Donne-moi tes yeux - Torsten Pettersson
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Donne-moi tes yeux - Torsten Pettersson
Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 5/447 Torsten Pettersson DONNE-MOI TES YEUX R O M A N Traduit du suédois par Carine Bruy Éditions SW Télémaque Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 9/447 Je Garce ! Espèce de mégère ! Putain de menteuse ! C'est ça, fais la fière. Avec tes cheveux tout fins, ni courts ni longs, d'un brun moche comme… de la bouse de vache écrasée. Et puis ce bonnet couleur vert moisi : t'as froid, pauvre merde, on n'est qu'en octobre, bordel ! Quelqu'un comme toi, ça ne mérite pas de vivre. Mais tu as tellement de classe. Nous allons former un couple, toi et moi. La nuit est tombée au moment où je sors du cinéma. J'ai quitté un monde aux arbres dorés sous un ciel d'un bleu éclatant et j'en regagne un tout autre. Des néons grimacent. Des gens apparaissent dans la lumière des réverbères avant de disparaître à nouveau. En attendant le bus, je marche le long de la berge et observe l'eau noire en contrebas. Elle semble morte, mais, de temps à autre, une vague scintillante vient respirer à la surface, en entraînant d'autres dans son sillage. Elles se montrent parfois l'espace d'une seconde avant de replonger. Un guidon de vélo parfaitement immobile émerge des vagues dans le halo projeté par l'éclairage du pont. Un animal qui s'est noyé, 9 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 10/447 tels les crânes des vaches à grandes cornes qu'on voit dépasser du sable dans les westerns. Sur le sol, les pavés saisis d'inquiétude se vautrent sur eux-mêmes, et des relents d'urine émanent des toilettes condamnées. Je vais jusqu'à la place. Un bus articulé arrive, elle monte à bord du serpent vert pâle et s'installe tout au fond. Un homme à moitié chauve aux cheveux gris sale la suit de même qu'une femme qui traîne une lourde malle et trois jeunes munis de bouteilles d'alcool qui tintent dans leur sac en papier. Ils demandent au chauffeur l'adresse d'une fête qui va seulement commencer maintenant alors qu'il est déjà onze heures. Au moment où le bus démarre, elle regrette de s'être assise juste au-dessus du moteur vrombissant. Je la vois se tortiller mais elle ne se donne pas la peine de changer de place pour le court trajet jusqu'à Stensta. Juste avant la fermeture des portes, je me faufile à l'intérieur et je m'installe tout devant, du côté gauche. Le bus file à vive allure, les feux clignotent à l'orange, seuls les jeunes descendent tous ensemble en cours de route, sinon on se croirait dans un taxi. Dans le rétroviseur du chauffeur, je vois qu'elle sonne un arrêt trop tôt. Je descends également mais je pars dans la direction opposée. Du coup elle ose se diriger vers le sentier qui traverse le parc à l'arrière de Torkelsgatan. Je reviens sur mes pas et la suis à distance. La ville sur la droite, la plaine et, tout là-bas, sur la gauche, la forêt. Au loin, derrière les pins, des stries de lumière jaunes se détachent encore sur le ciel nocturne. Le vent qui balaie la plaine fait osciller et bruire les arbres. L'automne et ses feuilles sèches rendent ce bruissement plus aigu. Je suis parfaitement calme mais j'accélère le pas en 10 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 11/447 marchant sur la pointe des pieds à grandes enjambées silencieuses qui tirent sur mes mollets. Je me rapproche ainsi d'elle jusqu'à ce qu'elle finisse par m'entendre sans, pour autant, avoir le temps de se retourner. Quelque chose s'enroule avec force autour de sa gorge ; c'est fin, ça entre dans la chair et on tire tout de suite si fort dessus qu'elle ne peut plus respirer. Elle essaie de l'arracher mais elle n'a pas de prise avec ses gants en cuir, ne parvient pas à les retirer, n'arrive pas à atteindre les mains qui tirent sur le lacet derrière sa nuque. Le sang lui monte au visage ; elle chancelle et se cabre, les talons plantés dans le sable du sentier, si bien que je sens l'odeur de ses cheveux qui me chatouillent le visage, mais mes mains et le lacet tranchant enroulé autour de son cou l'empêchent de se redresser. Elle crie, mais aucun son ne s'échappe de sa gorge ; un hurlement déchirant y reste bloqué, mais la douleur qu'il provoque se propage jusqu'à son cerveau, sa tête est sur le point d'exploser, elle