Donne-moi tes yeux - Torsten Pettersson

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Donne-moi tes yeux - Torsten Pettersson
Dossier : se316167_3B2 Document : Donne_Moi_316167
Date : 4/7/2011 15h31 Page 5/447
Torsten Pettersson
DONNE-MOI
TES YEUX
R O M A N
Traduit du suédois
par Carine Bruy
Éditions SW Télémaque
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Je
Garce ! Espèce de mégère ! Putain de menteuse !
C'est ça, fais la fière. Avec tes cheveux tout fins, ni
courts ni longs, d'un brun moche comme… de la bouse
de vache écrasée. Et puis ce bonnet couleur vert moisi :
t'as froid, pauvre merde, on n'est qu'en octobre, bordel !
Quelqu'un comme toi, ça ne mérite pas de vivre.
Mais tu as tellement de classe. Nous allons former
un couple, toi et moi.
La nuit est tombée au moment où je sors du cinéma.
J'ai quitté un monde aux arbres dorés sous un ciel d'un
bleu éclatant et j'en regagne un tout autre. Des néons
grimacent. Des gens apparaissent dans la lumière des
réverbères avant de disparaître à nouveau.
En attendant le bus, je marche le long de la berge et
observe l'eau noire en contrebas. Elle semble morte,
mais, de temps à autre, une vague scintillante vient
respirer à la surface, en entraînant d'autres dans son
sillage. Elles se montrent parfois l'espace d'une
seconde avant de replonger. Un guidon de vélo parfaitement immobile émerge des vagues dans le halo projeté par l'éclairage du pont. Un animal qui s'est noyé,
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tels les crânes des vaches à grandes cornes qu'on voit
dépasser du sable dans les westerns.
Sur le sol, les pavés saisis d'inquiétude se vautrent
sur eux-mêmes, et des relents d'urine émanent des toilettes condamnées.
Je vais jusqu'à la place. Un bus articulé arrive, elle
monte à bord du serpent vert pâle et s'installe tout au
fond. Un homme à moitié chauve aux cheveux gris sale
la suit de même qu'une femme qui traîne une lourde
malle et trois jeunes munis de bouteilles d'alcool qui
tintent dans leur sac en papier. Ils demandent au chauffeur l'adresse d'une fête qui va seulement commencer
maintenant alors qu'il est déjà onze heures.
Au moment où le bus démarre, elle regrette de s'être
assise juste au-dessus du moteur vrombissant. Je la
vois se tortiller mais elle ne se donne pas la peine de
changer de place pour le court trajet jusqu'à Stensta.
Juste avant la fermeture des portes, je me faufile à
l'intérieur et je m'installe tout devant, du côté gauche.
Le bus file à vive allure, les feux clignotent à
l'orange, seuls les jeunes descendent tous ensemble en
cours de route, sinon on se croirait dans un taxi. Dans
le rétroviseur du chauffeur, je vois qu'elle sonne un
arrêt trop tôt. Je descends également mais je pars dans
la direction opposée. Du coup elle ose se diriger vers
le sentier qui traverse le parc à l'arrière de Torkelsgatan. Je reviens sur mes pas et la suis à distance.
La ville sur la droite, la plaine et, tout là-bas, sur la
gauche, la forêt. Au loin, derrière les pins, des stries
de lumière jaunes se détachent encore sur le ciel nocturne. Le vent qui balaie la plaine fait osciller et bruire
les arbres. L'automne et ses feuilles sèches rendent ce
bruissement plus aigu.
Je suis parfaitement calme mais j'accélère le pas en
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marchant sur la pointe des pieds à grandes enjambées
silencieuses qui tirent sur mes mollets. Je me rapproche
ainsi d'elle jusqu'à ce qu'elle finisse par m'entendre
sans, pour autant, avoir le temps de se retourner.
Quelque chose s'enroule avec force autour de sa gorge ;
c'est fin, ça entre dans la chair et on tire tout de suite si
fort dessus qu'elle ne peut plus respirer. Elle essaie de
l'arracher mais elle n'a pas de prise avec ses gants en
cuir, ne parvient pas à les retirer, n'arrive pas à atteindre
les mains qui tirent sur le lacet derrière sa nuque. Le
sang lui monte au visage ; elle chancelle et se cabre, les
talons plantés dans le sable du sentier, si bien que je
sens l'odeur de ses cheveux qui me chatouillent le
visage, mais mes mains et le lacet tranchant enroulé
autour de son cou l'empêchent de se redresser. Elle
crie, mais aucun son ne s'échappe de sa gorge ; un hurlement déchirant y reste bloqué, mais la douleur qu'il
provoque se propage jusqu'à son cerveau, sa tête est
sur le point d'exploser, elle ferait n'importe quoi à présent ! Une nausée s'élève à toute allure de ses poumons,
une vague sombre qui enfle. À cet instant elle change
d'avis, veut y plonger pour rejoindre la lumière noire
en son centre et celui qui l'y attend, les mains jointes.
