait tout aussi bien recevoir une interprétation spirituelle.
16
fonctionnèrent comme autant de signes annonciateurs du destin
prophétique de Mahomet190.
Malgré cela, les auteurs byzantins se sont limités aux
deux affirmations coraniques : Mahomet est « pauvre » ou
« misérable », et « orphelin », et il est embauché par la
veuve « Chadiga »191.
Les textes qui font l'objet de notre étude n'abondent
pas non plus en détails touchant à l'enfance ou à la jeunesse
du « faux prophète ». Somme toute, cela nous semble assez
normal. Nous croyons que le peu d'éléments sur l'enfance de
Mahomet s'explique par le fait qu'il a eu sa révélation
tardivement. Même si la majorité des auteurs chrétiens l'ont
avancée192, elle n'eut en tout cas jamais lieu durant son
enfance.
C'est pourquoi, supposons-nous, l'économie et la
cohérence du texte ont voulu que l'on ne s'y attarde pas
trop.
Ainsi,
nos
auteurs
renouent
avec
la
tradition
byzantine: dans la biographie occidentale, ce sont à nouveau
la pauvreté de Mahomet193 et son état d'orphelin qui assurent
une certaine continuité dans les textes194.
Toutefois, les
190
Quelques exemples rapportés par Paul Achard (Mahomet, pp. 15-18) :
Mahomet naquit circoncis et les vaisseaux ombilicaux coupés; à peine né, il se jeta à
genoux et s'écria : « Allah est grand »; il ne prit jamais un objet de la main gauche;
en un jour, il grandissait autant que les autres en un mois; une lumière descendait
sur lui et l'enveloppait; etc.
191
Voir: Cédrène, Historiarum Compendium, P.G. CXXI, col. 810; Euthyme
Zygabène, De Saracenorum principe Moametho; Porphyrogénète, De Administrando
Imperio, P.G. CXIII, col. 191; Theophane, Chronographia, P.G. CVIII, col. 686; Zonare,
Annales, P.G. CXXXIV, col. 1286.
192
V. infra.
193
Nous verrons plus loin comment cette pauvreté fut perçue comme un
facteur déterminant dans la création de l'islam (Cf. le point 12).
194
Cf. : « cum esset pusillus » (Liber apologeticus martyrum, P.L. CXV, col.
859B), « cum autem inops et orphanus praedictus esset Maometh » (Historia
Ecclesiastica, P.G. CVIII, 1319B), « et quia pauper erat et pauperi minus autoritatis
suppetebat » (Gesta Dei per Francos, P.L. CLVI, 690C), « cum autem puer esset, et
defuncto patre suo Abdimeneph et matre sua relictus esset pauper et orphanus
» (Historia Orientalis, p. 10), « un ophelin maladif poure et vil garde de chamel
arabien » (Tractatus de Statu Saracenorum, Sinner, T.II, pp. 284-285). D'autres, comme
16
Occidentaux étant moins familiers avec les structures de la
société arabe que ne l'étaient les Byzantins, il y eut
quelques malentendus.
C'est ainsi que dans le Liber
apologeticus, Mahomet n'entre pas simplement au service de
Khadîdja, mais il devient son esclave195.
Dans les pays
occidentaux autres que l'Espagne, les auteurs semblent
également avoir interprété dès le début les termes « pauvre
et orphelin » en termes féodaux.
Les récits les plus
explicites
dans
ce
domaine
sont
la
Vita
Mahumeti
d'Embricon196, ou les Otia197, où nous retrouvons aussi un
Mahomet esclave.
Ce changement, nous l'avons déjà dit, se
fait l'écho de traditions bien ancrées à l'époque féodale :
un pauvre ne pouvait difficilement être au service d'un riche
autrement que comme esclave.
D'autres
informations
concernent
les
penchants
198
religieux de Mahomet enfant - il est idolâtre
-,
ses
199
200
caractéristi-ques - illettré, rusé , maladif
et sa
famille.
Seul dans ce dernier domaine, les informations
doivent remonter d'une façon ou d'une autre à une source
arabe.
On ne peut les signaler d'ailleurs qu'à partir du
Speculum Historiale, avec quantité d'erreurs :
Chez Vincent de Beauvais201 - qui s'est inspiré entre
autres, comme on le sait, de la Risala du Pseudo-Kindi - les
noms de l'oncle et du grand-père de Mahomet (resp. 'Abd Manâf
ou Abû Tâlib et Abd al-Muttalîb) sont déformés (« Abdamanef
qui cognominatur Abdemutalla ») et ne renvoient qu'à une
Pierre le Vénérable ou Alphonse de Spina, sont moins concis.
195
« factus est cuiusdam vidue subditus » (P.L. CXV, 859B).
196
« Cui bene credebat, hic [= consul] servum dives habebat nomine
Mammutium » (v. 219-220).
197
« Servus erat domini cuiusdam nobilis » (v. 27).
198
Summula brevis, P.L. CLXXXIX, col. 653B, Speculum Historiale Lib. XXIV,
41, Historia Orientalis, p. 10.
199
Summula brevis, P.L. CLXXXIX, col. 653B.
200
Tractatus de Statu Saracenorum, Sinner, T.II, p. 284.
201
Speculum Historiale, Lib. XXIV, 40.
16
seule personne : son tuteur.
Jacques de Vitry - qui a vécu en Orient et qui a
utilisé la chronique perdue de Guillaume de Tyr -, rapporte
la mort du père de Mahomet (Abdallah), mais lui donne le nom
de l'oncle (« Abdimeneph »202).
Enfin, le Fortalitium Fidei - l'ouvrage le plus tardif
de notre corpus - donne des informations tout à fait
correctes, et quant aux noms et quant aux faits : le père
meurt avant la naissance de l'enfant, la mère peu après;
l'enfant est recueilli par son grand-père, puis par son
oncle203.
Comme nous l'avons déjà signalé plus haut, la tradition
arabe véhicule quantité d'histoires merveilleuses au sujet de
Mahomet enfant. Nous avons également relevé que les auteurs
byzantins n'ont pas inséré celles-ci dans leurs récits. Par
contre, deux textes occidentaux tardifs - tirés de notre
corpus - en font état : Guillaume de Tripoli rapporte que les
Sarrasins relatent comment une porte s'est élargie au moment
où Mahomet devait y passer204; Alphonse de Spina nous conte
que le juif, ami du père de Mahomet, dit en mentant qu'il a
vu dans une vision deux anges extraire, laver et peser le
coeur de Mahomet âgé alors de quatre ans205. Nous n'entrerons
pas ici dans les détails puisque nous développerons plus loin
le thème des miracles, leurs sources et leur utilisation206.
5. Mahomet commerçant
Il s'agit ici d'un autre élément très répandu de la
biographie mahométane, tant dans la tradition musulmane que
dans celle des textes byzantins et occidentaux : celui qui
nous présente le prophète sous les traits d'un commerçant.
L'Encyclopaedia of Islam nous dit à ce propos :
202
Historia Orientalis, p. 10.
203
Lib.IV,I,1.
204
Tractatus de Statu Saracenorum, p. 285.
205
Fortalitium Fidei, Lib.IV, I,1.
206
Cf. infra sous le point 8.
16
It would (...) be wiser to set aside Muhammad's alleged trading journeys
into Syria, said to have occurred when he was a child under the care of his
uncle Abû Tâlib and later in the service of his later wife, Khadîdja. The
sources contain several versions of each of these stories, all of which have as
their central theme predictions or affirmations regarding Muhammad's
future prophethood207.
Sans doute n'est-il pas pertinent de rejeter l'idée que
Mahomet ait participé à des caravanes durant sa jeunesse;
c'était une activité très fréquente parmi les gens de son
peuple. La Mecque, où il est né, était d'ailleurs une ville
de commerçants.
Mais on constate que le motif fut utilisé
dans nos textes dans un but bien précis : annoncer et
expliquer l'ascension de Mahomet au rang de prophète. C'est
dans cette optique qu'il forme une unité avec le motif de
l'instruction de Mahomet - qui prépare sa croissance
spirituelle - et le motif de son mariage avec une riche veuve
- son ascension sociale. Il est compréhensible que de cette
façon, on ait attribué au commerce plus d'importance que
nécessaire.
Nous essayerons de le démontrer en prenant en
considération séparément les rapports qu'elle entretient avec
l'instruction et avec le mariage.
5.1. Le commerce et le motif du mariage
Le commerce est lié au mariage de Mahomet en ce sens
que le prophète ce serait marié avec une riche commerçante.
Selon la tradition islamique en effet, Mahomet se serait
marié à l'âge de vingt-cinq ans avec sa patronne, la
commerçante208 Khadîdja, riche veuve de quinze ans son aînée.
Il aurait acquis ainsi du prestige et des biens 209. Et ce fut
incontestablement un fait marquant dans le développement de
207
Cf. « Muhammad », p. 362.
208
Que ce soit le commerce qui ait enrichi Khadîdja était un fait évident, car
cette pratique était quasiment la seule vraiment lucrative parmi les arabes.
209
union.
Nous avons déjà mentionné le verset du Coran qui fait allusion à cette
16
la carrière de Mahomet. Mais on ne doit pas non plus oublier
que Mahomet n'a eu sa révélation que beaucoup plus tard,
quand il devait avoir 40 ou 43 ans.
Or les auteurs des
textes que nous étudions nous présentent les faits sous un
autre éclairage.
Pour eux, le mariage de Mahomet avec
Khadîdja, et l'ascension sociale qu'il implique, constitue un
pas indispensable pour expliquer le comment de la carrière de
Mahomet. Aussi le retrouvons-nous dans tous les textes, à la
seule exception de la Summula de Pierre le Vénérable.
Cette union relèverait d'une stratégie, et a parfois
explicitement pour visée de préparer l'ascension de Mahomet à
sa mission de prophète. C'est la raison pour laquelle
- pour la plupart des auteurs - ce mariage dégage des relents
d'arrangement, avec pour principaux motifs la richesse et le
prestige.
Toutefois, si nous distinguons des textes qui
respectent le fait que Khadîdja fût une commerçante - elle
est patronne veuve de Mahomet dans le Liber Apologeticus,
l'Historia Ecclesiastica, les Otia et l'Historia Orientalis;
elle est veuve du patron de Mahomet dans le Tractatus de
Statu Saracenorum -, d'autres lui confèrent un statut
d'autorité différent, à savoir « domina » de la « provincia
corozania »
- c'est le cas dans le Speculum Historiale, les Chronica
Maiora, la Legenda Aurea
et le Fortalitium Fidei -, soit
femme du consul de Lybie - dans la Vita Mahumeti
d'Embricon de Mayence -, soit encore femme du roi de
Babylonie - dans la Vita Machometi d'Adelphus.
5.1.1. Khadîdja commerçante
Cette tradition - la plus proche de celle appelée
islamique - doit sans doute son degré d'authenticité au fait
qu'elle a pu bénéficier de connaissances venant de l'Orient.
C'est évident pour l'Historia Ecclesiastica, c'est plus que
plausible pour l'Istoria dans le Liber Apologeticus martyrum,
l'Historia Orientalis et le Tractatus de Statu Saracenorum;
cela l'est peut-être moins pour les Otia.
Quant à l'exploitation du sujet, on peut signaler des
différences
notables.
Très
neutres
sont
l'Historia
16
Ecclesiastica210 et le Tractatus211,
abandonner tout jugement au lecteur.
qui
semblent
vouloir
Gautier de Compiègne n'a pas ménagé ses efforts pour
discréditer Mahomet dans le cadre de l'épisode du mariage.
Il se rapproche ainsi des textes de Guibert de Nogent,
d'Embricon de Mayence et d'Adelphus212 : dans les Otia213,
Mahomet corrompt tous les riches pour qu'ils plaident en sa
faveur.
De plus, en tant qu'homme de confiance de sa
patronne, il lui déconseille, avec preuves à l'appui, l'union
soit avec un jeune, soit avec un vieux ... lui seul étant en
mesure de satisfaire aux multiples exigences. Norman Daniel
a vu dans ce passage un signe annonciateur de la satire sur
le mariage214.
L'Istoria
du
Liber
Apologeticus
et
l'Historia
Orientalis de J. de Vitry présentent la particularité
suivante : ils dénigrent ce mariage, non seulement pour la
cupidité de Mahomet mais aussi pour des raisons d'ordre
sexuel. En effet, on y juge les désirs charnels du prophète,
partagés d'ailleurs par son épouse.
Ainsi, dans le livre
d'Euloge, nous
lisons :
Libidinis vero suae succensus fomite, cum patrona sua jure barbarico in ira
congressus est215.
Jacques de Vitry s'exprime
explicite sur le sujet :
210
P.G. CVIII, 1319B.
211
Sinner, T.II, p. 287.
212
Cf. infra : Khadîdja femme noble.
213
v.171 sq.
214
The Arabs and medieval Europe, p. 234.
de
manière
encore
plus
215
P.L. CXV, col.859C. C'est nous qui soulignons. Nous suggérons pour
« ira » la traduction « passion » ou « concupiscence ». Ce sens métonymique est
présent dans le Dictionnaire encyclopédique de Menge et Gütling (« Liebesmut », «
heftige Begierde ») et dans le dictionnaire de J. Van Wageningen (« hartstochtelijke
liefde »).
16
sese invicem libido se concupiscentes, primo occulto & fornicario concubitu
pariter coierunt, postea vero mulier illa cum eo publice matrimonium
contraxit et copiosam pecuniam tradidit illi216.
Cette liaison entre Mahomet et sa patronne augure en
fait déjà les discours du Prophète sur les avantages liés aux
relations charnelles217.
5.1.2. Khadîdja « domina provinciae corozaniae »
Nous avons déjà parlé de ces textes qui font
entreprendre à Mahomet des voyages en « Corozanie ». Mahomet
n'y voyage pas au service de quelqu'un mais, semble-t-il,
pour son propre compte. Or, arrivé dans la province nommée,
dont la
« domina » s'appelle Khadîdja, il met tout en oeuvre pour
plaire à cette riche femme. Et il y parvient parce qu'elle
croit être en présence du Messie.
Mahomet s'est en effet
présenté comme tel et en plus, cette nouvelle attire vers lui
les foules intéressées. On remarquera qu'il semble y avoir
ici une confusion du but et du moyen : Mahomet s'est-il
attribué le statut de prophète pour devenir riche ou s'est il
enrichi dans le but de s'imposer en tant que prophète ? Ce
constat n'est pas sans importance, comme on le verra plus
loin218.
Le fait que ces fragments sont quasiment identiques219
confirme l'idée énoncée plus haut d'une tradition écrite dont
nous ne pouvons cependant décrire avec certitude la filiation
exacte.
Mais nous sommes le plus encline à croire que
Vincent de Beauvais l'a trouvée chez Hugues de Fleury et l'a
ensuite diffusée.
Quant à cette tradition, nous sommes d'avis qu'elle
216
Historia Orientalis, p. 11.
217
Cf. infra.
218
Voir notre point sur les traits de caractère de Mahomet.
219
Cf. Speculum Historiale, lib.XXIV, 39; Chronica Maiora, p. 269; Legenda
Aurea, p. 828; Fortalitium Fidei, lib.IV,2,2.2.
16
tire son origine des croisades, même si on ne peut exclure
une source byzantine puisque ces textes sont les seuls, avec
la traduction d'Anastase le Bibliothécaire, à mentionner le
nom de la femme concernée : Khadîdja.
5.1.3. Khadîdja femme noble
L'oeuvre de Guibert de Nogent ainsi que les poèmes
d'Embricon
de
Mayence
et
d'Adelphus
présentent
la
caractéristique d'afficher une liberté certaine par rapport
aux faits historiques, même si ceux-ci ne leur sont pas
totalement inconnus. Ainsi l'épisode relatif au commerce y
est totalement occulté. Par contre, ils accentuent fortement
le fait que le mariage de Mahomet relève entièrement d'un
machiavélisme prononcé.
Premièrement, en élevant la femme
épousée à un statut supérieur : elle apparaît soit comme
étant une très riche (« ditissima ») femme220, soit comme la
veuve du consul de Libye221 - qui fut d'ailleurs assassinée
par Mahomet - soit comme la veuve du roi de Babylone222.
Deuxièmement en soulignant l'idée que la femme est la victime
d'un méchant complot : dans les Gesta, l'ermite apostat,
précepteur de Mahomet, promet à la femme un mari-prophète qui
lui prédira l'avenir; sa vie sera ainsi exempte de souci :
Illa cum diceret, juxta suae statum honestatis, non se praesto habere quam
duceret, ipse intulit, se sibi aptum invenisse prophetam, et eam, si sibi
acquiesceret, per ejus nuptias felicem omnino victuram. Multa mulierem
circumlocutione praestringit; et ad praesens eu futurumque saeculum
affuturas prophetae illius provisiones pollicens, in amorem ipsius quem non
noverat hominis femineum jecur exporrigit223.
Chez Embricon de Mayence, un mage précepteur de Mahomet
manipule les sentiments de la veuve, de sorte qu'elle tombe
amoureuse de celui qui était son esclave, et qui de surcroît
220
Gesta Dei per Francos, P.L. CLVI, 690C.
221
Vita Mahumeti, v.297-302.
222
Vita Machometi, v.276-280.
223
P.L. CLVI, 690C.
16
a tué son mari :
Tunc Magus inceptis magis insistebat ineptis
Taliter afficiens arteque decipiens
Consulis uxorem quod vix pateretur amorem
Ni seruum proprium nomine Mammutium
Quamvis invitum festinet habere maritum;224
Enfin dans la Vita attribuée à Adelphus, la veuve du
roi de Babylonie est convaincue par Mahomet qu'elle n'a pas
le choix : elle doit se marier avec lui puisque cela a été
commandé par le ciel et qu'on ne s'oppose pas aux
commandements divins :
« Novi », inquit versipellis ille, « te mihi celitus destinatam uxorem, sed nisi
spe prolis promiss_ vellem, si fas esset, destinatis reluctari. Verum quod
futurum est qui resistere temptat, quin fiat, penitus errat.»225
5.2. Le commerce et le motif de l'instruction
Un commerçant s'identifie à quelqu'un dont le lot est
de voyager. Cette notion de voyage a été utilisée par les
auteurs chrétiens dans le cadre de l'instruction de Mahomet.
Comment Mahomet avait-il pu faire germer l'idée de
prêcher une nouvelle religion, sans pour autant avoir eu de
véritable révélation ? Voilà la question que durent se poser
les auteurs des Vies de Mahomet. Par les Byzantins d'abord,
la cause en fut attribuée à la présence - tout à fait réelle
- de juifs et de chrétiens dans la zone où vivait Mahomet.
De plus, le Coran et les sources arabes ne cachent pas les
sources juives et chrétiennes touchant à Mahomet.
Il existe deux versions byzantines de l'instruction de
Mahomet.
Celle-ci est la première : Mahomet rencontre au
cours de ses voyages - le menant en Egypte, en Palestine et
224
Vita Mahumeti, v.297-301.
225
Vita Machometi, v.296-298.
16
en Syrie - ces « ahl al-kitâb », les peuples du Livre, et il
assiste à leurs réunions. La conséquence de ses discussions
avec eux est ... que Mahomet trompe ses compagnons en disant
qu'il bénéficie des apparitions de l'ange Gabriel226.
Et voici la deuxième version : lors de ces voyages,
Mahomet rencontre un moine hérétique qui lui enseigne une
doctrine chrétienne pervertie, le mettant sur une fausse
voie227.
Nous avons retrouvé la première version dans le Liber
Apologeticus et dans l'Historia ecclesiastica où ce sont ces
juifs et228 ces chrétiens qui fonctionnent comme instructeurs
de Mahomet. Il apprend d'eux des passages de l'Ancien et du
Nouveau Testament :
cepit christianorum conventibus
Cumque veniret in Palaestinam,
assidue interesse et, ut erat astutios
conversabatur cum Judeis et
tenebrae filius, cepit nonnula
Chrisitanis. Capiebat autem ab eis
collationibus christianorum memoriae
quasdam scripturas230.
commendare et inter suos brutos
Arabes cunctis sapientior esse229.
Le Speculum231, les Chronica Maiora232 ainsi que la
Légende Dorée233 nous narrent que les rencontres avec des
juifs et des chrétiens éveillent chez Mahomet l'idée de se
faire passer pour le Messie.
L'on pourrait voir ici une
confirmation de l'influence byzantine soupçonnée plus haut.
226
Cf. Théophane, et plus tard Cédrène et Porphyrogénète.
227
Cf. Jean Damascène et Bartholomé d'Édesse. Plus de commentaires infra
au point suivant.
228
Dans l'Istoria, il s'agit uniquement de chrétiens.
229
Liber apologeticus martyrum, P.L. CXV, 859B.
230
Historia Ecclesiastica, P.G. CVIII, 1319B.
231
Lib.XXIV, 39.
232
p. 269.
233
p. 828.
16
Chez Vincent de Beauvais et Jacques de Voragine, la
formation sera ensuite peaufinée par un précepteur hérétique.
La structure de ces deux textes nous incite à avancer qu'il
s'agit d'un élément provenant d'une autre source qui
- apparemment - connaissait la deuxième version byzantine.
Celle-ci refait son apparition dans le Tractatus de
Statu Saracenorum234, où Mahomet rencontre le reclus Bahîra qui n'est cependant nullement hérétique - lors d'un voyage de
commerce, et dans les Gesta Dei per Francos235, où Mahomet
accomplit un pèlerinage chez un ermite apostat qui deviendra
son précepteur.
Quant au Fortalitium, il se caractérise par un récit
hybride : les voyages de commerce mènent à des rencontres
avec des juifs et des chrétiens, dont deux moines hérétiques,
qui fonctionneront plus concrètement comme précepteurs de
Mahomet :
tendens in egyptum per quibusdam mercanciis exercendis morabatur
ibidem
cum judeis et cristianis ibi existentibus
aliquo tempore anni
specialiter cum quodam monacho de antiochia cuius nomen erat johannes
quem in specialem amicum habebat (...); Fuit etiam discipulus Sergi
monachi (...)236.
On l'aura remarqué : ce n'est en fait pas tellement le
commerce qui joue un rôle important en ce qui concerne la
rencontre avec le ou les précepteurs; c'est surtout la notion
de voyage qui a ici son importance. On pensera au fait que
Guibert de Nogent ne décrit pas un voyage de commerce mais un
pèlerinage.
Notre hypothèse de voir ces itinéraires essentiellement
comme un prétexte, gagne en probabilité quand on compare le
type de récit avec voyage avec celui sans voyage. Les deux
Vitae de Mahomet, l'une d'Embricon de Mayence et l'autre
d'Adelphus, ainsi que la Summula de Pierre le Vénérable, ne
234
Sinner, T. II, pp. 284-285.
235
P.L. CLVI, 690B.
236
Lib.IV, I,1.
16
contiennent pas de récit de voyage, il n'est même pas
question de commerce.
Mais selon notre hypothèse, ceci
n'était pas non plus nécessaire.
Car la rencontre avec le
précepteur survient autrement : dans les trois cas, le
précepteur - un moine hérétique - est banni et fait ainsi,
sous d'autre cieux, la rencontre de Mahomet.
Dans l'Historia Orientalis, le thème du voyage n'a de
valeur que par rapport au mariage de Mahomet. C'est pourquoi
on y trouve aussi un précepteur banni qui se joint à Mahomet.
Dans les Otia, Mahomet est déjà instruit dans la foi
catholique.
Aussi, le récit n'introduit pas de véritable
précepteur et, comme dans l'Historia Orientalis, le commerce
est fonction du mariage.
5.3. Conclusion
Nous avons
vu
comment le commerce,
une notion
appartenant à la tradition musulmane concernant Mahomet, fut
utilisée par les auteurs chrétiens. Premièrement, elle fut
le point de départ d'une perversion du motif du mariage. En
effet, en utilisant les notions de richesse et d'ambition,
propres au commerce, ils ont fait du mariage un mariage
d'intérêt. Et ceci a sans doute facilité aussi la vision du
mariage dicté par les désirs de la chair.
Deuxièmement, ils se sont servis de la notion de
voyage, également caractéristique du commerce, pour expliquer
l'ascension - ou plutôt l'ambition - spirituelle du Prophète.
Si, avec le temps, la notion de commerce a disparu dans
certains
textes,
celles
de
richesse,
d'ambition,
de
perversion et de voyage n'ont pas manqué d'être expoitées.
16
5.3.
Commerce,
Instruction
et
mariage
:
marches
indispensables vers une (fausse) Révélation : schémas
5.3.1. Schémas I, I* et I**237
237
Speculum Historiale, Chronica Maiora, Fortalitium Fidei.
16
5.3.2. Schéma II238
238
Vita Mahumeti d'Embricon.
16
5.3.3. Schéma III239
239
Vita Machometi d'Adelphus.
16
6. Le précepteur de Mahomet
Le personnage du précepteur revêt une fonction des plus
importantes dans la vision chrétienne de la vie de Mahomet
car il constitue une clé essentielle pour expliquer
l'incroyable carrière du « faux prophète ».
Aussi le
retrouvons-nous dans tous nos textes, à la seule exception du
Liber apologeticus martyrum et des Chronica Maiora.
Comme pour la plupart des motifs traités, ce personnage
puise ses racines dans la tradition arabe même, mais il a
subi des interprétations et des transformations qui le mènent
loin de ce qu'il était à l'origine. Nous proposons de passer
en revue les origines du personnage, ensuite les premières
adaptations qu'en ont fait les auteurs byzantins avant de
passer à sa présence dans les textes que nous étudions.
6.1. La tradition arabe : plusieurs pistes
Un premier personnage que nous offre la tradition arabe
est le moine chrétien Bahîra, vénéré pour son ascétisme et sa
piété, et vivant à Bosra en Syrie. Il apparaît dans le récit
du premier voyage de Mahomet - âgé alors de treize ans - avec
son oncle, tel que narré par Ibn Ishâq et repris par Ibn
Hisham240.
Bahîra a pour fonction de prédire la future
grandeur du Prophète Mahomet, dont la venue lui avait été
révélée par les Écritures.
La rencontre de Mahomet et de
Bahîra s'accompagne, dans la tradition arabe, de signes
indicateurs de la protection divine qui repose sur l'enfant
Mahomet241.
Al-Tabarî († 922) raconte également cette rencontre,
mais il la situe plus tard, après le mariage de Mahomet avec
Khadîdja242. Selon d'autres encore243, l'oncle de Mahomet (Abu
Talib) s'est arrêté lors d'un voyage avec Mahomet à un
240
Ibn Ishâq († 768) est l'auteur de la première vraie Vie arabe du Prophète
Mahomet. Cependant, cette Sîra n'existe plus dans sa forme originale. Elle est
surtout connue à travers la copie qu'en a faite Ibn Hishâm († 833). Nous n'avons
pas pu consulter la traduction d'Alfred Guillaume (The life of Muhammad : a
translation of Ishaq's Sirat rasul Allah, 1955, reprint Lahore 1967), mais nous avons
trouvé des extraits en traduction dans le florilège réalisé par Gabrieli (Mahomet).
241
Un nuage flotte au-dessus de sa tête pour le protéger du soleil et il porte
entre les épaules le « sceau des prophètes » (une sorte d'excroissance de la peau).
16
couvent, où le maître anonyme a prédit que Mahomet serait un
grand prophète.
Certaines traditions situent une répétition de la
première annonciation par Bahîra lors du second voyage de
Mahomet, lorsqu'il est déjà au service de Khadîdja.
Cette
fois-ci, c'est un moine nestorien, appelé Jordis ou Nastûr244
qui prédit à son tour la carrière brillante de Mahomet.
Tous ces personnages ont pour seul but d'annoncer le
destin de Mahomet. Il existe également un autre personnage
qui, lui, a pour fonction d'aider et d'assister Mahomet tout
au long du parcours qui le mènera vers la prophétie. C'est
Waraqa bin Nawfal, présenté comme le cousin de Khadîdja et
décrit
comme
un
homme
instruit,
mécontent
du
vieux
polythéisme arabe et un des premiers à encourager Mahomet
dans sa foi.
Selon certaines traditions245, c'est lui qui
rassure Khadîdja après la première apparition de l'ange
Gabriel (Jibra'il) et qui lui affirme que c'est bien l'ange
qu'Allah envoie à tous les Prophètes.
La tradition
arabe propose
donc
deux
types de
personnage, mais aucun des deux n'a pour tâche explicite de
former ou d'instruire Mahomet. Cette tâche est laissée aux
ahl-al-Kitab que nous avons décrits plus haut.
On devrait
peut-être également citer l'oncle Abu Talib, qui a la tâche,
en tant que tuteur, d'éduquer son jeune cousin orphelin.
On le voit, plusieurs éléments sont présents, mais le
personnage du précepteur doit encore naître.
6.2. Un vrai Serge-Bahîra246
242
Cf. Mohammed, sceau des prophètes, pp. 34-35.
243
362).
Entre autres Ibn Sa'd. (Cf. Encyclopaedia of islam, sous « Muhammad », p.
244
« Jordis » dans The life of Muhammad par Sliman ben Ibrahim et Etienne
Dinet, p. 35; « Nastûr » dans l'Encyclopedia of Islam, sous « Muhammad », p. 362.
245
Cf. Sliman ben Ibrahim et Etienne Dinet, p. 53; G.H. Bousquet,
L'authentique tradition musulmane, p. 51.
16
Dans
quelle
mesure
ces
personnages
sont-ils
historiques? Il est en tout cas probable qu'il y ait eu des
moines chré-tiens favorables à Mahomet et à son enseignement.
N'avait-il pas beaucoup plus d'affinités avec leur religion
que ne l'avait le polythéisme arabe ? Selon l'abbé Nau247, «
le rituel musulman » a d'ailleurs été « formé et appliqué
qu'après la conversion des Arabes chrétiens, c'est-à-dire,
[...] pour eux et par eux ».
Le même abbé Nau croit avoir trouvé une trace
historique d'un Serge-Bahîra réel à partir d'un passage dans
la Chronique de Michel le Syrien248. Le Sergius en question
aurait, en raison de son ascétisme, acquis l'épithète de «
Bahîra » (éprouvé); mais son manque d'instruction l'aurait
fait dévier du Phantasiasme et l'aurait amené à s'engager
dans des voies plutôt nestoriennes, ce qui lui aurait coûté
son siège d'évêque.
Il aurait instruit Mahomet pour que
celui-ci mette fin à ce polythéisme.
Ce « signalement » repéré par Nau s'accompagne en effet
de quantité de données qui renforcent sa probabilité, sauf
peut-être ... que le personnage du précepteur, nous entendons
par là, un homme qui a enseigné les Écritures à Mahomet, ait
été créé par des auteurs byzantins.
246
À notre avis, Serge est une dérivation - en passant par « Georges, » - de
Jordis (Gorgis). Reste à voir si c'est la tradition arabe qui a fait d'un seul personnage
(Serge, avec l'épithète Bahîra: l'éprouvé) deux personnages - la répétition de
l'annonciation étant un renforcement -, ou si le personnage de Serge-Bahîra résulte
d'une fusion de deux personnages.
247
« A propos d'un feuillet d'un manuscrit arabe », pp. 50 sq.
248
Michel le Syrien, Chronique, II, 251, 264, 266: « En 860 des Grecs [549] on
nomma à Ephèse un évêque Phantasiaste, nommé Procope, qui fut censuré, se
repentit, revint à ses erreurs et parvint à une profonde vieillesse. Près de mourir, il
ordonna, pour lui succéder, un autre évêque Phantasiaste, nommé Eutropius. Cet
Eutropius enfin ordonna dix évêques qu'il envoya de tous côtés pour être les
avocatsL'un
de l'hérésie
des Phantasiastes.
d'eux descendit
à Hirta de Beit Na'man (capitale des Arabes de l'Est) et
dans le pays des Himyarites. Il s'appelait Sergius. Il avait été un ascète et il avait
reçu la tonsure; il devint un vase inutile; il induisit en erreur et pervertit ces
contrées. Il ordonna des prêtres, et après avoir passé trois ans dans les pays des
Himyarites, il établit à sa place comme évêque un certain Moïse; lui-même mourut
dans le pays des Himyarites.»
On se souviendra que Guy Cambier avait également fait allusion à cette
chronique afin d'expliquer la conception temporelle fautive d'Embricon (Cf. supra).
16
6.3. Les Byzantins
Le personnage du précepteur fait sa première apparition
dans le Livre des Hérésies de Jean Damascène (VIIIe s.). Il
y est clairement dit que c'est par son intermédiaire que
Mamed partit sur une mauvaise voie :
cum in libros Veteris Novique Testamenti incidisset [Mamed], habitis cum
Ariano quodam monacho coloquiis, propriam sectam condidit249.
Mais selon A. Abel250, ce passage ne peut être attribué à
Jean Damascène, le style trahissant un auteur plus tardif. Il
faudrait donc croire que ce passage inauthentique a été
inséré par la suite dans le Livre des Hérésies.
En tout cas, au IXe siècle, on trouve un moineinstructeur chez Bartholomé d'Édesse : lorsque Mahomet fait
paître ses chameaux dans la montagne, il fait la rencontre
d'un moine :
morabatur ibi quidam monachus otiosus Nestorianae doctrinae addictus,
Cui Pachurae nomen erat. Juxta conclave quod occupabat puteus erat
excavatus. Cum vero singulis diebus accederet et discederet Muhammed,
ad aquationem et puteum semper ascendebat. Cum autem ibi vidisset
otiosum monachum, cum illo sermones miscuit, et varia de fide
Christianorum rogavit251.
et
Singulis vero diebus redibat Muhammedes ad monachum otiosum, et multa
ab illo discens, eadem postea ad populum narrabat, illique plebem
imbuebat.
Il
est
clair
que
ce
personnage
ne
correspond
ni
à
249
Jean Damascène, De Haeresibus Liber, P.G., CXIV, col. 766. (trad. en latin
de Migne).
250
A. Abel, « Le chapitre CI du livre des Hérésies de Jean Damascène : son
inauthenticité ».
251
Barthélémy d'Edesse, Confutatio Agareni, P.G., CIV, col. 1427. (trad. en
latin de Migne).
16
Waraqa, ni à Bahîra, si ce n'est que le nom « Pachura » doit
être une déformation de Bahîra252. Mais ce lointain écho ne
peut pas empêcher que la conception de ce personnage soit
nouvelle.
Nous tenterons d'expliquer les raisons de son
entrée en scène.
Premièrement, le précepteur est un hérétique. Cette
qualité a son importance car, comme on l'a déjà décrit dans
l'Introduction,
la
situation
religieuse
dans
l'empire
Byzantin se caractérise très fortement par l'opposition
orthodoxie - hérésies253. À telle enseigne que « Tout ce qui
contredit, si peu que ce soit, l'Orthodoxie, doit être « «
recraché » ou
« jeté aux corbeaux », selon les expressions fréquentes et
sans ambiguité»254.
Le fait d'avoir réuni les destins de ces deux
personnages fut à l'origine de l'idée d'une religion
musulmane assimilée à une hérésie chrétienne. Lier Mahomet à
un précepteur hérétique équivalait à faire d'une pierre deux
coups : rejeter la religion musulmane, et jeter l'opprobre
sur tous les hérétiques. Ce lien constitue donc le point de
départ de la circulation de l'opinion qui voulait que l'islam
soit vu comme une hérésie chrétienne. On retrouve cette idée
en Espagne dans les écrits d'Euloge, ainsi que dans l'oeuvre
de Pierre le Vénérable, entre autres255.
252
Nous prenons ici distance des propos de Y. Lepage : « Pour la première
fois, à notre connaissance, Bahîra et Waraqa y [Confutatio Agareni de Bartholomé
d'Edesse] sont confondus sous les traits de Pachura bicéphale » (Cf. Introduction
dans Le Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont, p. 25) et de ce qu'écrit M.-Th.
d'Alverny : « Dès le IXe siècle, l'histoire de Bahîra était connue des Byzantins » («
Pierre le Vénérable et la légende de Mahomet », p. 163).
253
Pour de plus amples informations au sujet de ces hérésies, voir J. Jarry,
Hérésies et factions dans l'empire byzantin du IVe au VIIe siècle.
254
Cf. A. Ducellier, Le Drame de Byzance, p. 197.
255
Cf. supra (notre introduction historique). Cette croyance connut une vie
longue et universelle. On en retouve notamment le reflet dans la Divine Comédie de
Dante, où Mahomet est littéralement scindé en deux à cause de ses idées
schismatiques :
« Jamais tonneau perdant fonçaille ou douve
ne crève à guise d'un que je vis là
rompu du col au pertuis qui groumelle.
16
Deuxièmement, le précepteur est un moine. Or, pour les
Byzantins, le moine représentait en quelque sorte la
perfection sur terre : il alliait une orthodoxie stricte à de
grandes qualités morales. Mais en même temps, on n'excluait
pas du tout l'existence - en grand nombre - de moines
sorciers ou astrologues. Cette équivalence reposait sur une
aptitude commune attribuée aux moines et aux sorciers : celle
de réaliser des miracles.
Dans ce domaine-ci, magie et
sainteté ne se distinguent donc pas vraiment. Surtout si le
sorcier se fait passer pour un saint homme. Comme la figure
du faux moine était bien connue par les byzantins256, on ne
doit dès lors pas s'étonner de le voir associé aux blasphèmes
de Mahomet.
D'ailleurs, quand un personnage d'assistant apparenté à
Waraqa fait son apparition dans les textes byzantins
ultérieurs, il prend également les traits d'un moine anonyme,
souvent hérétique et expulsé, qui réconforte Khadîdja après
la surprise de la première (fausse) révélation. Il affirme
que son mari n'est pas malade ou possédé, mais que c'est
l'ange Gabriel qui lui est apparu257.
La boyelle pendait entre ses jambes;
on voyait la coraille et l'orde poche
qui merde fait de ce que l'homme engoule.
Tandis qu'à le mirer mes yeux s'attachent
il m'avise et des mains s'ouvre le pis
disant : « Or çà, vois jusqu'où je m'écuisse !
Vois comme ils ont méhaigné Mahomet !
(...)
Et tous les autres, là, dessous tes yeux,
vivants furent semeurs d'esclandre et schisme,
et pour leur fait sont ainsi détranchés.» (Enfer XXVIII,
22-36; traduction d'André Pézard).
256
À ce propos, un excellent commentaire a été réalisé par A. Ducellier,
dans la troisième partie de son étude sur Byzance : Le drame de Byzance.
257
Il est probable que Nicétas le Philosophe (IXe s.) ait été le premier à
interpréter ainsi le personnage de Waraqa, et ce dans la note « in extrema codicis »
attribuée a posteriori à lui (P.G. CV, 841-842 n.13). Ensuite ce sont Théophane,
Chronographia, P.G. CVIII, 686B-C : « monachum (...) ob pravos in fidem sensus
relegatum »; Constantin Porphyrogénète (Xe s.), De administrando Imperio, P.G.
CXIII, col. 191B : « Ariano quodam monachi nomen ementiente, turpis lucri gratia »
; George Cédrène (XIe s.), Historiarum Compendium, P.G. CXXI, col. 810B : « Erat
16
On sent clairement la différence : tout en gardant le
même rôle que dans les textes arabes, la tonalité change
complètement par le simple fait que Waraqa est maintenant
défini comme un moine hérétique. Par conséquent, ses paroles
et ses gestes ne peuvent être que mensongers.
6.4. Le personnage du précepteur dans les textes chrétiens.
6.4.1. Introduction :
Place du précepteur dans les
narrations
Nous
proposons
maintenant
un
rapide
survol
chronologique des différentes manifestations du précepteur
dans nos textes, et ce,
afin que le lecteur puisse plus
facilement suivre nos propos.
Le Liber
précepteur.
apologeticus
martyrum
ne
contient
pas
de
L'Histoire ecclésiastique d'Anastase le Bibliothécaire
renoue logiquement - en s'inspirant de Théophane - avec la
tradition byzantine : le moine hérétique qui rassure
Khadîdja258.
Chez Embricon, nous trouvons un faux ermite - un mage
en réalité - qui est expulsé et qui veut se venger259. Il se
lie à l'esclave Mammutius, à qui il promet la liberté, et
dirige ensuite toute la carrière de ce dernier.
Nous retrouvons plus ou moins la même chose dans les
Gesta Dei per Francos, où un ermite, tombé en disgrâce à
cause de ses idées hérétiques, veut se venger260. Inspiré par
amicus ei mulieri monachus quidam qui ob falsam fidem relegatus ibi vivebat » ;
Euthyme Zygabène (XIe s.), Panoplia Dogmatica, P.G. CXXX, col. 1334C : « Quibus
[Mahomet et Khadîdja] cum familiaris esset monachus quidam haereticus, in eas
partes ob quasdam de fide opiniones expulsus » ; Jean Zonare (XIIe s.), Annales,
P.G. CXXXIV, col. 1286C: « homo improbus, monachum se nequiorem nactus, ob
perversam religionem Byzantio exactum ». (Traductions en latin par Migne).
258
P.G. CVIII, 1319C.
259
v.87 sq.
260
P.L. CLVI, 689D sq.
16
le Diable, il se lie à Mahomet, qu'il instruit dans le but de
perdre l'Eglise chrétienne.
C'est lui aussi qui remet
Khadîdja à sa place, vertement, quand elle vient se plaindre
après la première crise d'épilepsie de son mari Mahomet. Il
lui dit que c'est durant ces « crises » que l'ange Gabriel
s'entretient avec Mahomet.
La Vita Machometi d'Adelphus met en scène un moine
hérétique exilé, Nestor261, qui rencontre le porcher Mahomet
et l'imprègne de ses idées fausses.
Un personnage
d'assistant surgit vers la fin du texte afin d'aider Mahomet
à conclure son mariage262.
Les Otia présentent un ermite qui prédit non la
brillante destinée de Mahomet, mais les crimes que le Diable
lui inspirera : Mahomet est celui qui va perdre la religion
chrétienne263.
Plus loin, Mahomet le fait chanter264 et
l'utilise pour convaincre sa femme du fait que ses crises
sont des apparitions de l'ange Gabriel.
Dans la Summula de Pierre le Vénérable, Satan dirige
les pas de Serge - moine hérétique de la secte nestorienne vers l'Arabie.
Serge aide Mahomet dans son projet de
triompher par la religion, en lui enseignant sa fausse
doctrine chrétienne (nestorienne). Ils sont assistés par un
hérétique juif265.
Le Speculum Historiale, mentionne brièvement et sans
autres détails l'importance d'un certain astrologue dans
l'ascension de Mahomet comme faux prophète266.
261
v.59 sq. Le nom « Nestor » réfère clairement à l'hérésie nestorienne. On
voit le lien avec Bartholomé d'Édesse, qui avait précisé que le moine appartenait à
l'hérésie nestorienne.
262
v.280 sq.
263
v.47 sq.
264
Mahomet promet d'épargner l'ermite et ses disciples afin de leur
permettre de repeupler le monde de chrétiens intègres.
265
P.L. CLXXXIX, 653C-D.
266
Lib.XXIV, 41.
16
La Chronique Majeure de Matthieu Pâris ne présente pas
de personnage-précepteur.
L'Historia Orientalis propose un personnage similaire à
celui que nous trouvons dans le Gesta Dei per Francos : un
moine hérétique, enfant de Bélial, nommé Sosius, excommunié
et chassé, s'enfuit en Arabie et veut se venger.
Il
rencontre Mahomet, qui bénéficie déjà d'une certaine autorité
auprès des siens et, de concert avec un juif, il l'aide à
instaurer la loi coranique267.
Guillaume de Tripoli nous décrit un ermite
très pieux, Bachut (plus loin on trouve également
qui attend quelqu'un dont l'importance pour
chrétienne lui a été révélée268.
Mahomet devient
adoptif et apprend de lui la foi chrétienne.
chrétien
Bahayra),
l'Eglise
son fils
Dans la Légende Dorée apparaît dans un premier épisode
un clerc rancuneux - il n'a pas pu obtenir de la curie
romaine un honneur qu'il désirait - et désireux de se
venger269.
Il est décrit brièvement comme celui qui guide
Mahomet.
Plus loin se manifeste un moine nestorien ou
jacobite appelé Serge qui devient le conseiller de Mahomet270.
Jacques de Voragine affirme explicitement qu'il a
trouvé ses personnages dans des sources différentes - le
premier dans une chronique populaire, le deuxième « ailleurs
» - mais ne semble pas s'apercevoir qu'il s'agit de deux
variations sur un même thème.
Dans le Fortalitium Fidei figure un astronome juif, que
fréquente le père de Mahomet271.
Il prédit le futur de
l'enfant qui doit naître.
Ce juif lui enseignera les
sciences naturelles ainsi que les religions juive et
chrétienne.
267
p. 19.
268
Sinner, T. II, p. 283 sq.
269
p. 827.
270
p. 829.
271
Lib.IV, I,1.
16
Le Fortalitium contient encore deux autres précepteurs.
Alphonse de Spina multiplie donc le personnage du précepteur.
Il raconte que Mahomet, étant en Egypte pour des affaires,
fréquente un moine hérétique d'Antioche, nommé Jean272, qui
lui enseigne l'Ancien et le Nouveau Testament. Mahomet y est
aussi le disciple d'un moine arien hérétique, Serge, qui
était tombé dans l'erreur nestorienne et, expulsé, s'était
rendu en Arabie273.
6.4.2. Filiations
Nous avons vu que la tradition musulmane propose deux
types de « précepteurs » : celui qui prédit (type 1) et celui
qui confirme la vocation divine de Mahomet (type 2).
Les
textes byzantins proposent également deux types : celui qui
instruit (type 3) et celui qui confirme, nouvelle version
(type 4), soit le pendant négatif du type 2.
Il est clair que dans les textes dont nous venons de
dresser un rapide inventaire, nous retrouvons ces quatre
types, mais ceux-ci s'associent, se superposent et se
modifient. Nous proposons de prendre les 4 types comme point
de départ pour une analyse de leurs différentes utilisations.
6.4.2.1. Utilisation du type 1
On ne le trouve jamais « à l'état pur ». C'est à dire
qu'aucun des précepteurs présentés ne se limite à prédire la
mission de Mahomet. Il est associé deux fois au type 3,
« celui qui instruit », et une fois au type 2, « celui qui
confirme ».
La
dernière
combinaison
semble
puisqu'elle
présente
un
syncrétisme
assez
étonnante,
à
première
vue
272
À propos de ce Jean, nous avons trouvé une possible explication pour ce
nom. En effet, Alain Ducellier cite « un autre sorcier, l'« astronome » Jean »,
personnage qui aurait vécu sous le règne de Romain Lécapène (IX e-Xe s.). (A.
Ducellier, Le drame de Byzance, p. 241).
273
Lib. IV, 1.1.
16
entièrement islamique.
Et c'est d'autant plus curieux que
l'on retrouve cette combinaison dans les Otia, soit un récit
qui affiche une franche liberté par rapport aux faits
historiques. Or, cette liberté ne manque pas non plus ici :
Gautier de Compiègne a inversé en quelque sorte le rôle de ce
personnage et lui fait prédire, non une destinée divine,
mais plutôt diabolique. Et si l'ermite confirme plus tard la
vocation divine de Mahomet, c'est sous pression de ce
dernier. Mais en dépit des ces interprétations, une base
islamique est manifeste. Apparemment, Gautier de Compiègne a
dit vrai lorsque, au début de son poème, il cite une chaîne
d'intermédiaires dont les dernier est un musulman converti.