ferait n'importe quoi à présent ! Une nausée s'élève à toute allure de ses poumons, une vague sombre qui enfle. À cet instant elle change d'avis, veut y plonger pour rejoindre la lumière noire en son centre et celui qui l'y attend, les mains jointes. Alors elle plonge et cesse complètement de bouger. Aussi molle qu'une enfant endormie, elle s'affaisse contre moi. Son dos glisse le long de mes bras et je l'allonge avec précaution sur le sol. Elle ne respire pas, mais je le fais pour elle, vite et avec avidité. Nous sommes unis de telle sorte que je deviens ses poumons et sa bouche. Je tends l'oreille. Le vent balaie la plaine. Personne n'arrive sur le sentier et j'ai le temps pour tout ce que j'ai à faire. Je sors mon couteau. Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 12/447 Harald Je suis Harald Lindmark, commissaire à la brigade criminelle de Forshälla. À l'automne 2006, j'écris le compte rendu suivant au sujet de l'affaire dite du « Chasseur ». Les transcriptions officielles des réunions ainsi que mes propres notes et les enregistrements du dictaphone m'aident à exposer les différents aspects de l'enquête. En outre, je souhaite décrire mes sentiments et ma situation personnelle étant donné qu'ils se sont retrouvés mêlés à l'enquête à proprement parler. Au cours de l'année qui vient de s'écouler, j'ai changé aussi bien en tant qu'être humain qu'en tant que policier. J'ai pensé et fait beaucoup de choses qui m'étaient étrangères auparavant. Je tiens à en faire un récit exhaustif afin que moi-même et les autres puissions comprendre. Événements du 17 octobre 2005 Le jour où tout a commencé. Le matin, je me regardai dans le miroir. Mes yeux se virent d'abord euxmêmes, tout près de la surface de la glace. Encore bleugris mais un peu larmoyants désormais et plus plissés que lorsque j'étais jeune. S'apprêtant lentement à se 12 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 13/447 fermer, un rideau de peau qu'on baisse toute sa vie jusqu'au jour où il se fige et devient inébranlable. Autour d'eux, des rides qui rayonnaient, ce qui est naturel, mais également des poches qui s'affaissaient vers les joues : le temps qui s'est transformé en chair, de la graisse solidifiée produite par le visage lui-même. Des pores de plus en plus gros et noirs, la peau plus rouge alors que je ne me suis pas exposé au soleil. Des poils de barbe grisonnants. Des poils hérissés qui, au cours des dernières années, ont également commencé à émerger de mon nez. Toute cette vie qui se déroule à l'intérieur d'un être humain, tout en lui échappant, ce corps qui s'éloigne de plus en plus de ce qu'on est réellement : le visage dont on se souvient, l'image qui se dissout. Le sentiment d'être une personne d'une vingtaine ou d'une trentaine d'années qui, suite à une étrange erreur, aurait atterri dans ce corps sensiblement plus âgé. Je répétais ce rituel tous les lundis matin. Se lever de bonne heure, regarder la vérité dans le blanc des yeux injectés de sang – puis s'en moquer et aller travailler ! Être le même qu'auparavant et ne laisser personne remarquer que j'avais cinquante-quatre ans et non pas trente-quatre. Toujours aussi perspicace en tant que commissaire de la Criminelle, toujours aussi affecté par les crimes en dépit du fait que depuis des années, semaine après semaine, ils avaient façonné ma psyché, comme une raillerie : cela ne peut quand même plus te choquer, tu as vu tout ce que les hommes peuvent infliger à la peau, au sang et aux nerfs suppliciés des autres, non ? Oui, mais je veux être choqué, je ne suis pas encore prêt à renoncer à mon statut d'être vivant ! Je me rendis ensuite à Lysbäcken. De loin, j'aperçus le bâtiment noir, rouge et blanc en forme de L qui 13 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 14/447 fait la fierté de la police de Forshälla. Des cubes aux couleurs vives assemblés par un bébé géant et érigés en une tour esseulée au milieu de la plaine. Elle semblait sur le point d'être renversée d'un instant à l'autre par les vents changeants qui balayaient le terrain plat. Je m'engageai dans la cour située à l'arrière pour rejoindre les places de parking. Je disposais et je dispose toujours d'une des rares à être réservées – vingtcinq ans de maison et une centaine de meurtres résolus vous confèrent une certaine importance. Pourtant, toute