Alors elle plonge et cesse complètement de bouger.
Aussi molle qu'une enfant endormie, elle s'affaisse
contre moi. Son dos glisse le long de mes bras et je
l'allonge avec précaution sur le sol.
Elle ne respire pas, mais je le fais pour elle, vite et
avec avidité. Nous sommes unis de telle sorte que je
deviens ses poumons et sa bouche.
Je tends l'oreille. Le vent balaie la plaine. Personne
n'arrive sur le sentier et j'ai le temps pour tout ce que
j'ai à faire. Je sors mon couteau.
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Harald
Je suis Harald Lindmark, commissaire à la brigade
criminelle de Forshälla. À l'automne 2006, j'écris le
compte rendu suivant au sujet de l'affaire dite du
« Chasseur ». Les transcriptions officielles des réunions
ainsi que mes propres notes et les enregistrements du
dictaphone m'aident à exposer les différents aspects de
l'enquête. En outre, je souhaite décrire mes sentiments
et ma situation personnelle étant donné qu'ils se sont
retrouvés mêlés à l'enquête à proprement parler.
Au cours de l'année qui vient de s'écouler, j'ai
changé aussi bien en tant qu'être humain qu'en tant
que policier. J'ai pensé et fait beaucoup de choses qui
m'étaient étrangères auparavant. Je tiens à en faire un
récit exhaustif afin que moi-même et les autres puissions comprendre.
Événements du 17 octobre 2005
Le jour où tout a commencé. Le matin, je me regardai dans le miroir. Mes yeux se virent d'abord euxmêmes, tout près de la surface de la glace. Encore bleugris mais un peu larmoyants désormais et plus plissés
que lorsque j'étais jeune. S'apprêtant lentement à se
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fermer, un rideau de peau qu'on baisse toute sa vie
jusqu'au jour où il se fige et devient inébranlable.
Autour d'eux, des rides qui rayonnaient, ce qui est
naturel, mais également des poches qui s'affaissaient
vers les joues : le temps qui s'est transformé en chair,
de la graisse solidifiée produite par le visage lui-même.
Des pores de plus en plus gros et noirs, la peau plus
rouge alors que je ne me suis pas exposé au soleil. Des
poils de barbe grisonnants. Des poils hérissés qui, au
cours des dernières années, ont également commencé à
émerger de mon nez.
Toute cette vie qui se déroule à l'intérieur d'un être
humain, tout en lui échappant, ce corps qui s'éloigne
de plus en plus de ce qu'on est réellement : le visage
dont on se souvient, l'image qui se dissout. Le sentiment d'être une personne d'une vingtaine ou d'une
trentaine d'années qui, suite à une étrange erreur, aurait
atterri dans ce corps sensiblement plus âgé.
Je répétais ce rituel tous les lundis matin. Se lever de
bonne heure, regarder la vérité dans le blanc des yeux
injectés de sang – puis s'en moquer et aller travailler !
Être le même qu'auparavant et ne laisser personne
remarquer que j'avais cinquante-quatre ans et non pas
trente-quatre. Toujours aussi perspicace en tant que
commissaire de la Criminelle, toujours aussi affecté
par les crimes en dépit du fait que depuis des années,
semaine après semaine, ils avaient façonné ma psyché,
comme une raillerie : cela ne peut quand même plus te
choquer, tu as vu tout ce que les hommes peuvent
infliger à la peau, au sang et aux nerfs suppliciés des
autres, non ? Oui, mais je veux être choqué, je ne suis
pas encore prêt à renoncer à mon statut d'être vivant !
Je me rendis ensuite à Lysbäcken. De loin, j'aperçus le bâtiment noir, rouge et blanc en forme de L qui
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fait la fierté de la police de Forshälla. Des cubes aux
couleurs vives assemblés par un bébé géant et érigés
en une tour esseulée au milieu de la plaine. Elle semblait sur le point d'être renversée d'un instant à l'autre
par les vents changeants qui balayaient le terrain plat.
Je m'engageai dans la cour située à l'arrière pour
rejoindre les places de parking. Je disposais et je dispose toujours d'une des rares à être réservées – vingtcinq ans de maison et une centaine de meurtres résolus vous confèrent une certaine importance.