La combinaison 1/3 apparaît dans deux textes plus
tardifs qui semblent également avoir eu accès à quelques
vestiges de la tradition musulmane : le Tractatus de Statu
Saracenorum274 et le Fortalitium Fidei. Mais ces deux textes
ont subi l'influence du type 3 byzantin. On y rencontre donc
un précepteur annonciateur et instructeur. Toutefois, cette
même figure syncrétique est très différente dans sa
présentation concrète.
Le Tractatus se caractèrise par un processus inverse à
celui des Otia.
Malgré l'effet byzantin, l'ermite de
Guillaume de Tripoli a une foi et des moeurs absolument
irréprochables. C'est un « très saint homme ».
Ce n'est pas le cas pour le précepteur du Fortalitium.
Le seul fait que celui-ci soit juif dut sans doute avoir eu
pour conséquence de percevoir ce personnage comme suspect275.
En outre, sa vision révélatrice quant à la destinée de
Mahomet se révèle être un mensonge.
6.4.2.2. Utilisation du type 2
Voir sous le type 1.
274
Guillaume de Tripoli connaissait l'arabe.
275
Dans le Fortalitium, la partie qui précède celle contre les musulmans, est
dirigée contre les juifs.
16
6.4.2.3. Utilisation du type 3
Manifestement, le type 3 est celui qui domine.
C'est
probablement dû au fait qu'il a circulé en Espagne. Il se
trouve en effet dans les Dialogues de Pierre Alphonse276 et
dans la Risala du pseudo-Kindi.
Dans ce dernier, il est
277
nommé d'abord Sergius, puis Nestor .
On compte donc neuf apparitions - parfois deux au sein
d'un même texte - et trois assimilations - dont deux ont déjà
été commentées.
Une troisième assimilation est celle que
propose Guibert de Nogent.
Il s'agit d'une synthèse très
byzantine qui combine les types 3 et 4.
Pourtant, tout
hérétique qu'il soit, ce précepteur n'est pas un moine mais
un ermite. S'agirait-il d'une trace islamique rapportée par
un des témoins consultés par l'auteur ? Selon Marie-Thérèse
d'Alverny en tout cas, la biographie rédigée par Guibert de
Nogent - de Mahomet - dériverait d'une « version déjà assez
romancée de la légende née chez les chrétiens arabes278.
En ce qui concerne les manifestations non amalgamées du
type trois, ce sont des exploitations très variables de la
base commune proposée par les auteurs byzantins.
Certains
exagèrent l'importance de ce personnage - ce sont les Vitae
écrites par Embricon de Mayence et par Adelphus, et la
Légende Dorée -, d'autres respectent plus ou moins sa version
byzantine originale - c'est le cas pour l'Histoire Orientale,
le Fortalitium et la Légende Dorée -, d'autres encore
diminuent le rôle qu'il a joué - citons la Summula et le
Speculum.
Il s'agit en réalité de visions différentes sur
l'importance accordée à l'enseignement procuré.
Les
répercussions de ces conceptions sur la structure des textes
ne sont d'ailleurs pas à sous-estimer. Nous aurons à revenir
sur cette question.
276
Cf. M.-Th. d'Alverny, « Pierre le Vénérable et la légende de Mahomet »,
p. 164 n.3.
277
27.
Cf. Y. Lepage dans son Introduction à l'édition du Roman de Mahomet, p.
278
« Pierre le Vénérable et la légende de Mahomet », p. 164.
16
6.4.2.4. Utilisation du type 4
Outre une assimilation de ce type chez Guibert de
Nogent (type 3/type 4), on rencontre le moine hérétique
précepteur sous sa forme originale dans la chronique
d'Anastase le Bibliothécaire. C'est chose naturelle puisque
c'était le type présenté par Théophane.
Voilà
donc
pour
ce
qui touche aux
filiations.
Incontestablement, le moine hérétique est de tous ces
personnages celui qui s'est le plus imposé aux auteurs
occidentaux. Ceci s'explique de deux façons.
D'une part les sources byzantines devaient être de loin
plus accessibles que les sources arabes.
Ces dernières ne
demandaient pas seulement une connaissance de la langue
arabe, mais en outre, ces récits étaient surtout transmis
oralement279.
D'autre
part,
les
Byzantins
et
les
Occidentaux
partageaient la même vision du monde.
En parlant du De
Miraculis de Pierre le Vénérable, Torrell et Bouthillier
écrivent :
Le monde de l'homme du XIIe siècle n'est pas clos sur lui-même, il est ouvert
à l'autre monde et les habitants de ce dernier: démons, mais aussi anges,
saints et défunts peuvent apparaître dans le monde de tous les jours280.
Alain Ducellier dit de Byzance :
Au fond, le Diable est partout, et toujours disponible281.
Dans cette optique, la figure du faux moine accéda
facilement au monde de la littérature religieuse et en devint
279
Cf. El-Bokhârî. L'authentique tradition musulmane. Choix de h'adîths
traduits et présentés par G.H. Bousquet, p. 17.
280
Torrell et Bouthillier, Pierre le Vénérable et sa vision du monde, p. 301.
281
Cf. A. Ducellier, Le drame de Byzance, p. 237.
16
rapidement un des personnages-standard, avec des rôles
fréquents dans les Vies de saint.
Il est une des
incarnations du Diable, contre la présence continuelle de qui
les membres du corps monastique doivent sans cesse s'armer.
Il semblait probablement normal que Mahomet, en tant que faux
prophète, ait succombé aux tentations d'un tel faux moine282.
6.4.3. L'utilisation du précepteur dans les
narratives ayant pour but de discréditer Mahomet
techniques
Il est sans doute inutile de rappeler que les Vitae
traitées dans ce travail, eurent pour visées non dissimulées
de décrier l'islam en s'attaquant directement à ses assises
représentées par Mahomet. Afin de jeter le discrédit sur ce
personnage, il fallait démonter les processus qui amenèrent
Mahomet à devenir prophète, et démontrer que ceux-ci étaient
de nature frauduleuse, vile, voire satanique. Il fallait en
tout cas prouver que ces processus heurtaient la morale la
plus élémentaire, avec pour corollaire le rejet de la
possibilité que Mahomet ait pu être un prophète, et que par
conséquent, ses « révélations » ne pouvaient être qu'oeuvre
du Diable. De façon plus marquée que les auteurs byzantins,
les auteurs occidentaux pénétrèrent leurs textes de cette
idée et oeuvrèrent en conséquence : ils forcèrent le trait à
outrance. Ainsi, la naissance et le développement de l'islam
- décrits par ces auteurs - s'inscrivent dans une mise en
scène où le grotesque le dispute au diabolique.
Les
auteurs
occidentaux
s'efforceront
d'attribuer
l'origine de l'« hérésie musulmane » tantôt à Mahomet, tantôt
à son précepteur.
Ce sont comme deux entités qui entrent en
concurrence : un Mahomet diabolisé à l'extrême correpond à un
précepteur moins maléfique et vice versa.
En vérité, il
s'agit d'un continuum. Et il est évident que les auteurs se
sont évertués à charger au maximum celui qu'ils croyaient
être le cerveau de l'entreprise.
On
pourrait
voir
là
la
concrétisation
de
deux
282
L'astrologue que l'on trouve dans le Speculum historiale devait sans doute
représenter un danger similaire, puisque l'astrologie était généralement considérée
comme une impiété. (Cf. A. Ducellier, Le drame ..., p. 232).
16
identique :
stratégies différentes, dont le but est
discréditer Mahomet et tout l'islam.
La première - la plus logique - s'applique à diaboliser
Mahomet. On trouve le cas le plus extrême chez Gautier de
Compiègne, où Mahomet se voit attribué le rôle du méchant
dans l'histoire de la création de l'islam.
La seconde cependant, accorde moins d'importance au
personnage de Mahomet. Il pâlit en quelque sorte au profit
de son précepteur.
C'est une façon de montrer que Mahomet
n'est qu'une marionnette, sans importance fondamentale.
Il
n'est pour ainsi dire, que le jouet des événements, et avec
lui aussi tout l'islam.
Cependant, cet aspect n'est pas tout à fait absent des
autres textes, même s'ils suivent la première stratégie, car
le Diable est presque partout l'ultime responsable. Mahomet
est donc généralement perçu comme un pantin, dirigé par le
Diable.
Nous reparlerons de ceci dans le cadre de la
deuxième et de la troisième partie de notre travail.
Voici
maintenant
un
résumé
des
différentes
responsabilités attribuées au précepteur. Il va de soi que
celles-ci sont aussi liées au type de précepteur qui est
exploité.
6.4.3.1. Exploitation du type 3/4
Le précepteur qui instruit et confirme les révélations
de Mahomet s'impose logiquement comme type fort : en
instruisant Mahomet, il le met délibérément sur une fausse
voie; en confirmant ses (fausses) révélations, son influence
devient très importante, voire capitale pour la naissance de
l'islam.
Ainsi, dans les Gesta Dei, le personnage du
précepteur est un ermite rongé par des sentiments d'ambition
et de vengeance, qui s'est trouvé inspiré par le Diable et
qui met les choses en branle. Or, il disparaît de la scène
après avoir affirmé l'authenticité de la révélation.
La
culpa se partage donc avec Mahomet même, qui semble être sa
réincarnation.
16
6.4.3.2. Exploitation du type 3
Nous l'avons déjà signalé : le précepteur qui instruit
exerce des influences variables selon les textes.
Embricon de Mayence lui alloue le rôle principal du
tout-puissant; Mammutius (plus loin Mahumet) n'est qu'un
instrument, un pauvre illettré qui se met à son service en
échange de son affranchissement. Aussi l'auteur fait-il un
maximum pour discréditer ce précepteur, responsable de tout:
non seulement c'est un mauvais chrétien, c'est aussi un mage
inspiré par le Diable et un hypocrite hors normes :
Qui procul a ludo fugiens ibat pede nudo,
Obstipo rite cuncta loquens capite.
Quando pergebat coram, sua labra movebat
Ut sanctum teneat, quiquis eum videat.
Sed suspirando si tolleret hic aliquando
Summissos oculos, concitet ut populos,
Tunc exaltabat palmas vocemque levabat
Non pro se merens sed populi miserens283.
Dans la Vita Machometi d'Adelphus, le précepteur garde
un rôle essentiel, mais déjà sans lui, Mahomet couve en lui
un germe de mauvaise foi. Avant la rencontre avec Nestor, le
futur prophète se caractérise déjà ainsi : « artis
nequissime,
mentis
callose,
nicrologice
vir
peritie,
diabolice alumnus doctrine, magus super omnes »284.
Par
conséquent, l'instruction prend deux directions : « Sic
nimirum figmentum, inventio, ars et interpretatio utriusque
alterius roboratur errore »285.
Que Mahomet soit le
personnage dominant de l'histoire est finalement accentué de
la façon suivante : par jalousie, Mahomet assassine Nestor
parce qu'il bénéficie de plus de notoriété que lui.
des
Une importance capitale semble être attribuée à l'un
précepteurs évoqué par Jacques de Voragine, mais ce
283
Vita Mahumeti, v.97-104.
284
Vita Machometi d'Adelphus, v. 89-90.
285
Ibidem, v. 106-107.
16
passage n'est pas très développé.
Par contre le Serge que
l'on rencontre plus loin, très similaire à celui qui figure
dans l'oeuvre de Jacques de Vitry, est décrit comme un homme
très méchant, hérétique rejeté et rancuneux, mais un simple
conseiller soumis à Mahomet.
Des
seconds
rôles
sont
également
dévolus
au(x)
précepteur(s) dans la Summula, le Speculum et dans le
Fortalitium. C'est encore Mahomet qui domine l'histoire. Le
premier texte établit un parallèle entre Mahomet et
l'Antéchrist, les deux autre l'appellent « magus »286.
Souvenons-nous d'Adelphus : il utilisa le même terme. Nous
parlerons de Mahomet-mage dans une remarque qui suivra ce
commentaire-ci.
6.4.3.3. Exploitation du type 1/2
Et on en arrive à une inversion totale par rapport à ce
qu'on lit dans le poème d'Embricon de Mayence : Mahomet
devient la tête pensante qui orchestre toutes les infamies.
C'est lui qui est possédé par le Diable et qui utilise, en le
faisant chanter, un ermite honnête et pieux. C'est ainsi que
les faits sont présentés dans les Otia de Machomete.
En
comparaison avec l'extrait cité d'Embricon de Mayence, ce
passage nous paraît significatif :
[ille] veracem simulans premeditatus addest
Vultum dimittit, oculos gravat, afficit ora,
mentitur facie religionis opus,
pallidus apparet, ut quilibet hunc heremitam
aut anachoretam judicet aut monachum :
tamen se simulat, ut dicere vera putetur (...)287
6.4.3.4. Exploitation du type 1/3
286
Resp. lib.XXIV,39 et lib.IV,II,2.2. Mahomet est également qualifié de
mage par Matthieu Pâris (Chronica Maiora, p. 69).
287
v.162-167.
16
Le précepteur qui prédit et instruit se décline de deux
façons différentes : soit il semble être honnête, comme c'est
le cas dans le Tractatus de Statu Saracenorum, soit il semble
s'engager dans une mauvaise voie (hérétique), comme c'est le
cas dans le Fortalitium. Dans le premier cas, le texte n'est
pas clair du tout en ce qui concerne la responsabilité et le
comment de la faute commise. On pourrait alors s'imaginer un
Mahomet malveillant ou stupide, qui déforme l'enseignement
reçu, mais on ne trouve rien qui puisse le compromettre. Au
contraire, il semblerait que ce soient les chrétiens qui sont
accusés :
quant Baheyra fut mort, les Chrestiens aussi comme a frein rompu
eslargirent la Compaignye de Mahomet et la cruauté de leur malice court en
divers lieux comme de robeurs et ravisseurs et ravissoyent tuoient et
troubloient les provinces et les royaumes tout jusques à la mort de
Mahomet288.
Dans le deuxième cas, l'astrologue juif n'est pas
honnête: il ment quant aux prétendus signes annonciateurs.
Toutefois, - pour ce qui touche à la propagation des
doctrines « hérétiques » - sa responsabilité n'est pas
clairement établie.
De plus, le texte ne fournit pas
d'éléments de nature à éclairer l'intérêt qu'aurait eu cet
astrologue à faire du prosélytisme en faveur des idées
nouvelles.
6.4.3.5. Exploitation du type 4
Reste le précepteur de l'Histoire Ecclésiastique dont
le rôle est de confirmer la mission de Mahomet. Après tout,
celui-ci n'est pas plus qu'un petit aide, une affirmation
d'une fausse autorité. Cela suffit néanmoins pour tromper un
peuple « brut comme les animaux ».
Chronologiquement, nous observons que les textes des
XI -XIIe siècles sont marqués par une nette mise en avant du
e
288
Tractatus de Statu Saracenorum dans Sinner, T. II, p. 290.
16
personnage du précepteur, sauf dans les Otia, où l'on trouve
une frappante inversion.
Par ailleurs, ces récits se
caractérisent également par des descriptions plus colorées et
plus longues que dans les autres vies. Comme ensemble, ils
contrastent avec les textes écrits par Pierre le Vénérable et
ceux qui lui sont ultérieurs.
Ceux-ci accordent moins
d'importance au précepteur - au profit de Mahomet - et sont
plus économes dans le domaine des descriptions.
Enfin,
n'oublions pas de rappeler que deux auteurs ne mentionnent
pas de précepteur dans leur texte : l'Istoria insérée dans le
Liber apologeticus martyrum et la Chronique Majeure.
6.4.4. Mahomet-mage
Il nous reste à fournir quelques explications sur les
textes qui conçoivent Mahomet comme un mage. Ces écrits sont
respectivement la Vita Machometi d'Adelphus, le Speculum
Historiale, les Chronica Maiora et le Fortalitium.
Mlle d'Alverny nous signale qu'un Mahomet-mage apparaît
déjà chez Euthyme Zygabène, écrivain byzantin du XIe
siècle289.
L'Encyclopaedia of Islam290, ainsi que Paul
Achard291, affirment que déjà de son vivant Mahomet était
considéré comme un mage par certains de ses adversaires.
Nous en déduisons que cette tradition a probablement circulé
oralement en Orient, qu'elle a ainsi été recueillie par
Euthyme Zygabène et enfin dispersée par lui.
Le fait que la qualité de mage soit allouée et au
précepteur et à Mahomet constitue à nos yeux une confirmation
du fait que les deux personnages sont à situer dans un
continuum et qu'ils se partagent caractéristiques292 et
responsabilités. Et il est aisé de citer d'autres
écrits qui vont dans le sens de cette thèse : le Livre du
Trésor de Brunet Latin († 1294) décrit Mahomet sous les
289
« La connaissance de l'islam au Moyen Âge », p. 597.
290
Cf. « Muhammad », p. 363.
291
Mahomet, p. 63.
292
Voir infra : notre point sur les traits de caractère attribués à Mahomet.
16
traits d'un moine apostat293, et dans Renart le Contrefait,
poème français du début du XIVe siècle, le prophète se
métamorphose en cardinal294.
293
Cf. A. d'Ancona, La leggenda di Maometto in Occidente », pp. 200-201.
294
A.C.M. Robert, Fables inédites des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, T.I, p. CXLV. Le
sujet de Mahomet cardinal semble avoir été étudié par E. Douthé (« Mahomet
cardinal » dans Mémoires de la société d'agriculture ... sciences et arts de la Marne, 2e
sér., I, 2, Châlons-sur-Marne, Martin, 1899, pp. 233-234.), mais nous n'avons pas pu
accéder à cet article.
16
6.4.5. Le précepteur de Mahomet: tableau récapitulatif
Qui?
Inspiré par le
prédit
instruit
confirme
Diable?
LAM
HET
Un « pseudo-
rassure Cadiga
monachus ».
après la première
crise d'épilepsie
de Mahomet.
VM(E)
Après la mort
[personnification
arrange le mariage
d'un évêque en
du Diable ?]
et toutes les ruses,
Terre Sainte, un
jusqu'au tombeau
faux ermite,
volant de
mage, avide de
Mahomet.
revêtir le poste
vacant, est
démasqué et
banni.
GDPF
Un ermite
Le Diable profite
Il souffle son
règle le mariage
candidat au
de ses sentiments
poison en
avec Cadiga pour
patriarchat,
de vengeance et
Mahomet et le
enrichir Mahomet.
tombe en
le met en contact
traite affectueuse-
disgrâce pour ces
avec Mahomet.
ment.
idées hérétiques.
VM(A)
Le moine
Mahomet et
C'est plutôt
hérétique Nestor
Nestor
Mahomet qui aide
est banni et se
s'instruisent
Nestor en tant que
retrouve dans les
mutuellement.
son héraut.
forêts de Liban.
Ensuite jaloux de
la renommée de
Nestor, Mahomet
l'élimine.
OM
Un ermite de
prédit les crimes
contraint par un
renom.
que Mahomet
complot de
commettra sous
Mahomet, l'ermite
la domination du
rassure Cadiga
Diable.
après la première
crise d'épilepsie.
SB
1. Serge, moine
1. Il est dirigé
1. enseigne la
1. aide Mahomet à
hérétique de la
vers l'Arabie par
fausse doctrine
triompher grâce à
secte
Satan.
chrétienne
la religion.
(nestorienne).
2. assiste.
nestorienne,
expulsé.
2. Un hérétique
juif.
SH
Un certain
aide à confirmer
astrologue.
les faux propos de
Mahomet.
CM
HO
1. Sosius, moine
1. « vir Belial ».
1. et 2. aident
16
Qui?
Inspiré par le
prédit
instruit
confirme
Diable?
apostat et
hérétique,
excommunié et
chassé, s'enfuit en
1. et 2. sont
Mahomet à
envoyés par
instaurer une
« l'ennemi de la
fausse loi.
religion ».
Arabie et veut se
venger
2. Un certain Juif
TS
Un homme
attend quelqu'un
Mahomet devient
chrétien très
dont l'importance
son fils adoptif et
pieux, appelé
pour l'Eglise
apprend de lui la
Bachut (Bahayra)
chrétienne lui a
foi chrétienne.
l'ermite vit dans
été révélée.
une abbaye dans
le désert.
FF
1. Un astronome
1. prédit que
1. enseigne les
juif
Mahomet sera un
sciences
2. Un moine
homme
naturelles et la foi
hérétique
important pour
juive et
d'Antioche,
régner et pour
chrétienne;
nommé Jean.
faire des lois.
invente une
3. Un moine
vision révélatrice
arien hérétique
de la grandeur de
Serge, expulsé.
Mahomet.
2. enseigne
(également)
l'Ancien et le
Nouveau
Testament mais
tout est contre
Dieu et la (vraie)
loi
3. enseigne
16
7. La « Révélation »
7.1. D'une
déguisée
Révélation
sincère
à
une
crise
d'épilepsie
Selon la tradition musulmane, Mahomet a reçu la
Révélation à l'âge de 40 ans environ.
Elle est précédée
d'une longue période d'enthousiasme fanatique pour restaurer
l'ancienne foi d'Abraham afin de lui rendre son ancienne
vigueur295.
C'est ainsi que Mahomet passa chaque année un
mois en solitaire, dans les grottes de Hira, pour méditer.
La Révélation survint durant ce mois de retirement annuel :
l'ange Gabriel (Jibra'il) lui apparut dans son sommeil et
l'obligea, lui, l'illettré296, à lire le premier verset du
Coran.
Pour ce qui touche à l'état de Mahomet au moment de la
Révélation, il est dit qu'il fut pétrifié et ne put plus
bouger. Ensuite il se cacha le visage en le couvrant d'un
tissu jusqu'à ce qu'il maîtrisât son émotion297.
Les auteurs byzantins, partant du principe que Mahomet
ne
pouvait
pas
avoir
eu
de
véritable
révélation,
introduisirent l'idée d'un Mahomet sujet à des crises
d'épilepsie.
Le déséquilibre mental, et l'épilepsie bien
plus encore, étaient reconnus comme étant des émanations du
Diable298.
En niant et en souillant de cette façon la base
même de l'islam, ils justifièrent leur vision selon laquelle
cette religion serait égale à tout ce qu'il y a de plus faux
et de plus abject.
Barthélémy d'Édesse donne une description détaillée de
la première crise vécue par Mahomet :
295
Cf. Mills, Histoire du Mahométisme ..., p. 13: « Des communications
prétendues avec la divinité sont la preuve la plus certaine du fanatisme religieux. »
296
Historiquement, il n'est probablement pas vrai que Mahomet fut tout à
fait illettré.
297
Cf. Sliman ben Ibrahim, E. Dinet, The life of Muhammad, p. 52; Gabrieli,
Mahomet, G.H. Bousquet, L'authentique tradition musulmane, p. 50.
298
A. Ducellier, Le drame de Byzance, p. 238.
16
Statim vero vertigine correptus in terram cecidit et procubuit sese volvens et
revolvens, dentibus stridentibus et ore spumanti, quod vobis inter orandum
admodum familiare est, o Musulmanni299.
Les autres auteurs byzantins sont moins explicites
quant à la description de la maladie, mais le sont plus pour
ce qui touche au nom de celle-ci : « comitialis morbus ».
Seul Euthyme Zygabène parle de paralysie dans sa Panoplia.
Par contre, dans son De Saracenorum principe, il utilise le
terme d'épilepsie300.
L'explication de la fausse révélation par l'épilepsie
proposait plus d'un intérêt : D'abord, la maladie avait une
connotation négative.
Celui qui vivait une telle crise
passait pour un possédé du Diable. La chute que provoquait
l'épilepsie correspondait ainsi à une chute au sens figuré.
Certains textes sont même très explicites à ce sujet.
De plus, la crise d'épilepsie permit de mettre en
relief l'hypocrisie et le caractère maléfique de Mahomet
ou/et de son précepteur, qui savai(en)t très bien qu'il ne
s'agissait pas d'une révélation, mais qui converti(ren)t
habilement les manifestations du mal en preuves de sainteté.
7.2. Les auteurs occidentaux
7.2.1. Introduction
299
Migne).
Barthélémy d'Edesse, op. cit., P.G. CIV, col.1427. (trad. en latin par
300
Voir: Théophane (IXe s.), Chronographia, P.G. CVIII, 686B : « Porro, cum
morbo comitiali laboraret » Constantin Porphyrogénète (Xe s.), op. cit., P.G. CXIII,
col. 191B : « Cum autem comitiali morbo laboraret, hinc dolor ingens uxori (...), tali
nupsisset viro, non solum egeno sed etiam epileptico » ; George Cédrène (XI e s.),
op. cit., P.G. CXXI, col. 810B : « Cum autem et daemone exageratur et comitiali
morbo laboraret (...) » ; Euthyme Zygabène (XIe s.), op. cit., P.G. CXXX, col. 1334C: «
Qui cum aliquando paralysi laboraret (...) » ; Euthyme Zygabène, Saracenica seu
Moamethica : « Habebat autem morbum epilepsiae » ; Jean Zonare (XIIe s.), op. cit.,
P.G. CXXXIV, col. 1286C: « Sed quia comitiali morbo laborabat, et ex intervallis
impetu illius mali prostratus, mente alienabatur ». (Traductions en latin par
Migne).
16
Dans le contexte chrétien occidental, la maladie était
également une métaphore du péché et même de l'hérésie301.
Parmi elles, le « mal caduc », caractérisé par sa chute, ses
convulsions et son aspect bestial302, occupait une place de
prédilection.
Les auteurs de nos textes semblent donc
volontiers avoir repris le fait que Mahomet souffrît de ce
genre de maladie car cela laissa aucun doute quant à sa
situation : il était clairement inspiré par le Diable.
Certains textes vont même jusqu'à expliciter pourquoi : pour
Embricon de Mayence303, comme pour Jacques de Vitry304, Dieu
punit celui qui a tant profané la religion chrétienne.
Toutefois, si ce motif occupe une place centrale dans
les biographies byzantines - à l'instar de la tradition
musulmane, la (fausse) révélation reste un pilier dans
l'histoire de la naissance de l'islam -, son intégration dans
l'ensemble des textes latins est parfois différente. On peut
dire que la
« Révélation » en état d'épilepsie entre parfois en
concurrence avec d'autres motifs, qui mènent eux aussi à ce
moment décisif synonyme du passage de Mahomet au rang de
prophète. Il s'agit notamment des motifs du mariage et des
ruses.
Il importe aussi de signaler que certains auteurs ont
également ou seulement intégré la crise d'épilepsie à la fin
de leur texte305.
301
Le Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, p. 942, réfère à un traité du
XIIe siècle écrit par Hugues Fouilloy: De la médecine de l'âme.
302
Que certains aiment accentuer en donnant une brève description: « [...]
eversis obtutibus, facie tabida, labiis spumantibus, dentium ejus stridoribus ipsa
terreri. » (Gesta Dei per Francos, I,3); « [...] nam Machomes morbo, qui dicitur esse
caducus, arreptus domine concidit ante pedes, menbra volutat humi, decurrunt ore
salive,[...].» (Otia de Machomete v.401 sq.); « spumans velut porcus » (Fortalitium
Fidei, Lib. IV, 2,2.3).
303
Dieu.
v.985-1014. C'est un long commentaire de l'auteur sur la vengeance de
304
p. 15 : « Ipse autem divino percussus judicio, morbo caduco laborans
aliquando in terram cadendo spumabat. »
305
V. aussi nos propos sur la fin de Mahomet.
16
7.2.2. Révélation et mariage
Dans presque tous les textes, s'il y a « Révélation »,
celle-ci est précédée du thème du mariage. Seul le texte de
la Vita Machometi d'Adelphus situe le mariage explicitement
plus tard, non loin en fait, de la fin de Mahomet306. Comme
nous l'avons déjà démontré, on a attribué à ce mariage une
implication sociale importante pour la percée de Mahomet.
C'est ainsi que Jacques de Vitry semble juger ce changement
social plus décisif que la crise d'épilepsie déguisée. Dès
lors, l'envie de Mahomet d'être reconnu comme prophète, et la
réalisation de ce désir, sont plutôt perçues comme une
conséquence de sa montée sociale doublée d'un orgueil
démesuré. Voici un extrait de l'Historia Orientalis:
Ipse vero, qui semper vitam miseram & inopem usque ad dies illos duxerat,
subito & quasi casu fortuito & inopinato ditatus coepit in oculis suis extolli
& apud se inaniter gloriari, cogitans intra se & modis omnibus procurans,
qualiter super gentes illas, que regem non habebant et tribus suas posset
dominari , & apud homines illos magnus haberi307.
Le Speculum, les Chronica Maiora, les Legenda Aurea308 et
le Fortalitium309,
semblent accorder autant d'importance au
mariage qu'à la crise d'épilepsie.
Le texte d'Alphonse de
Spina - contrairement à celui de Vincent de Beauvais310 - fait
clairement transparaître qu'il s'agit de deux traditions
différentes, puisées dans différentes sources. Il les traite
d'ailleurs dans des points séparés (II, 2.2 et II, 2.3).
306
absent.
On a déjà signalé que chez Pierre le Vénérable, le thème du mariage est
307
p. 11.
308
Il ne s'agit que d'un passage. Jacques de Voragine fait également état
d'autres visions. Voir ci-après.
309
Souvenons-nous que ces récits semblent relever d'une même tradition.
Voir supra.
310
Il semblerait donc que Vincent de Beauvais et Alphonse de Spina aient
utilisé séparément les même sources, probablement espagnoles.
16
La plupart des auteurs cependant, font la différence,
plus ou moins explicitement311, entre la préparation de la
carrière de Mahomet - son mariage -, et la « Révélation »,
l'événement qui change tout et qui lui accorde le titre de
« Prophète ». Encore que cette révélation puisse être d'une
nature différente qu'une crise d'épilepsie ...
7.2.3. Révélation et ruses
Dans l'Istoria de Machomete reprise par Euloge, Mahomet
reçoit la révélation par l'intermédiaire d'un vautour au bec
d'or, qu'il dit être l'ange Gabriel312.
Ce passage
intervient, comme l'épilepsie dans la plupart des autres
textes, après le mariage. Mais l'auteur est plus précis à ce
sujet, le vautour est l'esprit de l'erreur qui apparaît en
raison du comportement sexuel frénétique de Mahomet.
En
fait, à l'intérieur du récit, ce passage fonctionne de
manière analogue à celui de l'épilepsie dans les autres
textes.
Aux XIe-XIIe siècles, les Otia de Machomete et les Vitae
d'Adelphus et d'Embricon, diffèrent des autres textes en ce
sens que le thème des ruses y est situé de telle façon qu'il
devient également, un fait marquant dans la construction de
la carrière de Mahomet. Mahomet même, éventuellement assisté
par son précepteur, y manigance des faux miracles afin de
faire croire au peuple qu'il est l'envoyé de Dieu. Il s'agit
notamment de la vache porteuse du Coran,
de la colombe
chuchotante, du festin de lait et de miel et de l'eau
divine313. Chez Gautier de Compiègne, on peut voir ce passage
comme une sorte de confirmation; chez Embricon de Mayence et
311
Guibert de Nogent par exemple, est très explicite: « et quia pauper erat et
pauperi minus auctoritatis suppetebat, hoc ei statim modo divitias procuravit.
Ditissima quaedam mulier viduitatem, obeunte marito, inciderat. Eam sibi nuntio
sordidissimus eremita contraxit » (Gesta Dei per Francos, P.L. CVLI, col. 690C)
312
Liber apologeticus martyrum, P.L. CXV, col. 859 : « Mox erroris spiritus in
specie vulturis apparens os aureum sibi ostendens ».
313
Le lecteur touvera plus de détails sur ces ruses et faux miracles dans le
point suivant.
16
Adelphus, le thème acquiert plus de poids et sert à lui seul
de « Révélation ».
Au XIIIe siècle, Jacques de Voragine s'inscrit dans la
même lignée dans un fragment de sa Vie de Mahomet :
praedictus igitur vir populum convocans dixit, se illum sibi velle praeficere,
quem spiritus sanctus in specie columbae monstraret, statimque columbam
secrete emisit et illa super humeros Magumeth, qui cum aliis adstabat,
evolans rostrum in ejus aure apposuit. Quod populus videns spiritum
sanctum esse credidit, qui super eum descenderetac in ejus aure verba Dei
inferret (...)314.
La ressemblance avec le récit utilisé par Euloge est
frappante.
Pourtant, Il nous est difficile de croire que
l'Istoria ait été directement à la base de la Légende Dorée.
Nous pouvons avancer deux arguments :
- dans le Speculum et le Fortalitium figure un oiseau
« chuchotant ».
Ces deux textes relèvent, avec la
Légende Dorée d'une même source incertaine qui n'est
cependant pas l'Istoria315. On peut supposer que cette
dernière est à la base d'une évolution ultérieure.
- La conception des choses déployée dans l'Istoria est
très différente de celle dans le groupe de textes
cité : le vautour de l'Istoria est une sorte de deus ex
machina; l'oiseau dans les autres textes a été dompté
par Mahomet-même (ou son précepteur).
Ce dernier argument nous a amené à nous intéresser aux
stratégies de texte. Voici le fruit de nos analyses :
La crise d'épilepsie est définie comme une punition de
Dieu ou une manifestation du Diable.
Le vautour de
l'Istoria vient également pour condamner Mahomet. Or, sans
cette intervention extérieure, si on lui attribue le statut
de (fausse) révélation, Mahomet ne serait peut-être jamais
314
p. 828.
315
V. supra.
16
devenu Prophète. Aucun récit ne parle d'une simulation d'une
crise d'épilepsie.
Quant au Diable, est-ce lui qui avait
ainsi planifié l'ordre des événements, à la mode des dieux de
la mythologie grecque? Tout ceci n'était pas vraiment clair.
C'est pourquoi, du moins nous le supposons, quelques auteurs
ont voulu que l'enchaînement des faits soit plus logique, et
ce dès le XIe siècle.
Certains ont décrit comment Mahomet
devint prophète après son mariage316, d'autres ont fait surgir
l'idée d'une fausse révélation dans l'esprit - encore plus
diabolique - de Mahomet même ou/et de son précepteur.
L'on
voit
ces
stratégies
se
côtoyer
dans
des
biographies comme la Légende dorée, le Speculum ou le
Fortalitium, de par le fait que ces textes proposent une
compilation d'éléments venant de sources différentes.
316
V. supra.
16
7.3. La Révélation à travers le mariage, l'épilepsie et les
ruses : tableau récapitulatif
Mariage
LAM
Crise d'épilepsie
Ruses
(1) cum patrona sua jure
(2) Moxque erroris spiritus in
barbarico in ira congressus est
specium vulturis ei apparens, ...,
angelum Gabrielem esse se dixit
HET
(1) Paulatim autem fiducia penes
(2) Porro habebat passionem
ipsam percepta mulierem, qui
epilepsiae.
vidua erat, et accepit eam uxorem
VM(E)
GDPF
(1) Impaciensque more, mox
(3) Nam male pro gestis rapit
(2) signis namque novis frons
libertatis honore/ Donans
hunc epilentica pestis que vexet
titulata bovis/ Auro fulgebat
Mammutium, detrahit officium/
miserum pro numero scelerum.
carmenque novum retinebat/
Illi servile pro quo sibi reddit
Quod qui viderunt, tale fuisse
herile,/ Atque suum dominum,
ferunt:/
constituit famulum/ Nempe
« HUNC DEUS ELEGIT, QUI
maritali theda rituque jugali/
ME SERVIRE COEGIT, SIC
Huic se subposuit, heu! quia
EGO MISSUS EI SUM
depuduit.
PIETATE DEI. »
(1) Spe igitur omnium quae
(2) propheta coepit egregius
(3) et per medias coadunatarum
fierent et quae fienda essent
morbo epilepsiae, quem caducum
gentium turmas, volumine
praecognitionis illecta, suo vati
vulgo dicimus (...) vexari
cornibus imposito, ad pedes
conjungitur
loquentis
quasi congratulatura vacca
contendit
VM(A)
(2) Te mihi celitus destinatam
(1) - simulata ille intus, quasi se
uxorem, sed nisi spe prolis
de oratione nuper levaret,
promisse vellem, si fas esset,
fatigatione acceptis per fenestram
destinatis reluctari.
vasis singulorum de utribus, quos
ad hoc absconderat
- vitula quam accurentem cernitis,
nuntia dei venit
OM
(1) Tractatur de conjugio,
(2) Nam Machomes morbo, qui
(3) Tunc Taurus (...) exilit ad
consentit uterque/ et modico
dicitur esse caducus,/ arreptus
vocem Machometis vincula rumpit
lapso tempore conveniunt.
domine concidit ante pedes.
et domini pedibus stratus adorat
eum.
et ut fertur, a multis, arreptitio et
SB
cadente, quasi instrumento et
organo sibi aptissimo usus [...]
gentem maximam [...] secum in
aeternam perditionem dimersit.
SH
(1) prefata mulier [...] cum esset
(2) Post hec vero machomet cepit
(3) - columba in ejus aurem juxta
vidua assumpsit eum sibi
cadere frequenter epylentica
morem solitum grana in ibi
maritum sicque machomet totius
passione
reposita comedens
provincie illius obtinuit
qui verba legit ei suggerere
principatum.
simulavit
- taurus [...] qui legis nove
mandata celitus missa que ipse
cornibus ejus alligaverat detulit
- picerias lacte ac melle plenas
quas ipse in certis locis terre
latenter infoderat quasi per
divinam revelationem ibidem
16
Mariage
Crise d'épilepsie
Ruses
effodi fecit
CM
(1) praefata mulier [...] cum esset
(2) Post haec autem Mahumet
vidua, adsumpsit eum sibi
coepit cadere frequenter
maritum, sicque Mahumet totius
epilentica passione
provinviae illius obtinuit
principatum.
HO
(1) Tous deux enflammés par les
(2) Frappé lui-même d'un
mêmes désirs formèrent d'abord
jugement divin, et travaillé du
une liaison secrète et criminelle,
mal caduc, il tombait quelquefois
mais ensuite cette femme se
sur la terre, couvert d'écume.
maria publiquement avec lui
TS
(1) En la fin mourust le Sire de
Mahomet riche & plein d'argent
& pour ce que la femme de ce
marchant le vist de grant beaulte
& saige & plain d'engin & de
fortune eureuse si le print a
mary.
FF
(1) et cum esset [tadiga] vidua
(2) Cum die quadam presente
(3) - columba candida [...] in ejus
accepit eum sibi in maritum sic
Cadica regina uxore sua caderet
aure juxta morem solitum grana
quod machometus totius illius
in terra spumans velut porcus.
in aure reposita comedens verba
provincie obtinuit principatum et
legis ei suggere videbatur.
incepit esse dives et potens
- Thaurus [...] quasi nove legis
mandata celitus missa que ipse
cornibus ejus alligaverat detulit
- et vasam quedam lacte et melle
plena que ipse in certis venis terre
artificiose ac latenter immiscuerat
quasi per divinam revelationem
fecit effodi
8. Faux miracles et ruses d'un faux prophète
8.1. Mahomet présenté comme personnage rusé
Dès le Liber apologeticus martyrum, la ruse semble
s'ériger en trait saillant du caractère de Mahomet, et forme
d'écho en écho un fil rouge à travers les siècles317.
Cette forme malsaine d'ingéniosité, cette intelligence
maligne n'est autre qu'une marque de son pacte avec le Diable
317
En voici une énumération : « ut erat astutior tenebrae filius (...) » dans le
Liber apologeticus martyrum, P.L. CXV, r. 16; « nequissime artis, mentis callose,
nicrologiae diabolicae alumnus doctrinae, magus super omnes. » dans la Vita
Machometi d'Adelphus, v. 89-90; « astutus Machomes mente » dans les Otia de
Machomete, v. 850; « (...) strenuus in singularibus et calliditate multa » dans la
Summula quaedam brevis, P.L. CLXXXIX, col. 653B; « coepit paulatim astutum in
errorem inducere » dans le Speculum Historiale, Lib. XXIII, 39 et Chronica Maiora, I,
p. 269; « usus fuit quadam astucia vulpina » dans le Fortalitium Fidei, Lib.IV, 2, 2.2.
16
et constitue donc une énième tactique par le biais de
laquelle nos auteurs veulent discréditer le faux prophète.
On comprend dès lors pourquoi dans certains textes, le
précepteur est frappé du même mal318.
Il va de soi que les auteurs ne se sont pas contentés
de citer cette caractéristique, s'ils le font.
Bon nombre
d'entre eux l'ont accentuée et lui ont accordé une importance
primordiale en décrivant et en commentant les ruses
diaboliques de Mahomet et/ou de son précepteur. Celles-ci
sont plurielles et revêtent des natures différentes.
Ciaprès le répertoire des ruses recensées avant de les
commenter :
a.
b.
c.
d.
e.
f.
g.
h.
i.
j.
faire en sorte que quelqu'un tombe malade
faire en sorte que quelqu'un tombe amoureux
l'ermite corrompu
La vache / le taureau / le veau messager
la colombe chuchotante
l'eau divine
le festin de lait et de miel
l'assassin innocent
recomposition d'un cadavre
suspension d'un tombeau
8.2. Répertoire des ruses : commentaires
8.2.1. Capacités maléfiques
Ce point regroupe les points a, b et i du répertoire.
On ne les retrouve que dans la Vita Mahumeti d'Embricon de
Mayence : afin d'installer en position d'autorité sa
marionnette Mammutius, le Mage fait en sorte que le consul de
Lybie tombe malade319 il est ainsi plus facile de
318
« Quod dum Nestorius (...) suam defendendo partem astuta digressione
exposuisset » chez Adelphus, v. 84-85; « At ille, cum incomparabili praemonitus
esset astutia » chez Guibert, P.L., CLVI, col 691A.
319
v. 255-258 :
« At Magus ut novit, sua mox prestigia movit
Et sic inmeritum Mammutii dominum
Morbo percussit tantisque doloribus ussit
Quod sibi mors levior, vita foret gravior. »
16
l'assassiner - , ensuite que sa veuve tombe amoureuse de
Mammutius et veuille l'épouser320.
À la fin du récit, il
recompose le cadavre dépecé de Mahomet321.
Le Mage, et non Mahomet, y est ainsi diabolisé à
l'extrême, la magie étant considérée comme le pendant noir et
satanique du miracle.
L'insertion de ce genre de motifs indique que le texte
d'Embricon de Mayence s'inscrit dans un cadre plus romanesque
que les autres récits traités.
8.2.2. L'ermite corrompu
Nous nous contenterons d'exposer brièvement ce motif
auquel nous avons déjà fait allusion quand nous avons parlé
du précepteur de Mahomet.
L'ermite corrompu, présent
uniquement dans les Otia, est une version « négative » du
personnage arabe de Bahîra.
Tout au début de l'histoire,
Mahomet se rend chez ce saint homme qui a le don de la
prédiction :
Sanctus ei: « Vere possessio demonis es tu:
lex nova, sacra fides te tribulante ruet,
conjugium solves, corrumpes virginitatem
judicioque tuo castus adulter erit
et lex legitimum dampnabit, iniquus amicum
justicie, pietas impietate cadet.
Tu facies mentis ut circoncisio non sit,
320
v. 297-301 :
« Tunc Magus inceptis magis insistebat ineptis
Taliter afficiens arteque decipiens
Consulis uxorem quod vix pateretur amorem
Ni servum proprium nomine Mammutium
Quamvis invitum festinet habere maritum; »
321
v.1071-1076 :
« Atque reportavit corpus lectoque locavit,
Arte licet membra fovens lacera.
Ad quod miscetur quodcumque valere videtur :
Sucus laureole flosque tner viole.
Inplebantque domum thus, balsama, nardus, amomum,
Ex quibus ignotum fecit hic antidotum; »
16
ut redeat carnis, ut sacra esset aqua,
utque loquar brevius, Adam veterem renovabis
atque novas leges ad nichilum rediges! »322
Mahomet ne se reconnaît pas du tout dans cette
description, mais le Diable prend possession de lui. Quand
plus tard, marié, il est victime de sa première crise
d'épilepsie, il se souvient du vieux sage et décide de
l'utiliser pour convaincre sa femme du fait qu'il est un
prophète : le vieil homme n'a d'autre possibilité que de
confirmer les propos de Mahomet devant l'épouse prostrée,
s'il veut que Mahomet permette, à lui et à ses disciples, de
continuer dans la foi chrétienne323.
8.2.3. La vache, le taureau, le veau messagers
Embricon de Mayence semble être le premier à avoir
inséré dans son récit ce thème que nous retrouvons ensuite à
de multiples reprises. Il s'agit d'un veau que Mammutius a
élevé en cachette sur les conseils du Mage. Dans une caverne
sans lumière, « infernis vicina »324, il est devenu un monstre
terrible dont Embricon de Mayence décrit avec plaisir les
détails :
Quem si spectares, taurum vix esse putares;
Dixisses potuis : « Demonis est socius ! »
Nam non taurina fuit illi sed peregrina
Monstri forma novi, nec simulanda bovi.
Cornibus horrendus, plus rinocerote timendus;
Ignea lux oculi terror erat populi,
Horruit ipsarum quasi spinis forma genarum;
Huic habuit nares bestia nulla pares.
Terribilis flatus, patulus fuit oris hiatus
Et rictus atri forma fuit baratri.
322
Otia de Machomete, v.57-66.
323
v. 626-627 : « Tunc sanctus Christi plus conmoda quam sua pensans
dicere promittit que Machomes monuit. »
324
Vita Mahumeti, v. 361.
16
Vertex cristatus et equino more comatus,
Colli magnifica formaque terrifica
Exstabatque thoris pectus sublime decoris
Et conformis ibi vix fuit ipse sibi.
Neu ponam dorsum vel cetera membra seorsum :
Dorso, poplitibus, cruribus et pedibus
Silvis exstanti fuit, ut puto, par elephanti ;
Et si quis querat : belua talis erat
!
325
Lâché et confronté à la lumière, ce monstre ravage les
endroits par lesquels il passe. Vient alors le moment où il
faut élire un nouveau roi : le Mage, qui a l'habitude de se
faire passer pour un sage pauvre, édicte que celui qui
arrivera à juguler la bête sera élu. Après quelques scènes
qui semblent être inspirées par les corridas, et qui
pourraient trahir une source espagnole, c'est évidemment
Mahomet,
« Mammutius », qui dompte l'animal, qui lui est bien connu.
Les spectateurs sont stupéfaits, surtout quand ils voient que
le monstre porte sur le front une pancarte avec le texte
suivant :
HUNC DEUS ELEGIT, QUI ME SERVIRE COEGIT
SIC EGO MISSUS EI SUM PIETATE DEI326
Quant aux origines de ce passage, celles-ci pourraient
être localisées dans un écrit intitulé l'Apocalypse de
Bahira, si on accepte qu'il soit antérieur au XIe siècle327.
Ce texte anonyme, narrant la confession du vieux moineprécepteur Serge-Bahîra, contient en effet également un
325
v.369-386. Pour une analyse intertextuelle de cette description, nous
renvoyons à Guy Cambier, Introduction à l'édition de la Vita Mahumeti d'Embricon,
pp. 18-20.
326
Vita Mahumeti, v. 677-678.
327
Il n'y a pas de clarté absolue quant à la datation de ce texte : A. Abel le
situe au IXe siècle, R. Gottheil au Xe, A.J. Wensinck au XIe-XIIe, enfin G. Levi della
Vida « à une époque beaucoup plus avancée que le IXe siècle ». (V. Y. Lepage,
Introduction à l'édition du Roman de Mahomet, pp. 20-21).