cette période me faisait parfois l'effet d'une série de rêves ou de films à moitié oubliés consacrés à un gars de la Criminelle qui résout affaire sur affaire. Celles-ci m'ont habité et m'ont laissé une collection d'images de tailles variées qui voletaient dans ma conscience telles des pages de journaux arrachées. « MUTILÉ ». « DOUBLE MEURTRE ». La moitié du visage. Des photos en noir et blanc floues d'une scène de crime en extérieur. Du sang séché. Mon bureau occupait un angle au dernier étage du bâtiment, je disposais donc d'une vue dans les deux directions, sur la ville et sur la plaine. Cela m'importait peu ce jour-là même si, en d'autres circonstances, j'aimais me tenir à la fenêtre pour regarder dehors. J'étais à peine arrivé et avais tout juste eu le temps de retirer mon manteau lorsque j'aperçus quelque chose sur mon bureau. Deux cratères brunâtres, comme un gros plan sombre de la surface de la lune. Une nouvelle affaire que Sonja m'avait présentée. Je m'assis et parcourus le bref rapport joint aux photos. Tôt le dimanche matin, un joggeur avait découvert un cadavre à Stensta, celui d'une jeune femme complètement nue dans une allée du parc. Elle gisait sur le dos et fixait le ciel avec deux taches rouges en guise 14 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 15/447 d'yeux. Ses poings serrés étaient orientés vers une fine cicatrice rouge qui courait sur son cou. Dans l'ensemble, elle n'était pas trop amochée et on ne décelait pas de sévices évidents au premier coup d'œil, mais du sang séché emplissait le creux du ventre entre les côtes et le sexe comme un lavabo. L'avait-on poignardée au ventre ? À présent, je voyais que les cratères sur la première photo étaient un plan très rapproché des orbites oculaires remplis de sang. On avait énucléé les yeux de cette femme. Selon le rapport, ils ne se trouvaient ni sur la scène de crime ni à proximité. Les photos panoramiques ne révélaient aucun éparpillement, pas de vêtements, même pas un sac à main ou des objets qui s'en seraient échappés. Les vomissures à quelques mètres de la tête provenaient du joggeur qui avait découvert le corps. Celui-ci gisait en travers du chemin sur lequel on distinguait des traces brun sombre. On avait traîné la femme vers l'arrière. Elle s'était débattue mais avait fini par céder à cause du lacet enroulé autour de son cou. Étouffer. L'effet que cela faisait, je m'en souvenais depuis un interrogatoire qui avait mal tourné, au cours duquel un psychopathe avait bien failli m'étrangler avec ses doigts d'une force terrifiante. Cela donnait l'impression de couler sous la surface, d'être submergé par de l'eau sombre jaillissant des tréfonds de son propre être. Cet incident s'était produit dix ans auparavant, mais la sensation et la panique s'imposaient encore parfois à moi, si je devais reprendre mon souffle en nageant ou lorsque je me trouvais dans un sauna vraiment chaud. J'appelai Sonja. C'était l'un de mes « lieutenants », 15 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 16/447 comme je les qualifiais en moi-même dans mes moments de mégalomanie, c'est-à-dire chef d'enquête adjointe. Ils arrivaient et repartaient puisque, pour le moment, je bloquais la possibilité d'ascension hiérarchique, mais, d'un autre côté, après trois ou quatre ans chez nous, ils avaient acquis une telle expérience qu'ils pouvaient eux-mêmes devenir commissaires d'une section criminelle dans une ville moins importante. Ils m'appelaient parfois lorsqu'ils se trouvaient confrontés à une affaire particulièrement délicate. Je m'appuyais alors contre le dossier de mon siège, prodiguais des conseils et posais des questions perspicaces. Ensuite, je me sentais à la fois fier et désagréablement vieux. Le mentor. La voix de l'expérience. « Der Alte 1. » Sonja Alder était relativement fraîche, une brillante diplômée de l'école de police âgée de vingt-huit ans, qui avait obtenu le poste tout juste créé de commissaire adjoint. Elle avait travaillé à Björneborg et avait, par ailleurs, étudié les meurtres en série à Atlanta, aux États-Unis, pendant six mois. Elle y avait également des attaches familiales étant donné que son père était un Américain venu ici pour éviter l'incorporation sous les drapeaux et la guerre du Vietnam. Elle était célibataire, avait des cheveux bruns coupés court et un visage légèrement bis aux traits fins et réguliers (sa mère était originaire du Liban). Un sourire qui découvrait des dents blanches les modifiait parfois, mais on ne le voyait pas souvent, car elle était soucieuse d'apparaître intelligente et imperturbable. Elle voulait nous montrer à nous, les hommes, qu'elle aussi était capable, qu'elle ne s'attendait pas à un quelconque 1. « Le vieux. » (Toutes les notes sont de la traductrice.) 