Pourtant, toute cette période me faisait parfois l'effet
d'une série de rêves ou de films à moitié oubliés
consacrés à un gars de la Criminelle qui résout affaire
sur affaire. Celles-ci m'ont habité et m'ont laissé une
collection d'images de tailles variées qui voletaient
dans ma conscience telles des pages de journaux arrachées. « MUTILÉ ». « DOUBLE MEURTRE ». La moitié du
visage. Des photos en noir et blanc floues d'une scène
de crime en extérieur. Du sang séché.
Mon bureau occupait un angle au dernier étage du
bâtiment, je disposais donc d'une vue dans les deux
directions, sur la ville et sur la plaine. Cela m'importait peu ce jour-là même si, en d'autres circonstances,
j'aimais me tenir à la fenêtre pour regarder dehors.
J'étais à peine arrivé et avais tout juste eu le temps de
retirer mon manteau lorsque j'aperçus quelque chose
sur mon bureau. Deux cratères brunâtres, comme un
gros plan sombre de la surface de la lune. Une nouvelle affaire que Sonja m'avait présentée. Je m'assis et
parcourus le bref rapport joint aux photos.
Tôt le dimanche matin, un joggeur avait découvert
un cadavre à Stensta, celui d'une jeune femme complètement nue dans une allée du parc. Elle gisait sur le
dos et fixait le ciel avec deux taches rouges en guise
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d'yeux. Ses poings serrés étaient orientés vers une
fine cicatrice rouge qui courait sur son cou. Dans
l'ensemble, elle n'était pas trop amochée et on ne
décelait pas de sévices évidents au premier coup
d'œil, mais du sang séché emplissait le creux du
ventre entre les côtes et le sexe comme un lavabo.
L'avait-on poignardée au ventre ?
À présent, je voyais que les cratères sur la première
photo étaient un plan très rapproché des orbites oculaires remplis de sang. On avait énucléé les yeux de
cette femme. Selon le rapport, ils ne se trouvaient ni
sur la scène de crime ni à proximité. Les photos panoramiques ne révélaient aucun éparpillement, pas de
vêtements, même pas un sac à main ou des objets qui
s'en seraient échappés. Les vomissures à quelques
mètres de la tête provenaient du joggeur qui avait
découvert le corps.
Celui-ci gisait en travers du chemin sur lequel on
distinguait des traces brun sombre. On avait traîné la
femme vers l'arrière. Elle s'était débattue mais avait
fini par céder à cause du lacet enroulé autour de son
cou.
Étouffer. L'effet que cela faisait, je m'en souvenais
depuis un interrogatoire qui avait mal tourné, au cours
duquel un psychopathe avait bien failli m'étrangler
avec ses doigts d'une force terrifiante. Cela donnait
l'impression de couler sous la surface, d'être submergé
par de l'eau sombre jaillissant des tréfonds de son
propre être. Cet incident s'était produit dix ans auparavant, mais la sensation et la panique s'imposaient
encore parfois à moi, si je devais reprendre mon souffle
en nageant ou lorsque je me trouvais dans un sauna
vraiment chaud.
J'appelai Sonja. C'était l'un de mes « lieutenants »,
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comme je les qualifiais en moi-même dans mes
moments de mégalomanie, c'est-à-dire chef d'enquête
adjointe. Ils arrivaient et repartaient puisque, pour le
moment, je bloquais la possibilité d'ascension hiérarchique, mais, d'un autre côté, après trois ou quatre ans
chez nous, ils avaient acquis une telle expérience qu'ils
pouvaient eux-mêmes devenir commissaires d'une
section criminelle dans une ville moins importante. Ils
m'appelaient parfois lorsqu'ils se trouvaient confrontés
à une affaire particulièrement délicate. Je m'appuyais
alors contre le dossier de mon siège, prodiguais des
conseils et posais des questions perspicaces. Ensuite, je
me sentais à la fois fier et désagréablement vieux. Le
mentor. La voix de l'expérience. « Der Alte 1. »
Sonja Alder était relativement fraîche, une brillante
diplômée de l'école de police âgée de vingt-huit ans,
qui avait obtenu le poste tout juste créé de commissaire adjoint. Elle avait travaillé à Björneborg et avait,
par ailleurs, étudié les meurtres en série à Atlanta, aux
États-Unis, pendant six mois. Elle y avait également
des attaches familiales étant donné que son père était
un Américain venu ici pour éviter l'incorporation sous
les drapeaux et la guerre du Vietnam. Elle était célibataire, avait des cheveux bruns coupés court et un
visage légèrement bis aux traits fins et réguliers (sa
mère était originaire du Liban). Un sourire qui découvrait des dents blanches les modifiait parfois, mais on
ne le voyait pas souvent, car elle était soucieuse
d'apparaître intelligente et imperturbable. Elle voulait
nous montrer à nous, les hommes, qu'elle aussi était
capable, qu'elle ne s'attendait pas à un quelconque
1. « Le vieux. » (Toutes les notes sont de la traductrice.)