16
passage où est décrit la vache porteuse du Coran328. Pour ce
qui est des origines plus lointaines : le Coran contient en
son sein une sourate « de la vache »329. Elle porte ce nom
parce qu'elle propose effectivement un passage avec une vache
qu'Allah demande de sacrifier330.
Dans la même sourate, il
est également question de la qualité divine du Coran. Un peu
de confusion et beaucoup de fantaisie auraient pu mener à la
ruse décrite.
Ainsi aurait pu avoir lieu le même procédé
dérivationnel comme dans l'Istoria de Machomete.
Celle-ci
raconte que Mahomet composa des psaumes à la mémoire de
veaux, de huppes et de grenouilles (« psalmos composuit
memoriam faciens rubrae vitulae, upuppae et ranae »)331. Il
s'agit
à
l'origine
probablement
d'une
réminiscence
332
coranique .
Mais peut-être y a-t-il encore un autre facteur dont il
faut tenir compte. Nous en parlerons lors de notre deuxième
partie.
Une chose est en tout cas certaine: le motif a plu. Peu
après Embricon de Mayence, c'est Guibert de Nogent qui en
fait usage. Cependant, le taureau monstrueux qu'avait décrit
le premier devient chez le second une vache docile. C'est-àdire que Mahomet a accoutumé une vache à accourir dès qu'elle
entend
sa
voix
(«
ita
manui
suae
assuefecerat
ut
quotiescunque
aut
ejus
vocem
audiret,
vel
videret
praesentium, vix eam vis ulla teneret quin ad eum
intolerabili quadam aviditate
concurreret »)333.
Le prophète annonce ensuite un jeûne
collectif de trois jours, au bout desquels Dieu donnera un
328
Cf. Y. Lepage, introduction à l'édition du Roman de Mahomet d'Alexandre
du Pont, pp. 43-44.
329
C'est la deuxième sourate du Coran.
330
Cf. Coran, 2,67-72.
331
Liber Apologeticus martyrum, P.L. CVLI, col. 860A.
332
M.-Th. d'Alverny réfère à la sourate 27, « dans laquelle il est question de
Salomon, de la huppe et de la reine [regina = rana] de Saba » (« La connaissance de
l'islam en Occident », p. 589).
333
Cf. Gesta Dei per Francos, P.L. CLVI col. 691C.
16
signe. Il fait apparaître la vache précisément au moment où
il est entouré de la foule, avec entre ses cornes le livre
qu'il a écrit (Guibert ne parle pas explicitement du Coran).
Quand elle se couche à ses pieds, le peuple est fou de joie
et fête le Prophète et le livre « miraculeusement
offert »334.
Chez Adelphus, un veau est mis en scène. Caché par
« Machometa » et privé d'eau durant deux jours, il est lâché
le jour où Mahomet a convoqué le peuple. Près d'une source,
il attend que Dieu envoie le Message écrit. Et voilà que le
veau, assoiffé, se rue vers la source, le Message attaché à
ses cornes, et fait une génuflexion, afin d'avoir accès à la
source :
Cumque multis sermonibus ille diem protraheret, nonnullis ambagibus
turbam detineret, ecce sole jam a centro ad nonam vergente vitulam a
Nestorio emissam procul accurentem adeo sitibundam - noverat enim ibi
fontem -, aspexere (...) iam super fontem venerat vitula et siti, cuius impetu
ferebatur, satisfaciens ripe genibus incumbebat et prospecta cornuum
insolita spetie sub unda ad singulos tactus reformidat335.
Chez Gautier de Compiègne, figure un taureau dont la
description diffère également fortement de celle faite dans
le texte d'Embricon de Mayence.
Cet animal est blanc comme
neige et docile comme un mouton. Caché depuis le temps où il
était encore un veau, il a appris à faire la génuflexion et à
prendre une pose d'adoration :
Sed vitulum niveum Machomes absconderat intus
cuius erat potus Bachus et esca Ceres,
qui sic doctus erat studio Machometis, ut eius
se genibus flexis sterneret ante pedes
et persistebat in terra sicut adorans,
donec surgendi signa daret Machomes336.
334
Cf. Ibidem, col. 691C-D.
335
v. 239-242 et v. 251-254.
336
v. 665-670.
16
Sa fonction est similiaire à celle décrite dans le
texte de Guibert : apporter le Livre de Dieu, entre ses
cornes, et faire la courbette, bref, jouer le messager de
Dieu.
Il est intéressant de voir que les taureaux d'Embricon
de Mayence et de Gautier de Compiègne - le premier violent et
monstrueux, le deuxième docile et mignon -, coexistent dans
la Légende de Mahomet, ouvrage italien du XIVe siècle337.
Mahomet y devient roi après avoir dompté un taureau-monstre,
et il accède au statut d'envoyé de Dieu après la remise du
Coran par le veau-messager338.
Le taureau - messager - réapparaît encore, mais
beaucoup plus succinctement, chez Vincent de Beauvais339 et
chez Alphonse de Spina340.
Ces deux fragments sont presque
identiques et ont probablement comme source commune le texte
disparu de Guillaume de Tyr, cité explicitement par Vincent
de Beauvais341. Ce serait donc une deuxième source commune,
après la Risala du pseudo-Kindi.
8.2.4. La colombe chuchotante
Nous retournons au monde des animaux.
La colombe qui
semble chuchoter quelque chose à l'oreille du faux prophète
apparaît - nous l'avons déjà dit - dans plusieurs textes
tardifs : le Speculum Historiale342, les Legenda Aurea343 et le
337
Comme nous l'avons déjà mentionné dans notre Introduction (note sur les
textes du XIVe siècle), nous n'avons pas pu accéder à l'édition de ce texte, faite par
Mancini. Nous nous basons sur un article de Guy Cambier, « L'épisode des
taureaux dans la Légende de Mahomet ».
338
V. Guy Cambier, « L'épisode des taureaux ... », pp. 230-231.
339
Speculum Historiale, Lib. XXIV, 40.
340
Fortalitium Fidei, Lib. IV, 3.
341
Speculum Historiale, Lib. XXIIII, 40 : « Fertur autem esse libellus in
partibus transmarinis de mahometi fallaciis in quo legit (...) ».
342
Lib. XXIV, 40.
343
p. 828.
16
Fortalitium Fidei344.
On se souviendra que deux de ces
textes, le premier et le troisième, contenaient déjà des
fragments presque identiques relatifs au passage du taureau
et qu'on leur a attribué une source identique345.
Dans ces
récits, la colombe constitue en fait une sorte d'addition au
passage où Mahomet a rassemblé le peuple pour la remise
miraculeuse du Livre de Dieu.
C'est ainsi qu'avant
l'apparition du taureau, elle vient lui souffler à l'oreille
le Message que le taureau apporte en version écrite.
Comme ce fut le cas pour le taureau, la colombe a
également été préparée pour cette intervention : elle a
l'habitude de venir picorer la graine que Mahomet pose pour
elle dans le creux de son oreille.
On se souviendra également que nous avons émis
l'hypothèse que Jacques de Voragine se serait partiellement
basé sur le Speculum de Vincent de Beauvais, mais qu'il
semble accorder une importance plus fondamentale au passage
de l'oiseau, du moins dans un fragment de son texte.
Ce
fragment se caractérise par une frappante similarité avec
l'Istoria de Machomete d' Euloge : celui où Mahomet reçoit la
« Révélation » par l'intermédiaire d'un vautour au bec d'or
qu'il présente comme l'ange Gabriel. Mais le texte ne parle
ni de « chuchoter à l'oreille », ni d'une ruse de la part de
Mahomet.
8.2.5. Les provisions divines
Nous parlerons ici des points f et g du répertoire.
C'est Adelphus qui nous narre l'histoire de l'eau divine :
Mahomet et Nestor ont caché des outres pleines d'eau près de
la cabane de Nestor dans le but de simuler ainsi une
intervention divine. Le peuple s'étant rassemblé autour de
la cabane pour écouter la nouvelle doctrine de Nestor, et
ayant résidé trois jours durant dans cet endroit désert et
aride, la soif lui devient insupportable.
C'est alors que
Nestor promet de prier Dieu pour qu'il intervienne.
Le
344
Lib. IV, 3.
345
Cf. supra, 7.2.3. Révélation et ruses.
16
lendemain, l'eau coule et le peuple s'extasie346.
Et voilà
que l'auteur tourmenté se pose la question suivante :
O iterum iterumque omni caligine cecior gentilitas, quare tam concita mente
furtivo signo credebas? Cur non saltim apertum et detectum poscebas?
Certe certe non furtim sed palam Moysi virga fontem de petra elicuit sicque
sitientibus ministravit347.
L'origine de ce motif se trouve peut-être dans une
certaine réalité historique.
En effet, P. Achard écrit à
propos de la Mecque que cette ville « est située dans une
vallée pierreuse et stérile, environnée de montagnes » et que
« Les habitants recueillent l'eau des pluies qu'ils
rassemblent dans des citernes »348. Une telle image a pu être
rapportée par des croisés.
Nous retrouvons la même mise en scène dans la Légende
de Mahomet, écrit que nous avons déjà cité à propos de
l'épisode des taureaux. Mahomet, en tant que nouveau Moïse,
y fait apparaître cinq outres pleines d'eau349.
En établissant un parallèle avec les miracles accomplis
par Moïse, ces auteurs affichent ostentativement leur
mauvaise foi, car les miracles chrétiens auraient pu - tout
aussi
facilement - être l'objet de descriptions ironiques. On ne
peut trouver meilleure illustration de ce que sont les
« frontières de la foi » : comparer Moïse et Mahomet, c'était
comparer Dieu et le Diable.
Le motif du lait et du miel ne fait que reprendre cette
stratégie. Dans les Otia, Gautier fait même en sorte que ce
soit Mahomet en personne qui établisse la comparaison avec
Moïse. Il rend ainsi l'ironie encore plus mordante :
346
v. 181-193.
347
Vita Machometi, v. 194-196.
348
Mahomet, p. 6.
349
Cf. Guy Cambier, « L'épisode des taureaux ... », p. 234.
16
« Ascendamus », ait, « montem quem cernitis illic,
fortassis nobis celica verba sonent:
Sic etenim quondam Moyses de monte refertur
in tabulis legem dante tulisse deo »350.
Et avant que la loi lui soit apportée par le taureau
(Cf. supra), Mahomet « découvre, grâce à Dieu », des puits
remplis de lait et de miel, qu'il avait lui-même creusés et
remplis351.
Il explique que le miel signifie que les lois
dures seront abolies, et le lait que c'est le Père qui les en
libère.
Cette même ruse est décrite par Vincent de Beauvais352 et
par Spina353, ce qui pourrait, une nouvelle fois, indiquer
Guillaume de Tyr comme source354, celui-ci s'étant sans doute
inspiré de la description coranique du Paradis : des jardins
parcourus de ruisseaux d'eau, de lait, de vin et de miel355.
8.2.6. L'assassin innocent
Il est étonnant d'observer que ce motif se présente par
deux fois.
La première attestation figure dans le texte
d'Adelphus : Mahomet, jaloux du fait que la renommée de
Nestor soit plus grande que la sienne, décide de se
débarasser de lui. Et, vu que le but avoué est que tous les
honneurs lui reviennent, il ne peut se permettre le moindre
soupçon à son égard. C'est la raison pour laquelle il enivre
tout le monde, Nestor et ses compagnons, et qu'il tue Nestor
avec l'épée d'un des compagnons.
Celui-ci sera ensuite
350
Otia de Machomete, v. 765-768.
351
v. 811-828.
352
Speculum Historiale, Lib. XXIV, 40.
353
Fortalitium Fidei, Lib. IV, 3.
354
Plutôt que la Risala, puisqu'il s'agit toujours du même passage, contenant
aussi le taureau et la colombe, où Vincent de Beauvais réfère précisément au
Libellus de Guillaume de Tyr.
355
Coran 14,23 et 47,15.
16
exécuté par Mahomet.
Voilà donc la première version356.
La deuxième version présente de très nombreuses
analogies avec la première, si ce n'est que cette fois-ci,
c'est Mahomet qui se fait leurrer.
Ce sont ses compagnons
qui sont jaloux et qui tuent le sage Bahîra avec l'épée qui
lui appartient357.
Cet exemple illustre à merveille combien
le texte de Guillaume de Tripoli détonne fondamentalement par
rapport aux autres : on n'y trouve presqu'aucun élément
négatif relatif à Mahomet.
Par ailleurs, il nous paraît assez improbable que
Guillaume se soit basé sur le récit d'Adelphus. Premièrement
parce que celui-ci n'a guère circulé - il n'en existe qu'un
seul manuscrit -, deuxièmement parce que tout chez lui, y
compris sa connaissance de l'arabe, fait deviner des sources
orientales.
Quant à Adelphus, il peut avoir recueilli
oralement des vestiges de cette filière, comme il semble
l'avoir fait aussi pour d'autres motifs (Cf. infra).
8.2.7. Le tombeau suspendu
Cet épisode sera développé ultérieurement,
avec celui du cercueil de Mahomet358.
ensemble
8.2.8. Conclusion
En guise de conclusion à cette énumération commentée,
nous répétons que le caractère roué attribué à Mahomet avec
pour corollaire ses ruses, ont pour but de diaboliser le
Prophète d'Allah - et/ou son précepteur -, et par cette voie,
de discréditer sa personne ainsi que ses enseignements. Dans
ce même but, les textes renvoient à plusieurs reprises
explicitement à Moïse, un vrai prophète qui n'avait pas
besoin de mentir.
Nous avons le sentiment que l'Occident
producteur de cette image d'un Mahomet rusé, s'est heurté à
ses croyances et à ses récits de miracles, et que c'est là
356
Vita Machometi, v. 258-270.
357
Tractatus de Statu Saracenorum dans Sinner, T. II, pp. 289-290.
358
Cf. le chapitre sur la fin de Mahomet.
16
précisément qu'il faut chercher la raison d'être des motifs
que nous venons de décrire.
Cependant, tous les textes n'ont pas eu recours à des
constructions narratives ayant pour visées la mise en exergue
des ruses utilisées par Mahomet.
En effet, afin d'être à
même de l'opposer aux vrais prophètes, certains auteurs de
Vitae privilégieront un autre thème tout aussi porteur de
discrédit, celui des « faux miracles ».
8.3. Faux miracles
Lorsque que nous avons abordé les premières années de
la vie de Mahomet, nous avons fait allusion aux nombreux
récits relatifs aux miracles que la tradition musulmane situe
durant l'enfance du Prophète, période sur laquelle les
historiens ne disposent que fort peu d'informations.
L'introduction dans les Vitae des miracles vécus par
Mahomet est un fait tardif, vu qu'il faut attendre le
Speculum Historiale de Vincent de Beauvais pour y trouver une
première allusion, et l'Historia Orientalis (XIIIe s.) de
Jacques de Vitry pour que le sujet en question apparaisse à
plein dans une Vie de Mahomet.
Ce constat entraîne bien
évidemment une interrogation sur les raisons imputables à
l'introduction tardive de ce thème au sein des Vitae.
Répondre à cette question n'est pas aisé, pour ne pas
dire impossible au stade des recherches que nous menons. En
effet, le problème posé touche aux hadîths ainsi qu'aux
autres traditions musulmanes359, et à la prise de connaissance
du contenu de celles-ci au sein du monde arabe360, et a
fortiori en Occident.
En fait, nos investigations ne nous
permettent d'énoncer que trois suppositions : d'une part, le
sujet des miracles abordé ne figure ni dans des oeuvres très
fournies telles que le Panoplia Dogmatica et le Saracenica,
sive moamethica du byzantin Euthyme Zygabène (XIe s.)361, ni
359
Cf. notre Introduction.
360
Ibidem.
361
Cf. P.G., CXXX.
16
dans l'oeuvre abondante en la matière de Pierre le Vénérable,
ni dans l'oeuvre apologétique contre l'islam du magister
Alain de Lisle (XIIe s.)362, ni même dans le Contenta contra
sectam Mahumeticam363 de Ricoldo da Montrecroce, qui longtemps
séjourna dans les pays du Levant, ce qui pourrait nous amener
à croire que le sujet des miracles de Mahomet était peu ou
pas du tout connu en Occident jusqu'au milieu du XIIIe
siècle;
d'autre part, il n'est peut-être pas inutile de
prendre en considération que Jacques de Vitry « a été nommé
en
1216
évêque
de
la
ville
d'Acre,
carrefour
de
civilisations,
creuset
où
se
mêlent
des
communautés
364
religieuses et humaines fort disparates » , soit en un lieu
- comme en attestent ses Lettres365 - où il fut confronté à «
l'univers complexe des Églises orientales »366, mais aussi à
celui des traditions véhiculées par les Sarrasins, ce qui
pourrait expliquer les connaissances en la matière affichées
par Jacques de Vitry; et enfin, rappelons ce que nous offre
en partage l'Encyclopedia of Islam :
Altogether, in the 13th century there originated then those writings which
finally completed in essence the whole knowledge of the European Middle
Ages and which - apparently by always going back directly to ArabicIslamic sources - transmitted a remarkably wide spectrum of correct
information367
Comment les « miracles de Mahomet » sont-ils utilisés
dans les Vitae afin de jeter un discrédit supplémentaire sur
l'islam et son Prophète ?
362
Cf. Contra paganos seu Mahometanos dans P.L. CCX. Cf. également
l'édition de ce texte inséré dans un article de Marie-Thérèse d'Alverny : « Alain de
Lille et l'Islam. Le Contra Paganos ».
363
Oeuvre écrite par un dominicain florentin qui mourut en 1309. Par
conséquent, ce texte est postérieur à celui de Jacques de Vitry.
364
J. Loew et M. Meslin, Histoire de l'Église par elle-même, p. 157.
365
Cf. R.B.C. Huygens, Jacques de Vitry, lettres (1160-1240).
366
J. Loew et M. Meslin, op. cit., p. 157.
367
Cf. sous l'entrée « Muhammad », p. 379.
16
Jacques de Vitry articule son argumentation sur les
propos qu'auraient tenus Mahomet, à savoir, que les prophètes
« ne sont pas des faiseurs de miracles agissant sur commande.
Ils ne sont que des hommes ordinaires »368. Ainsi, Jacques de
Vitry
écrit que Mahomet affirmait qu'il n'était pas venu
pour faire des miracles369, et que par conséquent, ceux qui
sont transmis par la tradition islamique constituent autant
d'inventions. Et il étaye ses propos en proposant plusieurs
exemples : le loup effrayé, la lune qui descend, l'agneau qui
parle370.
Observons
que
l'auteur
de
l'Historia
Orientalis
s'inscrit dans la l'esprit scolastique de son temps, et fait
donc usage d'un syllogisme pour démontrer l'inexistence des
miracles rapportés par la tradition, mais ce faisant, il
reconnaît implicitement que Mahomet est un prophète ... ce
qui n'était sans doute pas le but visé.
Spina, quant à lui, propose un autre miracle bien connu
de la tradition arabe : celui de la poitrine ouverte de
Mahomet371. Selon cette tradition, des êtres surnaturels ont
ouvert le corps de Mahomet, ils en ont sorti son coeur, l'ont
lavé et/ou pesé et l'ont ensuite remis en place. C'est un
des passages qui a pour fonction de présager la vocation
divine de Mahomet. Ce que fait Spina de ces données est très
simple mais aussi très efficace : premièrement, il réduit la
réalité supposée à une vision. C'est le juif astrologue qui
l'a eue durant son sommeil. Deuxièmement, Alphonse de Spina
affirme que le juif a menti et que cette vision n'était que
pure invention.
En d'autres termes, il n'en est rien de
cette prédestination divine.
De cette façon, Alphonse de Spina annonce dès le début
- Mahomet étant encore enfant au moment de cette vision - que
l'islam est une construction qui ne repose sur rien de
solide, si ce n'est des mensonges.
368
Dictionnaire de l'Islam (Brepols) : sous « miracle », p. 258.
369
Ibid., p. 19.
370
Ibid., pp. 20-21.
371
Pour plus de références et d'explications, voir H. Birkeland, The legend of
the opening of Muhammed's breast.
16
Plus loin, l'auteur oppose miracles et magie; il
n'exclut pas le fait que des faits surnaturels aient eu lieu,
mais les qualifie de sataniques. On y lit :
et cum hec dixit [ = Mahomet] laboravit ut suis incantationibus et magicis
artibus ac diabolo concurrente quo dirigebatur facere aliqua mira que
miracula videbantur ante illam [= Khadîdja].
Et quia aliqua modo teste
scriptura diabolus in angelum lucis se transfigurat diabolus intrabat in eo et
faciebat ei aliquo futura predicere et per istum modum decipiebat
gentes372.
Nous avons déjà insisté sur la position du Tractatus de
Statu Saracenorum par rapport aux autres textes. Pour le cas
qui nous occupe, il se démarque une nouvelle très clairement
des autres écrits, car Guillaume de Tripoli n'affirme
nullement que le miracle rapporté - celui de la porte qui
s'élargit au moment où Mahomet y passe373 - soit faux.
9. Mahomet et la sexualité
Que les musulmans pratiquent la polygamie était de
notoriété publique. Le Coran permet en effet aux musulmans
d'épouser quatre femmes et un nombre indéfini de concubines.
Le Prophète lui-même aurait eu quatorze épouses et un nombre
indéfini de concubines.
L'islam se prononce en faveur du mariage pour trois
raisons374 :
- la
- la
dans
- le
procréation d'enfants correspond à la volonté de Dieu
solidité du lien entre les époux est un signe de Dieu
la création
mariage permet de soumettre l'activité sexuelle à un
372
Fortalitium Fidei, Lib.IV, II,2.3. C'est nous qui soulignons. Nous rappelons
qu'Alphonse de Spina cite ici presque littéralement le célèbre verset situé dans II
Corinthiens 11 : 14.
373
Sinner, T. II, p. 285.
374
p. 246.
Cf. Dictionnaire de l'Islam (Brepols), sous l'entrée « mariage et famille »,
16
certain contrôle
Quant à la sexualité, l'islam l'accepte et la considère
comme un don de Dieu.
Or, la vision catholique des rapports homme-femme était
diamétralement opposée à celle défendue par l'islam.
L'idéal, selon cette vision médiévale occidentale, était de
faire une totale abstraction de tous les désirs liés au
corps. La sexualité étant le désir par excellence de celuici, elle était donc irrémédiablement condamnée. Même au sein
du mariage, de longues périodes d'abstinence étaient recommandées, voire imposées375. Quant au mariage proprement dit,
Georges Duby précise qu'il fallut attendre les XIIe-XIIIe
siècles pour que l'Église catholique permette à celui-ci
d'accéder au rang de sacrement.
Il n'est donc pas étonnant que les us et coutumes des
musulmans - tout au moins dans ce domaine - aient été perçus
comme l'illustration du mal décliné sous sa forme la plus
condamnable et diabolique376.
375 Cf. G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale,
p. 33 :
« S'enracina le sentiment, obsédant, que le mal vient du sexe. Il explique
tant d'interdits aussitôt dressés par les dirigeants de l'Église latine. Que fut
la pénitence, sinon principalement la décision de refuser le plaisir sexuel ?
(...). Les époux sont sans relâche conviés à se contenir, menacés s'ils sont
négligents d'engendrer des monstres, à tout le moins des enfants malingres.
Il leur faut rester écartés l'un de l'autre, durant le jour, bien sûr, mais aussi
durant ces nuits qui précèdent les dimanches et les jours de fêtes, en raison
des solennités, les mercredis et vendredis, en raison de la pénitence, et puis
tout au long des trois carêmes, trois périodes de quarante jours avant
Pâques, avant la Sainte-Croix de septembre, avant Noël. Le mari ne doit pas
non plus s'approcher de sa femme pendant les menstruations, ni trois mois
avant qu'elle n'accouche, ni quarante jours après. Pour qu'ils apprennent à
se contrôler, il est enjoint aux jeunes mariés de rester purs les trois nuits qui
suivent leurs noces. Enfin, le couple idéal est bien entendu celui qui, par
décision commune, s'astreint à la chasteté totale. Dans les premiers siècles,
les dirigeants de l'Église latine se détournèrent presque tous du mariage,
comme d'une chose répugnante. Ils le repoussèrent aussi loin qu'ils purent
du sacré »
Le lecteur consultera avec profit l'excellent ouvrage en la matière écrit par Uta
Ranke-Heinemann : Des eunuques pour le royaume des cieux. L'Église catholique et la
sexualité.
16
Dans nos textes, la sexualité pratiquée par Mahomet est
abordée sous quatre angles que nous proposons ci-après.
9.1. La loi de Mahomet
Le « relâchement des moeurs » des disciples de Mahomet
s'érigea en expression qui hanta l'esprit des auteurs des
Vitae. C'est en effet une expression qui revient constamment
sous la plume de ces contempteurs de l'islam lorsqu'ils
s'attachent à décrire la loi du Prophète. Les descriptions
liées à celle-ci se caractérisent par une évolution
progressive, tant du point de vue quantitatif que qualitatif,
et dont on peut situer le point culminant - quant aux
développements fournis sur le sujet - dans les écrits
d'Embricon et de Gautier de Compiègne.
Chez Euloge, Mahomet s'approprie, par voie divine,
toutes les femmes répudiées.
Il généralise en fait un cas
particulier - le cas de Zéide - que nous décrirons après.
Ille vero quasi vox domenica in lege sua adnotari precepit dicens : cumque
mulier illa displicuisset in oculis Zeid et ad eam repudiasset sociavimus ea
prophete nostro in conjugium, quod ceteris sit in exemplum et posteris
fidelibus id agere cupientibus non sit in peccatum377.
Guibert va plus loin. Il explique qu'une fois Mahomet
« officiellement » prophète - c'est après la remise
miraculeuse du Livre - le peuple s'adonne aux plaisirs de la
chair avec un désir pire que chez les animaux (« bestialem
376
Il est sans doute inutile de rappeler que le Moyen Age s'est nourri de
représentations qui dépeignent le Diable comme souverain amateur de délices
sexuelles, ainsi qu'en témoignent les histoires d'incubes, de succubes, de Sabbats
ainsi que les innombrables procès en sorcellerie. Rappelons également que ces
croyances devinrent aux yeux de l'Église catholique réalité, ainsi que l'illustre la
fameuse bulle du pape Innocent VIII : Summis desiderantes (09/12/1484), laquelle
bulle condamne avec la plus grande vigueur les copulations charnelles du Diable
avec les sorcières (et quelques sorciers). (V. L. Cherubini, Magnum bullarium
romanum, vol. 1).
377
Liber apologeticus martyrum, P.L. CXV, col. 560.
16
jam superans appetitum »378), et ce, sous prétexte de
favoriser la naissance d'un plus grand nombre d'enfants. Il
n'est pas tout à fait clair si ce relâchement des moeurs est
ici considéré comme un but ou un moyen.
En tout cas, Embricon de Mayence ne laisse subsister de
doute : dans sa Vita Mahumeti, le Mage explique à Mammutius
qu'en permettant au peuple plus de plaisirs charnels, il le
tiendra tout à fait dans son pouvoir.
Suivent plusieurs
dizaines de vers décrivant dans le détail toutes les
perversités sexuelles pratiquées. Voici un petit extrait :
(...) mox contra morem frater premit ipse sororem, nupta soror fratri vicima
fit baratri; incestat matrem sua proles, filia patrem, (...)379.
Le texte d'Embricon de Mayence est celui qui va le plus
loin dans le domaine des descriptions. En outre, selon lui,
Mahomet pousse le vice jusqu'à punir les opposants aux
pratiques préconisées.
Les Otia de Gautier de Compiègne vont également très
loin dans ce domaine, car il érige la volupté de la religion
musulmane en assises fondatrices de cette dernière, et fait
en sorte que toute l'histoire de Mahomet semble s'articuler
autour de cette notion.
Ainsi, dès le début du récit, le
sage annonce :
lex nova, sacra fides te tribulante ruet,
conjugium solves, corrumpes virginitatem
judicioque tuo castus adulter erit380.
Ensuite, après sa première crise d'épilepsie, Mahomet
en personne annonce à son épouse que Dieu prévoit dorénavant
que chaque homme aura dix femmes381. La même chose est écrite
dans la loi apportée par le taureau, et Mahomet l'annonce
378
Gesta Dei per Francos, P.L. CLVI, col. 692A.
379
v. 770-808.
380
Otia de Machomete, v. 59-61.
381
Ibidem, v. 543-548.
16
encore durant la guerre contre les Perses382.
À partir de Pierre le Vénérable, on observe un net
recul, de la place prise par les considérations sexuelles
touchant Mahomet, avec toutefois de nouveaux éléments tels
que des allusions à la zoophilie383, à la sodomie384, et la
redécouverte de certaines traditions musulmanes, comme la
vision islamique du ciel.
9.2. La vision du ciel
La vision coranique du Paradis est la suivante : un
lieu de délices avec, pour les hommes, des femmes d'une
grande beauté appelées houris, qui feront la félicité des
fidèles. Choqués - ou jaloux ? - , certains auteurs en font
état dans leurs textes afin de démontrer l'étendue de la
perversité de Mahomet.
C'est
ainsi
que
nous
trouvons
dans
l'Historia
Ecclesiastica :
Paradisum vero carnalis cibi ac potus et commistionis mulierum perhibebat,
fluviumque vini ac mellis et lactis, et feminarum non praesentium, sed
aliarum, et misturam multorum annorum futuram, et affluentem
voluptatem385.
382
Ibidem, v. 1011-1026.
383
Historia Orientalis, p. 18 : « Unde ipsi ex maxima parte non solum
utroque sexu, sed etiam in brutis turpitudinem abusive operantes, facti sunt sicut
equus et mulus quibus non est intellectus.
384
Historia Orientalis, p. 18 : « Per hoc enim latenter vitium sodomiticum
hostis natur_ in populo suo introduxit »; Fortalitium Fidei, Lib. IV, 2.2.1.: « Autem in
suo alchorano capitulo de baca concedit sodomiam tam cum masculo quod cum
femina ». L'origine de cette accusation est à chercher dans le Coran. Il s'agit
notamment de la phrase suivante : « Vos femmes sont pour vous un champ, venez au champ comme vous voudrez et faites du bien à vous-mêmes et craignez
Allah, et sachez, ... » (Coran, 2,224) à laquelle Jacques de Vitry fait d'ailleurs allusion
: « Ait enim in libro suum quem vocat Alchoranum : si uxores vel ancillas habetis,
ipsas pro modo vestro ad voluntatem vestram parate » (Historia Orientalis, pp. 1718).
385
P.L. CVIII, col. 1319D.
16
Après
Anastase
le
Bibliothécaire,
cette
vision
mahométane du ciel ne refait sa réapparition que dans la
Summula de Pierre le Vénérable :
Paradisus non societatis angelicae, nec visionis divinae, nec summi illius
boni, quod nec oculus vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit (I
Cor. ii); sed vere talem, qualem caro et sanguis, imo faex carnis et sanguinis
concupiscebat,
qualemque
sibi
parari
optabat
depinxit.
[...]
ibi
pulcherrimarum virginum et mulierum amplexus, et luxus, in quibus tota
eius paradisus finitur, sectatoribus suis promittit386.
Il faudrait croire que les Occidentaux n'ont pas
directement continué la tradition byzantine existant dans ce
domaine, mais qu'ils ont dû attendre la traduction de textes
espagnols sur le sujet.
Après Pierre le Vénérable, leur
influence est palpable chez Vincent de Beauvais387, Jacques de
Vitry388, Jacques de Voragine389 et Alphonse de Spina390.
En outre, du moins c'est ce qu'écrit Vincent de
Beauvais, Mahomet promet la chose suivante : « daturus suis
in nibus [sic] a deo quadraginta viros in coitu potentissimos
fortitudine libidinis adequare ». Il est en effet vrai que
le Coran, en parlant du ciel, promet aux hommes un potentiel
physique décuplé, leur permettant de satisfaire à loisir
leurs désirs. Ajoutons que ce « potentiel » ne se limite pas
au seul plaisir de la chair, mais touche également aux
possibilités d'absorption de grandes quantités de nourriture
386
Summula brevis, P.L. CLXXXIX, col. 654C. C'est nous qui soulignons.
387
Speculum Historiale, Lib. XXIII, 44 : « ubi quoque inter cetera rebus
odoriferis et mulieribus se delectari dicit.»
388
Historia Orientalis, p. 31 : « quod omnes sibi credentes post
resurrectionem corporum pulcherrimas in paradiso voluptatis haberent virgines, &
speciosas mulieres cum magnis oculis, ex quibus quotcunque vellent filios
generarent.»
389
Legenda Aurea, p. 831 : « Servantibus haec et alia mandata promisit Deus,
ut asserunt, paradisum, id est hortum deliciarum (...) in quo (...) virginibus
speciosissimis conjungentur, in deliciis omnibus accubabunt.»
390
Fortalitium Fidei, Lib. IV, 2.1.1 : « dicit quod paradisus suus habet irriguos
ortos et uxores et concubinas virgines pulcras. [...] concludens quod ibi cuncta
essent frustra si voluptas luxuriae non sequitur.»
16
et de boisson391.
9.3. Le mariage
Vu que Mahomet était le proclamateur du vice charnel,
il était logique que sa propre vie en soit aussi tout
imprégnée.
Le texte écrit par Euloge associe d'emblée le mariage
de Mahomet et son irrépressible libido. On y lit que Mahomet
est enflammé par le feu de sa libido (« libidinis suae
succensus fomite »392) et qu'il s'unit sous une loi barbare («
jure barbarico »393). Plus modeste, mais pas moins clair pour
la cause, Guibert de Nogent se limite à une brève allusion :
« At cum saepius utrorumque commercia lecti unius urna
susciperet,
... »394.
Quant à Jacques de Vitry, il épouse les dires
d'Euloge en décrivant ainsi la relation entre Mahomet et sa
391
Cf. P. Achard, Mahomet, p. 137. Nous observons qu'il semblerait que
Mahomet n'ait pas dû attendre d'évoluer dans des sphères éthérées pour bénéficier
d'un potentiel sexuel hors normes. Qu'on en juge par ce qui est décrit dans un
recueil de traditions musulmanes :
Selon Qatada, Anas ben Mâlek (qu'Allah l'agrée) a raconté que Le Prophète
(a lui bénédiction et salut) faisait une tournée conjugale auprès de ses
épouses dans le seul temps d'une nuit et de la journée (suivante), alors
qu'elles étaient au nombre de onze. Je dis à Anas, ajouta Qatada: « Il était
donc capable de le faire? - Nous autres, répondit-il, nous nous racontions
qu'il avait la force de trente hommes (Bousquet, La quintessence du Bokhari, p.
75)
En ce qui concerne la puissance de la libido, dont parle l'extrait, nous avons trouvé
chez Jacques de Vitry une variante des propos qui précèdent. En effet, Jacques de
Vitry prétend que Mahomet se vantait de bénéficier d'une force génératrice égale à
celle de quarante hommes ensemble (« se solum supra quadraginta homines ex
divino munere virtutem generativam habere; & coeundi supereminentem
potestatem a Deo
accepisse » (Historia Orientalis, p. 15).
392
Liber apologeticus martyrum, P.L. CLXXXIX, col. 859C.
393
Ibidem.
394
Gesta Dei per Francos, P.L. CLVI, col. 690D.
16
future épouse : « sese invicem libido se concupiscentes »395.
L'Historia Orientalis est d'ailleurs le premier texte à
aborder le chapitre des autres femmes du Prophète. Il s'agit
vraisemblablement d'informations qu'il a recueillis en
Orient et auxquelles il donne une interprétation mesquine :
il dit que Mahomet épousa quinze femmes, sans compter ses
servantes et ses concubines, et que, dans l'emportement de sa
jalousie, il les tenait tellement renfermées que jamais elles
ne pouvaient sortir, et que nul homme n'avait la faculté de
les voir ni d'approcher d'elles d'une manière quelconque »396.
Après J. de Vitry, Alphonse de Spina cite plusieurs
noms d'autres femmes du Prophète (« Anosse » et « Ahassa »)
ainsi qu'une de ses concubines, Marie la Jacobite397.
9.4. L'adultère
Mais comment Mahomet, « ce porc, ce chien immonde » («
porcus (...) ille & canis immundus »)398 comme l'exprime
Jacques de Vitry, aurait-il pu s'abstenir des femmes en
dehors de son harem ?
En tout cas, l'idée d'un Mahomet
séduisant toutes les femmes évoluant dans son environnement
immédiat apparut chez Jacques de Vitry et fit rapidement son
chemin depuis. On rapporte que Mahomet s'attribua le droit
divin d'« adultérer »399, et J. de Vitry d'ajouter avec
condescendance : « & prophetas et filios virtutis ad cultum
Dei generare »400.
Avec Vincent de Beauvais401, J. de Vitry, J. de Voragine
et A. de Spina connaissent aussi l'histoire de Zéide402, même
s'ils pervertissent légèrement la version originale.
Dans
395
Historia Orientalis, p. 11.
396
Cf. Historia Orientalis, p. 15.
397
Fortalitium Fidei, Lib. IV, 2,1.1.
398
Historia Orientalis, p. 17.
399
Cf. Historia Orientalis, p. 22; Legenda aurea, p. 830; Fortalitium Fidei, Lib.
IV, 2,1.1. Nous avons utilisé le verbe « adultérer » dans le sens qui fut le sien au
XIVe siècle : commettre l'adultère.
400
Historia Orientalis, p. 16.
401
Speculum Historiale, Lib. XXIV, 44.
16
celle-ci, Zéide avait répudié sa femme afin que Mahomet la
récupère;
chez nos auteurs on lit que Zéide fut tellement
furieux d'apprendre que Mahomet désirât sa femme, qu'il la
répudia.
Cette histoire, version pervertie, est déjà présente au
neuvième siècle chez Euloge403, ce qui implique que l'auteur
anonyme de l'Istoria, d'une manière ou d'une autre, est entré
en contact avec la tradition arabe404. Les auteurs cités plus
haut se sont sans aucun doute basés sur un texte de la
collection de Tolède, probablement la Risala.
402
Chez J. de Vitry, Historia Orientalis, p. 23; chez J. de Voragine, Legenda
Aurea, p. 831 ; chez A. de Spina, Fortalitium Fidei, Lib. IV, 2,1.1.
403
Liber Apologeticus Martyrum, P.L. CXV, col. 860.
404
Tabarî par exemple, raconte cette histoire en long et en large. Voir :
Mohammed, sceau des prophètes, pp. 221-223.
16
10. La fin de Mahomet
Comme le dit Guy Cambier, la
fin misérable n'était que la confirmation de la vie maudite et damnable du
Prophète405.
La fin que la plupart de nos récits réservent à
Mahomet, est en effet peu enviable, mais aussi peu réelle.
Elle se compose d'une accumulation de symboles appartenant à
la culture médiévale, et constitue peut-être le seul motif où
l'emprunt aux traditions islamiques est minime, voire
inexistant.
Grosso modo,
on
peut
distinguer
trois veines
symboliques différentes.
La première part de la notion de
résurrection, la deuxième de la notion d'épilepsie, la
troisième de l'idée d'empoisonnement.
Toutes ont ceci en
commun : une haine exacerbée contre le prophète de l'islam.
10.1. La fin de Mahomet et la notion de résurrection
De grand matin, le premier jour de la semaine, elles vinrent apporter au
tombeau les aromates qu'elles avaient apprêtés.
Elles trouvèrent que la pierre avait été roulée de devant le tombeau;
elles entrèrent et ne trouvèrent pas le corps du seigneur Jésus.
Elles en étaient désemparées quand voilà que deux hommes en habit éblouissant
furent près d'elles.
Comme elles étaient effrayées et la face baissée à terre, ils leur dirent : pourquoi
cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ?
Il n'est pas ici; il s'est relevé. Souvenez-vous de ce qu'il vous a dit, quand il
était encore en Galilée :
il a dit que le fils de l'homme devait être livré aux mains d'hommes pécheurs,
être crucifié et, le troisième jour, ressusciter. (Évangile selon Luc, XXIV,
1-7).
Il n'est sans doute pas de passage biblique plus
capital pour l'histoire du christianisme que celui qui relate
la mort et la résurrection du Christ. C'est là à la fois la
raison et la justification de l'existence de cette religion.
Pâques est d'ailleurs la fête chrétienne par excellence.
405
31-32.
Guy Cambier, édition de la Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence, pp.
16
Il est par conséquent plus que significatif que l'on
ait renvoyé à ce symbole fondateur du christianisme pour
décrire la mort de Mahomet : à travers son texte, l'auteur
tente de stigmatiser l'imposture de Mahomet. Voici comment
s'y est pris celui - anonyme - de l'Istoria de Machomete, le
premier à mettre en oeuvre ce procédé.
Mahomet, sentant que ses jours sont comptés, dit à ses
disciples qu'il va ressusciter après trois jours avec l'aide
de l'ange Gabriel.
Celui-ci apparaîtra sous la forme d'un
vautour :
Post cujus tanti sceleris factum mors animae et corporis illius simul
appropinquavit. At ille interitum sibimet imminere persentiens, quia
propria virtute se resurrecturum nullo modo sciebat, per angelum
Gabrielem, qui ei in specie vulturis apparere, ut ipse aiebat, solitus erat,
resusciturum se tertia die praedixit406.
On est frappé par l'ironie mordante de l'extrait :
quelle triste figure que ce Mahomet envahi par le doute et
qui ne sait pas comment surmonter la mort. Quelle opposition
avec le Christ, mort crucifié et dans la foi.
La suite du texte garde le même ton.
Après trois
jours, le prophète n'a toujours pas ressuscité et commence à
dégager une odeur désagréable. Les vigies qui entourent le
cadavre croient que le miracle ne s'est pas encore accompli
parce qu'ils font peur aux anges.
Ils décident donc de
quitter les lieux.
Mais la puanteur attire des chiens qui
dévorent tout un flanc du cadavre. Le malheureux Mahomet est
ensuite enterré par ses compagnons, et pour venger l'injure,
on sacrifie chaque année des chiens.
Ces bêtes sont
qualifiés de martyrs.
Voilà pour l'histoire. On se sera aperçu que
l'« antirésurrection » de Mahomet comprend en fait trois
sous-motifs : la promesse de ressusciter, l'attente et la
puanteur, et le cadavre dévoré par les chiens. Aucun d'entre
eux ne se retrouve dans les textes byzantins et toute
référence aux traditions musulmanes semble également faire
406
Euloge, Liber Apologeticus Martyrum, P.L., CXV, col. 860B-C. C'est nous
qui soulignons.
16
défaut.
Nous n'avons trouvé aucune allusion à la promesse de
résurrection dans la tradition arabe.
Même dans le livre
intitulé Ce bien-aimé, regroupant nombre de croyances
populaires concernant le Prophète, on ne mentionne à aucun
moment l'éventuelle résurrection de Mahomet.
Bien au
contraire, on insiste sur le fait que Mahomet fut mortel sur
terre, comme tous les prophètes :
- « A quiconque adorait Mouhammad, j'annonce la mort de Mouhammad.
Mais à celui qui adore Allah, Le Seigneur est vivant et ne meurt pas. N'a-t-il
pas dit:
(Te voilà mort et eux sont vraiment morts) [Coran XXXIX, 30] et aussi
(Mouhammad n'est qu'un prophète; les prophètes ont vécu avant lui.
Retourneriez-vous sur vos pas, s'il mourait, ou s'il était tué) [Coran III,
142]407.
Quant à l'odeur dégagée par Mahomet, rappelons qu'il
est notoire que les corps privés de vie de certains saints
exhalaient une odeur suave.
De là l'expression « odeur de
sainteté », qui a pour corollaire une autre expression,
synonyme d'un « état de perfection spirituelle » : vivre ou
être en odeur de sainteté408.
La tradition orientale ne
semblait pas ignorer cette caractéristique olfactive attachée
aux êtres nimbés de gloire éternelle. Ainsi, les Houris du
paradis musulman sont décrites comme suit par Collin du
Plancy :
Leurs corps sont composés de safran, de musc, d'ambre et d'encens; et si,
par hasard, une d'entre elles crachait sur la terre, on y sentirait partout
l'odeur la plus suave409.
Le même auteur expose de surcroît, que les péris - autres
407
Abou Bakr Jaber Al-Jaza'iri, traduit par Rima Ismail, Ce Bien-aimé,
Mouhammad Messager d'Allah, p. 558.
408
409
Cf. les explications livrées par le Petit Robert (1991), p. 1299.
Dictionnaire infernal, T.III, p. 281.
16
figures orientales - « se nourrissent d'odeurs esquises »410.
Et la tradition musulmane ne se prive d'ailleurs pas
d'accentuer que du corps de Mahomet s'échappaient d'agréables
effluves :
Abou-Bekr craignait que le corps pendant ces trois jours ne se fût déjà
corrompu; (...), il s'approcha du Prophète, découvrit son visage et
l'embrassa; le corps exhala une odeur suave. Abou-Bekr (...) dit:« O (...),
quelle odeur suave tu exhales, après ta mort comme pendant ta vie!»411
Toutefois, il nous semble plus probable que l'antiimage proposée par l'Istoria ait été définie par rapport à la
tradition occidentale que par raport à certaines images
orientales.
À propos des chiens, nous avons trouvé dans une
anthologie de traditions musulmanes regroupant celles de
Muslim et de Bokhari, que ces animaux chassaient la présence
divine :
Van Aisja: Djibriel had een afspraak met de Profeet dat hij op een bepaald
moment bij hem zou komen. Dat ogenblik kwam aan maar hij kwam niet.
De profeet had een stok in zijn hand, die gooide hij weg en zei:'God komt
niet te laat op Zijn afspraak en Zijn gezanten evenmin.' Toen keek hij om
zich heen en hij zag een jong hondje onder zijn bed. 'Aisja', riep hij,'wanneer
is die hond daar binnen gekomen?'Ze zei:'bij God, ik heb het niet in de gaten
gehad.'En hij beval het dier naar buiten te brengen. Toen kwam Djibriel en
de Profeet zei:'We hadden een afspraak en ik zat klaar maar u kwam niet.'
Hij zei:'de hond in je huis heeft mij tegengehouden. Wij gaan geen huis
binnen waar een hond is, of een afbeelding'412.
Mais le comble de l'ironie est certainement le fait que
le chien est considéré par l'islam comme un symbole
d'avidité, et de gloutonnerie413.
L'auteur de l'Istoria
410
Ibidem, T.IV, p. 252.
411
Tabarî, Le sceau des prophètes, p. 352.
412
Wim Raven, Leidraad voor het leven. De tradities van de profeet Mohammed,
p. 191. C'est nous qui soulignons.
413
J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire de symboles, pp. 18 sq.
16
connaissait peut-être cette tradition, et il est possible
qu'il ait trouvé amusant d'en faire usage à sa manière.
Toutefois, rien n'est moins sûr, car ainsi que l'affirme très
justement Guy Cambier à propos des cadavres dévorés par les
chiens :
une telle fin n'était pas rare au Moyen Âge. Ainsi, dans la Chanson de Roland,
l'archevêque Turpin s'adressant
à Roland et à Olivier dit: « ils nous
enterreront en des aîtres d'églises; nous ne serons pas mangés par les loups,
les porcs et les
chiens »414.
Nous avons donc lieu de croire qu'il s'agit ici d'une
création espagnole datant du IXe siècle ou qui serait
antérieure à ce siècle. C'est d'autant plus probable que le
Liber apologeticus martyrum d'Euloge restera longtemps le
seul ouvrage à véhiculer cet ensemble de motifs.