16 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 17/447 traitement de faveur et qu'elle ne cherchait nullement à jouer de son charme. Elle n'avait nul besoin de le souligner. Tout le monde voyait qu'elle était futée et sérieuse, pas uniquement ambitieuse. Par ailleurs, je sentais qu'elle s'appuyait sur des convictions, ce qui est important pour tenir, année après année, dans ce métier. Il faut croire que ce qu'on fait a un sens. Je n'en savais guère plus à son sujet. Elle était à Forshälla depuis deux mois mais, durant ce laps de temps, aucune affaire n'avait requis une collaboration intensive. À présent, les choses allaient prendre une autre tournure, je le pressentais. Celle-ci faisait partie des cas difficiles, elle prendrait du temps, occuperait nos pensées à chaque heure de veille, passerait de collègue en collègue, rebondirait depuis des strates toujours plus profondes de nos personnalités. Surtout une agression de cette nature sur une femme. Cela allait éveiller des soupçons à l'égard d'un certain type d'individu, raviver le souvenir d'amies importunées dans la rue, de violences conjugales dans la famille. À un moment, les médias s'en mêleraient vraisemblablement et augmenteraient la pression d'un cran supplémentaire. « Une femme nue. » « Des yeux énucléés. » Quelqu'un divulguerait sans doute ces informations aux journaux pour peu qu'on lui promette quelques grosses coupures. « Le violeur court toujours. » Nous allions avoir Iltasanomat et Iltalehti, les journaux à scandales féminins, sur le dos et y serions épinglés comme des vêtements aux couleurs vives mis à sécher. Quelques instants plus tard, Sonja entra ; elle portait un tailleur-pantalon bleu foncé. Elle se trouvait d'astreinte le dimanche et s'était rendue sur la scène 17 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 18/447 de crime. Elle avait sans doute attendu avec impatience que je l'appelle pour débarquer. Était-ce mon imagination ou avait-elle juste l'air contente et dans l'expectative ? Sa première grosse affaire. Nous nous y mîmes sans tarder après un « bonjour » rapide et presque honteux. Maintenant, c'était du sérieux, la politesse n'était plus de mise, un contact direct s'établit de suite comme si nous nous connaissions mieux que ce n'était le cas. – Qu'est-ce que tu en penses ? lui demandai-je après qu'elle se fut assise sans attendre d'y être invitée. – Il s'agit sans doute d'une tentative de viol qui a mal tourné, dit-elle pour commencer, et elle semblait bien préparée. L'auteur avait calculé son coup, il se tenait prêt avec son couteau et son lacet pour effrayer la femme et la forcer à se soumettre. Mais il a tiré trop fort et il l'a tuée trop tôt parce qu'elle résistait. Il s'est rapidement éclipsé mais a eu suffisamment de jugeote pour emporter son portefeuille et ses papiers d'identité, et pour l'énucléer avec son couteau afin de rendre l'identification encore plus difficile. Il a, par ailleurs, concrétisé son agression sexuelle en la déshabillant, en profanant le corps et en emportant ses vêtements comme une espèce de trophée. – Est-ce qu'il restait quelque chose sur la scène de crime ? – Non. Uniquement le corps. – De quel genre de personne s'agit-il, selon toi ? – La combinaison de préméditation et de panique évoque un primo-criminel, relativement intelligent mais physiquement et psychologiquement moins fort qu'il ne le croyait lorsqu'il s'est retrouvé dos au mur. Ce qui, à son tour, évoquerait la possibilité qu'il 18 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 19/447 n'avait jamais fait l'expérience de la violence sexuelle ni d'agression à l'encontre d'une femme avant, sinon il aurait sans doute mieux géré la résistance. Je pense que cela faisait longtemps qu'il fantasmait sur cet acte. Ensuite, il passe directement à « l'attaque radicale » sans étape intermédiaire. Bref, un type dangereux. – Qu'est-ce qu'il gagne à rendre l'identification plus difficile s'il s'agit d'une victime de viol choisie au hasard ? – Ça aussi, c'est un mélange de panique et de ruse. Une fois la tentative manquée, il faut qu'il fasse quelque chose, sans doute en partie par amour-propre. Il a lamentablement échoué pour ce qui est du viol mais il peut du moins se montrer retors et balader la police. En plus, il peut quand même humilier la femme en la déshabillant et en profanant son corps. C'est comme ça que j'envisagerais les choses. Il était clair que Sonja y avait réfléchi tout le dimanche. Par ailleurs, son hypothèse tenait la route. – Peut-être. De quoi avait l'air la scène de crime ? – La scène de viol classique. Une allée sombre dans un parc entre deux réverbères et un buisson entre les deux. Il y a bien sûr des immeubles d'un côté mais, à cet endroit précis, la vue est bouchée par des arbres qui n'ont pas encore perdu leurs feuilles. C'est également un choix judicieux parce que les immeubles avec leurs fenêtres éclairées procurent un tel sentiment de sécurité qu'une femme peut envisager d'y marcher ou d'y faire son jogging même s'il fait noir et qu'il n'y a personne. Cependant, cet endroit précis est à l'abri des regards. – Est-ce qu'il y a des traces dans les buissons ? – Rien d'évident comme un mégot avec de la salive et de l'ADN – nous n'avons pas cette chance, et 19 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 20/447 l'auteur n'est pas stupide à ce point. Il a plu la nuit suivante, il n'y avait donc pas d'empreintes de pas distinctes non plus. Les buissons pourraient avoir été un peu aplatis à certains endroits. – L'heure du crime ? – Avant minuit. Je viens d'appeler l'Institut médicolégal. Dans l'ensemble, leurs résultats concordent bien sûr avec ce qu'on constate sur les photos : morte par strangulation pratiquée avec une espèce de lacet fin, mais pas un truc qui laisse des fibres. Sans doute en plastique ou en métal. Énucléation immédiatement après la mort, avec une relative maladresse. Le sang sur le ventre provient d'une plaie qui ressemble à la lettre capitale « A » gravée dans la peau, de manière assez superficielle mais parfaitement visible lorsqu'on nettoie le sang. – Un « A » ? Tu en es sûre ? – Oui, c'est à ça que ça ressemble. Sonja sortit deux autres photos d'une chemise. La femme y était étendue sur la table métallique brillante du légiste. La photo du corps entier comme celle qui était en gros plan révélaient effectivement un « A » dont la pointe était dirigée vers le bas. – Qu'est-ce que ça peut signifier ? marmonnai-je presque pour moi-même. Une lettre capitale. L'initiale du nom de la victime ou du tueur ? « A » comme « Anna », « A » comme « Anders ». – Ou alors ce n'est peut-être pas du tout une initiale mais une flèche pointée vers le sexe, comme une démonstration agressive, intervint Sonja. Une manière de désigner avec amertume la source du mal, ce qui a conduit l'auteur à tenter d'avoir une relation sexuelle avec elle. Nous restâmes assis sans rien dire, plongés dans nos 20 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 21/447 réflexions, nous efforçant de comprendre la logique perverse de l'agresseur. Noms de personnes, symboles, hiéroglyphes défilèrent dans mon esprit. Un « A » à l'endroit ou à l'envers : un récipient à moitié rempli d'eau. Ou sur le côté : un mégaphone qu'on utilise pour y crier quelque chose. – Y avait-il d'autres blessures ? poursuivis-je. – Non, et pas de traces d'activité sexuelle récente, mais elle était enceinte de trois mois. – Ah bon ? Ça, c'est moche. Comme un double meurtre. Un petit ami qui ne veut pas d'enfant et qui met en scène une agression ? – Dans ce cas, pourquoi prendre tous les vêtements et les papiers, et l'énucléer ? demanda Sonja. Cela pourrait effectivement signifier que l'identité de la victime n'est pas un hasard mais qu'elle doit rester secrète, parce qu'elle nous conduirait à lui. – Une double sécurité. Dans le meilleur des cas, on ne l'identifie jamais et on ne peut pas la relier à un petit ami ; au pire, ça ressemble à l'acte perpétré au hasard par un dingue. Je m'arrêtai en entendant mes propres mots se répercuter contre les murs de la pièce, je les voyais presque rebondir sur les surfaces d'un blanc sale. Je ne croyais pas moi-même à ce que je disais mais me rendis compte que j'avais juste voulu contre-attaquer avec une hypothèse tout