Nous ne
e
retrouvons cet ensemble qu'au XIII siècle, et ce, à trois
reprises : dans le Speculum Historiale, les Chronica Maiora
et l'Historia Orientalis, et au XVe siècle dans le
Fortalitium Fidei, textes qui ont tous bénéficié de la
dispersion des savoirs et des légendes espagnoles.
Nous allons maintenant analyser comment ces textes ont
traité les trois sous-motifs.
10.1.1. La promesse de résurrection
Dans les quatre textes cités ci-dessus, Mahomet répète
quatre fois quasiment les mêmes paroles : il ressuscitera
après trois jours.
Ce frappant parallélisme met aussi en
relief qu'aucun texte n'a pris distance de la tradition
introduite dans ce domaine par l'Istoria de Machomete. Cela
ne doit pas nous étonner outre mesure vu l'analogie que
présente cette tradition avec le récit présent dans les
Écritures. Voici les textes :
414
Guy Cambier, Introduction à l'édition de la Vita Mahumeti d'Embricon
de Mayence, p. 30.
16
Cum praecepisset
Sed quia suam
dixit [...] quando
Dixerat enim quod
eis ut mortuum se
praedicaverat infra
me mortuum
(...) debebat mori et
ne sepelirent eo
tertium diem
videritis, corpus
resurgere tertia die:
quo tercia die
resurrectionem,
meum nolite
corpusque suum ea
assumendus esset
corpus suum
sepelerire [sic] : scio
die deferendum ad
diligenter
enim corpus meum
celum418.
reservarunt416.
post triduum in
415
in celum .
coelum esse
deferendum417.
10.1.2. L'attente et la puanteur
À nouveau, nous pouvons constater un accord frappant
entre nos quatre textes.
Tous parlent d'une période
d'attente, et de la puanteur que dégage le cadavre.
Toutefois, moins liés par une tradition chrétienne, les
auteurs semblent s'être permis un peu de liberté pour
l'exploitation de ce motif.
En ce qui concerne l'attente du miracle de la
résurrection, Vincent de Beauvais et Jacques de Vitry ont mis
dans la bouche de Mahomet la demande expresse de ne pas être
enterré, alors que chez Euloge, tout comme chez Matthieu
Pâris et Alphonse de Spina, les disciples de Mahomet décident
eux-mêmes de ne pas enterrer le cadavre419.
La durée de
l'attente est par ailleurs très variable : trois jours chez
Euloge, quatre chez Vincent de Beauvais, trente chez Matthieu
Pâris, douze chez Jacques de Vitry et onze chez Alphonse de
Spina :
(...) et jam a
Sed cum
discipuli ejus et
et post xi dies
secunda feria in
pertransissent
socii non solum
mortis ejus venit
qua mortuus erat
xxx. dies nec
per triduum sed
predictus
usque ad vespam
resurrexit,
per dies duo
discipulus (...)423.
415
Vincent de Beauvais, Speculum Historiale, Lib. XXIII,47.
416
Matthieu Pâris, Chronica Maiora, T.I, p. 271.
417
Historia Orientalis, p. 32.
418
Alphonse de Spina, Fortalitium Fidei, VI, 5.
419
Cf. citations supra : la promesse de la résurrection.
16
[sic] quarte ferie
complices sui (...)
decim corpus
longa
corpusculum
servaverunt
expectatione
occultarunt in
expectantes
fatigati, nichil
quadam tumba
utrum in coelum
aliud in eo quam
421
pretiosa .
deferretur422.
fetoris
magnitudinem
super excrescere
cernerent420.
Dans le domaine de la puanteur - dans l'ensemble de ces
écrits, l'odeur nauséabonde dégagée par le cadavre du
Prophète est volontiers mise en exergue -, c'est surtout la
Chronique Majeure qui se permet quelque liberté en allant
plus loin dans la mise en scène de « l'odeur de l'antisainteté », puisque la bouche de Mahomet424 - avant même qu'il
ne meure - exhale déjà une odeur fétide, laquelle odeur
enveloppera ensuite le cadavre de Mahomet réduit à un
ensemble d'os, le Prophète ayant déjà été dévoré par les
porcs425.
10.1.3. Le cadavre dévoré par les chiens
Des textes cités, seuls le Fortalitium Fidei et la
Chronique Majeure continuent la tradition de l'Istoria. Les
deux autres proposent des suites différentes.
Ainsi, dans le Speculum Historiale, un certain Guibran
commande de laver le Prophète et de l'envelopper de trois
linges avant qu'il ne soit enterré par Hali et Alfadi. C'est
420
Speculum Historiale, lib. XXIV,47. C'est nous qui soulignons.
421
Chronica Maiora, p. 271.
422
Historia Orientalis, p. 32.
423
Fortalitium Fidei, lib.IV,3,5.
424
Il y a moyen d'établir ici un lien avec le Liber apologeticus Martyrum qui
nous raconte : « Upuppae praeterea et ranae cantus quosdam composuit, ut foetor
unius ex ejus ore eructaret, garrulitas vero alterius in ejus labiis non desineret.»
425
Voir infra : le cadavre dévoré par les chiens.
16
pratiquement
ce
que
nous
retrouvons
chez
Tabarî,
à
l'exception des noms de Guibran et d'Alfadi.
Il est donc
presque sûr que Vincent de Beauvais soit entré en contact
avec cette tradition
musulmane :
Abou-Bekr leur dit de laver le corps du
Guibran tunc filius heluzam dixit quod
Prophète. (...) 'Alî le lavait (...). Après avoir
lotus et tribus vestibus indutus427.
terminé cette opération, ils enveloppèrent
le corps dans trois linceuls (...)426.
Mais Vincent de Beauvais donne une suite qui n'est pas
relatée par Tabarî : il décrit comment Hali, après avoir
enterré le corps de Mahomet, est atteint de pleurésie et
meurt quatorze jours plus tard.
Dans l'Historia Orientalis, la puanteur insupportable
est la raison pour laquelle Mahomet est caché sous la terre «
sans même le laver avec de l'eau »428.
Mais revenons-en aux chiens de l'Istoria de Machomete.
Le Fortalitium Fidei est le seul récit à avoir repris tel
quel ce motif : les disciples de Mahomet quittent le cadavre
à cause de la puanteur insupportable. Quand l'un d'entre eux
retourne sur les lieux, il découvre que le cadavre a été
mangé par des chiens (« invenit corpus a canibus comestum
corrosis ossibus »).
Il rassemble alors les os et les
429
enterre .
Alphonse de Spina fait allusion à un chronique où il
aurait localisé cette tradition, mais nous n'avons pas
découvert de quelle chronique, ni de quel auteur il s'agit :
venit predictus discipulus ejus albunor: ut videret quomodo jacebat: et [...]
narrat lucas tudensis in chronica sua: invenit corpus a canibus comestum
426
Tabarî, Le sceau des prophètes, pp. 352-353.
427
Vincent de Beauvais, Speculum Historiale, Lib. XXIII,47.
428
« ipsum corpus non lavantes », p. 32.
429
Lib. IV,3, 5.
16
corrosis ossibus430.
Il ne s'est
apologeticus.
en
tout
cas
pas
inspiré
du
Liber
Dans une autre mise en scène, utilisée dans les
Chronica Maiora, Mahomet est dévoré de son vivant - après une
chute -, non par un troupeau de chiens mais par des porcs431.
Or, on retrouve également ces événements dans trois textes
beaucoup plus anciens qui remontent aux XIe-XIIe siècles432.
Ce sont les Gesta Dei per Francos et les deux Vitae écrites
respectivement par Embricon de Mayence et Adelphus.
Cette
constatation nous a amenée à croire que le motif des « chiens
dévoreurs » a connu une existence indépendante, qui serait
peut-être antérieure à la composition de l'Istoria, et en
tout cas postérieure à cette dernière.
Que les chiens soient devenus des porcs ne changeait au
fond rien à l'idée de départ, si ce n'est la volonté d'avilir
un peu plus encore la mort de Mahomet. Par contre, le fait
que ces porcs soient à l'origine même de la mort du prophète,
montre qu'il y a eu imbrication avec un autre
motif : celui de l'épilepsie.
10.2. La fin de Mahomet et la notion d'épilepsie
La notion d'épilepsie a déjà fait l'objet de longs
commentaires quand nous avons abordé chapitre des fausses
révélations attribuées au prophète. Nous avons parlé de son
origine - byzantine - et de son symbolisme lié à la chute que
provoque cette maladie.
Ce symbolisme précisément explique
pourquoi certains auteurs ont trouvé qu'une crise d'épilepsie
constituerait une conclusion appropriée au récit narrant la
vie de Mahomet.
Guibert de Nogent et Embricon de Mayence furent les
430
Fortalitium Fidei, lib.IV,6.
431
pp. 270-271.
432
Dans la même période, vers 1150, et sous l'influence probable d'un de
ces textes, l'auteur du poème satyrique intitulé Ysengrimus, fait subir à son
protagoniste - le loup Ysengrimus - cette même mort : il est dévoré par la truie
Salaura et 65 autres porcs.
16
premiers à utiliser le scénario suivant pour décrire la fin
de Mahomet : le Prophète se promenant seul est sujet à une
crise d'épilepsie; il tombe et est dévoré par les porcs.
Guibert de Nogent et Embricon de Mayence semblent donc avoir
été les premiers auteurs à bénéficier à la fois d'influences
byzantines - l'épilepsie - et espagnoles - les porcs.
L'ensemble est repris dans la Vita d'Adelphus et dans
la Chronique Majeure de Matthieu Pâris. Cependant, le récit
d'Adelphus, tout en gardant le symbolisme de la chute, ne
parle pas de crise d'épilepsie : le prophète y est empoisonné
et c'est ainsi qu'il tombe au milieu d'un troupeau de porcs.
Il y a ici contamination avec le motif de l'empoisonnement
que nous commenterons ci-après. Chez Matthieu Pâris, Mahomet
est à la fois sujet à une crise d'épilepsie, saoûl et
empoisonné.
Le parallélisme néanmoins frappant, met en valeur une
différence assez amusante : dans nos trois textes les plus
anciens, les porcs renoncent à manger une partie du corps de
Mahomet.
Or cette partie diffère dans les trois textes :
chez Guibert de Nogent, ce sont les talons, chez Embricon de
Mayence, la tête, chez Adelphus, le bras droit. Guibert de
Nogent est le seul à fournir une explication à ce sujet : les
talons symbolisent la turpitude et la perfidie (« perfidiae
ac turpitudinis vestigia »433). Dans le schéma suivant, nous
avons mis en gras les parties du corps concernées.
Cum subitaneo ictu
Igitur
... cum die quadam
... quadam hora
epilepseos saepe
Solis ad auroram
venatum in silvam
vespertina, cum in
corrueret, quo eum
rex primama lucis
pergeret et a suis
palatio sederet, vino
superius diximus
ad horam
forte
debriatus
laborare, accidit
Egreditur tacite,
aberrasset, repente
meracissimo, sed
semel, dum solus
forte carens comite.
in porcorum
cujusdam socii sui
obambulat, ut
(...)
gregem incidebat, a
fraude venenato,
morbo elisus eodem
Corripuit solita
quibus membratim
cognovit per solita
caderet, et inventus,
pestis eum subita.
discerptus atque
indicia quod
dum ipsa passione
Et cadit exsanguis,
penitus
consueta aegritudo
torquetur, a porcis
torpens quasi
consumptus est ita,
illum illico esset
in tantum
frigidus anguis,
ut nihil ex eo preter
invasura; exiit igitur
433
P.L. CLVI, 692C.
16
discerpitur ut
nullae ejus praeter
Nec, sicut voluit,
dextrum brachium
festinanter dicens se
esse nocens potuit.
remaneret436.
ad colloquium
talos reliquiae
(...)
archangeli fuisse
invenirentur434.
Sic, absente Mago,
vocatum,
tenet hunc dum
prohibuitque ne
mortis imago,
quis eum sequeretur
Accurrere sues -
(...). Ille autem
digna repente lues!
cadens cumulum
-.
fimi, ne cadens
Qui rapidus sic grex
laederetur, ascendit,
quasi spernens
ubi stridens
quod foret hic rex,
dentibus et
totus in hunc
spumantibus
properat et
rictibus volutabatur.
miserum lacerat.
Quod comperiens,
(...)
quaedam proterva
Sed veniente Mago,
sus, habens (...)
cessit porcina
porcellos, (...) invasit
vorago
eum (...) ac
Atque caput
semivivus
scelerum deseruit
discerpens et
435
lacerum .
lacerans
Il doit s'agir ici d'une trouvaille d'un seul auteur une référence au culte chrétien des reliques -, qui aurait
par conséquent influencé tous les autres. Ce pourrait être
Embricon, puisqu'il est le plus ancien, mais ce pourrait
également être un auteur dont nous n'avons pas de texte.
À propos de la défense chez les musulmans de manger de
la viande de porc, Embricon est le seul à la lier logiquement
à la fin de Mahomet. Selon Guy Cambier
On peut se demander si cet aspect de la mort de Mahomet, Embricon l'a
puisé, comme tant d'autres, à la tradition orale, ou si la traition orale l'a
434
Guibert de Nogent, op. cit., P.L. CLVI, col. 692.
435
Embricon de Mayence, op. cit., v. 1015-1056.
436
Adelphus, op. cit., v. 309-315.
16
repris à lui? La question semble insoluble437.
10.3. La fin de Mahomet et l'idée d'empoisonnement
Quatre récits tardifs, les Chronica Maiora, l'Historia
Orientalis, la Legenda aurea et le Fortalitium Fidei, font
mourir Mahomet empoisonné.
À propos de cette mort, nous
lisons chez Mills :
L'on doit traiter avec un égal mépris, et la calomnie des Grecs, qui
prétendirent qu'il était sujet à des attaques d'épilepsie, et les opinions
absurdes de ses amis, qui étaient persuadés que la révélation que Dieu lui
avait faite des désastres qui tomberaient sur les méchans [sic], lui avait
occasionné une vieillesse prématurée. Mais Mahomet crut sérieusement
qu'il avait été empoisonné à Chaibar par une femme juive qui avait voulu
exercer un acte de vengeance438.
Il est vrai que la mort de Mahomet par empoisonnement
n'a aucun fondement historique.
Elle a surtout une raison
d'être: l'empoisonnement est utilisé comme confirmation
claire et nette du fait que Mahomet était un faux prophète,
puisqu'il ne fut pas à même de prévoir sa propre mort. Voici
ce que dit Jacques de Vitry à ce sujet dans son Historia
Orientalis :
Mahometus veneno sibi occulte dato interiit, nectamen mortem suam
pseudopropheta praescivit439.
Du reste, l'Historia Orientalis, comme les Legenda
Aurea, ne parle pas des raisons ou des circonstances de
l'empoisonnement :
morte (...) sibi imminente veneno se
440
oppressus sensisset (...) .
Et tamen post plures annos veneno sibi
dato interiit441.
437
Guy Cambier, Introduction à la Vita Mahumeti d'Embricon, p. 32.
438
Charles Mills, Histoire du Mahométisme, pp. 34-35.
439
p. 15.
440
p. 32.
16
La Chronique majeure donne pour seul détail que c'est
un des complices de Mahomet qui a empoisonné le vin.
Le
Fortalitium Fidei va encore plus loin : c'est un des
disciples du prophète qui empoisonne son maître pour voir
comment celui-ci ressuscitera, ainsi qu'il l'avait prédit :
(...) cujusdam socii sui fraude venenato
Et ideo cum non crederent sepulture
(...)442.
quare predictus discipulus ejus
distemperato quodam veneno tradidit
ei ad bibendum443.
10.4. La polyphonie des Chronica Maiora
Au cours des points développés, la Chronique Majeure ne
s'est jamais révélée comme étant un texte innovateur.
Pourtant, la façon dont elle décrit la fin de Mahomet est
tout
à fait particulière.
Elle propose une véritable
symbiose de toutes les croyances circulant sur la mort du
prophète.
Que ce soit la promesse de résurrection,
l'attente, la puanteur, les porcs, l'empoisonnement ou
l'épilepsie, tout s'y trouve. Et l'auteur en rajoute même en
racontant que Mahomet était ivre et qu'il exhalait une odeur
fétide.
Ainsi donc, Mahomet est plus ou moins saoûl et en même
temps il est empoisonné. Terrassé par une crise d'épilepsie,
il tombe au milieu d'un amas d'ordures, où il sera dévoré par
les porcs attirés par son haleine infecte. Cette triple voie
vers la mort est habilement liée par l'auteur au fait que
Mahomet niait l'existence de la Trinité444.
Après, c'est
l'attente - vaine - de la résurrection, et l'enterrement.
441
p. 831.
442
pp. 270-271.
443
Lib. IV,3,5.
444
Chronica Maiora, T.I, p. 271 : « Forte triplici peste mortifera ideo
percussit eum Dominus quia maxime peccavit blaspheando in Trinitate, ... ».
16
10.5. Le cercueil de Mahomet
L'anthologie des traditions musulmanes faite par Wim
Raven, et basée sur Muslim et Bochari, nous dit ce qui suit à
propos de la tombe de Mahomet :
Amir ibn Sa'd ibn abi Wakaas vertelde dat zijn vader tijdens zijn laatste
ziekte zei:'maak voor mij een nis in de muur van het graf en zet bakstenen
op het graf, zoals het gedaan is bij de Profeet'445.
De leur côté, Embricon de Mayence et Gautier de
Compiègne décrivent la tombe d'une façon beaucoup plus
spectaculaire : le cercueil contenant la dépouille du
Prophète semble être suspendu en l'air. Mais en réalité, il
est attiré par un aimant invisible et maintenu en place
ainsi.
Cette image met encore une fois l'accent sur la
fausseté et l'hypocrisie, voire le caractère diabolique de
Mahomet446.
Une trace de cette ingénieuse mise en scène
figure dans la chanson de geste, Le Bâtard de Bouillon (2e
moitié du XIVe siècle). On y lit que dans la "Mahommerie",
la mosquée principale de la Mecque, une idole à l'effigie de
Mahomet est suspendue par l'action d'une force magnétique447.
On peut se demander où les auteurs sont allés chercher
une telle idée ? La question a méticuleusement été étudiée
par Alexandre Eckhardt448 et complétée par Guy Cambier449.
Le premier a mis au jour des liens importants entre nos
textes et quelques textes antiques, relatant également la
suspension d'un objet - une statue - grâce à la force
magnétique d'un aimant.
Il s'agit notamment de l'Historia
Ecclesiastica (II,23) de Rufin d'Aquilée et de l'Historia
Naturalis (34,14) de Pline l'Ancien.
Toujours selon
445
Wim Raven, Leidraad voor het leven, p. 103.
446
Cf. A. Eckhardt, « Le cercueil flottant de Mahomet », p. 83 : « L'homme
du moyen âge [sic] ne refusait point aux hérétiques et païens le talent de
reproduire des effets merveilleux, mais ces prodiges étaient à ses yeux toujours les
fruits d'une magie diabolique.»
447
Le Bâtard de Bouillon, v.1364-1366, (cité par F. Dubost, Aspects
fantastiques de la littérature médiévale, p. 364, n.6).
448
Alexandre Eckhardt, « Le cercueil flottant de Mahomet ».
449
Guy Cambier, Introduction ... , pp. 32-37.
16
Eckhardt, un passage dans le De Civitate Dei de saint
Augustin dut
« assurer pour longtemps la croyance à la possibilité de
suspendre un objet en l'air ».
Cambier de son côté établit d'autres parallèles avec
des textes qui, selon lui, ont été tout aussi importants,
comme les Métamorphoses d'Ovide, d'ailleurs très en vogue au
XIe siècle, et la Vie d'Euloge de Paul Alvar de Cordoue.
Cambier veut ainsi démontrer qu'Embricon, qui est en effet le
premier à insérer ce thème dans une vie de Mahomet, sut
mettre en oeuvre de multiples données. Ce qui n'exclut pas
pour autant l'inventivité de l'auteur, notamment pour la
description du temple somptueux dans lequel se trouve le
cercueil flottant.
Gautier de Compiègne est beaucoup moins original de ce
point de vue. Pourtant, à la lumière des développements de
Cambier, rien n'affirme que Gautier soit entré en contact
avec le texte de son prédécesseur.
Non seulement la
450
structure
du
passage
est
différente ,
mais
surtout
l'explication fournie quant au flottement l'est : chez
Embricon il y a attraction entre un aimant et le cuivre du
cercueil; chez Gautier, le cercueil étant entouré de fer, il
est maintenu en place par les quatre aimants placés dans les
quatre coins du bâtiment.
Il nous semble donc que la
présence de ce même thème s'explique plutôt par un contexte
littéraire similaire.
Nous avons des doutes quant à
l'interprétation d'Eckhardt:
Le poète [=Gautier de Compiègne] semble résumer le récit pittoresque de
Hildebert [=Embricon] et ne présente guère d'éléments nouveaux451.
10.6. Les autres récits
450
Embricon décrit d'abord l'astuce avec l'aimant, ensuite son résultat; le
cercueil qui flotte. Chez Gautier, nous trouvons l'ordre inversé : l'explication n'est
donnée que sous la forme d'une surprise, après avoir décrit le mystérieux tombeau
dont la flottaison est faussement attribuée aux vertus de Mahomet.
451
A. Eckhardt, « Le cercueil fottant ... », p. 84.
16
Il reste trois récits qui ne parlent pas, ou très
succinctement de la mort de Mahomet.
Dans l'Historia ecclesiastica ex Theophane le passage
sur Mahomet commence par la mention de sa mort en 622, sans
autres détails.
Il est vrai que les Byzantins ne semblent
pas avoir été inspirés par la fin de Mahomet452.
C'est probablement son désir d'objectivité qui interdit
à Pierre le Vénérable d'insérer dans sa Summula des éléments
douteux sur la mort de Mahomet.
Enfin, le Tractatus de Guillaume de Tripoli détonne le
plus dans son temps, tant par son objectivité que par sa
justesse : le passage sur la mort de Mahomet est limité à des
données telles que l'endroit (« Mesche »), la date (« XIe an
de l'empire Heracle ») et la mention de sa seule héritière,
sa fille Fatima.
452
Barthélémy d'Édesse semble être le seul à rapporter la fin de Mahomet
de façon plus ou moins spectaculaire, mais néanmoins différente de ce qu'on
trouve dans nos récits: Mahomet est attaché à une chamelle ivre.
16
10.7. Tableau récapitulatif : la fin de Mahomet
poison
LAM
promesse de
résurrection
puanteur du
cadavre
1453
2
épilepsie/
chute
dévoré
par des
chiens/
porcs
enterrement
(lavé/
non-lavé)
cercueil
3/-
HET
VM(E)
1/2
-/3
GDPF
1/2
-/3
VM(A)
-/1
-/2
4
OM
1
SB
SH
1
2
CM
1
6
(4)
HO
1
2
3
1
3
3(x/-)
3/2
-/5
7(-/x)
4(-/x)
TS
LA
1
FF
2
4/-
453
Les chiffres donnent l'ordre dans lequel les thèmes sont présents dans
chaque texte.
16
11. La présence du Diable.
Nous avons déjà abordé brièvement le sujet de la
présence du Diable lorsque nous avons parlé du précepteur de
Mahomet. Nous avons dit alors que cette présence s'inscrit
dans une tactique qui vise à discréditer Mahomet et l'islam.
Il est clair que la présence du Diable devait surtout
créer un cadre avec une fonction non négligeable : servir de
repère aux lecteurs.
Elle établit de latents parallèles
entre les mondes chrétien et musulman. Elle oriente d'avance
les événements et leur donne une interprétation qui ne laisse
aucune liberté d'interprétation. Le Diable est un instrument
rhétorique qui accentue le rapport noir-blanc entre l'islam
et le christianisme et présente ainsi la religion de Mahomet
comme attaquant celle du Christ.
C'est
aussi
en
même
temps
un
avertissement
:
premièrement à tous ceux qui seraient tentés de prendre
distance de l'orthodoxie; deuxièmement à tout chrétien, pour
montrer que le Diable est partout, et qu'il est sans cesse à
l'affût de possibles extensions de son pouvoir.
11.1. Intervention directe du Diable
Le Diable entre pour la première fois en scène dans les
Gesta Dei per Francos. On y voit comment l'« antique ennemi
de l'homme » saisit l'occasion de s'imposer en utilisant les
sentiments de vengeance d'un ermite.
Le début de tout
l'islam se situe là :
Hac antiquus hostis apud eremitam suum opportunitate provisa his
miserandum dictis aggreditur : « Si, inquit, vis evidens repulsae tuae
solatium , et multo maius quam patriarcha valeres habere magisterium,
inter eos qui ad te proxime venient, nota diligenter juvenem, tali veste, tali
vultus et corporis habitudine, tali etiam nomine. Hunc animis acrem,
tuisque competentem moribus, ea doctrina quae cordi tuo adjacet imbue.(...)
»454.
Il en est de même chez Adelphus455 - où c'est à nouveau
le Diable qui concocte une rencontre entre Nestor et
454
P.L. CLVI, col. 690A-B.
16
Mahomet -, chez Pierre le Vénérable456 - où il envoie le moine
hérétique Serge à l'aide de Mahomet -, et chez Jacques de
Vitry457 - où il envoie le moine hérétique Sosius à la
rencontre de Mahomet.
Ces textes ont tous pour point commun que le Diable y
réunit les personnages choisis en vertu d'un plan de
perdition. Voici comment le résume pour nous Jacques de
Vitry :
Et quoniam magnus laqueus diaboli, et profunda fovea perditionis futurus
erat homo ille [Mahomet], cum rudis esset et illiteratus, providet ei mille
artifex christiane religionis inimicus, socios et coadjutores erroris sui, qui
eidem tamquam
impietatis instrumentis assisterent, et ipse fallaciter
instruerent, et in nequitia foverent458.
Dans le Fortalitium Fidei, le Diable constitue même une
aide directe pour Mahomet : il intervient lors du (faux)
voyage de Mahomet en Espagne afin d'empêcher que ce dernier
soit capturé à l'instigation d'Isidore de Séville. Sur ses
conseils, Mahomet retourne dans son pays et échappe au
danger :
et venit in civitate cordubense et predicavit ibidem suam malam doctrinam
(...). Sed cum audivit beatus Ysidorus archiepiscopus hispalensis (...) statim
misit homines suos ad predictam civitatem ut eum vinculatum sibi
adducerent. Sed diabolus apparuit sibi et dixit quod recederet ab illo loco
(...)459.
Le prophète de l'islam nous est donc présenté comme
étant un instrument, voire une marionnette du Diable. Cette
idée est fortement accentuée par Gautier de Compiègne : dans
455
v.77-79 : « Reperit ilico adversarius noster, qualiter semen quod
seminaverat in Nestorio, multiplicatum cresceret in multorum perditione.»
456
P.L. CLXXXIX, col. 653 : « Satan (...) Sergium monachum (...) ad partes
illas Arabiae transmisit, et monachum haereticum pseudoprophetae conjunxit.»
457
p. 19 : « Quidam enim monachus homo apostata et haereticus, vir
Belial, (...) fugit ad partes Arabie (...) ».
458
p. 19.
459
Lib.IV, 2,2.2.
16
les Otia, le lecteur assiste au moment où le Diable prend
possession de Mahomet, après que le sage chez qui il s'est
rendu, l'a annoncé :
Abscedens Machomes et sancti dicta revolvens
innumeras animo fertque refertque vices :
nam de se sancto plus quam sibi credere cepit
et sicut mentem, sic variat faciem
iamque satis posset advertere quilibet illum
non proprii juris esse, sed alterius :
demon enim ducebat eum quoconque volebat460.
Pourrait-on dire que l'intervention du Diable dans tous
ces cas, s'oppose directement à l'inspiration ou à la
vocation divine ?
11.2. Transposition
La Vita Mahumeti d'Embricon ne parle à aucun moment
d'une intervention du Diable en personne.
Mais on se
souviendra du rôle central qu'y occupe le Mage. Selon nous,
la Vita d'Embricon utilise en fait la technique de la
transposition pour rendre palpable le rôle du Diable en
relation avec la carrière de Mahomet. C'est-à-dire qu'à nos
yeux, le Mage-précepteur de Mahomet est à la fois un
instrument et une personnification du Diable.
Ceci est
d'autant plus probable que le Mage, qui dirige vraiment toute
la carrière de Mahomet, n'est nullement sanctionné à la fin,
ce qui ne vaut pas pour Mahomet même.
11.3. Mahomet perçu comme Antéchrist
L'intervention du Diable diminue sensiblement le
« mérite » de Mahomet qui n'est alors plus qu'un pantin, une
marionnette sans beaucoup de poids.
Une autre vision des
choses mentionne la présence du Diable tout en donnant à
Mahomet encore une importance certaine : Pierre le Vénérable
460
v. 71-77.
16
définit Mahomet comme étant un autre Antéchrist.
Sa
fonction, comme celle d'Arius, est de préparer la venue
finale de l'Antéchrist :
Quae quidem olim diaboli machinatione concepta, primo per Arium
seminata, deinde per istum Satanam, scilicet Machumet, provecta, per
Antichristum
vero
ex
toto
secundum
diabolicam
intentionem
complebitur.(...) Merito impiissimus Machumet, inter utrumque medius, a
diabolo provisus ac praeparatus esse videtur, qui et Arii quadammodo
supplementum, et Antichristi pejora dicturi apud infidelium mentes
maximum fieret nutrimentum461.
Cette stratégie présente l'avantage de fournir au
lecteur des repères supplémentaires : il lui est loisible de
se faire une image de Mahomet sur le modèle de l'Antéchrist.
Comme Pierre le Vénérable, Jacques de Vitry compare
Mahomet à l'Antéchrist. Au début de son texte, il dit :
Seductor autem ille, qui dictus est Mahometus, quasi alter Antichristus et
primogenitus Satane filius, tanquam Satan in angelum lucis transfiguratus,
ira Dei magna et indignatione maxima sustinente, & inimico generis humani
cooperante; plures populos pervertit, & in errorem suum traxit (...)462.
Voilà les deux textes qui établissent un parallèle
clair et net entre Mahomet et l'Antéchrist. Pourtant, il est
vrai que ce rapprochement se faisait bien avant Pierre le
Vénérable. On sait qu'à Byzance et en Espagne, on a cru un
certain temps que Mahomet était l'Antéchrist en personne463.
Le terme « Antéchrist » n'apparaît cependant pas dans nos
biographies byzantines et espagnole464.
Sans doute font-ils
le rapprochement de façon implicite. Comment expliquer sinon
l'intégration dans la biographie de Mahomet de certains
éléments - comme les faux miracles et surtout la fin
461
P.L. CLXXXIX, col. 655C-D.
462
p. 8. On reconnaît l'image biblique de Satan qui se transfigure en ange (
II Corinthiens 11 : 14) et qui avait déjà été citée - dans le contexte des faux miracles par Vincent de Beauvais.
463
Voir notre Introduction.
464
L'Istoria reprise par Euloge.
16
misérable du Prophète -, qui réfèrent directement au Christ ?
Reste encore à savoir pourquoi Pierre le Vénérable et
Jacques de Vitry diffèrent des autres textes par leur
caractère explicite, mais nous tâcherons de répondre à cette
question au cours de notre troisième partie. Celle-ci - on
le sait - sera entièrement consacrée aux parallèles entre
Mahomet et L'Antéchrist.
12. Traits de caractère de Mahomet
12.1. Mahomet, un être pétri de vices
Avant de parler des traits de caractère attribués au
prophète de l'islam, il convient de s'attarder un instant à
la répartition qu'opéra la société chrétienne au sein de
l'ensemble global des traits de caractère.
Car cette
communauté se voulait protectrice et proclamatrice de ce qui
était bon, ou inspiré par Dieu, et rédemptrice de ce qui
était mauvais, ou inspiré par le Diable. Aussi distinguaitelle dans les comportements, respectivement des vertus et des
vices : les premiers devaient être louées, les seconds
exécrés.
Cette opposition tirait à l'évidence sa substance de la
Bible et de la Vie du Christ. C'est surtout au sein de cette
dernière que l'on puisa à plein les idéaux d'humilité, de
piété, de clémence, de sacrifice et de charité; idéaux qui
seront à la base des ordres monastiques et des Vies de
saints. De cette façon fut assuré la continuation des idéaux
chrétiens, mais ceux-ci subirent aussi des interprétations.
Ainsi, l'humilité devait mener à la pauvreté et à
l'abstinence; la piété à la continence.
Les saints ne
mangent pas ou peu, ne boivent pas ou peu, n'ont pas de
relations sexuelles et n'aspirent à rien sinon à être avec
Dieu.
Qu'en est-il de Mahomet,
ses biographes en Occident ?
points précédents le faisaient
tout à l'opposé de cette image
tel qu'il nous est décrit
L'on ne sera pas étonné déjà transparaître - qu'il
du saint. Dans l'ensemble
par
les
est
des
16
textes, Mahomet est présenté comme un être pétri de vices,
pourri jusqu'à l'âme. Ses principales tares - l'ambition et
l'obsession du sexe s'opposent directement aux plus
grandes vertus, ses vices corollaires - la ruse et
l'hypocrisie - ne sont pas moins excusables.
Nous nous
arrêterons un instant à chacun de ces traits de caractère465.
Le premier parmi eux, l'ambition, est
aspects qui marquent la jeunesse de Mahomet :
lié
à
deux
- le fait qu'il soit pauvre et orphelin et qu'il doive
entrer au service de riches. Certains auteurs - on l'a
vu - ont même défini son état d'esclave.
- le fait qu'il pratique des activités commerciales.
Remarquons à ce sujet que les catholiques n'ont jamais
vu d'un bon oeil les commerçants, qui, selon eux,
étaient amenés de par leur métier à mentir et à tromper
sans cesse.
À l'exception de Guillaume de Tripoli, les auteurs
montrent comment ces deux états nourrissent l'ambition de
Mahomet : il a le désir de s'extirper de son état d'esclave
ou de pauvre, et il a l'ambition de s'enrichir et d'étendre
son pouvoir. De cette façon, ils mettent le doigt - les uns
de façon plus appuyée que d'autres466 - sur l'élément le plus
465
Il va de soi que les traits de caractère propres à Mahomet ne sont pas
toujours cités littéralement par les auteurs. Dans la plupart des cas, ce sont les
pensées, attitudes et actions attribuées à Mahomet qui révèlent son présumé
caractère.
466
Voici quelques passages d'auteurs qui sont très explicites à ce sujet :
Pierre le Vénérable, Summula Brevis, P.L. CLXXXIX, col. 653B : « Et saepe in
congressionibus factus superior ad regnum suae gentis aspirare coepit. Cumque
universis pari modo resistentibus, ejusque ignobilitatem contemnentibus, videret
se hac via non posse consequi quod sperabat, quia vi gladii non potuit, religione
velamine et divini prophetae nomine rec fieri attentavit. » Jacques de Vitry, Historia
orientalis, p. 11 : « Ipse vero, (...), coepit in oculis suis extolli (...), cogitans intra se &
modis omnibus procurans, qualiter super gentes illas, que regem non habebant, et
tribus suas posset dominari, & apud hominos illos magnus haberi. Primo igitur
congregavit homines (...), ut eorum auxilio multa pecunia (...) congregata, nomen
sibi faceret, & ab omnibus timeretur. » ; Alphonse de Spina, Fortalitium Fidei, Lib.
IV, 2,2.2. : « Secundus punctus est quod vita machometi fuit vita ambitiosa quia
inordinata ambitione dominandi ascendit per gradus malicie velut alter lucifer ut
fieret rex hismaelitarum. »
16
abject à leurs yeux, à savoir que la carrière de Mahomet en
tant que prophète était une conséquence de son ambition.
Nous croyons qu'il est inutile d'insister encore
longuement sur l'obsession liée au sexe. Ce vice a déjà été
décortiqué tout au long d'un point précédent. Toutefois, il
nous a semblé intéressant de parler brièvement de la place
qu'occupe ce vice dans l'ensemble des événements proposés
par les textes.
Si certains467 se contentent de citer le désir charnel
parmi les défauts de Mahomet, en le liant habilement à son
hypocrisie et à l'abus qu'il fit de son pouvoir, d'autres lui
confèrent une raison d'être partie prenante dans la
succession des événements. Mais ils ne semblent pas unanimes
quant au statut à lui donner : moyen ou but.
Dans les Otia de Gautier de
sexuelles sont définies de manière à
constituèrent la motivation première
l'islam. Ce texte, en effet, attire
que la première erreur de cette
d'introduire la liberté sexuelle468.
Compiègne, les ardeurs
faire entendre qu'elles
quant à la création de
l'attention sur le fait
nouvelle religion fut
L'Istoria de Machomete va dans le même sens, puisque on
y présente un Mahomet qui - après avoir vu « l'esprit de
l'erreur » dont la présence est motivée par le péché charnel
de Mahomet commis avec sa maîtresse - conçoit l'idée de se
faire passer pour un prophète469.
Selon
d'autres
textes
-
les
Gesta
Dei470,
la
Vita
467
Speculum Historiale Lib. XXIV, 44 : « De impudicicia eiusdem et flagiciis
», Historia Orientalis pp. 19-23, Fortalitium Fidei Lib. IV, 2,1.1.
468
v. 57 sq.: « Sanctus ei [ machometo] : « vere possessio demonis es tu
lex nova, sacra fides te tribulante ruet,
conjugium solves, corrumpes virginitatem » etc.
469
P.L. CXV, col. 859 : « Mox erroris spiritus in specie vulturis apparens os
aureum sibi ostendens angelum se gabrielem esse dixit. Et ut propheta in gente sua
apparet imperavit. »
470
P.L. CLVI, col. 691 : « legem scripsit, ubi suis sequacibus totius
turpitudinis per quod magis traherentur, frena remisit. »
16
Mahumeti d'Embricon471 et la Summula Brevis472 - Mahomet permit
ou promit à ses disciples toutes sortes de libertés sexuelles
afin d'avoir plus d'impact sur eux.
On constate donc chez nos auteurs une confusion des
buts et des moyens quant à l'entreprise islamique. Cela ne
vaut d'ailleurs pas seulement pour le critère de la
sexualité. Il en va de même pour les domaines de la ruse et
de l'hypocrisie. Il n'y a pas de doute, croyons nous, que la
ruse et l'hypocrisie - car Mahomet ne joue pas cartes sur
table - représentent des moyens pour réaliser la création et
l'expansion de l'islam.
Elles servent à simuler des
interventions divines. Mais à quoi correspond l'islam pour
nos auteurs ?
On constate que l'identité véritable de
l'islam en tant que religion reste souvent très vague dans
ces Vies.
Il apparaît clairement que les auteurs de ces
textes s'attachent bien plus à mettre en exergue les vices et
les crimes attribués à Mahomet, qu'à nous dépeindre les
caractéristiques de cette nouvelle religion.
Ainsi Mahomet est présenté comme un être macchiavélique
qui n'hésite pas à utiliser des moyens pour le moins
blâmables pour réussir la fondation de l'islam. Mais en même
temps cette religion est identifiée au chemin parcouru pour
sa création. Elle semble être défini sur base des moyens que
son prophète a déployés pour la fonder473.
Voilà pourquoi
471
v. 719-724 : [ inquit Magus Mahumeto : ]
« Sed tua decreta debes hac claudere meta
Ut modo sit licitum, quicquid erat vetitum.
Sic tibi maiorem populi sine fine favorem
Conciliare potes si mea verba notes.
Nil magis est oneri quam stricta lege teneri,
Ergo fac liceant omnia que libeant ! »
472
P.L. CLXXXIX col. 654D-655A : « Et super haec omnia, quo magis sibi
allicere carnales mentes hominum posset, gulae ac libidini frena laxavit ».
473
Cf. ce que disent M.-Th. d'Alverny : « La personnalité du prophète
domine, en effet, aux yeux des chrétiens la religion de l'Islam, plus peut-être que
pour les musulmans eux-mêmes.» (« Pierre le Vénérable et l'Islam », p. 162) et
W.M. Watt :
« De vier belangrijkste punten waarop het middeleeuwse beeld van de islam
verschilt van het beeld dat de hedendaagse, onpartijdige wetenschap geeft, zijn de
volgende. In de eerste plaats zou de islamitische godsdienst een leugen en een
opzettelijke verdraaiing van de werkelijkheid zijn. In de tweede plaats zou de
16
dans les chansons de geste par exemple, le musulman est
généralement décrit comme étant rusé et hypocrite.
C'était donc ce que nous voulions dire sur les vices
les plus importants que les « biographes » occidentaux
attribuent à Mahomet. En plus de ceux-là, il y en a d'autres
qui se manifestent ici et là, et qui sont l'expression d'une
volonté de noircir un peu plus encore Mahomet. Citons pêlemêle : l'orgueil474, la perfidie475, la jalousie476 et le
caractère criminel477.
12.2. Les vices partagés : Mahomet et son précepteur
Le lecteur se souviendra de l'analyse consacrée au
caractère complétaire des personnages de Mahomet et du
précepteur. Cette complémentarité est telle que l'un reprend
parfois des gestes et des responsabilités de l'autre.
islam gewelddadig zijn. In de derde plaats was de islam genotszuchtig en
bandeloos en in de vierde plaats werd Mohammed als de Antichrist beschouwd.»
(Voorbij Poitiers, p. 40).
474
Liber apologeticus martyrum, P.L. CXV, col.859 : « Cumque repletus esset
tumore superbiae ... », Vita Machometi d'Adelphus, v. 277-278 : « Suscitatus
Machometa spiritus quo totus agebatur, spiritu inquam confusionis et superbie »,
Historia Orientalis, p. 11 : « Ipse vero (...) caepit in oculis suis extolli et apud se
inaniter gloriari ».
475
Historia Orientalis, p. 12 : « misit frequenter socios suos ut hominis sibi
contradicentes nocte in domibus suis jugularent. Vicinos etiam suos quibus
invidebat clam et proditorie trucidari faciebat. »
476
Vita Machometi d'Adelphus, v. 260-261 : « Miscebant se utique ad hoc
malum malorum omnium germina invidia scilicet et superbia. Cepit namque
machometa fame Nestorii invidere ... », Historia orientalis, p. 15 : « Unde quindecim
duxit uxores exceptis ancillis et concubinas quas omnes zelotypie spiritu impulsus
ita recluserat quod nunquam poterant exire nec ulli homini alii fas erat eas videre
vel ad eas aliquo modo intrare. »
477
Summula brevis, P.L. CLXXXIX col. 653B : « Hic paulatim crescendo, et
contiguos quosque ac maxime sanguinis propinquos insidiis, rapinis, incursionibus
frequenter insistendo, quos poterat furtim, quos poterat publice occidendo,
terrorem qui auxit. », Speculum Historiale, lib. XXIV, 42 : « De furtis et latrociniis
eius », Historia Orientalis, p. 11 : « primo congregavit homines pauperes (...), viros
prophanos, latrones, praedones, homicidas et raptores, ut eorum auxilio multa
pecunia per violentiam et rapinam congregata nomen sibio faceret et ab omnibus
timeretur. »
16
Dès lors, c'est chose naturelle de voir que certains
auteurs - ceux notamment qui ont décrit le précepteur comme
un personnage influent478 - ont accentué ce parallélisme en
faisant du précepteur un être presque tout aussi vicieux que
Mahomet même : ambitieux, rusé et hypocrite, et en liant à
nouveau ces vices à l'origine même de l'islam.
Nous croyons pouvoir nous passer de commentaires sur la
ruse et l'hypocrisie en renvoyant à notre point consacré au
précepteur de Mahomet.
Cependant, la notion d'ambition
nécessite peut-être quelques éclaircissements.
Si Mahomet, à l'origine, a l'ambition d'être libre,
riche et puissant, l'ambition du précepteur se situe dans un
autre domaine : celui notamment de la religion.
En effet,
tant chez Guibert que chez Embricon - Adelphus et J. de Vitry
sont moins explicites à ce sujet - le précepteur tend à une
fonction importante au sein de l'Église. Dans les Gesta Dei,
il aspire à devenir patriarche d'Alexandrie479, dans la Vita
Mahumeti, c'est le patriarchat de Jérusalem qui l'attire480.
Mais quand le rêve est sur le point de se réaliser, les
chrétiens découvrent que le candidat en question est
respectivement hérétique et diabolique après quoi il est
excommunié et banni. Ici, les récits de Jacques de Vitry 481
et d'Adelphus - qui décrivent le précepteur Nestor comme un
loup dans le pré chrétien482 - rejoignent le contenu des deux
autres textes.
On nous présente donc un personnage freiné dans ses
ambitions et blessé dans son orgueil qui ne pense plus qu'à
478
On se souviendra des Gesta Dei per Francos, des deux Vitae d'Embricon
et d'Adelphus et de l'Historia Orientalis.
479
480
P.L. CLVI, col. 689D-690A.
V. 107-112 : « Illius unde fidem plebs admirans sacra pridem
In Jherosolimis est prope capta dolis.
Nam cum transisset pater illius urbis et isset
in celum, (...)
Tunc exaltari Magus hic et pontificari
Adspirans avide, (...). »
481
p. 25.
482
v. 59-64.
se venger de sa défaite.
16
Guibert nous le décrit très bien :
Contemptus igitur cum molestia dilaceraretur atroci, quoniam non potuit
ad id quod ambiebat assurgere, (...) meditari secum anxie coepit, quo modo
effuso quod conceperat perfidiae veneno, ad sui ultionem catholica passim
posset documenta pervertere483.
Cette vengeance, ce fut la création de l'islam, conçue
dans le but de détruire la chrétienté.
Voilà ce que
voulaient nous démontrer ces auteurs.
Par ailleurs, les autres vices attribués à Mahomet l'obsession du sexe, la stupidité, la grossièreté etc. - ne
semblent pas avoir été partagés avec son précepteur.
483
Gesta Dei per Francos, P.L. CLVI, col. 690.
16
13. Le Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont
13.1. Introduction
L'ouvrage écrit au milieu du XIIIe siècle par le
trouvère français Alexandre du Pont, clôt en quelque sorte
une série de Vies occidentales consacrées à Mahomet : celles
qui nous paraissent aujourd'hui les plus légendaires, les
plus libres, les plus longues aussi; celles d'ailleurs qui
ont été conçues comme des biographies à proprement parler :
la Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence, la Vita Machometi
d'Adelphus et les Otia de Machomete de Gautier de Compiègne.
Pourtant, tout littéraires qu'ils soient, c'est surtout
à ces textes que revient le mérite d'avoir clarifié les
choses aux yeux d'une société sans doute perdue devant les
changements qu'opéra l'islam au sein du monde.
Clarifier,
cela voulait dire : interpréter, et interpréter : transposer
dans la mesure du possible vers le monde, le mode de vie et
les conceptions chrétiens.
Souvenons-nous du statut
d'esclave donné à Mahomet, de son mariage par intérêt, de
l'histoire du faux moine ou de l'ermite et des faux miracles.
Alexandre du Pont est celui qui va le plus loin dans ce
processus d'adaptation. Ce n'est pas dû au hasard s'il donne
à son texte le nom de Roman. Pourtant, ce terme ne doit pas
nous faire croire qu'Alexandre considérait son oeuvre comme
une fiction. Sans prétendre à l'historicité - mais celle-ci
n'intéressait pas les gens -, il prétend pourtant à la
vérité, comme le démontre son introduction :
S'auchuns velt oïr ou savoir
La vie Mahommet, avoir
En porra ichi connissanche484.
Évidemment, la vérité revêtait alors un contenu
différent qui correspondait au « Weltanschauung » de cette
époque.
Le procédé mis en oeuvre par Alexandre du Pont pour
484
v.1-3.
16
répondre à toutes ces exigences est double. Il s'agit d'une
part d'un certain art de la description, d'autre part d'un
art du commentaire.
C'est d'ailleurs en ces domaines
qu'Alexandre du Pont crée tout à fait indépendamment de son
modèle direct, les Otia de Machomete de Gautier de Compiègne.
À nos yeux, le texte d'Alexandre du Pont n'est donc pas
un écrit à ne pas prendre au sérieux parce que trop
fantaisis-te.
Tout au contraire, Li Romans de Mahomet est
une oeuvre importante dans l'histoire des idées de notre
civilisation occidentale. Dans cette optique, il n'est pas
faux d'affirmer qu' Alexandre du Pont a nourri cette oeuvre
des caractéristi-ques sociales et religieuses qui composaient
la société dans laquelle il vivait.
13.2. L'art de la description
Les descriptions proposées dans le Roman de Mahomet ont
ceci de particulier qu'on y sent palpiter la société
médiévale.
En effet, Alexandre du Pont a intégré à plein
dans son récit, les aspects fondamentaux de celle-ci : son
système féodal, sa culture, sa musique, sa cuisine, ses
paysages et ses croyances. Tous ces éléments sont développés
dans une osmose complète avec les jalons connus de la vie du
prophète.
En voici quelques illustrations : en décrivant le jeune
Mahomet, Alexandre lui donne les traits d'un jeune homme
instruit dans les sept arts libéraux et dans la foi
chrétienne (v.37-75).
Toutefois, malgré ses connaissances,
Mahomet est un esclave au service d'un seigneur féodal, qui
possède des bois, des prés, des rivières, des vergers, des
moulins, des fours, des châteaux, des villes, des bourgs et
des richesses en quantité (v.68-76). Mahomet vend pour lui
des produits tels que des draps d'écarlate, des plats et des
bijoux en or.
Après la mort du seigneur et les ruses de
Mahomet - que l'on connaît déjà grâce aux Otia -, la veuve se
marie en grandes pompes avec Mahomet : vêtements de soie,
décorations somptueuses, invités princiers et distingués
ornés de pierres précieuses, jongleurs, gigues et musiques de
harpe, vins et mets exquis (v.754-784).
16
En fait, Alexandre du Pont nourrit son texte de topos
littéraires occidentaux. Ces extentions - sur la richesse,
la sainteté, l'opulence, la guerre etc. - lui permettent de
transposer le récit de Mahomet dans le temps et dans l'espace
et de le rendre totalement reconnaissable pour les gens de
son époque.
Il importe de signaler que ces descriptions sont
quantitativement tout aussi importantes que les
« événements » qui balisent le récit. Yvan Lepage parle dans
cette optique de la verbosité d'Alexandre du Pont, qui
dépasse largement celle de Gautier de Compiègne485.
13.3. L'art de l'explication
Un
vraiment
question
avait-il
Pourquoi
début ?
autre point qui indique qu'Alexandre du Pont a
tenu compte de ses lecteurs, touche à la grande
qui hantait tant d'esprits : le pourquoi. Pourquoi
été possible que Mahomet puisse aller aussi loin ?
est-ce que Dieu n'était pas intervenu dès le
Gautier de Compiègne avait déjà touché un mot à ce
sujet; Alexandre du Pont creusera la question. Il y consacre
environ 125 vers - 121 de plus que Gautier. Cet espace lui
donne le temps d'exposer deux exemplae, dont un repris de
Gautier, démontrant que la justice divine existe, mais que
parfois elle s'effectue avec quelque retard ou bien seulement
dans l'au-delà.
Voici comment Alexandre
formule la
problématique :
En cest siecle maintes molestes
Sueffrent li ami Jhesucrist,
Ensi con l'Escripture dist,
pour auchun pechié ke il font
U pour l'amour ke a Diu ont,
K'en l'autre siecle soient quite ;
485
Dans son édition du Roman de Mahomet, Lepage propose d'ailleurs un
schéma dans lequel il compare - pour quelques passages - le nombre de vers chez
Alexandre du Pont et chez Gautier de Compiègne (Introduction à l'édition du
Roman de Mahomet, p. 87).
16
Mais li malvais si se delite,
Et Dex souvent maint bien li donne
Pour auchune oevre k'il fait bonne ;
Ja soit chou qu'ele soit petite,
Si l'en rent ichi le merite,
U pour chou que il soit plus mas,
Quant cheüs ert de haut en bas486.
Dans l'exemple du chevalier et de l'écuyer, dont
l'insertion est l'initiative d'Alexandre même, l'écuyer est
injustement puni pour avoir perdu l'argent de son maître.
Mais au fond, c'est là la punition prévue par Dieu pour les
coups de pied que l'homme avait donnés à sa mère.
Dans l'exemple du mauvais riche, le riche et dur
égoïste ne sera pas puni de son vivant. Mais dans l'au-delà,
c'est l'enfer qui l'attend. Quant au pauvre qui se meurt de
faim : celui-ci sera récompensé au Paradis.
Par rapport à l'ensemble des textes étudiés, cette
attention portée à la question du pourquoi est une innovation
importante que Gautier de Compiègne est le premier à intégrer
dans sa biographie de Mahomet, et qu'Alexandre du Pont met
vraiment en valeur. C'est à notre avis un signe qui indique
que son texte avait la réelle intention d'expliquer les
choses et de mettre une fois pour toutes les points sur les
i.
Quant aux autres textes que nous avons déjà analysés,
ils semblent bien moins se caractériser par ce désir.
En
effet, Jacques de Vitry est le seul à avoir repris la
question.
Aussi son texte s'adresse-t-il à un public
activement concerné : ceux qui devaient partir en croisade.
Le passage a un ton assez dramatique puisqu'il s'adresse
directement à Dieu :
Justus es domine, si disputem tecum veruntamen justa loquar ad te. Cur
bestie tam crudelia tam laxas habenas concessisti ? Quare tamquam potens
crapulatus a vino et tanquam vir fortis qui salvare non potest, tanto tempore
siluisti conculcante impio et vastante vineam tuam et tot animarum milia,
486
v.286-299.
16
pro quibus sanguinem fudisti, tibi auferente ? Cur fortis armatus inimicus
noster tanto tempore in pace custodivit atrium suum, et fortior non
supervenit qui vasa eius potenter auferret, eripiens inopem de manu
fortiorem eius, egenum et pauperem a diripientibus eum
?
487
La réponse de Jacques de Vitry est encore plus sombre
que celle d'Alexandre du Pont. La notion de justice y est
encore moins intelligible puisque, référant à l'Épître de
saint Paul aux Romains488, il dit que les voies de Dieu sont
impénétrables.
13.4. Importance du Roman de Mahomet
Malgré le fait que nous ne disposons pas de preuves
concrètes en la matière, nous sommes d'avis que le Roman de
Mahomet a joué un rôle important, peut-être même capital,
dans la conception occidentale du personnage de Mahomet et de
son existence. Comme ce fut - sans doute - la première
« biographie » du fondateur de l'islam écrite en langue
vulgaire et qu'elle avait revêtu une forme fort prisée à
cette époque - le roman -elle dut être accessible à tous les
niveaux de la population. Nous supposons qu'elle a ainsi pu
généraliser et fédérer les croyances alors en circulation.
487
Historia Orientalis, p. 9.
488
IX, 20-21.
16
14. Conclusion
Dans notre Introduction, nous nous étions fixée pour
objectif - pour la première partie -, de proposer une
meilleure vision d'ensemble touchant aux filières empruntées,
à travers les siècles, par certains épisodes de la vie de
Mahomet.
Au terme de cette recherche et à la lumière des
analyses développées tout au long de cette première partie,
cette vision s'articule autour d'un double constat :
- tous les textes concernés, se sont révélés être
dépositaires de motifs dérivés de traditions arabes.
- les auteurs se sont conformés à un nombre limité de
topoi.
En
effet,
ces
deux
assertions
constituent
les
fondements à partir desquels nous croyons pouvoir élaborer
une vision d'ensemble qui permettrait de relativiser ou de
préciser les théories émises par certains éditeurs ou autres
historiens.
Citons en guise de préambule l'Introduction
d'Yvan Lepage à son édition du Roman de Mahomet, laquelle
Introduction nous paraît à plus d'un titre vague et ambiguë.
Il présente comme « feux d'artifice de la fantaisie » - pêlemêle - des motifs tels que le mariage avec Khadîdja,
l'épilepsie de Mahomet et ses entretiens avec l'ange Gabriel,
ainsi que la vache porteuse du Coran, et le tombeau de
Mahomet489. Mais il n'hésite pas à expliquer plus loin dans
le texte que ces motifs ont des racines parfois lointaines et
pas toujours identiques :
Ils [ces épisodes] sont ou d'origine historique, mais ont subi un
développement légendaire secondaire (Le mariage avec Khadidja; l'ange
Gabriel), ou bien inventés par la polémique byzantine à partir de données
vagues (Mahomet épileptique), ou, encore, d'origine plus ou moins
folklorique (La vache porteuse du Coran; le tombeau de Mahomet)490.
En outre, Lepage établit une séparation nette entre les
motifs précédents et tout ce qui concerne le précepteur de
489
Lepage, p. 17.
490
Ibidem.
16
Mahomet. Selon lui, cet épisode a été traité « pour lui-même
» et est en cela contraire aux autres491. Il creuse encore la
distance avec les autres motifs en ne parlant plus dès lors
de fantaisie mais de malveillance chrétienne.
Enfin, Lepage semble confondre les notions de fantaisie
et de Weltanschauung, ainsi qu'en témoigne le passage
suivant:
Pourtant, pour qui a lu le Roman de Mahon, il saute aux yeux que voilà un
des aspects de la vie de Mahomet [son mariage avec Khadidja] qui a subi la
plus merveilleuse des métamorphoses, grâce, d'abord, à l'imagination
populaire; mais grâce surtout à ce qu'on pourrait appeler la «
Weltanschauung » d'Alexandre du Pont492.
Mais que l'on ne se méprenne pas sur la nature de nos
propos; nous ne rejetons pas en bloc l'ensemble du travail
fourni par Lepage, nous voulons simplement insister sur le
fait que sa vision d'ensemble présente un certain nombre
d'incohérences, et que la terminologie employée nous paraît
parfois des plus obscures.
C'est la raison pour laquelle
nous nous efforcerons de proposer une synthèse à la fois plus
homogène et plus contrastée.
Les textes que nous avons étudiés attestent à l'envi
une présence déterminante des croyances ou des traditions
arabes
- orthodoxes ou apocryphes -, et ce, dans la plupart des
points par rapport auxquels nous avons effectué des
recherches493. Cette observation met en exergue les fruits de
notre travail personnel sur le sujet.
En effet, contraire491
Lepage entend par là que le motif de Waraqa-Bahira menait également
une existence indépendante des biographies de Mahomet.
492
Lepage, p. 32.
493
GÉOGRAPHIE : mention de villes comme Médine ou la Mecque;
TEMPS : situation plus ou moins correcte dans la plupart des textes; ENFANCE :
Mahomet est orphelin et vit dans une relative pauvreté; COMMERCE : Mahomet
au service d'une riche femme en tant que commerçant; MARIAGE : se marie avec
une femme dont le statut est supérieur au sien; RÉVÉLATION : état incontrôlé lors
de ses entretiens avec l'ange Gabriel; PRÉCEPTEUR : ce personnage entretient des
relations avec trois personnages de la tradition musulmane; SEXUALITÉ :
polygamie.
16
ment aux assertions de Lepage494, ou d'historiens tels
Southern495 ou Daniel496, qui se plaisent à accentuer la large
part d'invention pure présente - selon eux - dans les
biographies occidentales de Mahomet497, nous nous inscrivons
en faux et disons que les auteurs de ces Vitae ont très
largement puisé dans les réservoirs des traditions arabes.
Il bien sûr évident que ces dernières durent emprunter des
filières non exemptes de méandres afin de parvenir en
Occident.
Dans cette optique, nous croyons qu'il est
important d'insister sur ce que nous appelons le filtre
byzantino-espagnol.
Bien qu'il n'entre pas dans notre propos de retracer
ici le parcours suivi par les motifs en question - cela
pourrait constituer en soi un sujet de recherche - il nous
semble important de noter que les interprétations données tant par les Byzantins que par les Espagnols - aux traditions
avec lesquelles ils entrèrent en contact, ont été décisives
pour l'existence ultérieure de celles-ci en Occident498.
On
se souviendra en l'occurence des créations byzantines du
personnage du moine-précepteur et de l'épilepsie; des
développements espagnols sur la sexualité et la mort honteuse
de Mahomet. Les deux filières semblent s'être rencontrées en
Occident au XIe siècle pour y fonctionner longtemps : même le
sceptique Pierre le Vénérable ne propose dans son corpus de
traductions qu'un seul texte véritablement musulman, le
Coran.
Au XVIe siècle, l'arabisant érudit Guillaume Postel
combat encore et toujours ces mêmes croyances499.
Ce que nous venons d'expliquer peut être schématisé de
494
Introduction au Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont.
495
Western views of islam in the Middle Ages.
496
The Arabs in medieval Europe.
497
Remarquons que le fait d'accentuer si fortement la notion de fantaisie
s'explique probablement aussi par l'utilisation du terme « légende » pour désigner
la tradition biographique occidentale touchant à Mahomet. Nous reviendrons
d'ailleurs plus loin sur cette question de terminologie.
498
Ceci est confirmé par M.-Th. d'Alverny : voir « La connaissance de
l'islam en occident », p. 581.
499
Cf. « Quant est de ceus qui disent que les pourceaus l'ont mangé, et que
c'est pour cela que les Muhamediques ne mangent point de porc, c'est une fable,
car ils ont le corps ensevely, non pas à la Meche, comme l'homme pense, mais à
Medinat alnebi.» (Des histoires orientales, p. 193).
16
la façon suivante :
Version originale : vie historique de Mahomet
COUCHE 1 : Traditions musulmanes
COUCHE 2 : interprétations byzantines
COUCHE 3 : interprétations espagnoles
Nous sommes donc en présence d'une superposition de
couches interpétatives par rapport à la vie de Mahomet.
Or, entre la troisième couche et les textes que nous avons
étudiés, la biographie de Mahomet a encore subi des
changements. La présence du Diable, l'importance des faux
miracles et des ruses, les larges développements sur la
sexualité, et surtout l'incorporation de tous ces motifs
dans un ensemble cohérent et stable nécessitent
l'établissement d'autres rapports.
En effet, s'il est vrai que ces aspects des Vies
occidentales de Mahomet sont nouveaux dans le contexte de
la biographie du prophète, tel n'est pas le cas dans un
contexte littéraire et social plus large. C'est ici
qu'entre en ligne de compte la deuxième partie du constat
formulé plus haut : nous parlerons de la présence des
topoi.
Comment en effet ne pas être frappé par le degré
d'uniformité qui caractérise les textes à partir du XIe
siècle, quant aux aspects spécifiques d'une part, quant à
la tonalité générale d'autre part. Cette uniformité a en
plus ceci de particulier qu'on ne la voit pas naître : elle
surgit subitement au XIe siècle, presque simultanément chez
Guibert de Nogent et chez Embricon de Mayence, deux auteurs
dont les oeuvres analysées par nous présentent des
ressemblances frappantes, et ce malgré le fait que ces deux
hommes ne semblent pas s'être connus. Quelle était alors
leur source commune ? D'une part, ils durent bien sûr
avoir accès à des sources similaires, byzantines et
espagnoles, d'autre part, nous voulons insister sur le rôle
16
de la société dans laquelle ils vivaient, la société
chrétienne médiévale. Les multiples aspects de celle-ci
ont fonctionné comme des repères et des pôles
d'interprétation et d'orientation. Ainsi, de par sa
structure religieuse, l'islam devint une hérésie
redoutable; de par sa structure féodale, Mahomet devint un
esclave et son mariage une stratégie; de par l'univers
mental, Mahomet devint un dévergondé, un possédé du Diable,
un autre Antéchrist.
Les emprunts byzantino-espagnols prennent ainsi place
dans une très riche orchestration, englobée par les
multiples aspects d'une société. On pourrait dire que la
société occidentale même devient en fait le thème
fondamental des Vies de Mahomet. Et celle-ci est thème à
différents niveaux, comme on définit aussi le thème à
différents niveaux500.
Au métaniveau, nous situons le thème - universel - de
la lutte entre le Bien et le Mal, traduit en termes
occidentaux par la lutte entre Dieu et le Diable.
Au niveau intermédiaire, on peut qualifier de thème la
réalité préoccupante voir menaçante, du moins pour
certains, de l'expansion de l'islam.
Enfin, au niveau du plus spécifique s'érigent comme
thèmes les moeurs et les mentalités en cours.
Il va de soi que les trois niveaux sont intimement
liés.
Compte tenu de ces considérations, il nous semble que
sur le plan du contenu, la biographie du Prophète résulte
de la superposition d'un cadre thématique occidental sur
une ensemble d'éléments d'origine musulmane, laquelle
superposition a également entraîné des fusions. Celles-ci
ont donné naissance aux motifs tout à fait uniques qui ont
été étudiés.
À la lumière de cette théorie des couches, nous
pouvons sous-diviser l'évolution de nos textes à travers
500
Cf. Claude De Grève, Éléments de littérature comparée. II. Thèmes et
mythes, Chap. I : le thème comme concept, comme réalité ou expérience universelle,
comme réalité ou expérience préoccupante; comme phénomène historique.
16
les siècles en trois générations.
La première se situe au IXe siècle et regroupe
l'Historia Ecclesiastica d'Anastase le Bibliothécaire et
l'Istoria reprise par Euloge. Ce sont des textes qui
traduisent certaines conceptions byzantines et espagnoles
de la vie de Mahomet. Ils concrétisent deux sources
d'informations dans lesquelles les occidentaux ont puisé.
La deuxième génération s'étend sur les XIe-XIIe
siècles, avec des prolongements au XIIIe et même jusqu'au
XIVe siècle. Elle comprend les Gesta Dei per Francos, la
Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence, la Vita Machometi
d'Adelphus, les Otia de Machomete ainsi que Li Romans de
Mahon. Nous croyons pouvoir y situer aussi la Légende de
Mahomet.
Ces textes se caractérisent par le fait qu'ils
disposent d'informations venant d'Orient, mais qu'ils
laissent prévaloir sur celles-ci un courant occidental,
c'est-à-dire, les lois et attentes de leur société. Ils
ont été rejetés par la génération suivante à cause de leur
aspect légendaire, mais cela touchait probablement plus à
la forme qu'au contenu. Beaucoup de textes ultérieurs
abandonnent en effet la forme romanesque, mais pas pour
autant les motifs développés par leurs prédécesseurs. Même
Pierre le Vénérable a adopté - peut-être malgré lui - des
visions développées par les textes de cette deuxième
génération. Ces Vies de Mahomet, caractérisées par un
certain aspect légendaire, ont donc influencé nombre de
personnes « qui auraient dû savoir mieux », pour utiliser
les termes de Norman Daniel501.
La troisième génération, à partir du XIIe siècle, en
offre quelques illustrations : hormis Pierre le Vénérable,
nous citerons les historiens Vincent de Beauvais et
Matthieu Pâris. En effet, ces érudits bénéficièrent
d'informations par rapport à l'islam venant d'Espagne.
Mais nous avons déjà dit que ces informations n'étaient pas
toujours neutres.
La troisième génération offre surtout le spectacle de
la dispersion de développements de la deuxième génération
501
The Arabs and mediaeval Europe, p. 234. Voir aussi M.-Th. d'Alverny, « la
connaissance de l'islam en Occident », p. 599.
16
dans toutes sortes de genres différents, malgré les
nouvelles connaissances : les textes historiques l'Histoire Orientale de Jacques de Vitry -, les textes
religieux - la Légende Dorée -, les textes apologétiques le Fortalitium Fidei d'Alphonse de Spina.
Le Tractatus de statu saracenorum est le seul texte
qui ne semble pas avoir subi l'influence du mythe et
détonne par conséquent dans cet ensemble par ses
descriptions radicalement différentes. Mais il est clair
qu'à lui seul, ce texte n'a pas pu faire face à un ensemble
si largement répandu et si profondément ancré.
Ce qui s'est passé est assez bien décrit par Norman
Daniel :
As they ( = serious writers) turnded up more and more genuine
information about islam, they regretted the legendary, or 'christian' or
'true' version of events, which seemed less and less probable. However,
the 'christian' version was however remotely, a reflection of distortion of
the actual facts, and it was therefore just possible logically to suppose that
the actual facts were distortion, and the 'christian' version the true one
after all502.
Il faut maintenant s'attarder un instant à un problème
de terminologie.
On désigne souvent comme « légende de Mahomet »503
l'ensemble des motifs développés dans les Vies de Mahomet,
et l'ordre plus ou moins canonique dans lequel ils sont
présentés. Pour appuyer le choix de cette dénomination on
avance le fait que le sujet est historique, et qu'il a été
orné et déformé par l'imagination504.
502
N. Daniel, The Arabs in medieval Europe, p. 237.
503
A. d'Ancona a écrit un article intitulé « La leggenda de Maometto in
Occidente », le terme « légende » est également utilisé par M.-Th. d'Alverny (e.a.
dans « La connaissance de L'islam en Occident », p. 597) et Yvan Lepage (première
page de son Introduction à l'édition du Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont). Il
est probable que ce terme a été favorisé aussi par le fait qu'une des biographies
occidentales de Mahomet est intitulé précisément Légende de Mahomet.
504
Cf. la définition que donne H. Delehaye de la « légende » (Les légendes
hagiographiques, p. 9). La notion de « légende » a ici en effet perdu son sens premier
16
Or, nous avons démontré d'une part qu'il faut
minimiser la part d'invention présente dans les Vies
consacrées au prophète de l'islam, et que d'autre part, le
sujet en est surtout sociologique. C'est une conception
trop radicalemnt différente pour qu'on puisse maintenir la
même dénomination. Mais comment appeler alors la tradition
en question ? On pourrait peut-être envisager l'appellation « mythe ». On peut en effet appliquer à nos
biographies la définition que donne Pierre Brunel du mythe
et considérer leur ensemble comme « un ensemble narratif
consacré par la tradition et ayant, au moins à l'origine,
manifesté l'irruption du sacré, ou du surnaturel dans le
monde »505. On peut également rapprocher les fonctions de
nos biographies à celles que Pierre Brunel attribue au
mythe : « le mythe raconte », « le mythe explique » et « le
mythe révèle »506.
Vu notre vision des générations, ce serait donc au XIe
et au XIIe siècles qu'il faut situer la création et la
dispersion du mythe de Mahomet, qui s'est ensuite nourri
des nouvelles informations sur l'islam plutôt que d'en
mourir.
dérivé du latin « ce qui doit être lu », et qui s'appliquait notamment aux Vies des
saints. On verra dans notre deuxième partie qu'il serait possible d'appliquer le
terme « légende » dans son sens premier aux textes relatifs à Mahomet, mais nous
avons jugé préférable d'éviter toute équivoque.
505
Cf. P. Brunel, C. Pichois et A.M. Rousseau (éds.) Qu'est-ce que la
littérature
comparée ?, pp. 115-134.
506
Cf. Pierre Brunel, Introduction dans son Dictionnaire des mythes littéraires.
16
DEUXIÈME PARTIE : MAHOMET
COMME ANTI-SAINT
164
1. INTRODUCTION
Qu'est-ce qu'un argument hagiographique, sinon une sorte
d'image normative que, par un jeu de miroirs, une société se renvoie
d'elle-même à elle-même, sans plus s'interroger ? L'iconographie
cultuelle, l'hagiographie triomphent alors en se donnant un statut
qui les met à l'abri de tout soupçon. (G. Dagron, « Le saint, le
savant, l'astrologue », p. 152).
Nous avons terminé notre première partie en démontrant
la mise en place du mythe occidental de Mahomet : c'est
l'histoire d'un hérétique orgueilleux, rusé et porté sur le
vice. Nous avons également tenté de démontrer que la société
médiévale même a constitué un apport de taille pour la
création de ce mythe, qui trouve son expression dans un
certain nombre de topoi.
Notre deuxième chapitre aura pour objectif d'expliquer,
ne fût-ce que partiellement, comment un tel apport a pu se
réaliser et s'imposer. À nos yeux, un facteur essentiel dans
ce processus fut la présence d'une tradition hagiographique.
Notre argumentation pour fonder cette hypothèse repose sur
l'idée d'un jeu de miroirs, image pour laquelle nous
signalons notre dette envers Gilbert Dagron, à qui appartient
le passage en exergue.
En effet, la Vie de saint, en ayant pour tâche de
proposer l'exemple à suivre, et étant par conséquent liée à
une attente, était comme un miroir de la société dont elle
exécra les vices et loua les vertus. Et c'est ce miroir qui
s'est reflété à son tour dans les Vies consacrées à Mahomet.
Voilà donc un deuxième filtre - on se souviendra du premier
filtre, byzantino-espagnol, que nous avons présenté à la fin
de la première partie - qui facilita la compréhension
d'événements aussi marquants que ne furent la création,
l'expansion et enfin le combat de l'islam. Et il convient de
souligner, croyons-nous, la grande autorité de ce deuxième
filtre, reconnue à tous les niveaux de la population507.
Voilà
une
thèse
qui
pourrait
apporter
un
nouvel
507
Cf. H. Delehaye, Les légendes hagiographiques, p. 16 : « Au Moyen Âge, le
peuple entier s'intéresse aux saints. Tout le monde les invoque, les célèbre et aime à
entendre leurs louanges.»
164
éclairage à l'interprétation des biographies occidentales du
prophète de l'islam. Mais encore faut-il pouvoir la fonder
sur des bases vraiment solides.
C'est pourquoi nous nous
proposons de comparer d'abord globalement les deux traditions
hagiographique et relative à Mahomet, à partir des sources et
des méthodes utilisées, puis d'étudier plus spécifiquement le
traitement de certains motifs et contenus à l'intérieur de la
structure globale. Pour ce deuxième volet comparatif, notre
corpus hagiographique se compose de la Légende Dorée de
Jacques de Voragine508, qui « résume si exactement l'oeuvre
hagiographique du moyen âge »509.
2. LES VIES DU PROPHÈTE ET LES SOURCES ET MÉTHODES
DE L'HAGIOGRAPHIE
Notre but premier est de démontrer que la vie de
Mahomet était une matière qui se prêtait à merveille à un «
traitement hagiographique ». Nous procéderons en deux étapes
: d'abord nous décrirons les processus de création propres
aux Vies de saint, ensuite nous analyserons comment ces
processus ont influencé les biographies occidentales du
prophète de l'islam.
2.1. Vies de saint : processus de création
Longtemps on a cru dans l'historicité des Vies de
saints. Quand Hippolyte Delehaye publie en 1955 son livre
Les légendes hagiographiques - ouvrage qui analyse les
sources et méthodes de l'hagiographie - , il se heurte à
cette croyance qui l'accuse de porter atteinte à la sainteté
dont se nimbaient les Vies de saint. La troisième édition du
livre est d'ailleurs pourvue d'une préface qui tente
d'expliquer aux lecteurs ce qui distingue l'histoire des
textes; ce qui distingue la réalité de la fiction :
Ce que l'instinct nous suggère en présence d'une représentation figurée,
508
Toutes nos références à ce texte ce sont faites par rapport à l'édition
qu'en a fait Th. Wyzewa.
509
H. Delehaye, op. cit., p. 216.
164
nous sommes portés à l'oublier lorsqu'il s'agit d'un texte, et il nous arrive
trop souvent d'y chercher ce que l'auteur n'a pu songer à y mettre (...) La
légende est un hommage du peuple chrétien à ses protecteurs. À ce titre on
ne peut la négliger. Seulement, qu'on ne la prenne pas pour de l'histoire.
C'est une confusion que le zèle de la gloire des saints ne requiert pas et qui
offre de sérieux inconvénients510.
Afin de mieux comprendre ces propos, il faut d'abord se
poser la question suivante : quel était le but visé par les
Vies de saint 511?
Outre le fait que ces textes s'apparentent à un hommage
- comme le dit Delehaye -, ils ont aussi et surtout été
chargés d'une fonction sociale : ils furent composés pour un
public chrétien dans le but de l'édifier.
En d'autres
termes, ils avaient pour fonction première de confirmer les
fidèles dans leur foi512.
Il importe de souligner cette
composante sociale car elle est d'une importance capitale
pour comprendre le processus de création des Vies de saint513.
En effet, les sources des biographies saintes sont fonction
des buts visés.
Il faut partir de l'idée que le saint était un exemple
et que par conséquent, il fallait le rendre exemplaire514.
Cela paraît évident, mais on ne peut oublier que c'est cette
idée de base qui justifie la liberté prise par rapport aux
510
H. Delehaye, pp. XIV-XV.
511
Cf. R. Aigrain, L'hagiographie, pp. 235-246 : « À quelles intentions
répond la littérature hagiographique ? »
512
p. 22.
Cf. J.-Cl. Poulin, L'idéal de sainteté dans l'Antiquité carolingienne,
513
Cf. R. Boyer, « An attempt to define the typology of medieval
hagiography »,
p. 33 : « In each case, thee end-purpose of the composition is far more important
than the particular specificity of the vita. These texts have been written to give a
lesson, to propose an instance, and everything is arranged in accordance with this
fact. »
514
Cf. Th. Heffernan, Sacred Biography, p. 20 : « The author must also
construe a life which will illustrate the exemplary behavior of the subject (...) to a
community which has definite expectations concerning the outcome of this
biographical record. »; R. Bell & D. Weinstein, Saints and Society, p. 9 : « (...) in truth,
all saints, more or less appear to be constructed in the sense that being necessarily
saint in consequence of a reputation created by others and a role that others expect
of them, they are remodelled to correspond to collective mental representations. »
164
faits historiques. C'est une porte ouverte vers la création
et l'invention.
S'il y a presque toujours un fondement
historique, celui-ci est le plus souvent noyé dans un
ensemble d'additions d'origines diverses : croyances et
déformations populaires, aspects merveilleux, leçons de
vertu, parallèlismes avec certaines figures bibliques et avec
d'autres saints.
Hippolyte Delehaye utilise d'ailleurs le
terme « résidu historique »515.
Quant aux croyances et aux déformations populaires,
elles ne nécessitent à nos yeux pas beaucoup d'explications.
Même de nos jours, à une époque où l'objectivité est devenu
un credo, on sait combien il est difficile d'obtenir le
reflet objectif et neutre d'un événement, même s'il est
actuel.
Il est aisé de s'imaginer qu'il y a plusieurs
siècles, le problème prit une ampleur à la mesure de
l'intérêt qu'on lui porta, et que les faits se transformèrent
et se grossirent avec une facilité déconcertante. Un niveau
d'instruction générale plus bas, une crédulité beaucoup plus
élevée et une absence de moyens de contrôle, voilà un
cocktail qui fut à l'origine de nombreux aspects légendaires.
En voici une illustration significative pour laquelle
nous sommes redevable à la fois à H. Delehaye et à A. Maury.
On sait que la langue de l'Écriture Sainte regorge de
sens figurés et que les artistes - que ce soient des
peintres, des concepteurs de vitraux ou des sculpteurs eurent volontiers recours à ces éléments allégoriques ou
encore à des symboles.
Les comprendre nécessite un niveau
d'abstraction certain.
Mais cela n'était pas du tout une
caractéristique du peuple médiéval : celui-ci ne voyait que
du concret et rattachait donc aux symboles qu'il voyait des
anecdotes ayant pour but d'expliquer leur présence.
C'est
ainsi que l'on raconte au sujet de sainte Lucie, qui est
parfois représentée tenant deux yeux sur un plateau, qu'elle
aurait arraché ses beaux yeux pour se délivrer des
515
Delehaye, p. 138. Cf. J. Calvet, Histoire de la littérature française, T.I, le
Moyen âge, p. 190. À propos des Vies de saints, on y lit : « L'histoire y est souvent
maltraitée; c'est qu'il s'agissait d'oeuvres édifiantes et que leurs auteurs étaient plus
soucieux d'atteindre leur public par des procédés littéraires que de lui offrir une
scrupuleuse information. »
164
importunités d'un amoureux516.
On s'imaginait même des passages d'une Vie de saint à
partir du simple nom du saint en question : saint Cloud, par
exemple, guérit les clous et les furoncles517.
En outre, la mentalité médiévale semble se caractériser
par un réel goût pour le merveilleux. Comment sinon faire la
distinction entre un homme normal et un homme saint ?
Il
fallait du concret pour rendre compréhensible et crédible la
notion de sainteté. La présence d'aspects surnaturels était
indispensable pour démontrer comment la main de Dieu dirigea
les gestes du saint.
Il y eut cependant des axes bien établis imposés par la
vie du Christ avant tout, puis par des récits narrant les
chemins exemplaires vécus par certaines figures bibliques et
d'autres saints. Ces derniers incarnant tous des émanations
de Dieu dans le monde, ils ne pouvaient que ressembler au
Christ, fils de Dieu, et éventuellement aussi aux autres
figures bibliques.
C'est là une base importante de la
symbolique médiévale chrétienne.
Un autre axe encore est constitué par l'idée de la
vertu : un saint était par définition vertueux et cette vertu
demandait qu'on l'illustre avec un ou plusieurs exemples.
Jacques Fontaine résume ces processus très justement
dans le terme « stylisation chrétienne »518.
Cette
stylisation, dont les archétypes sont le Christ et les
saints519, a contribué à ce qui caractérise probablement le
plus le patrimoine hagiographique : l'uniformité. C'est ce
qui frappe dans les Vies de saints.
Aussi différents que
soient les mondes des différents biographes ou le noeud
516
Cf. Delehaye, p. 44.
517
Cf. ibidem, p. 46.
518
Cf. Jacques Fontaine, Introduction à l'édition et la traduction de la Vita
Sancti Martini de Sulpice Sévère, pp. 123-134.
519
Ibidem, p. 126 : « Dans les perspectives d'un idéal de sainteté chrétienne,
envisagé comme un effort d'imitation parfaite du genre de vie du Christ, la
personne historique de Jésus, mais aussi celle des prophètes et des apôtres ont
tendu à être condidérées comme des « types » dont les chrétiens s'efforçaient d'être
des « antitypes » les moins imparfaits possible. Littéralement, cet idéal de
transparence au Christ donne lieu à une stylisation « typologique » (...). »
164
historique de la vie des saints, les modèles narratifs se
ressemblent et se répètent.
Si on essaie donc de reconstituer le processus de
création d'une Vie de saint, on pourrait retenir les étapes
suivantes :
1. Création d'une tradition orale
plusieurs éléments historiques.
à
partir
d'un
ou
2. Transformation de cette tradition en fonction de
l'attente publique. Par conséquent, il faut noter :
- l'importance de l'interprétation et de la mise
en relief de valeurs bien définies. De toute
façon, l'ego de chaque personne est perçue en
fonction du gouvernement de Dieu. Il n'y a pas
d'actions neutres.
- l'importance de l'action dramatique en fonction
d'un public d'illettrés
:
imitatio
christi,
concrétisations d'idées abstraites.
Les actions
deviennent
rituelles
et
symboles
de
vérité
universelle.
Il en résulte des types de comportement exemplaire. Le
concept de l'individu est placé dans le cadre plus
large d'une personnalité collective.
3. Rédaction d'une Vie écrite sur base de la tradition
transformée.
Addition éventuelle d'intertextualités
bibliques, littéraires ou hagiographiques.
En guise de conclusion, nous pouvons dire que les Vies
de saint ne nécessitaient pas de garantie d'historicité de
leur contenu puisque leur but était surtout de proposer des
personnages exemplaires, témoignant de la présence de Dieu
dans ce monde.
2.2. Vies de Mahomet : processus de création
164
Et les Vies de Mahomet ? De par la réalité historique
que représentait celui-ci - la menace de l'islam - il est
normal qu'on l'ait assimilé à un associé du Diable, l'ennemi
de la religion chrétienne. Il est normal qu'on ait vu en lui
et en sa religion une tentative du Diable de perdre l'Église
de Jésus-Christ.
Par conséquent, le personnage de Mahomet
pouvait facilement s'intégrer dans l'univers proposé par
l'ensemble des récits hagiographiques, à savoir la lutte du
bien contre le mal. En outre, on ne peut perdre de vue le
fait que plusieurs aspects de la vie du prophète allaient à
l'encontre de l'austérité proclamée par l'Église médiévale.
Mahomet était donc le personnage indiqué pour faire
figure d'anti-exemple. Comme quoi il pouvait également être
utilisé dans un but d'édification. C'est là à notre avis le
parallélisme central qui lie les Vies de Mahomet aux Vies des
saints. Nous explicitons.
L'édification constitue la fonction sociale primaire de
la Vie de saint520, puisqu'elle enseigne la vérité de la foi
par l'exemple individuel du saint. En d'autres termes, Les
Vies des saints proposent des modèles de conduite - souvent
poussés à l'extrême, mais toujours avec une directive
concrète à retenir - inspirés par la foi catholique.
Pourtant, il est connu que les descriptions d'écarts de
conduite ne manquent pas dans les textes.
Seulement, ils
sont toujours sanctionnés. Citons à cette occasion Bède le
Vénérable
(†735),
lorsqu'il
introduit
son
Histoire
ecclésiastique du peuple anglais :
Sive enim historia de bonis bona referat, ad imitandum bonum auditor
sollicitus instigatur, seu mala commemoret de pravis, nihilominus religiosus
ac pius auditor sive lector devitando quod noxium est ac perversum, ipse
sollertius ad exsequenda ea quae bona ac Deo digna esse cognoverit,
accenditur521.
L'anti-exemple était donc au moins aussi efficace que
520
Heffernan, p. 19.
521
Bède le Vénérable, Historia Ecclesiastica Gentis Anglorum (édité par B.
Colgrave & R.A.B. Mynors), p. 2.
164
l'exemple, sinon plus. Et selon nous, la conception et les
accents que les occidentaux ont donnés à la biographie du
prophète Mahomet s'expliquent essentiellement ainsi.
En
effet, Mahomet mène une existence en totale opposition à
celle vécue par un saint, en affichant en prime une belle
brochette de vices caractérisés. Mais il le paie à la fin de
sa vie par une mort des plus viles. En outre, la biographie
de Mahomet offrait l'avantage de pouvoir être mise en
relation directe
- par un rapport de cause à effet - avec l'origine d'une
énorme hérésie.
Quel instrument puissant pour mettre en
garde les chrétiens contre les tentations du Diable !
Le personnage de Mahomet s'intégra donc facilement dans
l'univers
hagiographique.
Mais
qu'en
est-il
des
ressemblances dans le processus de création de texte ?
Premièrement, il faut signaler que les racines des
biographies mahométanes ne se situent pas au niveau du
peuple, Contrairement à ce qui était couramment le cas pour
les textes hagiographiques.
Avant les croisades, Mahomet
n'était connu en Occident que par un nombre limité de
personnes instruites qui étaient entrés en contact avec des
sources byzantines.
C'est ce qui explique pourquoi le
fondement historique de la biographie de Mahomet est
nettement plus important que ce ne fut le cas pour certaines
Vies de saints.
Néanmoins, les auteurs de Vies de Mahomet ont appliqué
à cette base les mêmes transformations qui caractérisent les
récits populaires.
En faisant appel à leur foi et à la
doctrine en vigueur, en prenant les textes hagiographiques
pour cadre et en s'inspirant des témoignages oraux provenant
des croisés.
En entrant en contact avec un autre monde, les mêmes
clés ont servi à comprendre et à juger la nouvelle réalité.
Comme le dit Southern : « men inevitably shape the world they
do not know in the likeness of the world they do know »522.
L'islam est conçu et jugé avec des normes et des cadres de
référence chrétiens, tels que nous les avons décrits, et
prend place dans le système allégorique généralisé.
La
522
R. W. Southern, Western views of islam, p. 32.
164
religion de Mahomet était d'ailleurs tout à fait «
christianisée ». Elle s'apparentait à une hérésie créée par
un faux prophète, une fausse christianitas, une émanation du
Mal pour mettre à l'épreuve tous les bons chrétiens. Ce qui
identifiait le musulman n'était pas l'islam même, mais le
fait de ne pas être chrétien et même un anti-chrétien. Dès
lors, on ne doit donc pas s'étonner de trouver dans les Vies
de Mahomet des interprétations tonitruantes, des images
significatives, des exagérations méditées.
164
3. LE CADRE ET SON CONTENU
Comment nier cette influence de la croyance, cette puissance de la
foi qui nous fait voir ce que nous voulons voir, ou nous fait croire
l'avoir vu ... 523
C'est dans le prolongement de ces considérations que
nous regarderons maintenant de plus près quelques aspects qui
lient les Vies des saints et les Vies de Mahomet en même
temps qu'ils les opposent. Car du prophète de l'islam, les
auteurs occidentaux ont fait une figure d'anti-saint,
d'ambitieux perfide, allié du Diable et s'opposant aux
aspirations élevées de l'homme. Là où les saints étaient des
échos positifs du Christ ainsi que d'autres figures
bibliques, Mahomet fut
« conçu » selon les même lignes de force, mais en négatif :
les Vies des saints se grossirent de miracles et d'éloges de
la vertu; Mahomet devint un charlatan médiocre ou un sorcier
dont la magie lui était inspirée par le Diable.
Le noyau des récits est ainsi constitué par les mêmes
idées de base, mais l'exploitation en est différente : elle
se fait selon les frontières de la foi. Il est tout à fait
frappant de voir que cette vérité de la foi n'est jamais
remise en question.
C'est là le point de vue de l'homme
médiéval : la foi est, elle n'accepte pas d'être mise en
doute524.
Avant d'aborder la matière, nous tenons encore à
signaler que nous avons nous-même sélectionné les critères de
comparaison - au nombre de six - lors de nos lectures,
notamment de Delehaye525, de Boyer526, de Heffernan527, de
523
Alfred Maury, Essai sur les légendes pieuses du Moyen Âge, p. 6.
524
En guise d'illustration, voici cette préface de la Vita Geraldi, que nous
avons découvert chez J.-Cl. Poulin : « Comperto autem quam religiose vixerit, et
quod hunc Deus in sua gratia pluribus indiciis esse monstraverit, jam de ejus
sanctitate dubitare
nequivimus ». (L'idéal de sainteté, p. 55. C'est nous qui soulignons).
525
Les légendes hagiographiques.
526
« An attempt to define the typology of medieval hagiography ».
527
Sacred Biography. Saints and their biographers in the Middle Ages.
164
Weinstein et de Bell528.
Il s'agit des aspects formels, du
traitement du temps et de l'espace, des descriptions du
protagoniste, des miracles, de la fin du protagoniste et de
la présence de Dieu et du Diable. À partir des résultats de
ces recherches, nous établirons ensuite quelques parallèles
entre le personnage de Mahomet et des personnages dans les
Vies de saint qui lui ressemblent.
3.1. Aspects formels
Du point de vue formel, les Vies de saint se
caractérisent par la répétition d'un schéma stéréotypé.
Selon Régis Boyer529, on doit distinguer neuf étapes fixes,
qui peuvent cependant être plus ou moins développées, à
savoir :
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
les origines
la naissance
l'enfance
l'éducation
la piété
le martyre
l'inventio ou découverte des reliques saintes
la translatio ou transport des reliques
les miracles
Il va de soi que les étapes de 6 à 8 caractérisent
avant tout les Passions de martyrs.
Quant aux miracles,
l'étape numéro 9, nous ne pensons pas que Boyer ait voulu
dire que les miracles interviennent seulement à la mort du
saint. Nous supposons que leur place en fin de série a été
inspirée par l'idée qu'on ne peut les inscrire dans un ordre
fixe, puisqu'ils se manifestent tout au long de chaque Vie de
saint et souvent également après leur mort.
Voyons maintenant si les auteurs de Vies de Mahomet se
sont inspirés de cette structure. Rappelons d'abord quelles
étaient les étapes successives que nous avions distinguées de manière générale - dans ces biographies.
528
Saints and Society.
529
« An attempt to define ... », p. 32.
164
Il y eut d'abord la présentation des éléments de temps
(et d'espace), puis la généalogie du prophète et son enfance.
Vint ensuite tout le passage sur Mahomet commerçant que nous
avons mis en relation avec son instruction et son mariage et
qui aboutit à la révélation.
Les ruses et faux miracles,
même si certains textes en parlent aussi avant, surviennent
surtout après cette révélation.
En passant enfin par le
thème de la sexualité, le mouvement de texte se dirige tout
naturellement vers la fin pénible de Mahomet et se termine
dans quelques cas par la mise au tombeau du prophète. Voilà
brièvement résumé ce à quoi ressemble en général une Vie de
Mahomet.
On peut constater que cette structure n'est pas
tellement différente de celle proposée par Boyer pour les
Vies de saint. En plus d'un enchaînement global similaire celui, au fond, de toute biographie -, on distingue surtout
un parallélisme frappant quant aux points principaux du
texte. En effet, dans les deux traditions hagiographique et
mahométane, trois éléments occupent le devant de la scène :
les considérations relatives à la piété et l'impiété, les
descriptions des miracles et des ruses, et la fin du
personnage principal.
La grille suivante montre de façon schématique les
parallélismes mentionnés :
Vies de saint
Origines
Vies de Mahomet
-Temps et espace
-Généalogie
-Naissance
Enfance
-Enfance
Instruction
Commerce ® instruction
Piété
Impiété :
-Mariage
-Sexualité
-Guerres et violence
-Martyre
-Inventio
Fin de Mahomet
164
-Translatio
Miracles
Ruses et faux miracles
Il serait cependant faux de croire que les Vies de
Mahomet aient été écrites comme des Vies de saint. Il faut
plutôt s'imaginer que l'on a rapproché la tradition existante
relative à Mahomet de l'hagiographie et que cette comparaison
a entraîné des évolutions dans la présentation du prophète de
l'islam.
Ce rapprochement se serait surtout fait au XIe
siècle, marqué par une réappréciation des Vies de saint530.
En effet, les textes de Guibert de Nogent et d'Embricon de
Mayence sont les premiers à décrire l'impiété sexuelle comme
un élément de base expliquant la naissance de l'islam; les
premiers à développer le motif des ruses de Mahomet; les
premiers aussi à étendre de manière considérable le passage
cynique sur la fin du prophète.
Trois fois ils semblent
ainsi faire allusion aux traditions hagiographiques en
développant excessivement des motifs contraires.
On les
retrouvera ensuite régulièrement tout au long des siècles
suivants, avec pour seules grandes exceptions la Summula de
Pierre la Vénérable - en lutte contre tout ce qui était
invraisemblable - et le Tractatus de Guillaume de Tripoli en lutte contre tout ce qui n'était pas attesté.
Nous ne
reviendrons sur cette évolution qu'à la fin de ce chapitre,
où nous essayerons de la décrire de façon plus systématique.
La structure des Vies de Mahomet trahit donc déjà
l'influence qu'elles ont subies de l'hagiographie.
La
prochaine étape de notre travail sera de vérifier cette
hypothèse pour différents aspects du contenu, et surtout pour
les trois motifs dont nous venons de démontrer l'importance:
l'impiété, les ruses et la fin de Mahomet.