aussi astucieuse que celle de Sonja. Me montrer intelligent. La force de cette affaire se faisait déjà sentir : elle s'emparait de nous. Sonja regardait le ciel gris sans rien dire. Je compris qu'elle ne voulait pas me contredire de manière directe mais elle avait raison de garder le silence. La double sécurité n'était pas une bonne idée. Soit on commet un crime au hasard, c'est le type d'agression le plus banal 21 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 22/447 et qui comporte souvent un aspect sexuel. Soit on fait disparaître le corps ou on le mutile de manière à le rendre méconnaissable si on veut dissimuler le fait que le meurtre a été commis par un proche jusqu'auquel on peut remonter en étudiant la vie de la victime. Et puis, qui, de nos jours, irait tuer sa petite amie à cause d'un enfant non désiré ? Même les personnes originaires de Forshälla ne sont pas conservatrices à ce point. – Non, tu as peut-être raison. (Là, je faisais un effort pour reprendre au début et ne pas me laisser submerger par mon pouvoir hiérarchique.) Il faut d'abord que nous déterminions l'identité de la victime. – L'heure tardive peut indiquer qu'elle habitait à proximité et qu'elle rentrait chez elle. – Ou qu'elle était sur le chemin du retour après une visite à Stensta. Son corps était-il orienté vers le centre-ville ou à l'opposé ? Sonja réfléchit et compulsa ses photographies. – C'est difficile de l'affirmer avec certitude mais elle était sans doute orientée à l'opposé du centre-ville. Le corps était étendu de cette manière, la tête tournée vers la ville, et même si les traces ont en partie été effacées par la pluie, elle ne semble pas avoir été retournée. Cela aurait laissé une traînée arrondie, pas droite et légèrement sinueuse comme c'est le cas. – Où arrive-t-on si on emprunte ce chemin en tournant le dos à la ville ? Je le savais parfaitement mais je voulais mettre Sonja à l'épreuve. – On accède à la cour d'un des immeubles situés sur Torkelsgatan. On peut également se diriger vers l'autre partie de Stensta ou vers Lysbäcken, mais, dans ce cas, on a peut-être délibérément choisi d'effectuer 22 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 23/447 un détour pour emprunter l'allée qui traverse le parc au lieu de remonter Torkelsgatan. – Bien. Alors il va falloir que nous commencions par interroger les habitants des immeubles. – Comment ça ? Nous ne pouvons quand même pas montrer ces photos ? – Bien sûr que si. Il va falloir que le légiste lui mette des yeux en porcelaine. Et on la reconnaîtra peut-être si nous la décrivons. Que savons-nous d'elle ? – Un mètre soixante-douze, un peu plus de trente ans, n'a pas eu d'enfants auparavant. Cheveux bruns raides et mi-longs, non teints, peau pâle de type nordique, cinq plombages, pas de tache de naissance ou de cicatrice apparente. – D'accord. Emmène Holm avec toi et faites le tour des immeubles de Torkelsgatan. Essayez de mettre la main sur un concierge ou une espèce d'agence HLM qui connaisse les habitants. À une époque, on aurait posé la question aux gars qui traînaient dans la cour et on aurait obtenu une réponse en deux temps trois mouvements. – Bien. Sonja acquiesça et quitta la pièce. Je m'en voulais d'avoir dit « à une époque ». Un mécanisme dans ma tête cherchait à en rendre Sonja responsable parce qu'elle était jeune, un peu effrontée et qu'elle me poussait à montrer que nous, les anciens, savons comment vont les choses – mais je parvins à le stopper. Ce n'était vraiment pas le moment de laisser libre cours à toutes les conneries qu'on peut avoir dans la tête. Seule l'affaire comptait. Un double meurtre, d'un certain point de vue. Je fermai les yeux et pensai à l'enfant, des images colorées d'un fœtus flottant que j'avais vues dans les 23 Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167 Date : 4/7/2011 15h31 Page 24/447 livres de Lennart Nilsson. On aurait dit qu'il me regardait, s'étonnant que les choses puissent se dérouler ainsi. Il me reprochait d'appartenir à ce monde qui avait laissé cet événement se produire : le fait que le battement régulier du corps de la mère se soit tu et que, par conséquent, le petit corps ait commencé à souffrir et se soit figé lorsque ses forces vitales l'avaient abandonné. L'obscurité douce et chaude avait disparu, et le petit être qui y vivait par la même occasion.