3.2. Traitement des données spatio-temporelles
Nous répétons que selon notre hypothèse, les Vies de
Mahomet, à l'instar des Vies de saint, ont beaucoup plus de
valeur sociologique et morale que de valeur historique. Dans
530
Cf. J.-Cl. Poulin, p. 3.
164
cette optique, il importe d'étudier le traitement des notions
de temps et d'espace et de voir si effectivement, il y a des
parallèles dans ce domaine-là.
Or, quel est le traitement
hagiographique de ces notions ?
La Légende dorée ne sombre pas dans l'abondance pour ce
qui touche à l'intégration ou à l'exploitation de ces données
spatio-temporelles. Les différentes Vies qui composent cette
somme se contentent de fournir quelques informations
générales qui se limitent généralement au nom d'un empereur,
d'un pape, d'un évêque ou d'un préfet.
On ajoute
généralement aussi l'année - approximative - du décès du
saint. Quant à la localisation géographique, on signale ici
et là le nom de quelques grandes villes.
Des données très rudimentaires donc, et très peu de
descriptions. On peut s'interroger sur le fait de savoir ce
qui a bien pu motiver les hagiographes à insérer dans leur
texte des indications d'ordre temporel ou géographique. Une
seule raison semble s'imposer : celle qui consiste à donner
au texte une marque d'authenticité. Ainsi, chaque Vie est en
quelque sorte suspendu à un cadre historique avec lequel il
n'y a à vrai dire presque aucune interaction.
Régis Boyer
cette idée de la façon suivante :
We could even go so far as to say that the scenery and the dates are almost
useless. Or that we evolve in a eschatological time : the incipit puts its seal
on the discourse.
May I say that we have to do with a congealed
temporality and with a nearly irrelevant scenery531 ?
Il est clair que - dans ce domaine - les Vies latines
sur Mahomet présentent une similarité certaine avec la
production hagiographique consultée : référant à notre point
touchant au traitement spatio-temporel dans le premier
chapitre de notre travail, nous pouvons affirmer que ces
données sont abordées de manière tout aussi succincte, et la
distance avec le véritable récit apparaît tout aussi grande
que dans les Vies de saint.
Dans le domaine du temps, on
cite
généralement
l'empereur
Héraclius,
éventuellement
531
Régis Boyer, p. 29.
164
quelques autres personnages de renom - des papes, des
patriarches, des rois ou des saints -, et la date de
naissance ou de décès de Mahomet.
Dans le domaine de
l'espace, on relève la même aridité : on mentionne des villes
comme Médine ou la Mecque ou encore quelques provinces et
pays afin d'y situer Mahomet.
Il est intéressant de s'attarder un moment aux textes
plus longs, où l'élément descriptif est beaucoup plus
développé. On constate que ces descriptions ne s'attachent
pas du tout à leur cadre historique.
Il y a même une
véritable contradiction entre la situation dans le temps et
l'espace d'une part, et les descriptions fournies d'autre
part.
Nous avons déjà proposé un commentaire du récit
d'Alexandre du Pont, nous pouvons également citer ceux de
Gautier de Compiègne et d'Embricon de Mayence. Les rois, les
reines, et les autres personnages féodaux qu'on y rencontre,
ainsi que certains paysages plutôt occidentaux fonctionnent
comme autant d'adaptations qui visent à une meilleure
compréhension des faits narrés. Il s'agit là d'une technique
similaire
à
celle
de
certains
peintres
lorsqu'ils
représentent des scènes bibliques.
On peut donc à la fois confirmer la relative inutilité
du cadre géographico-temporel dans les Vies de Mahomet et
l'importance accordée au fait que le message passe. On verra
par la suite que ce message est avant tout d'ordre moral.
3.3. Description du personnage
Un autre
domaine qui
nous
fournit des
indices
confirmant notre hypothèse - selon laquelle la vie de Mahomet
aurait subi un traitement hagiographique -, est celui du
traitement des personnages.
En effet, le fait que
l'hagiographie vise avant tout à l'édification des fidèles,
entraîne des répercussions importantes pour la description du
saint. Et nous retrouvons ces mêmes marques dans les Vies de
Mahomet. De quoi s'agitil ? Nous répondrons par une considération de Régis Boyer,
qui est la suivante :
The saint is very weakly individualized : all these heroes are the copies of a
164
common prototype (...). His proper name is the expression of a social
model. And this is why he is so enlarged and simplified. (...). What we
have to deal with is types, not individual or individualized personalities.
And the presentation of a function assumed by a person who represents this
type is far more important to the authors than the cut of his biography532.
Le saint est donc un type spirituel dont l'image est
clairement définie.
Weinstein et Bell donnent trois
caractéristiques de base de cette image : la pureté de la
doctrine,
la
vertu
héroïque
et
l'accomplissement
de
533
miracles .
Revenons maintenant à Mahomet.
Dans notre premier
chapitre, nous avons vu que celui-ci se caractérise avant
tout par la diffusion d'une doctrine hérétique, par le vice l'ambition, la luxure et l'hypocrisie - et par la ruse. Une
image qui se révèle d'ores et déjà d'une flagrante
stéréotypie, fondée sur la non-ressemblance avec les saints.
Le prophète de l'islam a donc également été réduit à un type
et nous avons lieu de croire que ce fut avec la même
intention morale que dans les Vies de saint.
Mahomet
pourrait symboliser les « quatre feux qui brûlent le monde »,
comme il est dit dans la Vie de saint Fursy : le feu de la
dissension, le feu de la cupidité, le feu de l'impiété et le
feu du mensonge534.
Nous nous attacherons maintenant à voir un peu plus en
détail les rapports de ressemblande et de dissemblance entre
Mahomet et les saints pour ce qui touche à la manière dont
ils sont décrits.
3.3.1. Le portrait physique
Une des conséquences de la faible individualisation du
saint est l'absence remarquable de son portrait physique. On
découvre tout au plus un mot sur sa beauté : Sainte Agathe
532
Boyer, pp. 29-31.
533
Weinstein & Bell, p. 141.
534
Legenda Aurea, pp.552-3.
164
est d'une « grande beauté 535», sainte Agnès est « belle de
visage 536», saint Sylvestre est « angélique de visage 537»,
sainte Pétronille est « trop belle 538», sainte Marguerite est
« d'une beauté merveilleuse 539», sainte Marie Madeleine est
aussi riche que belle540, sainte Christine est « fort
belle 541», saint Eusèbe est « beau 542», saint Adrien est un «
frêle et beau jeune homme 543».
Deux remarques s'imposent ici :
1)
Même si la beauté des saints n'est pas toujours
mentionnée, elle semble être évidente. L'opposition beauté /
laideur renvoyant - et c'est un lieu commun - à l'opposition
bon / mauvais. Les deux dimensions se rejoignent explicitement dans la Vie de saint Jacques le mineur dont on dit qu'il
« ressemblait si fort à Jésus-Christ de figure, de manières
et de langage, qu'on aurait pu le tenir pour son frère
jumeau »544.
Nous n'avons trouvé qu'une seule exception à cette
règle: saint Christophe est un « Cananéen d'énorme stature,
qui avait douze coudées de hauteur et un visage effrayant545.»
2) La beauté est mentionnée de façon explicite, surtout dans
les Passions.
Elle y met en relief le combat entre les
composantes terrestres et la foi, et le choix délibéré des
saintes pour la deuxième option. En guise d'illustration, ce
passage de la Vie de sainte Marguerite :
535
Legenda Aurea, p. 146.
536
Ibidem, p. 97.
537
Ibidem, p. 65.
538
Ibid., p. 282.
539
Ibid., p. 334.
540
Ibid., p. 338.
541
Ibid., p. 349.
542
Ibid., p. 385.
543
Ibid., p. 506.
544
Ibid., p. 251.
545
Ibid., p. 361.
164
Le lendemain, il [le préfet] la manda de nouveau, et lui dit : « Enfant
stupide, aie pitié de ta beauté, et adore nos dieux, si tu veux être heureuse !
» Mais elle :
« J'adore celui qui fait trembler la terre (...). »
(...)
Et tous les assistants disaient : « O Marguerite, quelle pitié nous avons de toi
! Oh! Quelle beauté tu as perdue par ton incrédulité ! (...). » Et elle : « O
mauvais conseillers, éloignez-vous de moi ! Ce supplice de ma chair est le
salut de mon
âme 546! »
À l'instar des Vies de saints, les Vies de Mahomet sont
plutôt discrètes quant à l'aspect physique de celui qui est
pour eux un faux prophète. Mais Jacques de Vitry fait ici
exception : celui-ci semble éprouver un malin plaisir à se
moquer de Mahomet en le décrivant.
Ces descriptions
s'insèrent notamment dans le contexte des embuscades
organisées par Mahomet. Nous citons :
Aliquando etiam cum fugisset de praelio quodam multis dentibus contractis
vix evasit. (...) A quodam autem praelio dentibus suis a dextera parte
excusis, labro superior conciso & genis contractis, vultu lacerato &
deturpato vix evasit.547
Le topos décrit plus haut est ici conservé : le mal
accompagne tout naturellement ce qui est laid.
Tout à
l'opposé des saintes héroïnes, Mahomet ne se bat pas pour le
salut de son âme; sa laideur résulte des actes condamnables
qui lui sont imputés.
3.3.2. La pureté de la doctrine
Certains saints bénéficient de louanges pour la pureté
de leur doctrine. Il est vrai que le Moyen Âge a vigoureusement lutté contre toutes les formes d'hérésies. Les Ariens
notamment sont à diverses reprises mentionnés et rejetés dans
546
Ibid., p. 335.
547
Historia Orientalis, pp. 12-13.
164
les Vies de saint proposées par la Légende Dorée548. Or, dès
les textes byzantins, Mahomet est présenté comme le créateur
d'une immense hérésie. Condamnation logique, puisque l'islam
reprend en effet certains éléments relevant de la Bible ainsi
que du christianisme.
Par la suite, aux XIe-XIIe siècles,
l'accusation d'hérésie a été fortement exploitée par Embricon
de Mayence, Guibert de Nogent et Adelphus.
Ce dernier
commence d'ailleurs sa Vie de Mahomet en parlant du danger
des hérésies549.
Dans ces trois textes, dont deux réfèrent explicitement
à une hérésie connue550, nous sommes en présence de
précepteurs hérétiques qui sont blessés dans leur orgueil,
ambitieux et prêts à tout pour se venger.
En outre, ces
personnages sont très proches du Diable. Dans les textes de
Guibert et d'Adelphus, le Diable se sert d'eux pour mettre en
branle son plan de perdition. Chez Embricon, le précepteur
est assimilé à une personnification du Diable.
L'attention portée à ces traits de caractère et cette
présence du Diable est à ce moment-là nouvelle dans le
contexte des Vies de Mahomet. Elle sera néanmoins très vite
adoptée et élargie dans le sens où un transfert s'opérera du
précepteur vers Mahomet.
Elle marquera ainsi toutes les
551
Vies ultérieures , sauf celle de Guillaume de Tripoli.
548
Cf. les Vies suivantes : saint Hilaire (p. 79), saint Pierre le Nouveau (p.
241), saint Basile (p. 289), saint Félix (p. 374), saint Eusèbe (p. 384), saint Dominique
(p. 399), saint Martin (p. 618).
549
v.34-59.
550
Adelphus appelle le précepteur de Mahomet Nestor, et réfère ainsi à
l'hérésie nestorienne. Guibert pour sa part, établit explicitement un parallèle avec
Arius :
« contemptus igitur cum molestia dilaceraretur atroci, quoniam non potuit ad id
quod ambiebat assurgere; ad Arii similitudinem meditari secum anxie coepit, quo
modo effuso quod conceperat perfidiae veneno ad sui ultionem catholica passim
posset documenta pervertere. » (P.L., CLVI, 690A. C'est nous qui soulignons.)
Arius semble d'ailleurs avoir servi de modèle pour la description de
Mahomet en enfer dans la Divine Comédie. Dans la Vie de saint Eusèbe, on décrit la
mort d'Arius de la façon suivante : tous ses intestins lui sortent du corps par le
derrière (LA, p. 385). Dante décrit que Mahomet est scindé en deux et qu'il perd ses
intestins (Divine Comédie, Enfer, XXVIII, v.22-36).
551
Même celle de Pierre le Vénérable. Voici le début de la Summula : «
Summa totius haeresis, ac diabolicae fraudis sectae Saracenorum, seu
Ismaelitarum, haec est. » (P.L. CLXXXIX, 651C).
164
Il semble plus que manifeste que la notion d'hérésie
offrit une clé essentielle dans la création d'un continuum
entre les Vies de Mahomet et les Vies de saint : elle permit
d'associer à Mahomet, en passant par son précepteur,
plusieurs caractéristiques antichrétiennes et d'identifier
Mahomet avec tout ce que les saints combattent.
3.3.3. Les vertus saintes ou héroïques
3.3.3.1. L'ascétisme et la renonciation
L'ascétisme des saints se manifeste de diverses façons:
ils renoncent aux plaisirs de la nourriture en ne mangeant
que le stricte nécessaire ou en jeûnant le plus possible.
Ils renoncent aux beaux vêtements et préfèrent s'habiller
d'un cilice.
Mais la condition sine qua non d'une vie
d'ascèse (« the sine qua non of an ascetic life 552»), comme
le formulent Weinstein et Bell, était sans conteste le
renoncement à toute activité sexuelle.
Ces mêmes auteurs
écrivent :
Renunciation of sex did not make a person saint, but yielding to sexual
temptation was a sure way to be disqualified553.
On ne s'étonnera donc pas que ce sujet constitue un
volet central dans les textes hagiographiques. Notre corpus
nous en a offert un riche éventail d'exemples. Et sans doute
est-il utile de préciser que ce sacrifice des plaisirs de la
chair apparaît autant dans les Vies de vierges saintes réputées pour leur idéal d'ascétisme extrême554 -, que dans
celles de leurs homologues masculins. Ces derniers recèlent
peut-être même des exemples encore plus extrêmes.
Saint
Arsène chasse une vieille femme pieuse qui vient lui rendre
visite dans sa solitude d'ermite. Il lui dit :
Ne sais-tu donc pas que tu es une femme et que c'est par les femmes que
552
Weinstein & Bell, p. 154.
553
Ibidem.
554
Ibidem, p. 245.
164
l'ennemi attaque le plus volontiers les saints555?
Pour cette même raison, un moine ayant à porter sa
vieille mère pour traverser un fleuve, se couvre les mains
parce que, selon ses dires :
Le corps de toute femme est fait de feu ! J'ai peur que, en te touchant,
l'image des autres femmes ne me revienne à l'esprit556!
Si ces saints peuvent nous paraître paranoïaques, c'est
que la victoire sur les désirs de la chair et la volupté du
corps semble être de loin l'épreuve la plus difficile qu'ils
doivent affronter. À titre d'illustration, ce passage de la
Vie de saint Léon :
Le pape Léon, célébrant la messe dans l'église de Sainte-Marie Majeure,
faisait, suivant la coutume, communier les fidèles, lorsqu'une femme lui
déposa un baiser sur la main, ce qui fit naître en lui une véhémente tentation
charnelle.
Mais l'homme de Dieu, se châtiant lui-même avec plus de
sévérité que ne l'aurait fait aucun autre juge, s'amputa en secret la main qui
avait été cause du scandale557.
Ce corps donc, perçu comme l'élément par excellence
rattachant l'homme aux choses terrestres, est aussi celui par
lequel le Diable essaie d'entraver l'ascension spirituelle.
Ce qui était socialement blâmable dans la société chrétienne,
étant identifié avec le mal universel, fut projeté de manière
démultipliée sur les gestes et les paroles de Mahomet,
également associé au mal. Ainsi, il ne nous est guère ardu
de montrer le caractère antinomique des Vies de Mahomet,
comparées à celles des saints. En effet, pensons par exemple
au fait que dans la littérature hagiographique les saints
essaient de protéger leur entourage des dangers du corps - il
y en a un qui va même jusqu'à « envoyer au ciel » sa femme et
sa fille558 alors que Mahomet, tout à l'opposé, succombe
aux tentations charnelles et tente de faire succomber un
555
LA, p. 687.
556
LA, pp. 687-688.
557
LA, pp. 310-311.
558
Vie de saint Hilaire (LA, p. 79).
164
maximum de personnes !
Notons que les passages les plus violents, les plus
scabreux et les plus longs, quant au motif de la sexualité
débridé de Mahomet, se situent à nouveau aux XIe-XIIe
siècles559.
Les textes qui seront rédigés après cette
période, seront moins virulents quant à ce motif, mais ne
l'abandonneront pas pour autant; les reproches porteront
essentiellement sur sa faiblesse personnelle - l'adultère et les déviances sexuelles qu'il autorise : la sodomie et la
zoophilie.
3.3.3.2. L'humilité et la charité
In addition to being chaste and abstenious, the saint had to be humble (...). A
saint who vaunted holiness was not only an imposter but a contradiction in
terms. (Weinstein & Bell, p. 154).
L'orgueil démesuré de Mahomet contraste fortement avec
l'humilité souvent maladive des saints. Saint Ambroise par
exemple, élu évêque, fait tout pour détourner le peuple de ce
choix. Il fait même exprès de commettre des fautes graves :
il prend des décisions injustes et fait venir chez lui des
filles publiques
... en vain, car la foule veut que ces
fautes retombent sur elle. Ambroise se voit alors obligé de
prendre la fuite mais ne pourra, en fin de compte, pas
échapper à la fonction qui lui est assignée560.
Les saints donc, fuient et se cachent pour échapper aux
honneurs.
Telle n'est pas l'attitude que l'on attribue au
fondateur de l'islam.
Il est en règle générale présenté dans les textes occidentaux - comme un personnage avide
d'honneurs, qui ne manque pas de se vanter de sa bonne
fortune dans ce domaine.
Ceci étant dit, il est bon
d'établir un rapport avec le parcours social qui lui était
attribué.
Rappelons-nous que Mahomet enfant, était décrit
comme pauvre et orphelin.
Par contre, les saints sont
559
Gesta Dei per Francos, Vita Mahumeti d'Embricon, Otia de Machomete, Li
Romans de Mahon.
560
LA, p. 216.
164
presque toujours riches et nobles. Cette situation de départ
a donné lieu à des évolutions contraires : les saints
renoncent à toutes les richesses et les honneurs qui leur
reviennent de droit; Mahomet essaie par tous les moyens
d'accéder à un statut qui lui confère gloire et fortune561.
Symboliquement, les premiers vivent ainsi une ascension vers
Dieu, puisqu'ils prennent distance de leurs possessions et
titres, Mahomet - quant à lui - effectue une descente aux
enfers car il aspire aux richesses et à la gloire.
3.4. Les miracles
Les notions de piété et de vertu sont essentielles mais
non suffisantes pour garantir la sainteté d'un personnage.
En effet, en termes d'hagiographie, il faut que le
comportement humain exemplaire aboutisse à un phénomène
supérieur. Cette intervention divine, c'est le miracle.
La notion de miracle a ceci de particulier qu'elle est
directement liée à la foi, quelle qu'elle soit.
Il en
découle une ambiguïté fondamentale puisque la foi, pour
subjective
qu'elle
soit,
s'érige
en
unique
principe
déterminant pour opposer le miraculeux à la magie au sens
négatif et diaboliques du terme562. C'est ainsi qu'on relève
dans les Vies de saints, des hérétiques qualifiés de mages
par les chrétiens, mais également des chrétiens qui sont
appelés sorciers par leurs opposants563. Voyez par exemple ce
passage de la Vie des saints Come et Damien :
Comme ils se raillaient de ces supplices, il [=le proconsul] les fit ensuite
charger de chaînes et précipiter en mer; mais aussitôt un ange les retira des
flots, et ils se retrouvèrent devant le proconsul. Et celui-ci : « Vous êtes de
561
Pour des renvois aux textes concernés : voir notre première partie,
points 4 et 12.
562
Cf. B. Ward, Miracles and the Medieval Mind, p. 9 : « The 'arts of magic'
had been consistently forbidden in the Christian church and the 'miracles of the
saints' proposed as their antithesis.(...). Magic (...) was theurgy and concerned
wonders wrought by demons; it was wholly reprehensible because of the contact
with demonic forces. »
563
Dans la Légende dorée, c'est le cas, entre autres, de sainte Catherine (p.
656), saint Jean l'intercis (p. 676) et saint Savinien (p. 483).
164
puissants sorciers, pour faire de telles choses ! Enseignez-moi donc vos
sortilèges, au nom de mes dieux564!
D'ailleurs, il est sans doute intéressant de remarquer
que les miracles de Jésus et de ses disciples furent perçus
par les juifs et les païens comme l'oeuvre de magiciens et de
démons565.
Gilbert Dagron explique ce phénomène de la façon
suivante :
Signes, miracles et prophéties indignes peuvent être délivrés par Dieu par
l'intermédiaire de gens indignes, d'hérétiques ou de non-chrétiens; (...). Le
doute est ainsi introduit sur la vraie nature de tout miracle, (...). Et ce doute
culmine avec l'affirmation répétée qu'il existe des "miracles" d'hérétiques
(...).
La réalité des faits est hors de cause; on les reconnaît comme
apparemment semblables à de vrais miracles de l'hagiographie mais
s'agissant d'hérétiques, on leur cherche une autre origine et l'on tente de les
caractériser par un autre vocabulaire
(...)
Les saints les plus populaires se distinguent mal de ces guérisseurs ou
prophètes d'occasion; et c'est un jeu de l'hagiographie, en même temps
qu'elle oppose le saint au magicien ou jeteur de sorts, de faire ressortir
l'équivoque566.
Ce passage théorique nous amène à croire qu'il doit
être possible d'établir des parallèles entre certains
miracles attribués aux saints et certaines ruses de Mahomet.
Nous en apprendrons davantage si nous confrontons quelques
(faux) miracles survenus dans les Vies de Mahomet à leurs
équivalences dans les Vies de saint.
3.4.1. La découverte miraculeuse de boissons ou de nourriture
564
LA, p. 542.
565
Cf. Marc Van Uytfanghe, « La controverse biblique et patristique
autour du miracle, et ses répercussions sur l'hagiographie dans l'Antiquité tardive
et le haut Moyen Âge latin », p. 209.
566
G. Dagron, « Le saint, la savant, l'astrologue », p. 147.
164
Dans certaines Vies de Mahomet, on voit ce dernier
cacher des outres pleines d'eau, creuser des puits et les
remplir de lait et de miel, afin de simuler chaque fois une
intervention divine567.
Les saints, eux, n'ont évidemment
jamais recours à de tels pratiques dans les textes
hagiographiques. S'ils découvrent des puits pleins d'eau568,
s'ils font jaillir le vin dans une cave569, s'ils multiplient
le blé570 ou s'ils font venir de façon miraculeuse de la
farine571, il n'y a aucun doute qu'il s'agit là d'un miracle
accompli par la volonté de Dieu.
Pourrait-on parler de
mauvaise foi ?
3.4.2. La colombe chuchotante
Les colombes « chuchotantes » constituent dans la
biographie occidentale mahométane un motif assez tardif572,
dont
l'origine
remonte
néanmoins
jusqu'à
l'aigle
de
573
l'Istoria espagnole anonyme .
Pour une éventuelle origine
de l'image de l'aigle, nous renvoyons au chapitre sur la fin
de Mahomet. Ici, nous nous intéresserons à la transformation
de l'aigle en colombe.
Il nous paraît probable que celle-ci trouve son origine
dans un désir d'analogie avec l'hagiographie, afin de mieux
accentuer les limites de cette analogie.
On sait que la
colombe est dans l'iconographie chrétienne le symbole
classique du Saint-Esprit574.
Elle apparaît en présence de
personnes réputées pour leur pureté, leur simplicité, et la
sublimation de leurs instincts575.
Or, contrairement aux
567
Cf. supra : première partie, III.8.
568
Vie de saint Benoît (LA, p. 187), Vie de saint Léonard (LA, p. 584).
569
Vie de saint Rémy (LA, p. 77).
570
Vie de saint Nicolas (LA, p. 21).
571
Vie de saint Benoît, (LA, p. 191).
572
Cf. Speculum Historiale, Legenda Aurea, Fortalitium Fidei.
573
Cf. supra : première partie, III.8.
574
p. 125.
Cf. Jacques Duchaussoy, Le bestiaire divin ou la symbolique des animaux,
164
colombes de saint Fabien576, de saint Rémy577 ou de saint
Second578, la colombe de Mahomet n'est pas une authentique
messagère du ciel : elle n'en a que l'apparence. Car elle
vient dans le seul but d'assouvir un besoin primaire - celui
de manger.
Une telle opposition grinçante nous semble
résumer l'essentiel du problème posé par Mahomet.
3.4.3. La vache / le veau / le taureau messager
On aurait pu croire que la vache, le veau et le taureau
messagers avaient été des créations originales appartenant à
la biographie mahométane. Nous avons des raisons de croire
que tel ne fut pas le cas. Même si nous ne voulons pas pour
autant exclure une éventuelle influence coranique (la sourate
de la vache), la découverte suivante nous a semblé plus
déterminante pour la création du motif en question : dans la
Vie de saint Eustache579, ce dernier rencontre à un moment
donné un cerf avec entre ses cornes, « une grande croix avec
l'image de Notre-Seigneur. »
La ressemblance avec les vaches, veaux et taureaux des
Vies de Mahomet, portant entre leurs cornes le Coran ou un
message touchant à la vocation de Mahomet, est telle qu'on
ne peut douter un instant qu'il s'agisse ici d'une seule et
même tradition. Par contre, on ne peut affirmer si la Vie de
saint Eustache a directement inspiré les auteurs de Vies de
Mahomet. Il faut rappeler que les motifs présents dans les
textes hagiographiques sont rarement uniques.
Quant à la prise de position de la part des auteurs,
elle est manifeste, comme on pouvait s'y attendre : le cerf
d'Eustache est en réalité le Christ.
Le bétail de Mahomet
relève de sa création propre.
575
Cf. Chevalier & Gheerbrant, Dictionnaire de symboles, T. II, p. 64.
576
LA, p. 91 : une colombe blanche descend du ciel et se pose sur sa tête,
suite à quoi Fabien est élu pape.
577
Clovis.
LA, p. 76 : une colombe apporte le saint chrême pour le baptême de
578
LA, p. 207 : une colombe se pose sur son casque;
p. 208 : une colombe apporte l'hostie.
579
LA, p. 524.
164
Arrêtons-nous un instant à la figure du taureau tel
qu'il est proposé par Embricon.
En effet, ce monstre
horrible, semeur de terreur, appelle un certain nombre de
remarques.
Il semble qu'il s'agisse d'une création littéraire
hybride.
Si l'animal est d'une part un taureau-messager,
puisqu'il porte entre ses cornes un livre ou une pancarte,
c'est également et surtout une bête féroce qui doit être
domptée.
Cette deuxième caractéristique ne peut que nous
rappeler la littérature hagiographique où les saints,
héroïques, s'en prennent à des dragons épouvantables afin de
les tuer580, de les chasser581 ou de les dompter582.
La
583
description du taureau d'Embricon de Mayence
ne doit en
rien céder à celle du dragon qu'affronte sainte Marthe, « mianimal, mi-poisson, plus gros qu'un boeuf, plus long qu'un
cheval, avec des dents aiguës comme des cornes et de grandes
ailes aux deux côtés du corps584 ».
Pourtant, on ne saurait masquer le fait que l'hagiographie propose également des confrontations avec des taureaux
furieux.
Dans la Vie de saint Silvestre, le docteur juif
Zambri en tue un, rien qu'en lui prononçant à l'oreille le
nom de Dieu.
Par la suite, Silvestre en personne le
585
ressuscite-ra .
Confrontés à un couple de taureaux indomptés, les
disciples de saint Jacques le mineur les rendent doux comme
des agneaux et les jugulent586.
La valeur symbolique du combat avec le dragon ou les
taureaux dans l'hagiographie est à nos yeux identique. Elle
580
Cf. Vie de saint Donat (LA, p. 416).
581
Cf. Vie de saint Philippe (LA, p. 249).
582
Cf. les Vies suivantes dans la Légende dorée : saint Silvestre (pp. 69-70),
saint Georges (p. 228), sainte Marthe (p. 376), saint Matthieu (p. 530). Selon
Chevalier et Gheerbrant, même le Christ en personne est parfois représenté foulant
aux pieds les dragons. (Dictionnaire des symboles, T. II, p. 212).
583
Cf. supra : première partie, III.8.
584
LA, p. 376.
585
LA, p. 69.
586
LA, p. 352.
164
touche à la lutte du bien contre le mal, suivie par la
victoire du bien.
Comme les dragons, ces taureaux
symbolisent l'ennemi primordial; la lutte engagée contre ces
créatures s'apparente à un test ultime ou suprême587.
A la lumière de tout ceci, notre interprétation du
combat « embriconien » livré par Mahomet contre le taureau,
est appelé à être enrichie. Car ce combat est présenté comme
un faux combat. S'il est vrai que le taureau monstrueux est
un danger public, il n'en reste pas moins une création de
Mahomet.
Ainsi Mahomet feint de vaincre le mal, mais en
vérité il coopère avec lui.
Ce passage, central dans le
récit, résume donc en fait toute la Vita.
3.4.4. Le poison
Nous aborderons le motif du poison dans le chapitre
concernant la fin du protagoniste.
3.4.5. Miracles absents
Au terme de cette comparaison, il apparaît clairement
que le procédé utilisé - dans ce domaine - pour discréditer
Mahomet, consiste en une espèce de déconstruction d'un
certain nombre de miracles connus et accomplis par les
saints. En raison de la richesse symbolique de ces miracles,
un tel procédé semble avoir beaucoup mieux fonctionné que
tout ensemble possible de subtilités argumentatives.
Il
convient toutefois de préciser que les miracles choisis à cet
effet se prêtent à ce genre de manipulation. Nous entendons
par là qu'ils permettent assez facilement d'être transformés
en ruses préméditées. Ainsi, si les Vies latines sur Mahomet
ne contiennent pas de descriptions narrant des guérisons
miraculeuses, des résurrections ou un Mahomet se promenant
sans problème sur l'eau, c'est sans doute justement parce que
ce genre de miracles présente plus de difficultés dans leur
manipulation à des fins subversives. C'est sans doute aussi
dans cette logique que l'on pourrait comprendre pourquoi
Mahomet n'est pas non plus doté du don de prédiction, lequel
587
Cf. J.E. Cirlot, A dictionary of symbols, p. 86.
164
relève également du miraculeux.
Jacques de Vitry, seul
auteur à faire allusion à ce don, exclue la possibilité que
Mahomet ait pu voir dans le futur. En guide de preuve, il
décrit quelques défaites essuyées par Mahomet « et qu'il
n'avait pas pu prévoir588.»
Enfin, la révélation de Mahomet a également été
déconstruite en la faisant passer pour une crise d'épilepsie.
On est loin des actes magiques de certains mages et
autres sorciers589, qui se caractérisent, comme les vrais
miracles, par leur difficulté à être déconstruits :
métamorphoses et enchantements sont difficiles à simuler.
Seuls Embricon de Mayence, Adelphus et Alphonse de Spina ont
intégré la magie dans leurs textes. Le premier le fait par
l'intermédiaire du personnage du mage, personnage particulier
à mi-chemin entre homme et démon. Il ne reste qu'Adelphus et
Alphonse de Spina qui, très brièvement, parlent des dons
magiques de Mahomet590.
Mais ils sont bien les seuls.
Ce
constat pourrait nous amener à dire qu'à travers les faux
miracles, le côté hypocrite de Mahomet a été accentué plus
que ne l'a été son côté diabolique, même si Mahomet est
appelé « mage » dans certains textes591.
3.5. La fin
Le
sujet
que
nous
abordons
a
été
fertile
en
découvertes. Des accents similaires résonnent en maints
endroits dans les traditions hagiographique et mahométane.
Aussi avons-nous choisi, pour des raisons de clarté, de
reprendre la structure du chapitre sur la fin de Mahomet,
présente dans la première partie.
Nous avons, lors de ce
point, longuement disserté sur le traitement de la mort de
Mahomet dans ses biographies occidentales. Elle a été mise
en relation avec plusieurs sous-motifs que nous réaborderons
588
Historia Orientalis, pp. 12-13.
589
Cf. les mages dans les Vies suivantes de la Légende dorée : saint Matthieu
(p. 530), sainte Justine (p. 538), saint Jacques le Majeur (p. 352).
590
Vita Machometi, v.89-91; Fortalitium Fidei, Lib.IV, 2,2.3.
591
Cf. Speculum Historiale, lib.XXIV,39, Chronica Maiora, p. 269.
164
ici. Dans l'ordre que voici, nous parlerons de : l'idée de
la résurrection, la chute, l'attente et la puanteur, le corps
dévoré par des animaux, l'empoisonnement, les reliques et le
tombeau.
3.5.1. L'idée de résurrection
Les saints de la Légende Dorée meurent décapités pour
la plupart.
À l'instar du Christ, ils subissent la mort
volontairement - et pour certains - avec joie.
De plus,
quelques figures convaincues de l'absolue nécessité de cette
épreuve pour gagner de privilège d'approcher Dieu, n'hésitent
à faire en sorte que martyre il y ait.
Ils ont hâte de
quitter leur corps trop terrestre et trop pesant.
Ainsi,
grâce à leur foi inébranlable, la fin des saints équivaut à
une renaissance dans un monde meilleur.
Bref, le fait de
mourir semble soulager les saints.
Voici les paroles de
saint André, au moment de mourir :
Aussi longtemps que j'ai pu, Père bienfaisant, j'ai résisté aux attaques de
mon corps, et, avec ton aide, je l'ai vaincu. Mais maintenant je te demande,
comme récompense, de ne plus m'ordonner cette lutte, et de reprendre le
dépôt que tu m'as confié. (...). Et fais en sorte que je n'aie plus besoin de
veiller, et que mon corps ne m'empêche plus de tendre librement vers toi,
Source de la vie et des joies éternelles592 !
À cette attitude volontaire s'oppose celle du Prophète
de l'islam : face à la mort, le doute l'envahit, et pour
cause, il ne sait pas comment il va ressusciter ! Dans cet
épisode final, les auteurs semblent avoir voulu faire
apparaître au grand jour l'idée que Mahomet n'avait aucune
foi.
Au moment de mourir, alors qu'il aurait dû être
entièrement tourné vers Dieu, il persiste à se tracasser pour
des choses terrestres, notamment le fait qu'il ne pourra pas
ressusciter s'il est enterré. Le ridicule de ce raisonnement
ne se comprend que si on a connaissance du contexte chrétien,
biblique et hagiographique.
3.5.1.1. L'attente et la puanteur
592
LA, pp. 14-15.
164
Dans la Vie des saints Gervais et Protais, on lit :
(Et) bien que trois siècles et plus se fussent écoulés depuis la mort des deux
saints, leurs corps étaient aussi intacts que s'ils n'étaient là que depuis la
veille. Et une odeur délicieuse s'en exhalait593.
Même si nous avons déjà parlé de la signification à
attribuer à la puanteur dégagée par le cadavre de Mahomet,
nous avons voulu, avec cet extrait, mettre le doigt sur
l'importance des sous-entendus que véhicule cet épisode dans
les Vies de Mahomet, et la lourde valeur symbolique qu'il
contient.
En effet, l'opposition entre puanteur nauséabonde
et parfum surnaturel, renvoie à l'évidence à l'opposition
très en vogue au moyen âge : « enfer - Paradis ». En outre,
on pourrait également y voir une référence implice à cette
autre opposition - plus générale - qu'est le locus amoenus
versus locus horribilis594.
Grâce à elle donc, les auteurs
peuvent une dernière fois opposer les saints et Mahomet : les
premiers viennent en tant que messagers de Dieu; Mahomet,
quant à lui, s'apparente une fois encore à un instrument du
Diable.
3.5.1.2. La chute
La chute que fait saint Ambroise après avoir fait un
faux pas595 est loin d'avoir la même profondeur significative
que celle de Mahomet à la fin de sa vie.
Cette dernière,
593
LA, p. 302. Citons également la Vie de saint Dominique : « Quelque
temps après sa mort, et en présence du grand nombre de miracles qu'opéraient ses
reliques, les fidèles crurent devoir transporter celles-ci dans un lieu plus en vue.
On ouvrit donc le caveau où le corps du saint avait été déposé; et une odeur
délicieuse s'en exhala, qui effaçait tous les parfums du monde, et qui imprégnait
non seulement les restes mêmes du saint mais aussi le cercueil et la terre entassée
alentour. Et ceux des frères qui avaient touché aux reliques gardaient ce parfum
surnaturel attaché à leurs mains.» (LA, p. 412); ainsi que la Vie de saint Nazaire : «
Longtemps après (...) le corps de saint Nazaire était encore arrosé de son sang,
absolument intact avec ses cheveux et sa barbe; et un parfum merveilleux s'en
dégageait.» (LA, p. 370).
594
Cf. Ph. Verelst, « Le "Locus horribilis". Ébauche d'une étude.»
595
LA, p. 219.
164
nous l'avons déjà expliqué, a une valeur hautement symbolique
qui sort du cadre hagiographique et qui va même jusqu'à
répéter la chute de Satan. Si on veut tout de même établir
un rapport avec les Vies des saints, cette chute s'oppose
évidemment à l'ascension parfois spectaculaire des messagers
de Dieu596.
3.5.2. Les chiens et autres bêtes féroces
Si l'épisode qui met en scène des animaux dévorant un
Mahomet mort ou agonisant, apparaît dans 6 des 14 textes
analysés597, c'est que l'intertextualité a, ici aussi, joué
pleinement son rôle.
En effet, cette scène macabre qui
constitue bien souvent une mise à mort, est régulièrement
décrite dans les Vies de saint. Elle y est surtout réservée
aux pécheurs et semble faire office de châtiment commandé par
Dieu598. Nous nous proposons d'analyser quelques passages qui
nous ont semblé particulièrement instructifs.
3.5.2.1. Les chiens vengeurs
La Vie de saint Antoine offre un récit digne d'intérêt.
On y découvre un moine qui ne parvient pas à prendre
totalement distancer des attraits terrestres, et qui a dès
lors le tort de conserver encore quelques-uns de ses biens.
C'est la raison pour laquelle des chiens se jettent sur lui
et le mordent.
Suite à ces événements, le commentaire de
saint Antoine est le suivant : « Ceux qui renoncent au monde
et qui veulent garder des biens, c'est ainsi qu'ils sont
596
Par exemple l'ascension de saint Dominique : « il [=le frère Guale] vit le
ciel s'ouvrir pour livrer passage à deux échelles blanches, dont l'une était tenue par
le Christ, l'autre par la Vierge; et le long desquelles montaient et descendaient
joyeusement des anges. Entre les deux échelles était attaché un siège où se tenait
assis un frère, la tête couverte d'un voile; et Jésus et la Vierge tiraient les échelles
jusqu'à ce que le siège fût entré dans le ciel. Et Guale (...) apprit que le même jour; à
la même heure, saint Dominique avait rendu l'âme. » (LA, pp. 411-412).
597
Liber apologeticus martyrum, Gesta Dei per Francos, Vita Mahumeti, Vita
Machometi, Chronica Maiora, Fortalitium Fidei. Cf. aussi notre tableau à la p.141.
598
Cf. les Vies suivantes dans la Légende dorée : saint Thomas (p. 31), saint
Antoine (p. 90), sainte Julienne (p. 154), sainte Euphémie (p. 519).
164
déchirés par les démons
! »
599
Une telle réflexion pourrait être mise en relation avec
la fin attribuée à Mahomet.
Saint Antoine condamne ici
l'hypocrisie et celle-ci - on l'a vu - est un des péchés
capitaux dont Mahomet fut accusé par les chrétiens.
Un autre rapprochement intéressant peut être fait avec
la Vie de saint Thomas. Ce saint est frappé par un sommelier
qui n'accepte pas que Thomas refuse de manger ou de boire.
Réponse de saint Thomas : « Sache donc que, avant que je me
lève de cette table, la main qui m'a frappé sera apportée ici
par des chiens ! »600 Et en effet, peu après, un lion tue le
sommelier en question et des chiens dévorent son corps pour
venir ensuite apporter sa main.
Ce scénario montre une
ressemblance frappante avec ces Vies de Mahomet où les porcs
abandonnent également une partie du cadavre601. Nous pensons
en particulier au récit de Guibert de Nogent, qui voit dans
les talons les symboles du péché charnel602.
Ceci étant dit, il convient de s'attarder un moment à
l'image du chien, qui semble généralement être lié aux forces
du mal603, comme en témoigne notre corpus qui ne laisse planer
aucun doute quant à la nature attribuée, à cette époque, à la
gent canine. Ainsi, dans la Vie de saint André, les démons
ont pris l'apparence de chiens :
Or, comme l'apôtre était dans la ville de Nicée, les habitants lui dirent
qu'aux portes de la ville, sur le chemin, se tenaient sept démons qui tuaient
les passants. Alors, l'apôtre, en présence du peuple, ordonna à ces démons
599
LA, p. 90.
600
LA, p. 31.
601
Gesta Dei per Francos (les talons), Vita Mahumeti d'Embricon (la tête),
Vita Machometi (le bras droit).
602
P.L. CLVI, col. 692C.
603
S'il est vrai que le Dictionary of symbols de Cirlot, que le Dictionnaire de
symboles de Chevalier & Gheerbrant ainsi que Le bestiaire divin ou la symbolique des
animaux de Duchaussoy ne nous ont rien apporté sur le sujet, le Dictionnaire des
Sciences occultes nous livre par contre ceci : « C'était généralement sous la forme
d'un chien noir que le diable accompagnait les sorciers. » (p.114)
164
de venir vers lui, et aussitôt ils vinrent, sous la forme de chiens604.
D'autre passages témoignent d'une vision similaire :
dans la Vie de sainte Théodore, le Diable envoie à la
poursuite de cette sainte des esprits déguisés en bêtes
féroces605; dans la Vie de saint Pierre, Simon le mage fait
venir de grands chiens pour dévorer l'apôtre, mais le saint
les fait fuir606.
3.5.2.2. Les animaux sauvages
Pourtant, on ne peut masquer le fait qu'on rencontre
aussi quelques saints condamnés à être dévorés par des bêtes
sauvages, ou dont les cadavres sont exposés à ces dernières.
Il s'agit dans ces cas d'une décision émanant de ceux qui
répriment les chrétiens, soit donc d'une action punitive
infligée par des êtres humains, et non par Dieu, ce qui
constitue une première différence non négligeable.
Puis,
dans la majorité des cas, les bêtes concernées ne touchent
même pas aux martyrs qui leur sont exposés.
Au contraire,
ils s'agenouillent devant eux, les protègent ou les
caressent607. Il est vrai que saint Ignace est étranglé par
des lions, mais ils se refusent à manger sa chair. De plus,
saint Ignace était enthousiaste à l'idée d'être exposé aux
animaux sauvages, car il y voyait une manière de se rendre
digne de la présence de Jésus608. Il est par conséquent admis
de croire que les lions, sous l'auspice de Dieu, ont donné au
saint la couronne du martyre désirée.
604
LA, p. 10.
605
LA, p. 474.
606
LA, p. 312.
607
Nous avons relevé les exemples suivants dans la Légende dorée : saints
Abdon et Sennen : les 2 lions et 4 ours lâchés sur eux leur servent de garde (p. 379);
saints Prime et Félicien : les lions et ours sensés de les dévorer s'étendent à leurs
pieds, les chiens n'osent pas toucher à leurs cadavres (pp. 286-287); saint Gordien :
offert aux chiens pendant 8 jours, son corps reste intact (p. 271); saint Eustache :
dans l'arène, le lion s'éloigne humblement (p. 524); sainte Euphémie : les bêtes
féroces accourent pour la caresser; un lion dévore ensuite son bourreau (p. 519);
saints Gorgon et Dorothée : en pâture aux chiens et aux loups, leurs cadavres
restent intacts (p. 508); sainte
Justine : exposée aux chiens durant 7 jours, son cadavre reste intact (p. 538).
608
Cf. LA, p. 142.
164
Il y a dans le contexte présent également
passages que l'on ne peut passer sous silence.
quelques
Le cadavre de saint Vincent est exposé dans un champ
afin d'y être dévoré. Toutefois, des anges viennent faire la
garde ainsi que - voilà ce qui nous intéresse - un corbeau
gigantes-que « qui chassa à grands coups d'ailes les loups et
les oiseaux de proie, puis se tint immobile devant le corps,
con-sidérant avec admiration les anges chargés de le
garder609.»
De façon analogue, un aigle se charge de veiller sur
les corps des saints Vit et Modeste610.
Ceci ne peut que nous rappeler les paroles de Mahomet
dans l'Istoria de Mahomete qu'Euloge a repris dans son Liber
apologeticus
martyrum
:
le
prophète
y
promet
qu'il
ressuscitera grâce à l'ange Gabriel, qui apparaîtra sous la
forme d'un aigle. Loin de vouloir établir des liens directs
entre les textes proposés, il nous semble néanmoins
indéniable qu'ils relèvent d'une même tradition.
Cette
hypothèse semble se confirmer lorsqu'on sait que, du point de
vue symbolique, l'aigle peut avoir une valeur tant positive
que négative. Dans le Dictionnaire de symboles de Chevalier
et Gheerbrant, on y lit que le roi des oiseaux peut se
substituer au symbolisme général des anges.
Certaines
oeuvres d'art du Moyen Àge l'identifieraient même au Christ
lui-même.
Mais le symbolisme de l'aigle comporte aussi un
aspect maléfique :
Comme il est fréquent, le renversement du symbole du Christ en fait une
image de l'Antéchrist : l'aigle est le rapace cruel, le ravisseur. Il est aussi
parfois (...) symbole d'orgueil et d'oppression. C'est la perversion de son
pouvoir611.
L'image
négative
de
l'aigle
correspond
609
LA, pp. 103-104.
610
LA, p. 296.
611
Cf. Chevalier & Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, T. I, p. 21.
donc
164
parfaitement à ce que les chrétiens voyaient en Mahomet.
Tenant donc compte du fait que l'Istoria est également le
premier texte à mettre en scène les chiens « dévoreurs », il
semble assez probable que son auteur anonyme se soit inspiré
des Vies de saint qu'il connaissait.
Une dernière variation sur le motif des animaux
sauvages dans les Vies de saints est celle-ci : à la mort du
saint, des bêtes - normalement des lions -, surviennent pour
creuser la fosse destinée au mort ou à la morte. C'est le
cas dans la Vie de sainte Marie l'égyptienne612 et dans la Vie
de saint Paul l'ermite613. Compte tenu de ce qui précède, ce
dernier élément semble confirmer que les bêtes sauvages sont
en réalité les instruments de Dieu.
Face aux saints, ils
s'érigent en protecteurs, face aux anti-chrétiens, ils
deviennent des démons épouvantables.
3.5.2.3. Conclusion
Il est clair que la vision de la fin de Mahomet,
victime impuissante de chiens ou de porcs, ne peut être vue
séparément d'une tradition largement répandue, notamment dans
les Vies de saint. Les différentes perspectives présentées
nous amènent à affiner notre compréhension de cette mort
atroce, lot du prophète de l'islam.
Tout d'abord, les chiens doivent être vus comme des
intermédiaires dans l'accomplissement de la vengeance divine.
Il n'y a en effet personne qui ait donné l'ordre de lâcher
des bêtes à la poursuite de Mahomet ou de le mettre en
pièces. On doit en déduire que c'est Dieu même qui a pris
cette décision.
En ce sens, les chiens peuvent être
identifiés à des démons, officiant comme autant de bras
vengeurs commandés par Dieu.
Quant aux porcs, il nous semble assez évident que ceuxci soient chargés d'une symbolique similaire à celle qui
revêt les chiens, avec en prime une référence à l'impureté
physique et morale de Mahomet. En effet, le porc symbolise
presque universellement la goinfrerie et la voracité, et la
612
LA, p. 215.
613
LA, p. 84.
luxure en particulier614.
absolument pas référence
associer, comme on l'a
d'hypocrisie.
164
L'image des chiens ne faisait
à cela.
Elle était plutôt à
vu, aux notions d'hérésie et
3.5.3. Le poison
Les
saints
se
caractérisent
également
par
leur
615
remarqua-ble - ou miraculeuse - résistance au poison . Ils
n'en ressentent aucun inconvénient et sont également dans la
capacité de guérir et de ressusciter ceux qui sont morts par
absorption de cette substance. Mahomet par contre, ne semble
pas bénéficier de cette immunité, du moins selon les auteurs
de ses biographies occidentales.
Ainsi, quatre textes
616
décrivent sa mort par empoisonnement . Bien entendu, entre
Mahomet et un saint pur et dur, il y a toute la différence
qu'il y a entre un imposteur obsessionnel et un véritable
envoyé de Dieu, du moins selon les récits qui nous
concernent.
C'est sans doute la raison pour laquelle il s'avère
incapable de déceler la présence d'un poison, ainsi que le
fit saint Benoît617. Si l'Historia Orientalis et la Legenda
Aurea décrivent comment Mahomet parvient à échapper une
première fois à un empoisonnement - l'agneau dont la viande
était empoisonnée l'aurait averti -, c'est en réalité dans le
but de mettre en doute cette croyance.
Car le parallèle
suggéré avec les saints se brise net au moment où les auteurs
ajoutent que ce « miracle » n'empêcha pas Mahomet de mourir
empoisonné618 ...
3.5.4. Le tombeau et la vie ultérieure du saint
614
Cf. Chevalier & Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, T. III, p. 49.
615
Cf. les Vies suivantes dans la Légende dorée : saint Jean (p. 53), saint
Mathias (p. 165), saint Georges (p. 229).
616
Cf. Chronica Maiora, Historia Orientalis, Legenda Aurea et Fortalitium Fidei.
617
LA, p. 187.
618
LA, p. 698; Histoire Orientale (traduction de la Collection Guizot), T.
XXII, pp. 20-21.
164
La plupart des Vies de Mahomet s'arrêtent net après la
mort du protagoniste.
On ne mentionne aucune réaction de
Mahomet auprès des siens et auprès de ses successeurs
directs. Le faux prophète est mort, et puis voilà. En soi,
c'est déjà une preuve accablante du fait que Mahomet n'était
pas un envoyé de Dieu. Les miracles accomplis par les saints
après leur mort confirmaient justement leur sainteté. Dans
certains textes, leur description prend même autant de place
que le récit de leur vie619.
Quantité de ces miracles ayant lieu près du tombeau du
saint défunt, quelques auteurs ont dû avoir l'idée d'élaborer
à partir de cette donnée la fin de leur récit. Les tombeaux
flottants d'Embricon de Mayence et de Gautier de Compiègne
- et d'Alexandre du Pont - répètent une dernière fois le
procédé qui consiste à décomposer un miracle, pour lui donner
des airs de ruse méchante et trompeuse.
3.5.5. Conclusion
Tout
ce
qui
précède
le
montre
clairement
:
l'hagiographie a eu une influence très importante sur
l'épisode qui clôt les Vies de Mahomet. Elle a non seulement
constitué un important repère pour fournir des pistes
interprétatives, mais elle a également provoqué le transfert
d'éléments propres à l'hagiographie, tels la puanteur, les
chiens et les porcs, le poison, le tombeau. Chacun de ces
éléments véhicule une valeur symbolique et contribue à faire
de Mahomet une anti-saint dans le sens plein du terme.
3.6. Dieu et le Diable
The difference between the heroism of the saint and that of the
romance hero is analogous to the difference between dependent and
autonomous actions : the saint is moved whereas the romance heroe
moves. (Th. J. Heffernan, Sacred Biography, p. 143).
Ce qui précède l'a déjà fait transparaître un tant soit
619
La Vie de saint Étienne par exemple (LA, p. 45), ou la Vie de saint
Nicolas (LA, p. 18).
164
peu : le saint n'est pas un être humain à proprement parler.
À l'instar du Christ, il est à la fois homme et Dieu.
Il
incarne la présence du sacré sur terre, il est presque
l'équivalent d'une hypostase divine.
Celle-ci ne prend de
l'ampleur que dans la mesure où elle se profile par rapport à
la présence du mal, contre laquelle elle est continuellement
en lutte.
« The suffering endured by the martyrs is a
deliberate bellum satanicum », disent Weinstein et Bell620.
Et ailleurs on lit :
We see in christian saints' lives the representation of personality as a type of
transparent membrane through which the author is intent to show the
continual passage of God's face. The concept of the autonomy of the
individual action which we accept so unconsciously is an anomaly in the
genre621.
L'autonomie de l'individu est une anomalie parce que
tout dans le monde, tout événement, toute évolution,
s'inscrit dans la logique de la providence divine dont
l'aboutissement est connu : la venue sur terre du royaume de
Dieu. Ainsi, il y a dans les Vies de saints deux niveaux :
un niveau historique et un niveau méta-historique622.
Ce
dernier s'inscrit dans le cadre de la progressive victoire du
bien sur le mal. Dans cette optique-là, les saints sont des
soldats de l'armée de Dieu. Mahomet, lui, s'identifie avec
un soldat de la force à combattre; un représentant du mal.
Comme personnage, il n'est pas plus autonome que les saints :
tout comme Dieu agit à travers les saints, le Diable agit à
travers Mahomet.
Cette analyse jette aussi une nouvelle lumière sur la
fonction du précepteur dans les Vies de Mahomet. En effet,
il semble faire contre-figure à la personne sainte que Dieu
place sur le chemin de ses élus et qui joue un rôle
déterminant dans l'« appel à la sainteté »623. Le saint homme
que Mahomet rencontre dans les Otia lui prédit par contre sa
destinée diabolique et les (faux) moines et ermites qui
620
Weinstein & Bell, p. 243.
621
Ibidem, p. 157.
622
Cf. Heffernan, p. 38.
623
Cf. Weinstein & Bell, p. 56 sq.
164
croisent son chemin dans les autres textes sont des messagers
du Diable. Ils ont pour fonction de mettre Mahomet sur la
mauvaise voie ou de l'aider à poursuivre sa route sur cette
voie624.
Seul le problématique ermite présent dans le
Tractatus de Guillaume de Tripoli fait exception à ce que
l'on retrouve dans les autres textes625.
3.7. De la non-ressemblance à la ressemblance : Mahomet et
les personnages qui lui ressemblent dans les Vies de saint
Nous avons jusqu'ici tenté de démontrer que la
conception du personnage de Mahomet a été influencée par
l'image
des
saints
propagée
par
la
littérature
hagiographique.
En faisant appel à des lieux communs de
cette production littéraire et en leur appliquant un procédé
d'inversion, Mahomet s'identifie à un anti-saint.
Or, les
Vies de saint contiennent déjà des figures qui se situent aux
antipodes de la sainteté et qui concrétisent le mal contre
lequel luttent avec tant d'ardeur les soldats de Dieu.
Il
nous a paru logique qu'il y ait également eu un transfert des
caractéristiques de ces représentants du mal vers le
personnage de Mahomet, puisqu'ils appartiennent au même
paradigme hagiographique négatif.
3.7.1. Simon le Mage
Le personnage qui ressemble probablement le plus à
Mahomet est celui de Simon le Mage, tel qu'il est décrit dans
la Vie de saint Pierre626. Il y a en effet plusieurs points
de convergence entre Mahomet et le mage réputé.
Ces
parallélismes se situent à plusieurs niveaux. Ils touchent
d'abord à la vocation dont les deux prétendent être investis,
ensuite à quelques-uns de leurs traits de caractère, et
enfin, il y a également des similarités au niveau des motifs
développés.
624
rencontre.
C'est d'ailleurs souvent le Diable qui fait en sorte que Mahomet les
625
Voir supra, dans la première partie.
626
LA, p. 313.
164
Simon se prétend la Vérité première, promettant de
rendre immortels ceux qui croient en lui. Il dit qu'il sera
adoré publiquement comme un dieu et se fait passer pour le
fils de Dieu.
Des paroles similaires à celles-là, furent
également mises dans la bouche de Mahomet, notamment à partir
du Speculum Historiale de Vincent de Beauvais.
Mahomet y
prétend être le Messie attendu par les juifs :
cepit (...) in errorem inducere dicens ei [=Cadiga] quod ipsi esset messias
quem esset venturum adhuc judei expectant627.
Les traits de caractère qui unissent Mahomet et Simon
tiennent en trois mots : ambition, orgueil et lâcheté. Simon
se vante de pouvoir ressusciter des morts, Mahomet est décrit
comme étant orgueilleux628; Simon s'enfuit pour ne pas être
dénoncé comme magicien ou pour échapper à la peine de mort629,
Mahomet, tel qu'il est décrit par Jacques de Vitry, prend
lâchement la fuite lorsqu'il voit que le combat évolue en sa
défaveur et fait non moins lâchement tuer ses adversaires
durant la nuit630.
Parmi les motifs indicateurs de parallélismes entre
Mahomet et Simon le Mage, signalons la parodie relative à la
résurrection. On se souvient des craintes de Mahomet, qui ne
sait pas comment il va pouvoir ressusciter et qui prouve par
là combien il est peu crédible comme figure divine.
Un
sentiment analogue de gêne règne lorsque Simon met en scène
une fausse résurrection : il fait décapiter à sa place un
bélier et réapparaît trois jours après comme étant
« ressuscité ».
Même si cette « résurrection par ruse » n'a pas été
reprise telle quelle dans les Vies de Mahomet, on peut tout
au moins constater combien les deux personnages, et les
motifs pour les décrire, étaient proches. Il en est de même
pour le motif du chien « dévoreur ».
Simon est également
627
Lib.XXIV, 39. Cf. aussi les Chronica Maiora (p. 269) de Matthieu Pâris et
le Fortalitium Fidei (Lib. IV, 2,2.2) d'Alphonse de Spina.
628
Voir supra, première partie, III.12.
629
Vie de saint Clément, LA pp. 649-650.
630
Historia Orientalis, pp. 12-13.
164
attaqué par un chien, qui déchire tous ses vêtements, et qui
l'aurait étranglé si saint Pierre n'était pas intervenu.
Pourtant, il semble y avoir une différence essentielle
entre Mahomet et Simon, à savoir leur « substance ».
De
Simon, il est dit qu'il a deux substances, l'humaine et la
diabolique631. Il s'oppose ainsi au Christ qui fut humain et
divin.
Or, si Mahomet est présenté comme un instrument du
Diable, il ne semble généralement pas avoir bénéficié de
cette « substance » diabolique632. En effet, là où Simon est
capable d'incontestables tours de magie - il est, entre
autres, capable de voler -, Mahomet est généralement réduit à
utiliser des ruses pour tromper son public.
3.7.2. Julien l'apostat
Dans la Vie de saint Julien, on peut lire :
Et il y eut encore un autre Julien, qui, celui-là, ne fut pas un saint, mais un
monstre abominable : c'est, à savoir, Julien l'apostat633.
On apprend alors que le futur empereur romain fut
d'abord un moine hypocrite, feignant la piété, mais en
réalité cherchant à voler ceux qui croyaient en lui.
Plus
tard, il deviendra un fervent persécuteur de chrétiens qui a
les démons de son côté.
Cette decription, il est vrai, n'évoque pas Mahomet,
mais plutôt le mage de la Vita Mahumeti d'Embricon.
La
ressemblance devient encore plus frappante lorsqu'on apprend
que Julien était instruit dans l'art de la magie dès son
enfance, et qu'il était capable d'invoquer des démons sous
forme de nègres d'Éthiopie. Or, en présence du mage présent
chez Embricon de Mayence, une foule de démons font une brève
apparition634.
Pourtant,
d'autres
éléments
rapprochent
631
LA, p. 315.
632
Pour les exceptions, voir notre point sur les miracles.
633
LA, p. 118.
634
Vita Mahumeti, v.153-162.
Julien
du
164
Mahomet d'Embricon.
En effet, de façon tout à fait
malhonnête, Julien devient d'abord consul et ensuite
empereur.
Le Mahomet d'Embricon accède, lui aussi, au
consulat avant de devenir roi. Comme le texte d'Embricon est
la seule biographie où il reçoit ce titre, cela pourrait être
un indice du fait qu'Embricon se soit inspiré du personnage
de Julien l'apostat pour la création du personnage du mage
ainsi que celui de Mahomet.
3.7.3. Arius
Arius, le fondateur de l'hérésie arienne fut particulièrement détesté par quantité de chrétiens, et devint très
tôt une référence pour l'idée qu'on devait se faire de
Mahomet. Avec l'hérésie pour point commun, Mahomet et Arius
se partagent le crime de la plus haute trahison qui consiste
à attaquer l'Église de l'intérieur.
Le transfert thématique le plus connu fut sans aucun
doute celui que nous trouvons dans la Divine Comédie et que
nous avons déjà cité plus haut.
3.7.4. Autres personnages
Ce
que
nous
avons
décrit
ci-dessus
relèvent
d'influences directes : on a pu constater des transferts
concrets. Nous voulons cependant croire qu'il y a aussi eu
des identifications moins explicites et peut-être moins
conscientes.
Elles s'expliqueraient par le fait que le
personnage de Mahomet fut associé à un paradigme de figures
d'« anti-saints », réputés pour leur violente attitude
antichrétienne.
Ce sont les « méchants » que l'on voit
régulièrement apparaître dans les Vies de saint.
Citons
l'empereur Néron,
les trois empereurs portant le nom
d'Hérode - Hérode d'Ascalon, Hérode Antipas et Hérode Agrippa
635
- et l'empereur Constance, soit une belle brochette de
persécuteurs patentés.
635
V. Vie des saints Innocents, LA, p. 57.
164
4. L'INFLUENCE HAGIOGRAPHIQUE DANS LE TEMPS
Jusqu'ici, l'influence hagiographique sur les textes
relatant la vie de Mahomet a été amplement confirmée.
Le
moment est venu maintenant de se demander si cette influence
s'est manifestée de la même façon et avec la même intensité à
travers les siècles.
Dans la conclusion à notre première partie, nous avions
émis l'hypothèse que le mythe de Mahomet se serait avant tout
formé durant les XIe-XIIe siècles. Et comme la formation de
ce
mythe
est
très
étroitement
liée
à
l'influence
hagiographique, il nous faudrait croire que celle-ci a été la
plus décisive à cette époque. Différents facteurs indiquent
que ce fut effectivement le cas et que des auteurs comme
Embricon de Mayence, Guibert de Nogent, Adelphus, Gautier de
Compiègne et Alexandre du Pont, se sont consciemment
conformés
aux
lieux
communs
propagés
par
la
récits
hagiographiques. Quels sont ces facteurs ?
1. Ces auteurs - excepté Guibert de Nogent - avaient tous
l'intention clairement affichée d'écrire une Vita consacrée
au prophète de l'islam.
2. Le récit de ces Vitae est à chaque fois explicitement
situé dans le cadre de la lutte du bien contre le mal.
Guibert y consacre peu de paroles, mais va droit au but en
disant :
Ce serait en vain que l'on voudrait établir une discussion pour reconnaître si
ces rapports sont faux ou vrais, puisqu'il ne s'agit ici quel fut ce nouveau
précepteur qui ne s'est illustré que par de grands forfaits, et j'ajoute que l'on
peut en toute sécurité parler mal de celui dont la méchanceté a toujours été
fort au-dessus de tout le mal qu'on en dirait636.
Embricon de Mayence et Adelphus utilisent toute leur
636
Frustra plane ab aliquo, si falsa an vera sint discutiatur, dum hoc
solummodo attendatur, quantus ille magister fuerit, de quo tam nobilium
facinorum gloria propagatur. Securus enim quis de eo male cantat cujus
malignitias quidquid pravi dicitur transcendit et superat. (P.L. CLVI, 689C).
Traduction en français de Guizot.
164
introduction - environ 60 vers dans les deux cas - pour dire
que c'est un crime de ne pas croire en Dieu, et que ce crime
mène aux pires châtiments en enfer.
Gautier et Alexandre
abordent la même thématique en long et en large à l'occasion
de l'idée que le mal peut obtenir un certain succès sur
terre. Ils insistent alors sur le fait que le mal sera de
toute façon puni éternellement dans l'au-delà637.
Parallèlement à cet élargissment du cadre, on peut
remar-quer un réelle présence du Diable dans ces textes. Il
y joue un rôle décisif : il arrange la rencontre avec le
mauvais précepteur638, il se concrétise dans le personnage du
pré-cepteur639, et on le voit prendre possession de Mahomet640.
3. Les auteurs ont pleinement intégré les motifs-clés des
Vies de saint : on assiste à l'apparition des faux miracles
- notamment celui de la vache messagère -, à une forte
extension des considérations touchant à la sexualité, au
développement
des
descriptions
des
caractères
des
personnages, et à l'extension du passage final sur la mort de
Mahomet.
Une telle concentration de facteurs unissant les Vies
de Mahomet à l'hagiographie ne se trouve nulle part ailleurs
et semble donc avoir été unique pour cette période.
Cependant, cela ne nous fait pas exclure qu'il y avait déjà
eu des rapprochements moins intenses à un époque antérieure à
celle que nous venons de décrire, notamment en Espagne. Le
texte repris par Euloge semble en tout cas en porter quelques
traces: le motif de l'aigle, la vision d'un Mahomet comme
brûlé par ses ardeurs sexuelles et l'épisode sur la fausse
résurrection.
Après le XIIe siècle, les textes présentent un
caractère différent.
Et c'est là qu'on doit probablement
situer l'influence de Pierre le Vénérable.
Le caractère
romanesque s'amenuise et les textes affichent un ton moins
637
Otia de Machomete, v.95-128; Li Romans de Machomet, v.233-379.
638
Gesta dei per Francos, Vita Machometi d'Adelphus.
639
Vita Mahumeti d'Embricon.
640
Otia de Machomete et Li Romans de Machomet.
164
narratif, plus neutre et plus objectif. Ils ont apparemment
plus l'intention d'informer et ont eu pour cela recours à des
sources espagnoles, alors disponibles.
Toutefois, grand
e
e
nombre des motifs développés aux XI -XII siècles étaient
déjà tellement rentrés dans les moeurs qu'on ne put les
extirper.
S'ils ne laissèrent pas toujours des empreintes
visibles,
ils
servirent
en
tout
cas
de
base
pour
l'interprétation de nouvelles informations venues d'Espagne.
Avec l'Historia Orientalis de Jacques de Vitry, on
assiste à un bref retour à l'esprit de combat des XIe-XIIe
siècles.
En effet, le texte est de nouveau plus long et
explicite le cadre de la lutte contre les forces du mal en
liant la force de l'ennemi, casu quo Mahomet, aux péchés des
croyants.
Plusieurs traits de caractère de Mahomet sont
développés et de longs passages sont consacrés à la
description de faux miracles641, ainsi qu'aux penchants
libidineux du prophète.
5. CONCLUSION
La présence d'une Vie de Mahomet dans la Légende dorée
de Jacques de Voragine nous avait fait pressentir un lien
unissant la littérature hagiographique aux Vies latines
consacrées au fondateur de l'islam.
L'hypothèse posant
l'hagiographie comme paradigme comparatif s'avéra payant.
Dans la pratique, cela revient à dire que l'hagiographie a
aidé à identifier Mahomet : il a été dépeint comme un soldat
de l'armée du Diable contre laquelle les forces de Dieu
doivent sans cesse lutter.
Afin de rendre plus visible cette opposition, on a
modelé les Vies de Mahomet sur le modèle des Vies de saint :
même structure globale, mêmes motifs principaux - la piété et
les miracles -, mêmes symboles et mêmes procédés rhétoriques
- métaphores, exagérations, synecdoques642. Ainsi, la vie de
Mahomet devint dans sa conception occidentale une antithèse à
la vie de saint. S'il est vrai que Mahomet montra dès lors
aussi des parallélismes avec certains méchants présents dans
641
Les faux miracles ne sont plus ici des ruses, mais des miracles que
Jacques de Vitry définit comme mensongers. Voir aussi supra, I.8.
642
Cf. Heffernan, p. 27.
164
les Vies de saint, il faut toutefois souligner que Mahomet a
toujours gardé sa substance humaine, même s'il avait le
Diable avec lui.
Socialement, cela implique que les biographies de
Mahomet devinrent des illustrations tonitruantes de ce que la
société du moment perçut comme le comble d'un comportement
condamna-ble.
C'est la raison pour laquelle il n'est pas
improbable que le but visé par ces textes soit de nature
sociale : fortifier les fidèles dans leur foi, mettre en
garde contre les conséquences d'un mauvais comportement et
inciter à la lutte contre le péché.
Le contexte des
croisades
doit
certainement
avoir
eu
sa
part
de
responsabilité dans cette réaction.
Cela se confirme
d'ailleurs lorsqu'on analyse l'évolution de l'influence
hagiographique.
Ce fut au cours des XIe-XIIe siècles que les auteurs de
nos textes s'inspirèrent le plus des récits hagiographiques.
Une trace postérieure de cette fougue figure dans l'Historia
Orientalis de Jacques de Vitry.
Tous ces textes se
caractérisent par un certain pragmatisme historique : il y
avait un ennemi; il fallait le connaître et savoir pourquoi
il était à combattre.
Ainsi naquit un ensemble cohérent, résumant la vision
que portait l'Occident sur Mahomet.
Cet ensemble que nous
avons appelé mythe dans notre première partie, et qui a
influencé durant des siècles tous les écrits touchant à
Mahomet. Même ceux de Pierre le Vénérable, prêcheur contre
la violence des croisades.
164
TROISIÈME PARTIE : MAHOMET ET
L'ANTÉCHRIST
« Everything has a cause, even if it is not immediately apparent; even a leaf does not fall from a tree
without a reason. The author of all causes is God, and he alone is First Cause, and causeless.» (Rosalind &
Christopher Brooke, Popular Religion in the Middle Ages, pp. 42-43.)
164
1. INTRODUCTION
Notre
deuxième
partie
a
été
une
analyse
des
ressemblances et des différences entre les saints et le
personnage de Mahomet, tel qu'il est décrit dans ses
biographies occidentales. Mahomet s'est révélé être un antisaint dans le sens plein du terme.
Ainsi qualifié, il se
rapproche de personnages qui passent couramment pour les
pires ennemis de la chrétienté : Simon le Mage, Arius, Julien
l'apostat, Néron, Constantin et d'autres.
Un autre point qu'il a en commun avec ces
« antichrétiens », c'est le fait d'être associé à
l'Antéchrist, l'incarnation ultime du mal. En effet, durant
un certain temps on a cru que Mahomet était l'Antéchrist643.
Plus tard, les craintes apocalyptiques quelque peu apaisées,
il fut plutôt désigné comme un de ses messagers ou
prédécesseurs.
Ce rapprochement se fit parfois de façon
explicite, comme chez Pierre le Vénérable ou chez Jacques de
Vitry644, parfois de manière plutôt implicite en le qualifiant
de « fils du Diable » ou de « pseudoprophète ».
Les liens entre Mahomet et l'Antéchrist prennent un peu
plus de poids encore lorsqu'on sait que l'Antéchrist fut
aussi considéré comme un anti-saint. Certes, il représente
bien plus qu'un anti-saint, mais toujours est-il que la Vie
que lui a consacré au Xe siècle Adson de Montier-en-Der texte d'une importance décisive pour la conception de la Vie
de l'Antéchrist et qui a exercé une influence profonde durant
des siècles, comme en témoignent les nombreux manuscrits et
adaptations645 -, présente de nombreuses analogies avec la
production hagiographique que nous avons analysée646. Adson a
643
Voir notre Introduction historique (début de la première partie).
644
p. 8.
Resp. Summula brevis, P.L. CLXXXIX, col. 655C-D, Historia Orientalis,
645
antichristi.
Une compilation est proposée par D. Verhelst : De ortu et tempore
646
Cf. R.K. Emmerson, Antichrist in the Middle Ages, p. 77 : « Although it
includes much exegetical material, the Libellus in many ways resembles the popular
saints' vitae ». Le même auteur a également publié un article intitulé « Antichrist
as
anti-saint » (American Benedictine Review, 30 (1979), pp. 75-90), analysant la
164
d'ailleurs écrit plusieurs Vies de saints647.
Cet ensemble de liens nous amène à poser les questions
suivantes : la tradition touchant à l'Antéchrist a-t-elle eu
une quelconque influence sur la tradition biographique
consacrée à Mahomet648? A-t-elle évoluée à travers les
siècles ?
Et existe-t-il des rapports entre les Vies de
Mahomet et la Vie de l'Antéchrist ? Afin de répondre à ces
questions, nous interrogerons la bible, la littérature
intertestamentaire ainsi que les écrits apocryphes chrétiens.
Nous étudierons ensuite ce que nous a légué Adson.
Puis,
armée de ces renseignements, nous verrons s'il y a des
passerelles à jeter entre nos récits sur le Prophète d'Allah
et les textes cités plus haut.
2. L'ANTÉCHRIST DANS LA TRADITION649
La tradition médiévale relative à l'Antéchrist est très
complexe.
On a beaucoup disserté à son sujet et beaucoup
d'auteurs en ont donné leur propre interprétation.
Ils la
développèrent à partir de plusieurs sources connues et des
éléments non orthodoxes. Comme l'explique D. Verhelst :
Au moment de l'achèvement de la révélation de nombreuses questions
restaient sans réponse et les Pères vont se pencher à plusieurs reprises sur
les textes les plus importants des Écritures, afin de mieux connaître la figure
signification du Libellus d'Adson. Mais à notre grand regret, nous n'avons pas pu
accéder à cet article.
647
Voir aussi infra : renseignements biographiques sur Adson.
648
Paul Alphandéry s'est apparemment déjà posé la même question,
comme en témoignent le titre de l'article suivant : « Mahomet-Antichrist dans le
Moyen Âge »
(Mélanges Hartwig Derenbourg, Paris, Leroux, 1909). Malheureusement, et à notre
grand regret, nous n'avons pas eu l'occasion de consulter le texte cité.
649
Pour l'élaboration de ce point, nous signalons notre dette envers R.K.
Emmerson. Son ample étude sur le sujet de l'Antéchrist nous a été particulièrement
profitable. Nous avons également consulté, avec profit, l'article de D. Verhelst : «
La préhistoire des conceptions d'Adson concernant l'Antéchrist », et l'ouvrage de
P. Eligh : Leven in de eindtijd. Ondergangsstemmingen in de Middeleeuwen.
164
de l'ennemi qui devait préparer la fin du monde et le retour du Christ650.
Notre but ici n'est pas de creuser la problématique
relative aux différentes interprétations qui résultèrent de
cette recherche.
Nous visons seulement à donner un bref
aperçu des sources principales qui leur servirent de base.
Cela nous permettra de donner une image très générale de ce à
quoi correspond la figure de l'Antéchrist.
2.1. L'Antéchrist dans la Bible et dans les écrits apocryphes
La figure de l'Antéchrist trouve son origine dans la
Bible.
Mais contrairement à ce à quoi on pourrait
s'attendre, elle n'y apparaît pas souvent.
Sa présence
explicite se réduit en réalité à quatre passages dans les
Épîtres de Jean.
On y apprend que la fin des temps est
proche et que va venir l'Antéchrist (I, 2:18)651, c'est-àdire, celui qui ne reconnaît pas Jésus (I, 4:3 et II, 7) 652,
celui qui nie le Père et le fils (I, 2:22)653. Par deux fois,
(I, 2:18 et II, 7), ces passages font aussi comprendre que
l'Antéchrist n'est pas un être unique et qu'il y a plusieurs
antéchrists.
On le voit, ces renseignements sont très limités et
très vagues, ce qui n'empêcha pas le fait que l'on parle et
que l'on écrive abondamment sur ce personnage particulier.
Pourquoi ? La réponse réside dans le fait que la figure de
l'Antéchrist est liée à la fin des temps, et que ce sujet
occupa de nombreux esprits érudits, et ce depuis les débuts
du christianisme.
650
D. Verhelst, « La préhistoire des conceptions d'Adson ... », p. 52.
651
« Enfants, c'est la dernière heure. Vous avez entendu que vient
l'antéchrist, et il y a maintenant beaucoup d'antéchrists. Nous connaissons là que
c'est la dernière heure.»
652
Respectivement : « et tout esprit qui n'avoue pas Jésus n'est pas de
Dieu, il est de l'antéchrist dont vous avez entendu qu'il vient, et maintenant déjà il
est en ce monde.» et : « Car beaucoup d'égareurs sont sortis en ce monde, ceux qui
n'avouent pas que Jésus Christ est venu en chair. C'est l'égareur et l'antéchrist.»
653
« Qui est le menteur, sinon celui qui nie que Jésus est le christ? C'est
l'antéchrist, il nie le Père et le Fils.»
164
La figure de l'Antéchrist a donc été mise en relation
avec les visions de l'Apocalypse. Afin de mieux définir son
rôle dans la dernière phase de l'histoire, les Pères de
l'Église ont cherché d'autres passages dans les Écritures qui
pourraient éclairer le sens des phrases obscures appartenant
aux Épîtres de Jean. Parmi ces passages, nous citerons ceux
qui s'avèrent être particulièrement importants.
2.1.1. Nouveau Testament
2.1.1.1. L'Apocalypse de Jean
Parmi les visions décrites dans l'Apocalypse de Jean,
il y a celle, au chapitre XIII, décrivant un dragon :
Et j'ai vu une bête monter de la mer avec dix cornes et sept têtes et sur ses
cornes dix diadèmes et sur ses têtes des noms blasphématoires654.
Certains on vu en elle une vision symbolique de
l'Antéchrist et en ont tiré les conclusions suivantes :
l'Antéchrist sera grandiloquent et blasphématoire et il
règnera durant 42 mois (v.5), il fera la guerre aux saints et
les vaincra (v.7) et aura dans son pouvoir tous ceux qui ne
sont pas de vrais et de purs chrétiens (v.8).
D'autres cependant, ont identifié le dragon avec le
Diable et l'Antéchrist avec une de ses sept têtes. D'autres
encore, ont affirmé que l'Antéchrist était une autre bête,
dont la description survient après celle du dragon :
Et j'ai vu une autre bête monter de la terre avec deux cornes comme
d'agneau et elle parlait comme un dragon. Elle exerce tout le pouvoir de la
première bête devant elle.
Elle fait que la terre et ses habitants se
prosternent devant la première bête dont la plaie mortelle a été guérie655.
Selon cette interprétation, l'Antéchrist serait le
dernier grand prophète du mal qui égarerait les habitants de
la terre par de faux signes, c'est-à-dire des signes « qu'on
lui a donné de faire devant la bête » (v.14).
654
Apocalypse de Jean, 13:1.
655
Ibidem, 13:11-12.
164
Deux chapitres plus tôt, dans la même Apocalypse de
Jean, il est question de deux prophètes de Dieu qui seront
tués par « la bête », et ce, après avoir fini leur
témoignage. Ces deux élus monteraient ensuite au ciel (11:313). En se basant sur l'Apocalypse apocryphe d'Élie656, on en
déduisit que l'Antéchrist tuerait les prophètes Élie et
Hénoch, qui jusque- là n'avaient pas encore quitté leur corps
terrestre.
2.1.1.2. La deuxième Épître de Paul au Thessaloniciens
Le deuxième chapitre de cette épître contient un
avertissement adressé aux bons chrétiens.
Paul parle de
l'apostasie d'un « homme d'iniquité, le fils de perdition ».
De cet adversaire, il est dit qu'il « s'élève contre toute
déité ou vénérabilité, au point d'aller s'asseoir dans le
sanctuaire de Dieu en se déclarant Dieu » (2:3-4), image qui
ressemble très fortement à l'Antéchrist de la lettre de Jean,
« celui qui nie le Père et le fils » (I, 2:22). Et comme la
bête aux deux cornes de l'Apocalypse, cet homme, « l'Inique»,
fera des prodiges mensongers, grâce à l'intervention de Satan
(2:9).
Le point fort de ce passage réside surtout dans le fait
que l'intervention de « l'Inique » est placée dans le cadre
plus large de la Providence divine.
Dieu lance ce dernier
défi aux chrétiens « afin que soient jugés tous ceux qui, au
lieu de se fier à la vérité, ont approuvé l'injustice
» (2:11).
2.1.1.3. Les évangiles orthodoxes
Les évangiles de Matthieu, de Marc et de Luc servirent
également comme sources pour l'extension et la confirmation
de la tradition liée à la figure de l'Antéchrist. En effet,
Jésus y avertit les chrétiens contre les « égareurs » qui se
feront passer pour lui et qui provoqueront des guerres. « Il
faut que cela arrive », ajoute-t-il, « mais ce n'est pas
encore la fin ». (Mt 24:4-6; Cf. Mc 13:5-7/Lc 21:8-9)
656
Cf. Infra.
164
Ce passage joint des éléments connus à des éléments
nouveaux : l'idée de la venue de multiples faux christs avant
l'ère de Dieu, et le fait qu'ils seront des foudres de
guerre. L'idée de la fausseté est reprise plus loin, où il
est également question, comme dans l'Apocalypse de Jean ou
l'Épître de Paul, de grands signes et de prodiges que ces
faux prophètes utiliseront pour mieux égarer leurs victimes
(Mt v. 23/ Mc v.22 /Lc v.25).
2.1.2. Ancien Testament: Le Livre de Daniel
Le Livre de Daniel fut, selon Emmerson, la source la
plus importante de l'Ancien Testament pour ce qui touche à la
tradition relative à l'Antéchrist657. Il a renforcé la vision
d'un
Antéchrist
tyrannique
et
violent.
En
effet,
l'Antéchrist a été identifié avec la dixième corne du
quatrième monstre décrit dans le septième livre, c'est-àdire, le dixième roi du dernier des quatre royaumes
successifs. Ce roi dont il est dit :
Il prononcera des paroles contre le Très-Haut, fera du mal aux saints du
Très-Haut, aura l'idée de changer les temps et la loi. Il seront livrés entre
ses mains pour un temps, des temps et la moitié d'un temps. Le tribunal
siégera et sa domination sera retirée, pour être détruite et anéantie jusqu'à la
fin658.
Le passage fut également utilisé pour déterminer la
durée du règne de l'Antéchrist : trois ans et demi. Au bout
de cette période, il « aboutira à sa fin, sans que personne
ne lui vienne en aide », ainsi qu'il est écrit dans le
onzième livre, au verset 45.
On accepta communément qu'il
serait tué par la main du Christ ou par son agent, l'archange
Michaël.
2.1.3. Écrits apocryphes
2.1.3.1. L'Apocalypse apocryphe d'Élie
657
Emmerson, p.43.
658
Daniel, 7:25-26.
164
Le fils de l'iniquité qui est décrit dans le troisième
chapitre de l'Apocalypse d'Élie fut encore une source et une
confirmation pour la conception de la figure de l'Antéchrist.
De lui il est dit qu'il se présentera comme étant l'Oint
(v.1), qu'il fera des choses que même l'Oint a faites c'est-à-dire des miracles -, excepté la résurrection des
morts (v.5-11). Il combattra les prophètes Élie et Hénoch et
les tuera (v.25-39).
Il imposera d'affreuses tortures aux
saints (v.40-50) et succombera finalement lui-même. Il sera
tué par Élie et Hénoch ressuscités (v.91-96).
Cette mort
signifiera l'avènement du règne du Christ qui durera 1000 ans
(v.97-99).
2.1.3.2. Les Oracles Sibyllins
Dans ce texte visionnaire, on parle également de
l'inique, appelé ici Béliar. Ce dernier passa également pour
une représentation de l'Antéchrist, puisque de lui il est dit
qu'il produira aux hommes des signes nombreux, mais qu'il ne
pourra pas faire suivre d'effet, puisqu'ils seront oeuvre de
leurre (3:63-68).
Venu au terme de ce son règne, il sera
consumé, avec ceux qui croyaient en lui, par une puissance
flamboyante du fond de la mer (v.72-74).
Il n'est pas inintéressant de relever que les Oracles
Sibyllins fasse également mention de la dernière génération
d'hommes. Cette génération qui se réunit autour de Béliar,
peut-on supposer.
Elle est décrite comme une race
sanguinaire, rusée, mauvaise, d'hommes impies, menteurs, à la
langue double, au naturel pervers, larrons du lit nuptial,
idolâtres, ne respirant que ruses, portant la malice en leur
poitrine, affichant une convoitise furieuse, se dépouillant
eux-mêmes, ayant un coeur sans scrupule (3:36-40).
Il est
probable qu'une projection a été faite de cette dernière
génération sur Béliar-Antéchrist même.
Nous signalons que
littérature
apocryphe
d'intéressant.
nos recherches au sein
chrétienne
n'a
rien
de la
livré
164
2.1.4. Conclusion
Nous
pouvons
conclure
ce
point
en
disant
que
l'importance de l'Antéchrist dans l'exégèse chrétienne est
liée à la conception de la fin des temps. Il deviendra le
dernier héraut du Diable, le dernier à qui Dieu permettra de
tester les chrétiens avant le règne messianique659.
Il se
fera passer pour le Christ mais sera en vérité un tyran
abominable, capable de faire des prodiges inspirés par le
Diable.
Il fera la guerre contre les saints, tuera les
prophètes Hénoch et Élie, mais succombera finalement grâce à
la main du Christ.
Voilà l'image de l'Antéchrist telle
qu'elle fut déduite des Écritures : assez vague et de nature
hautement symbolique.
Pour comprendre le développement ultérieur qu'a connu
le personnage de l'Antéchrist, un bref détours par la
conception médiévale de l'histoire s'impose.
2.2. Extensions de la tradition biblique : l'Apocalypse et la
conception chrétienne de l'histoire
L'histoire ne se réduisait pas au Moyen Âge à une série
d'événements datés.
Elle était aussi dotée d'un caractère
660
symbolique et édifiant . En effet, l'aspect crucial des
« dernières choses » eut des répercussions considérables pour
la conception chrétienne de l'histoire.
Celle-ci se
conceptualisa comme étant linéaire : elle se déroule entre
le jour de la Création et le dernier Jugement, décrits
respectivement dans le premier et le dernier livre de la
Bible; la Genèse et l'Apocalypse.
Tout ce qui se passait
entre ces deux termes était soumis à la volonté de Dieu et ne
pouvait être interprété qu'à la lumière de cette idée. Tout
a donc une signification et se décode en termes de lutte
entre le bien et le mal. Et comment décoder autrement qu'en
faisant des projections de l'histoire biblique sur les
659
Il faut ici probablement aussi établir un rapport avec la croyance
universelle selon laquelle le Mal ferait une ultime apparition et une ultime tentative
de dominer la race humaine.
660
Cf. M. Mostert, « De geschiedenis », p. 305.
164
événements historiques ?
Ce facteur fut d'une importance
décisive pour l'évolution de l'image de l'Antéchrist.
En effet, le personnage de l'Antéchrist a ainsi quitté
sa
dimension
symbolique
pour
devenir
un
personnage
historique. Partant de l'antithèse avec le Christ, on lui
découvrit
des
prédécesseurs
dans
l'histoire
et
dans
l'histoire sainte : Assyrie, Assur, Holoferne, Abimelech,
Doeg Idumée, Amalech, Nabuchadnezzar et Antioche Épiphane de
l'Ancien Testament; Hérode, Barabbas, Simon le Mage, Judas du
Nouveau Testament; et aussi les empereurs Néron, Dioclétien,
Domitien et Julien661.
Le
caractère
historique
de
l'Antéchrist
invita
également à faire des projections sur les circonstances
vécues : les juifs, les hérétiques et même les mauvais
chrétiens devinrent synonymes d'antéchrists.
Tous nient,
662
d'une manière ou d'une autre, le Christ .
Mais les
hérétiques étaient souvent considérés comme étant les plus
dangereux parce qu'ils essayent de détruire l'Église de Dieu
en introduisant de fausses doctrines.
Une telle vision téléologique de la réalité inscrit les
moments difficiles dans une logique divine, et défend l'idée
qu'il y aura un juste retour des choses. C'est une vision,
dit Emmerson663, à la fois pessimiste et optimiste; pessimiste
parce que jusqu'au jugement dernier, le mal sera fort,
optimiste parce que l'aboutissement sera le triomphe des
justes.
3. ADSON ET SON DE ORTU ET TEMPORE ANTICHRISTI664
661
Cf. Emmerson, p.26.
662
Cf. Ce qu'écrit encore, en 1858, V. Dechamps : « On est donc antéchrist,
on appartient à l'antéchristianisme dès qu'on divise Jésus, dès qu'on nie l'union
véritable de la nature divine et de la nature humaine en sa personne. (Le Christ et
les antéchrists dans les écritures, p. 371)
663
Emmerson, p. 13.
664
Les renseigements que nous proposons ci-après sont tirées de
l'Introduction de D. Verhelst, qui précède son édition des différentes versions du De
Antichristo. Le lecteur intéressé y trouvera d'ailleurs de plus amples informations
au sujet d'Adson et de son oeuvre.
164
3.1. Renseignements biographiques
Adson est né au début du Xe siècle dans une famille
jurassienne aisée et noble.
Jeune encore, il fut admis à
l'abbaye de Luxeuil, où il reçut son éducation et devint
moine. En 968, il devient abbé à Montier-en-Der. Il y était
déjà directeur de l'école abbatiale depuis 33 ans.
Il
gouverna l'abbaye durant plus de 20 ans et mourut en 992 lors
d'un pèlerinage en Terre sainte.
Adson fut un personnage non sans importance dans la
seconde moitié du Xe siècle.
Il fit partie d'un cercle
d'écolâtres importants, dont Adalbéron, futur archevêque de
Reims, Gerbert, futur pape Silvestre II et Abbon de Fleury.
Leurs rapports amicaux stimulaient leur zèle pour l'étude et
leur souci du livre comme instrument de travail.
Avec son élection comme abbé de Montier-en-Der, débute
pour Adson une période féconde comme hagiographe.
À la
665
demande de ses amis, il écrira 4 Vies de saints , qui sont
des récits animés et pleins de fraîcheur.
Il écrira
également de la poésie.
Quant à son De Antichristo666, il a dû l'écrire avant de
devenir abbé, probablement vers 950.
Le texte est rédigé
sous forme d'une lettre et répond à une demande de Gerberge,
épouse de Louis IV d'Outre-mer (†954).
Selon Emmerson,
auteur d'une vaste étude au sujet de l'Antéchrist, Adson est
le premier à proposer une Vie homogène de l'Antéchrist667.
C'est là surtout son mérite.
Sinon, son ouvrage constitue
surtout une synthèse de l'ensemble des croyances existantes
sur l'Antéchrist. Dans ce qui suit, nous nous concentrerons
surtout sur les additions relevées par rapport à la tradition
biblique et aprocryphe.
3.2. De Antichristo
665
Vie de saint Frodebert, Vie de saint Mansuet, Vie de saint Basle et Vie de
saint Berchaire (inachevé).
666
Nous avons utilisé l'édition de D. Verhelst, publiée en 1976.
667
Op. cit., p. 77.
164
La présentation du texte se fera en plusieurs temps,
tout en suivant la structure que lui a donnée Adson. Nous
voulons ainsi donner à chaque élément du récit l'attention
nécessaire.
3.2.1. Quare sic vocatus sit (v.1-16)
Dans l'introduction, Adson renoue brièvement avec les
traditions bibliques et leurs extensions historiques que nous
avons sommairement décrites concernant l'Antéchrist. Il part
de la considération suivante : l'Antéchrist est appelé ainsi
parce qu'il sera en tout contraire au Christ (« quia Christo
in cunctis contrarius erit et Christo contraria faciet »).
Adson reviendra amplement sur ce sujet plus loin dans son
texte (v.124-150).
Suivent alors une série de traits de
caractère qui doivent illustrer cette thèse : l'Antéchrist
sera orgueilleux (« superbus »), il magnifiera les pécheurs
(« peccatores magnificabit »), il enseignera le vice
(« semperque vicia, que sunt contraria vertutibus, docebit »)
et cherchera avant tout sa propre gloire (« gloriam propriam
querit »).
Adson mentionne également le fait que l'Antéchrist a
beaucoup de prédécesseurs et de collaborateurs.
Il cite
Antioche, Néron et Domitien et ajoute que tous ceux qui
outragent ce qui est bien, sont des antéchrists et des agents
du Diable.
Après cette brève présentation du personnage, l'auteur
enchaîne sur la vie de l'Antéchrist. C'est ici qu'entrent en
ligne de compte des éléments novateurs, c'est-à-dire, des
aspects qui ont été développés à partir des données
bibliques668. En effet, Adson précise qu'il n'a pas inventé
tout ce qu'il va rapporter, mais qu'il a tout trouvé dans des
livres (« in libris diligenter relegendo hec omnia scripta
invenio »669).
668
L'édition de D. Verhelst est pourvue d'un excellent apparat critique,
donnant de nombreuses références aux auteurs qu'Adson a dû consulter.
669
v.18-19.
164
3.2.2. De exordio Antichristi (v.17-40)
La naissance de l'Antéchrist fut un premier domaine
propice à la création. Si l'affirmation qu'il naîtra de la
tribu juive de Dan, renvoie encore aux Écritures670, ce qui
suit émane uniquement d'une concrétisation de l'antithèse
avec la vie du Christ. En effet, l'Antéchrist sera le fruit
- lit-on - d'une union charnelle de deux humains (« ex matris
et patris copulatione ») et non d'une vierge671.
Dès le
début, il sera possédé par le Diable.
Ce dernier
s'introduira - à l'instar du Saint-Esprit chez Jésus - dans
le ventre de la mère et restera avec l'Antéchrist pour
toujours.
3.2.3. Locus[m] ubi nasci debeat (v.41-51)
La
deuxième
considération
traite
du
lieu
où
l'Antéchrist naîtra et ne repose à nouveau que sur de très
faibles supports bibliques.
On apprend que l'Antéchrist
verra le jour à Babylone parce que le Diable aurait trouvé
cette ville de païens très convenable pour la naissance de
son fils.
Ensuite, le fils de la perdition passera son
enfance dans les villes de Bethsaïda et de Corozaïm.
3.2.4. Magos, maleficos, divinos et incantatores (v.51-55)
Adson introduit encore un élément nouveau en signalant
que L'Antéchrist sera instruit dans le mal. Ses précepteurs
seront des mages, des sorciers, des devins et des
incantateurs
(« magos, maleficos, divinos et incantatores »).
Ils lui
enseigneront l'iniquité, la fausseté, et l'impiété et seront
ses guides et associés (« duces eius, socii semper et comites
indivisi »).
670
Cf. Genèse 49:17.
671
Il faut néanmoins signaler que selon une autre tradition, dont Adson
prend volontairement distance, l'Antéchrist serait le fruit de l'union d'une
prostituée avec le Diable (Cf. Emmerson pp. 81-82).
164
3.2.5. Filium Dei omnipotentis se esse mentietur (v.55-171)
La description du règne de l'Antéchrist se résume en
trois mots : corruption, violence et (faux) miracles. C'est
là la somme de tous les vices qui lui étaient directement
attribués à partir des passages bibliques.
Se présentant
comme le fils de Dieu, il cherche à gagner les chrétiens à sa
cause en distribuant des richesses, en accomplissant de
grands et extraordinaires miracles - Adson ne doutant pas de
leur authenticité -, et en ayant recours à la politique de la
terreur. Il fait tuer cruellement et à la vue de tous, ceux
qui ne croient pas en lui.
Adson renoue encore avec la tradition biblique en
rapportant l'épisode d'Hénoch et Élie - les deux prophètes
qui périront par la main du fils de la perdition - et en
fixant la durée des exactions de l'Antéchrist à trois ans et
demi.
3.2.6. Quando
Antichristus veniat (v.97-124)
Selon Adson, l'Antéchrist devrait se manifester après
le règne du dernier roi franc.
Alors seulement, on pourra
dire que l'Empire romain a pris fin, et ce n'est qu'à partir
de ce moment-là que se réaliseront les prédictions présentes
dans la deuxième épître de Paul aux Thessaloniciens.
3.2.7. Quem finem habebat dicamus (v.172-198)
Le passage final du De Antichristo est assez bref.
Adson y accentue avant tout le rôle de la Providence divine :
il jugera d'abord l'Antéchrist (« ad ultimum veniet judicium
Dei super eum [antichristum] ») qui périra sur le Mont des
oliviers, et ce de la main de Jésus ou de Michaël, soit la
version à ce sujet tirée du Livre de Daniel.
Puis Dieu
instaurera une période de 40 jours durant laquelle les
fidèles devront faire pénitence. Et après ce laps de temps,
Dieu jugera également les l'ensemble des êtres humains.
164
4.
INFLUENCE
DES
TRADITIONS
RELATIVES
L'ANTÉCHRIST SUR LES VIES DE MAHOMET
À
4.1. Préliminaires
Nos développements précédents nous amènent tout d'abord
à formuler une observation qui nous semble fondamentale pour
ce qui va suivre.
Nous avons parlé de l'interprétation
apocalyptique de l'histoire. Elle considère l'histoire comme
une continuelle lutte du bien contre le mal, et l'Antéchrist
comme la manifestation ultime de ce mal, celle qui sévira une
dernière fois avant le Jugement de Dieu.
La Terre vivra
alors une tyrannie terrible qui constituera une épreuve
nécessaire pour séparer, à tout jamais, les bons des mauvais
chrétiens.
Entre-temps, l'Antéchrist sera pluriel :
seront assimilés à l'Inique tous ceux qui iront à l'encontre
de la doctrine chrétienne, les faux prophètes, les hérétiques
et même tous les mauvais chrétiens672.
Or Mahomet, comme on
l'a démontré dans notre deuxième partie, fut présenté comme
un représentant du mal, un soldat du Diable.
Il fut
fréquemment désigné comme faux prophète et fondateur
d'hérésie.
Il nous semble dès lors incontestable que son
personnage se soit intégré dans la filière des générations
d'antéchrist. D'autant plus que durant une certaine période,
il fut à la base de réelles craintes pour ce qui touche la
fin des temps673. Reste à savoir si nos textes en portent les
traces. Nous essayerons d'en voir le détail en procédant par
génération de textes674.
Cela devrait nous permettre non
seulement
de
déceler
les
éventuelles
influences
des
traditions relatives à l'Antéchrist sur les Vies de Mahomet,
mais aussi de prendre la mesure d'une possible évolution au
cours des siècles.
4.2. Première génération.
Textes-sources :
Machomete et Historia ecclesiastica ex Theophane
Nous
reviendrons
d'abord
sur
un
point
Istoria
qui
a
de
été
672
Cf. L'Antéchrist ou exposé des événements certains et probables qui
concernent sa personne, ..., p. 31.
673
Cf. supra (Introduction historique) et infra (Première génération).
674
Cf. notre conclusion à la première partie.
164
brièvement mentionné dans notre Introduction historique : les
réelles craintes apocalyptiques liées à la venue de l'islam.
En effet, à Byzance et en Espagne, certains ont cru que
l'expansion de l'islam annonçait l'imminence du Jugement
dernier.
Mahomet était décrit comme un précurseur de
l'Antéchrist ou même comme l'Antéchrist en personne.
Le
Pseudo-Méthodius à Byzance et l'Indiculus luminosus de Paul
Alvare de Cordoue (†861) en Espagne en sont les témoins
écrits les plus importants.
Cette
identification
fut
motivée
par
différents
facteurs.
Premièrement, il faut tenir compte du contexte de la
lutte contre les hérésies. On en a parlé pour Byzance. Mais
aussi l'Espagne eut à livrer combat pour la défense de la
doctrine orthodoxe.
Au cours du VIIIe-IXe siècles, elle
lutta en particulier contre l'adoptianisme675 (créée par
Élipand de Tolède contre Migétius) et l'influence juive676.
Nous savons qu'en Espagne, les querelles provoquées par la
problématique des hérésies ne manquèrent pas de susciter des
allusions à l'Antéchrist.
Les adoptianistes associèrent
leurs adversaires à l'Antéchrist677, les chrétiens orthodoxes
firent de même avec les juifs, présentés comme ceux de chez
qui l'Antéchrist allait venir678.
Nous supposons que des
situations et des propos similaires ont eu lieu à Byzance.
Or l'islam fut ressenti comme la plus grande et la pire
des hérésies.
Sa venue et son expansion réveillèrent les
mêmes associations de pensées et amenèrent certains à croire
que la fin du monde était proche.
Nous pouvons citer
675
L'erreur fondamentale des adoptianistes, selon les orthodoxes, est de
considérer que le Christ, fils adoptif de Dieu, n'est pas Dieu par nature, mais
uniquement par adoption. (explication de D. Millet-Gérard, p. 195).
676
Le danger des pratiques imitées du judaïsme résidait dans le fait
qu'elles désunissaient les chrétiens. (Ibid. p. 191).
677
Élipand dit de son adversaire Migétius qu'il est l'envoyé de l'Antéchrist
(Epistula ed Migetium. 5, Corpus scriptorum Muzarabicorum, Madrid, J. Gil, p. 73);
de Béatus de Liébana, défenseur de l'orthodoxie, il dit que c'est un « disciple de
l'Antéchrist, puant des impuretés de la chair, exclu de l'autel de Dieu, pseudochrist
et pseudoprophète.» (Epistula ad Albinum, 3, Corpus scriptorum Muzarabicorum, p.
96). (Nous emprutons ces données et références à D. Millet-Gérard, pp. 200-201).
678
Cf. E.P. Colbert, The martyrs of Córdoba. Selon certaines traditions, il
naîtrait en effet dans la tribu juive de Dan.
164
l'évêque Sébéos679 et Jean Damascène680 pour l'Empire Byzantin
et évidemment Paul Alvare pour l'Espagne.
Deuxièmement, en vivant côte à côte avec les musulmans,
les chrétiens érudits découvrirent assez vite que Mahomet
considérait le Christ comme un prophète, et qu'il s'octroyait
le titre de Messager de Dieu. On ne put trouver de meilleure
ressemblance avec les prophéties des Épîtres de Jean et de
Paul. Paul Alvare écrit :
Quid namque aliud Antichristus, quam Christi contrarius dicitur ? Et quid
iste [=Mahomet], nisi adversarius Christi est ? qui contra illius sanctissima
dogmata exertis lacertis praeliavit681.
Troisièmement, dans certaines parties de l'Empire
Byzantin et dans le Sud de l'Espagne, les chrétiens vivaient
sous un régime musulman. S'il est vrai qu'ils bénéficiaient
de la liberté de culte, il leur était interdit de le
professer publiquement, une situation très difficilement
acceptable et très pénible pour eux.
D'autant plus que
l'islam provoqua des conversions en sa faveur.
Certains
chrétiens pouvaient s'imaginer qu'il s'agissait là de
l'épreuve finale annoncée et que, comme le dit Dominique
Millet-Gérard dans son étude sur les chrétiens mozarabes : «
[ils] pouvaient donc éprouver que le salut de l'Église était
entre leurs mains, à la veille de la grande catastrophe
finale »682.
D'autant plus qu'en Espagne, Mahomet semblait
avoir ressuscité sous les traits de l'émir de Cordoue,
Muhammad Ier (règne : 852-886).
Pourtant, les deux textes que nous soumettons ici à
l'analyse portent peu de traces explicites de ces visions
apocalyptiques. Ce qui devrait indiquer le caractère, malgré
tout, limité des craintes apocalyptiques.
Le texte de
679
Sébéos assimile l'invasion musulmane à la quatrième bête des
prophéties de Daniel. (Cf. Sébéos, Histoire d'Héraclius, ch. XXIII, pp. 104-105).
680
Cf. De Haeresibus Liber, P.G. XCIV, col. 763A : « Sed et hactenus viget
populorum seductrix, Ismaelitarum superstitio quae Antichristi adventum
antevertit » (Traduction latine fournie par de Migne).
681
Indiculus Luminosus, 32. P.L. CXXI, col. 551-552.
682
D. Millet-Gérard, p. 83.
164
Théophane en a peut-être subi une petite influence, puisqu'il
commence le texte de la Vie de Mahomet par la considération
suivante :
At vero decepti Hebraei in principio adventus ejus existimaverunt esse
illum qui ab eis exspectatur Christus, ita ut quidam eorum, qui intendebant
ei, accederent ad ipsum et ejus religionem susciperent, Moysis inspectoris
Dei dimissa.
Erant autem numero decem, qui hic faciebant, cum ipso
quoque degebant usque ad caedem ejus683.
En disant que les juifs ont pris Mahomet pour leur
Messie, il dit la vérité, car il y a eu des réactions de ce
genre684. Or la tradition de l'Antéchrist prédisait aussi que
les juifs allaient voir dans l'Antéchrist leur Messie685.
L'Istoria par contre ne contient aucune allusion
directe à la tradition relative à l'Antéchrist si ce n'est la
dénomination « pseudopropheta ». Toutefois, ce texte mérite
tout de même qu'on s'y attarde un moment. On sait qu'il a
été inséré par Euloge dans son Liber apologeticus martyrum.
Or, Euloge était un ami de Paul Alvare, l'auteur qui, comme
nous
l'avons
précisé
plus
haut,
voyait
en
Mahomet
l'Antéchrist en personne.
De plus, Euloge a ailleurs
présenté Mahomet à cinq reprises comme un précurseur ou le
ministre de l'Antéchrist (« verus Antichristi praecursor
»686).
Nous pouvons donc en déduire qu'Euloge a utilisé
l'Istoria parce qu'elle servait bien ses buts et qu'elle
pouvait renforcer ses positions. En d'autres termes, l'image
que l'Istoria donne de Mahomet dut correspondre à l'idée que
s'en formait l'auteur du Liber apologeticus martyrum.
Ce petit texte anonyme issu du monastère de Leyra se
caractérise par une série d'antithèses que nous avons
commentés plus largement au cours de nos deuxième et
troisième
parties.
Bien que traité sommairement, on y
découvre des allusions à la sexualité, l'orgueil et la
violence de Mahomet.
Ce sont là des caractéristiques qui
683
Historia Ecclesiastica ex Theophane, P.G. CVIII, col. 1318D. Cf. La
Chronographie de Théophane, P.G. CVIII, col. 683A.
684
Cf. infra : Introduction historique.
685
Cf. Emmerson, p. 64.
686
Documentum Martyriale, 15,3, P.L. CXV. Les références sont de D. MilletGérard (p. 113).
164
complétèrent effectivement celles qu'Euloge même avait
appliquées au prophète de l'islam: la fausseté, l'impudicité
et la folie687.
Le fait qu'Euloge ait eu recours à une telle
représenta-tion
dualiste
peut
démontrer
deux
choses.
D'abord, que le type de l'anti-saint et celui de l'Antéchrist
sont très étroitement liés et que la meilleure façon de
réprésenter un antéchrist était apparemment d'en faire un
anti-saint. Ensuite, on peut en déduire une confirmation de
l'hypothèse que nous avions formulée en commençant notre
deuxième partie. En effet, la dimension apocalyptique laisse
apparaître sans équivoque l'intention de faire de Mahomet un
anti-exemple afin de mettre en relief les dernières épreuves
que le Diable se propose d'imposer aux chrétiens.
Le but
qu'Euloge cherchait à atteindre ainsi fut de convaincre les
chrétiens de prendre le droit chemin et de passer par la
porte étroite du christianisme orthodoxe.
Les craintes apocalyptiques espagnoles du IXe siècle
n'ont pas vraiment affecté le Nord. Mais elles ont fait leur
apparition plus tard.
Les biographies de Mahomet de la
deuxième génération en portent-elles les traces ?
4.3. Deuxième génération. Textes romanesques : Gesta Dei per
Francos,
Vita
Mahumeti
d'Embricon,
Vita
Machometi
d'Adelphus, Otia de Machomete et Li Romans de Mahon
Au Xe siècle, les craintes apocalyptiques augmentèrent
aussi en Europe septentrionale. Les causes en sont connues:
intensification des troubles sociaux (épidémies, famine),
invasions et « accidents » cosmiques. La symbolique de l'an
mille favorisant des interprétations apocalyptiques, les
envahisseurs hongrois furent identifiés à Gog et Magog,
messagers de l'Antéchrist. Les attaques des Maures ainsi que
les mouvements antijudaïques et antihérétiques du début du
XIe siècle furent également placés dans un contexte
eschatologi-que, et leurs victimes associés à la figure
diabolique de la fin des temps. Le même processus a-t-il été
appliqué à Mahomet quelques décennies plus tard ? Mahomet a687
Cf. l'Appendice proposé par D. Millet-Gérard (pp. 145-148).
164
t-il été associé aux craintes apocalyptiques ou au moins à
cette thématique ?
Notre Introduction historique a déjà souligné que
l'Occident entretenait avec l'islam une relation très
différente de celle qu'entretenait l'Espagne ou Byzance avec
le monde islamique.
Aussi, vers l'an mille, l'islam ne
posait pas vraiment problème pour les Occidentaux. Certes,
il constituait une menace, mais d'autres événements furent
ressentis comme étant plus déconcertants et plus perturbants.
L'islam deviendra un pôle d'intérêt qu'à partir de la seconde
moitié du XIe siècle, dans le contexte annonciateur des
croisades.
À ce moment-là, les craintes apocalyptiques
étaient tout de même quelque peu apaisées.
La chrétienté
n'avait pas fini de livrer combat contre ses ennemis, mais il
existait une mentalité eschatologique plus large : les
chrétiens se sentent appelés à combattre le mal - l'islam,
mais aussi les hérétiques qui sont plus proches d'eux
géographiquement et culturellement -, sans pour autant situer
le Jugement dernier à court terme. C'est cette mentalité que
nous retrouvons dans nos textes.
En effet, il n'y a qu'un seul auteur - Gautier de
Compiègne - qui insère dans son récit une brève allusion à
l'Antéchrist688.
Les autres textes de cette génération
n'établissent pas de parallèles explicites entre Mahomet et
l'Antéchrist et on ne trouve nulle part des allusions au fait
que la fin des temps et le Jugement dernier soient proches.
En revanche, tous les auteurs ont très fortement pratiqué
l'anti-exemple, comme on l'a décrit ailleurs. Les passages
mettant en garde contre le mal et les descriptions longues et
détaillées des vils traits de caractère de Mahomet ne
laissent pas de doute à ce sujet.
688
Otia de Machomete, v.121 :
« Sic Nero, sic Decius, Dacianus, Maximianus
presserunt Christi tempore menbra suo,
et caput ipsorum, Christum loquor, in cruce misit
gens cui promissus et cui missus erat.
Ille resurrexit, ascendit, regnat et illuc
menbra trahit secum iugiter ipse sua,
sic antichristos vermis qui non morietur
rodet et inferni flamma vorabit eos ».
164
Tenant compte du contexte, nous croyons que les Vies de
Mahomet cultivèrent l'anti-exemple pour répondre à des
besoins sociaux, sans pour autant être apocalyptiques dans le
sens plein du terme.
En d'autres termes, il y a dans ces
textes un véritable désir de lutter contre le mal - et donc
une orientation vers la fin des temps -, sans que ce mal
apparaisse comme le mal ultime.
Ainsi, Mahomet n'est
strictu sensu pas identifié à l'Antéchrist parce que le terme
de cette lutte contre le mal n'est pas ressenti par les
auteurs comme proche.
Pourtant, il y a peut-être un autre
lien avec l'Antéchrist.
Ce qui va suivre touche à la ressemblance dans le
traitement littéraire de Mahomet et de l'Antéchrist.
Ce
traitement que nous avons appelé anti-hagiographique dans
notre deuxième partie. Nous avons des raisons de croire que
le texte d'Adson a eu une influence formelle sur nos Vitae.
Nous citerons ici les éléments qui semblent soutenir cette
thèse.
1. Les caractéristiques qu'Adson attribue à l'Antéchrist sont
fort développées dans les Vies qui nous concernent :
l'orgueil, l'ambition, le vice, le machiavélisme.
Le
parallélisme prend seulement fin lorqu'il aborde la notion de
« violence ». Ce défaut est largement décrit par Adson et
est plus que négligé par les auteurs des Vitae de Mahomet, du
moins par ceux de la deuxième génération.
2. À l'instar des précepteurs de l'Antéchrist d'Adson, ceux
de Mahomet sont aussi des mages, ou tout au moins des êtres
maléfiques et inspirés par le Diable.
3. Les faux miracles font leur première apparition dans cette
génération de textes. Différents des signes de l'Antéchrist,
- dans le sens où il s'agit vraiment des ruses et non des
tours de magie -, les leurres de Mahomet peuvent trouver leur
origine dans ces faux prodiges.
Toutefois, il faut reconnaître qu'il n'y eut pas de consensus quant à la nature des
miracles imputés à l'Antéchrist689.
689
Cf. L'Antéchrist ou exposé des événements certains et probables ..., pp. 4749 : La plupart de ces prodiges seront de pures fantasmagories et des prestiges
diaboliques. Les hommes seront trompés par l'apparence : voilà tout. Aussi
164
Nous pourrions conclure que la dimension apocalyptique
n'est en fait pas présente dans les textes sur lesquels nous
nous penchons ici.
Cependant, certains éléments pourraient
indiquer une influence littéraire du De Antichristo d'Adson.
Celle-ci s'expliquerait par le fait que Mahomet, en tant que
soldat du Diable, rentrait dans une classe de personnages
représentant le mal dans le monde.
Cette classe que l'on
peut considérer comme « présidée » par l'Antéchrist.
Ainsi,
un certain nombre de caractéristiques générales attribuées à
l'Antéchrist se retrouvent dans les Vies de Mahomet : les
développements sur l'orgueil et le vice, la conception du
précepteur et les faux miracles.
Mais nous précisons bien que cette influence se limite
au procédé utilisé : les éléments propres à l'Antéchrist tels
sa conception, son lieu de naissance, son rôle de bourreau
des chrétiens à la dernière heure, ne sont pas du tout
transposés dans les Vies de Mahomet. Et les éléments propres
à la biographie de Mahomet ne sont pas escamotés.
Mahomet
serait donc lié à l'Antéchrist de façon textuelle sans pour
autant avoir été identifié directement à lui.
La lettre
d'Adson aurait ainsi servi de modèle formel pour les Vies de
Mahomet de la deuxième génération. On pourrait donc voir en
Adson l'instigateur présumé de la renaissance - après Euloge
- de la formule anti-hagiographique.
4.4. Troisième génération. Textes du renouveau : Summula
brevis, Speculum Historiale et Chronica Maiora; Historia
Orientalis, Tractatus de Statu Saracenorum, Legenda Aurea et
Fortalitium Fidei
Cette génération se distingue dès l'abord de celle que
nous venons d'analyser, par le fait qu'il y a des allusions
beaucoup plus explicites quant à l'identification de Mahomet
avec l'Antéchrist.
C'est un peu contraire à nos attentes
puisque nous avions constaté dans notre deuxième partie que
ces textes étaient tout de même nettement moins polémiques
que ceux de la génération précédente.
Il faut cependant
l'Écriture dit-elle qu'il fera des miracles « aux yeux des hommes, » mais elle
n'ajoute pas : aux yeux de Dieu. »
164
préciser que ses allusions ne se trouvent que dans trois
textes dont un, celui de Jacques de Vitry, a été décrit comme
un retour à la deuxième génération.
Les deux autres sont
ceux de Pierre le Vénérable et d'Alphonse de Spina. Ils ne
s'agit donc pas vraiment d'auteurs contemporains puisque
l'abbé de Cluny écrit en 1143, Jacques de Vitry après 1200 et
Alphonse de Spina vers 1458.
Nous proposons ci-après les
fragments concernés.
Dans sa Summula, Pierre l'abbé de Cluny a introduit un
passage sans équivoque : Mahomet est le successeur d'Arius
dans un plan diabolique qui sera achevé par l'Antéchrist :
Quae quidem olim diaboli machinatione concepta, primo per Arium
seminata, deinde per istum Satanam, scilicet Machumet, provecta, per
antichristum
vero
ex
toto
secundum
diabolicam
intentionem
complebitur690.
Cette vision peut paraître étonnante à première vue
puisqu'elle vient de quelqu'un qui rejetait l'idée des
croisades et qui essayait par tous les moyens d'entrer en
contact avec des écrits islamiques, ce qui motiva et justifia
ses séjours en Espagne. Or, c'est probablement là que Pierre
le Vénérable a trouvé l'équation « Mahomet = Antéchrist ».
En effet, il n'est pas exclu que l'abbé Pierre ait découvert
des textes comme l'Indiculus luminosus de Paul Alvare.
Il
est en tout cas certain qu'il est entré en contact avec des
écrits polémiques espagnols et byzantins : il en a fait
traduire quelques-uns691.
Nous n'avons pas pu consulter ces
textes, mais nous supposons qu'ils devaient contenir des
allusions à l'Antéchrist.
À moins que ce soit Pierre le
Vénérable en personne qui, sur base des méfaits attribués à
Mahomet, ait vu en lui un messager de l'Antéchrist.
Chez Jacques de Vitry, le passage touchant à la Vie de
Mahomet commence par une longue introduction dans laquelle
l'auteur identifie Mahomet à un autre antéchrist, c'est-à690
Sumula Brevis, P.L. CLXXXIX, 655C-D.
691
La Généalogie de Mahomet contenant une description de la vie de
Mahomet et de ses successeurs, la Doctrine de Mahomet (un dialogue fictif entre
Mahomet et un certain Juif nommé Abdia), et un écrit de polémique chrétienne: la
Risala du pseudo-Kindi.
164
dire à un messager de l'Antéchrist final :
Seductor autem ille (...) quasi alter antichristus et primogenitus Satanae
filius, tanquam Satan in angelum lucis transfiguratus, via Dei magna et
indignatione maxima sustinente, et inimica generis humani cooperante,
plures populos convertit, et in errorem suum traxit, quam aliquis alius
haereticus ante tempore ipsius legatur subvertisse, vel aliquis sanctus
praedicatione vel miraculus ad Dominum convertisse reperiatur692.
L'extrait est assez similaire à celui relevé chez
Pierre le Vénérable.
Mais il nous semble que Jacques de
Vitry va plus loin que son prédécesseur.
En effet, une
allusion similaire à l'Antéchrist figure également vers la
fin du texte en question693.
En clair, Jacques de Vitry
commence et termine son écrit sur Mahomet en faisant très
explicitement référence à l'Antéchrist, lequel procédé devait
avoir pour visées de mettre en exergue le rôle joué par
Mahomet : celui d'un antéchrist.
On comprendra mieux la
motivation de Jacques de Vitry à avoir construit son texte de
cette manière, si l'on sait qu'à l'époque de la rédaction de
cette diatribe contre Mahomet, notre auteur encourage les
chrétiens à lever des troupes et à partir en croisade.
Ainsi, l'attitude plutôt descriptive qui était celle de
Pierre le Vénérable lorsqu'il situe Mahomet entre Arius et
l'Antéchrist, devient chez Jacques de Vitry une attitude
offensive. Mahomet, qui vit encore en chaque musulman, est
pire que les autres hérétiques et a déjà précipité des
peuples entiers dans le gouffre de la perdition (« non solum
Arabes et Syros, Medos et Persas, Aegyptios et Aethiopes et
alios orientales populos laeteliter infecit, sed etiam
Africam et plures occidentales regiones corrumpens usque in
Hispaniam pervenit »694). La perspective de la fin des temps,
disparue chez Pierre le Vénérable, refait ainsi son
apparition. Il faut combattre l'islam, fruit de Mahomet et
force qui présage celle de l'Antéchrist.
Le Fortalitium Fidei d'Alphonse de Spina est le seul
texte qui réfère à un passage apocalyptique de l'Écriture
692
Historia Orientalis, p. 8.
693
Historia Orientalis, p. 31.
694
Ibidem, p. 8.
sainte, à savoir l'Apocalypse de Jean.
récit de la Vie de Mahomet, on lit :
164
Vers le milieu du
Mahometus est illa bestia de qua prophetavit Johannes apoca. XIII dicens :
et vidi aliam bestiam id est machometum695.
Pourtant, le texte d'Alphonse de Spina n'est nullement
apocalyptique dans sa conception.
Le Diable apparaît
furtivement, il est vrai, mais sans que soit accentué son
rôle dans le déroulement de l'histoire. C'est pourquoi nous
supposons qu'Alphonse de Spina, à l'instar de Pierre le
Vénérable, s'est laissé influencer par les écrits polémiques
qui circulèrent en son pays quelques siècles plus tôt.
Les autres textes de ces générations n'offrent pas
beaucoup de matière dans le domaine qui nous occupe ici.
Avec une certaine évidence, on y trouve la dénomination «
faux prophète » appliquée à Mahomet. L'« affaire Mahomet »
est clairement mise en rapport avec le Diable, sans que pour
autant les notions d'Apocalypse ou d'Antéchrist soient prises
en considération. Apparemment, les craintes liées à l'islam
n'ont pas vraiment touchées ces auteurs.
5. CONCLUSION
Au terme de cette brève partie consacrée aux relations
entre Mahomet et l'Antéchrist dans les textes traitant de la
vie du prophète, il est indéniable que celles-ci ont existé.
Mahomet
prit
place
dans
la
galerie
des
générations
d'antéchrists.
Textuellement, l'identification du Prophète
d'Allah avec l'Antéchrist comporte une double origine.
La
e
e
première se situe au VIII -IX
siècles à Byzance et
essentiellement en Espagne, la deuxième au XIe-XIIe siècles
dans le royaume des Francs.
Dans les deux cas, il y avait
déjà eu des identifications d'autres personnages ou groupes
de personnages avec l'Antéchrist; les hérétiques et les juifs
notamment.
Pour
695
ce
qui
concerne
Fortalitium Fidei, Lib. IV, 2.1.1.
l'identification
byzantino-
164
espagnole, elle était apocalyptique chez certains, comme ce
fut le cas chez l'auteur du Pseudo-Méthodius ou chez Paul
Alvare de Cordoue.
Les deux textes de notre première
génération cependant, concrétisant justement les points de
vue byzantin et espagnol, ne portent pas de traces de
tendances apocalyptiques.
Pourtant, l'Istoria anonyme petit texte fortement dualiste - fut utilisée par Euloge pour
appuyer son identification de Mahomet avec l'Antéchrist.
L'identification postérieure fut moins explicite et se
situa après une période de peur eschatologique.
Loin de
toute crainte apocalyptique, le lien entre Mahomet et
l'Antéchrist fut alors avant tout littéraire. En effet, les
auteurs de la deuxième génération semblent avoir pris pour
modèle la Vie d'Antichrist d'Adson, caractéristique par son
procédé anti-hagiographique.
Au niveau formel, on constate
ici assez curieusement un parallélisme frappant avec ce
qu'avait fait Euloge : Mahomet est associé à l'Antéchrist en
devenant un anti-saint et un anti-exemple.
Plus tard, on retrouve des traces de l'identification
espagnole chez Pierre le Vénérable et Alphonse de Spina, mais
la tonalité apocalyptique a disparu. Jacques de Vitry quant
à lui, se tient à cheval sur les deux traditions
d'identifica-tion : le fait de référer explicitement à
l'Antéchrist semble être lié aux sources espagnoles, alors
que l'orientation implicite vers la fin des temps - l'idée de
lutte contre le mal - le rapproche de la deuxième génération.
164
CONCLUSION GÉNÉRALE
Au terme de cette étude, la conception de la figure de
Mahomet dans la littérature latine du Moyen âge nous apparaît
comme très occidentalisée et christianisée. Elle prend place
dans un univers fortement dualiste qui est celui de la lutte
du bien contre le mal.
Les auteurs chrétiens - dont bon
nombre sont estampillés par une vision apocalyptique de
l'histoire - trouvèrent dans la présence de l'islam, et plus
encore dans son Prophète, un exutoire par où s'épanchèrent
les craintes souvent mêlées de mépris.
Notre travail se compose de trois volets : le premier
est de nature essentiellement descriptive, les deux autres
relèvent d'approches d'essence comparative.
Ce premier volet s'est donc fixé pour but de présenter
une description, aussi complète que possible, des motifs
composant les 14 textes analysés. Cette description nous a
permis de mettre en valeur d'une part, les traits qui
unissent ces oeuvres s'échelonnant sur 6 siècles - et
appartenant à des horizons culturels différents -, et d'autre
part ce qui les distinguent. Nous avons pu ainsi diviser cet
ensemble de récits en trois générations.
Ce volet s'est
également attaché à entreprendre une recherche partielle
relative aux sources des motifs observés. À l'évidence, les
auteurs de ces Vies ont largement puisé dans les traditions
musulmanes, mais de manière indirecte et par le biais de
filières qu'un travail d'une autre envergure - et plus
pluridisciplinaire encore que le nôtre ne l'est - pourrait
mettre plus exhaustivement au jour. Les limites imposées par
la nature d'un mémoire de licence, ne nous ont permis que
l'ébauche d'un certain nombre de pistes à creuser ...
Il en fut de même pour les deux volets suivants qui
n'ont pour seule prétention que d'inviter à poursuivre les
164
recherches sur le sujet.
Afin de bien cerner un personnage, il est des
techniques
en
usage
depuis
des
temps
immémoriaux
:
l'identifier à un personnage qui lui ressemble fortement; le
comparer à un personnage qui constitue son antithèse.
Nos
auteurs médiévaux ne se privèrent pas de ces méthodes, et se
facilitèrent grandement la besogne en décidant a priori que
Mahomet serait un réceptacle de tous les vices imaginables.
Son personnage en négatif fut dès lors le saint; son
semblable fut l'Antéchrist ou l'une de ses représentations.
Le nécessaire fut donc fait - par le biais des textes - pour
lui donner les traits d'un anti-saint ou de l'Antéchrist, ou
des deux à la fois selon les oeuvres étudiées. Cette double
constatation
constitua
d'une
part
une
invitation
à
entreprendre une analyse succincte des procédés mis en oeuvre
visant à démonter ce qui caractérisait la vie des saints, et
de voir comment ces caractéristiques démontées servirent une fois remontées - à construire des Vies mettant en scène
un anti-saint.
D'autre part, on s'attacha à relever les
parallélismes possibles entre les traditions relatives à
l'Antéchrist et la façon de présenter le Prophète de l'islam.
En résumé, les Vies latines consacrées à Mahomet sont
la résultante de sources essentiellement musulmanes quant aux
motifs, et d'une subtile manipulation des contenus et des
procédés puisés dans la littérature hagiographique et aux
traditions liées à la figure de l'Antéchrist.
En guise d'épilogue ...., disons encore ceci :
Les liens établis par les auteurs chrétiens entre
Mahomet, les saints et l'Antéchrist, ont enraciné le
personnage de Mahomet dans un cadre chrétien.
C'est la
raison pour laquelle l'image occidentale de Mahomet n'a pu
être corrigée qu'à grande peine. Nous avons vu comment elle
fut véhiculée jusqu'au XVe siècle.
Nous avons mentionné
e
qu'au XVI siècle, Guillaume Postel fit des tentatives pour
la modifier.
Nous concluerons notre étude avec un passage
écrit par l'orientaliste Paul Casanova.
Dans son étude du
Coran écrit au début de ce siècle - en 1911 -, l'auteur tente
encore de soustraire ses lecteurs à l'influence du mythe de
164
Mahomet:
Avant d'entrer dans le fond de la question, je tiens à déclarer tout d'abord
que je rejette a priori toute théorie tendant à suspecter la sincérité de
Mohammed. (...).
Toute l'histoire du prophète arabe prouve que son
caractère est positif, sérieux et loyal. Même quand son pouvoir est absolu et
reconnu, il sait écouter les avis, admettre ses fautes et les corriger. (...).
Quant à sa prétendue hystérie, sans m'aventurer à remplacer une hypothèse
médicale par une autre, je crois qu'une contention cérébrale très anormale,
un régime non moins anormal de jeûne et de solitude, suffisent à expliquer
l'anémie ou la dyspepsie nerveuse (la neurasthénie, pour employer un
terme aujourd'hui à la mode) dont Mohammed paraît avoir souffert. (...).
Encore bien moins pourrais-je accepter qu'une telle maladie aurait
déterminé l'éclosion du prophétisme en Mohammed, et que cette éclision
devrait s'expliquer par la pathologie mentale de son fondateur696.
696
Paul Casanova, Mahomet et la fin du monde, pp. 5-6. (Contrairement à ce
que le titre pourrait faire croire, ce livre n'étudie pas les parallèles entre Mahomet
et l'Antéchrist. C'est une étude du Coran).
164
ANNEXE : QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES
Dates
570
Reconstitution historique de la vie
Faits et personnages historiques en
de Mahomet697
Occident
Mort d'Abdallah, père de
Pape Jean III (561-574)
Mahomet.
Conversion des Suèves.
Naissance, à la Mecque, de
Mahomet selon la tradition
musulmane.
576
Mort d'Amina, mère de Mahomet.
Pape Benoît Ier (575-579)
578
Mort d'Abd al-Mutallib, grand-père
Pape Pélage II (579-590)
de Mahomet. Mahomet est pris à
587 : conversion de Reccared, roi
charge par son oncle Abu Talib.
des Wisigoths.
Mahomet se marie avec Khadidjah,
Pape Grégoire Ier le Grand (590-604)
une veuve pour qui il travaille en
: conversion des Anglo-Saxons qui
tant qu'agent. Ce mariage serait sa
envoient à leur tour des
proposition à elle.
missionnaires su le continent.
Mahomet prend une part modérée
594 : mort de Grégoire de Tours,
dans des entreprises commerciales.
historien des Francs
Il était probablement considéré
Pape Boniface III (607)
±595
comme un des jeunes hommes les
plus prometteurs de son clan.
±610
613
Mahomet se sent appelé à être un
Pape Boniface IV (608-615)
prophète et commence à recevoir
Héraclius empereur d'Orient (610-
des révélations.
641)
Débuts de la prédication publique.
614 : réunification du royaume franc
Les premiers convertis se situent
par Clothaire II.
dans une classe sociale
intermédiaire.
616-619
Boycott du clan de Hâshim par
conservatisme et par crainte des
conséquences politiques et
697
Données provenant essentiellement des deux ouvrages de W.M. Watt :
Mahomet à la Mecque et Mahomet à Médine.
164
économiques.
619
Morts de Khadidjah et d'Abu Talib.
Perte de protection et de sécurité du
clan de Mahomet. Démarches
auprès de tribus nomades.
620
Premiers convertis médinois
622
Hégire : les Musulmans s'installent
Dagobert roi des Francs (623-639) :
à Médine. C'est le début de l'ère
influence croissante de l'église sou
musulmane. Les disciples de
son règne.
Mahomet prennent l'offensive et
mènent des expéditions contre des
caravanes mecquoises.
627
Siège de Médine
630
la Mecque devient le centre
religieux de l'islam.
632
Mort de Mahomet
633-643
Les musulmans conquièrent la
Pape Jean IV (640-642)
Syrie, la Palestine, la Mésopotamie
636 : mort d'Isidore de Séville
et l'Égypte.
669-708
Les musulmans conquièrent
687 : Pépin de Herstal devient maire
l'Afrique du Nord.
du palais de tout le royaume.
164
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ILLUSTRATIONS
1. Initiale du Roman de Mahon. (f.367 c du manuscrit fr. 1553
de la Bibliothèque Nationale).
2. Les anges du ciel terrassant le dragon par Albrecht Dürer,
une des 14 gravures en bois représentant l'Apocalypse.
(Venise, bibliothèque du musée Correr; cl. Dagli-Orti).
164
TABLE DES MATIÈRES
Liste des abréviations
INTRODUCTION
3
5
PREMIÈRE PARTIE : COMPARAISON THÉMATIQUE DE TEXTES ÉCRITS SUR
LE PROPHÈTE MAHOMET 15
I. INTRODUCTION HISTORIQUE
L'ISLAM ET LA CHRÉTIENTÉ 16
:
LES
RELATIONS
1. L'islam à Byzance 16
2. Visions espagnoles de l'islam
20
3. Relations entre l'islam et le
occidental 25
ENTRE
continent
II. PRÉSENTATION CHRONOLOGIQUE DES AUTEURS ET DE LEURS
TEXTES
29
1. L'anonyme Istoria de Machomete repris dans le
Liber apologeticus martyrum d'Euloge (IXe siècle)
29
2.
L'Historia
ecclesiastica
ex
Theophane
d'Anastase le Bibliothécaire (IXe siècle) 30
3. La Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence (vers
1064)31
4. Les Gesta Dei per Francos de Guibert de Nogent
(XIe siècle)
32
5. La Vita Machometi d'Adelphus (XIIe siècle) 33
6. Les Otia de Machomete de Gautier de Compiègne
(XIIe siècle)
34
7. La Summula quaedam brevis de Pierre le
Vénérable (1143)
35
8. Le Speculum historiale de Vincent de Beauvais
(avant 1224)
36
9. Les Chronica Majora de Matthieu Pâris (1236) 36
10. L'Historia Orientalis de Jacques de Vitry
(avant 1240)
37
11. Le Tractatus de statu Saracenorum et de
Mahomete pseudo-propheta et eorum lege et fide de
Guillaume de Tripoli (1273)
38
12. Les Legenda Aurea de Jacques de Voragine
(avant 1267)
39
13. Le Fortalicium fidei contra Judeos, Saracenos
aliosque christianae fidei inimicos d'Alphonse de
Spina (vers 1458)
40
14. Le Roman de Mahomet d'Alexandre Du Pont (Laon
1258)40
III. ÉTUDE DES THÈMES PRÉSENTS DANS LES TEXTES
42
164
1. Introduction 42
2. Mahomet dans le temps et dans l'espace
43
2.1. Données chronologiques
43
2.1.1. Données proches de la réalité historique 43
2.1.2. Données erronées 46
2.1.3. Données vagues
48
2.1.4. Conclusion
48
2.2. Données géographiques
49
2.3. Tableau récapitulatif des données spatiotemporelles fournies par les Vitae touchant à la
vie du Prophète Mahomet. 53
3. Généalogie du Prophète 56
4. Enfance et jeunesse de Mahomet (période
précédant la Révélation) 59
5. Mahomet commerçant
62
5.1. Le commerce et le motif du mariage 63
5.1.1. Khadîdja commerçante
64
5.1.2. Khadîdja « domina provinciae corozaniae »
65
5.1.3. Khadîdja femme noble
66
5.2. Le commerce et le motif de l'instruction 67
5.3. Conclusion 70
5.3.1. Commerce, Instruction et mariage : marches
indispensables vers une (fausse) Révélation :
schémas
72
5.3.1.1. Schémas I, I* et I** 72
5.3.2. Schéma II
73
5.3.3. Schéma III
74
6. Le précepteur de Mahomet
75
6.1. La tradition arabe : plusieurs pistes
75
6.2. Un vrai Serge-Bahîra 77
6.3. Les Byzantins 78
6.4. Le personnage du précepteur dans les textes
chrétiens 81
6.4.1. Introduction :
Place du précepteur dans
les narrations 81
6.4.2. Filiations
84
6.4.2.1. Utilisation du type 1 84
6.4.2.2. Utilisation du type 2 85
6.4.2.3. Utilisation du type 3 85
6.4.2.4. Utilisation du type 4 86
6.4.3.
L'utilisation
du
précepteur
dans
les
techniques
narratives
ayant
pour
but
de
discréditer Mahomet 87
6.4.3.1. Exploitation du type 3/4
89
6.4.3.2. Exploitation du type 3
89
6.4.3.3. Exploitation du type 1/2
90
6.4.3.4. Exploitation du type 1/3
91
6.4.3.5. Exploitation du type 4
92
6.4.4. Mahomet-mage 92
6.4.5.
Le
précepteur
de
Mahomet:
tableau
récapitulatif 94
7. La « Révélation »
96
164
crise
7.1.
D'une
Révélation
sincère
à
une
d'épilepsie déguisée 96
7.2. Les auteurs occidentaux
97
7.2.1. Introduction 97
7.2.2. Révélation et mariage
98
7.2.3. Révélation et ruses
100
7.3.
La
Révélation
à
travers
le
mariage,
l'épilepsie et les ruses : tableau
récapitulatif 103
8. Faux miracles et ruses d'un faux prophète 105
8.1. Mahomet présenté comme personnage rusé
105
8.2. Répertoire des ruses : commentaires 106
8.2.1. Capacités maléfiques
106
8.2.2. L'ermite corrompu 106
8.2.3. La vache, le taureau, le veau messagers 107
8.2.4. La colombe chuchotante 111
8.2.5. Les provisions divines 112
8.2.6. L'assassin innocent
114
8.2.7. Le tombeau suspendu
115
8.2.8. Conclusion
115
8.3. Faux miracles 116
9. Mahomet et la sexualité
119
9.1. La loi de Mahomet
121
9.2. La vision du ciel
123
9.3. Le mariage 125
9.4. L'adultère 125
10. La fin de Mahomet
127
10.1. La fin de Mahomet et la notion de
résurrection
127
10.1.1. La promesse de résurrection 131
10.1.2. L'attente et la puanteur
132
10.1.3. Le cadavre dévoré par les chiens 133
10.2. La fin de Mahomet et la notion
d'épilepsie
135
10.3. La fin de Mahomet et l'idée
d'empoisonnement
138
10.4. La polyphonie des Chronica Maiora 139
10.5. Le cercueil de Mahomet
140
10.6. Les autres récits 142
10.7. Tableau récapitulatif : la fin de Mahomet
143
11. La présence du Diable 144
11.1. Intervention directe du Diable
144
11.2. Transposition 146
11.3. Mahomet perçu comme Antéchrist
146
12. Traits de caractère de Mahomet 148
12.1. Mahomet, un être pétri de vices
148
12.2. Les vices partagés : Mahomet et son
précepteur 152
13. Le Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont
154
13.1. Introduction 154
13.2. L'art de la description 155
13.3. L'art de l'explication
156
13.4. Importance du Roman de Mahomet
158
14. Conclusion 159
164
DEUXIÈME PARTIE : MAHOMET COMME ANTI-SAINT
167
1. INTRODUCTION 168
2. LES VIES DU PROPHÈTE ET LES SOURCES ET MÉTHODES DE
L'HAGIOGRAPHIE 169
2.1. Vies de saint : processus de création
2.2. Vies de Mahomet : processus de création
3. LE CADRE ET SON CONTENU
169
173
176
3.1. Aspects formels 177
3.2. Traitement des données spatio-temporelles 179
3.3. Description du personnage 181
3.3.1. Le portrait physique
182
3.3.2. La pureté de la doctrine
184
3.3.3. Les vertus saintes ou héroïques
185
3.3.3.1. L'ascétisme et la renonciation 185
3.3.3.2. L'humilité et la charité
187
3.4. Les miracles
188
3.4.1. La découverte miraculeuse de boissons ou de
nourriture 190
3.4.2. La colombe chuchotante 190
3.4.3. La vache / le veau / le taureau messager
191
3.4.4. Le poison
193
3.4.5. Miracles absents 193
3.5. La fin
194
3.5.1. L'idée de résurrection 195
3.5.1.1. L'attente et la puanteur
196
3.5.1.2. La chute
196
3.5.2. Les chiens et autres bêtes féroces
197
3.5.2.1. Les chiens vengeurs
197
3.5.2.2. Les animaux sauvages 199
3.5.2.3. Conclusion 201
3.5.3. Le poison
201
3.5.4. Le tombeau et la vie ultérieure du saint
202
3.5.5. Conclusion
203
3.6. Dieu et le Diable
203
3.7. De la non-ressemblance à la ressemblance :
Mahomet et les personnages qui lui ressemblent
dans les Vies de saint
204
3.7.1. Simon le Mage 205
3.7.2. Julien l'apostat 206
3.7.3. Arius
207
3.7.4. Autres personnages
207
4. L'INFLUENCE HAGIOGRAPHIQUE DANS LE TEMPS
5. CONCLUSION
210
TROISIÈME PARTIE : MAHOMET ET L'ANTÉCHRIST
212
208
164
1. INTRODUCTION 213
2. L'ANTÉCHRIST DANS LA TRADITION
214
2.1. L'Antéchrist dans la Bible et dans les écrits
apocryphes 215
2.1.1. Nouveau Testament 216
2.1.1.1. L'Apocalypse de Jean 216
2.1.1.2.
La
deuxième
Épître
de
Paul
au
Thessaloniciens 217
2.1.1.3. Les évangiles orthodoxes
217
2.1.2. Ancien Testament: Le Livre de Daniel
217
2.1.3. Écrits apocryphes 218
2.1.3.1. L'Apocalypse apocryphe d'Élie
218
2.1.3.2. Les Oracles Sibyllins 218
2.1.4. Conclusion
219
2.2. Extensions de la tradition biblique :
l'Apocalypse
et
la
conception
chrétienne
de
l'histoire 220
3. ADSON ET SON DE ORTU ET TEMPORE ANTICHRISTI
221
3.1. Renseignements biographiques
221
3.2. De Antichristo 222
3.2.1. Quare sic vocatus sit (v.1-16)
222
3.2.2. De exordio Antichristi (v.17-40) 223
3.2.3. Locus[m] ubi nasci debeat (v.41-51)
223
3.2.4. Magos, maleficos, divinos et incantatores
(v.51-55) 224
3.2.5. Filium Dei omnipotentis se esse mentietur
(v.55-171) 224
3.2.6. Quando Antichristus veniat (v.97-124) 224
3.2.7. Quem finem habebat dicamus (v.172-198) 224
4. INFLUENCE DES TRADITIONS RELATIVES À L'ANTÉCHRIST
SUR LES VIES DE MAHOMET 225
4.1. Préliminaires 225
4.2.
Première
génération.
Textes-sources
:
Istoria de Machomete et Historia ecclesiastica
ex Theophane
226
4.3. Deuxième génération. Textes romanesques :
Gesta Dei per Francos, Vita Mahumeti d'Embricon,
Vita Machometi d'Adelphus, Otia de Machomete et Li
Romans de Mahon 229
4.4. Troisième génération. Textes du renouveau :
Summula brevis, Speculum Historiale et Chronica
Maiora; Historia Orientalis, Tractatus de Statu
Saracenorum, Legenda Aurea et Fortalitium Fidei
232
5. CONCLUSION
235
164
CONCLUSION GÉNÉRALE 237
ANNEXE : QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES
BIBLIOGRAPHIE
242
240