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traitement de faveur et qu'elle ne cherchait nullement
à jouer de son charme.
Elle n'avait nul besoin de le souligner. Tout le
monde voyait qu'elle était futée et sérieuse, pas uniquement ambitieuse. Par ailleurs, je sentais qu'elle
s'appuyait sur des convictions, ce qui est important
pour tenir, année après année, dans ce métier. Il faut
croire que ce qu'on fait a un sens.
Je n'en savais guère plus à son sujet. Elle était à
Forshälla depuis deux mois mais, durant ce laps de
temps, aucune affaire n'avait requis une collaboration
intensive. À présent, les choses allaient prendre une
autre tournure, je le pressentais. Celle-ci faisait partie
des cas difficiles, elle prendrait du temps, occuperait
nos pensées à chaque heure de veille, passerait de collègue en collègue, rebondirait depuis des strates toujours plus profondes de nos personnalités. Surtout une
agression de cette nature sur une femme. Cela allait
éveiller des soupçons à l'égard d'un certain type
d'individu, raviver le souvenir d'amies importunées
dans la rue, de violences conjugales dans la famille. À
un moment, les médias s'en mêleraient vraisemblablement et augmenteraient la pression d'un cran supplémentaire. « Une femme nue. » « Des yeux énucléés. »
Quelqu'un divulguerait sans doute ces informations
aux journaux pour peu qu'on lui promette quelques
grosses coupures. « Le violeur court toujours. » Nous
allions avoir Iltasanomat et Iltalehti, les journaux à
scandales féminins, sur le dos et y serions épinglés
comme des vêtements aux couleurs vives mis à
sécher.
Quelques instants plus tard, Sonja entra ; elle portait un tailleur-pantalon bleu foncé. Elle se trouvait
d'astreinte le dimanche et s'était rendue sur la scène
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de crime. Elle avait sans doute attendu avec impatience que je l'appelle pour débarquer. Était-ce mon
imagination ou avait-elle juste l'air contente et dans
l'expectative ? Sa première grosse affaire.
Nous nous y mîmes sans tarder après un « bonjour » rapide et presque honteux. Maintenant, c'était
du sérieux, la politesse n'était plus de mise, un contact
direct s'établit de suite comme si nous nous connaissions mieux que ce n'était le cas.
– Qu'est-ce que tu en penses ? lui demandai-je
après qu'elle se fut assise sans attendre d'y être invitée.
– Il s'agit sans doute d'une tentative de viol qui a
mal tourné, dit-elle pour commencer, et elle semblait
bien préparée. L'auteur avait calculé son coup, il se
tenait prêt avec son couteau et son lacet pour effrayer
la femme et la forcer à se soumettre. Mais il a tiré trop
fort et il l'a tuée trop tôt parce qu'elle résistait. Il s'est
rapidement éclipsé mais a eu suffisamment de jugeote
pour emporter son portefeuille et ses papiers d'identité, et pour l'énucléer avec son couteau afin de rendre
l'identification encore plus difficile. Il a, par ailleurs,
concrétisé son agression sexuelle en la déshabillant, en
profanant le corps et en emportant ses vêtements
comme une espèce de trophée.
– Est-ce qu'il restait quelque chose sur la scène de
crime ?
– Non. Uniquement le corps.
– De quel genre de personne s'agit-il, selon toi ?
– La combinaison de préméditation et de panique
évoque un primo-criminel, relativement intelligent
mais physiquement et psychologiquement moins fort
qu'il ne le croyait lorsqu'il s'est retrouvé dos au mur.
Ce qui, à son tour, évoquerait la possibilité qu'il
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n'avait jamais fait l'expérience de la violence sexuelle
ni d'agression à l'encontre d'une femme avant, sinon
il aurait sans doute mieux géré la résistance. Je pense
que cela faisait longtemps qu'il fantasmait sur cet acte.
Ensuite, il passe directement à « l'attaque radicale »
sans étape intermédiaire. Bref, un type dangereux.
– Qu'est-ce qu'il gagne à rendre l'identification
plus difficile s'il s'agit d'une victime de viol choisie
au hasard ?
– Ça aussi, c'est un mélange de panique et de ruse.
Une fois la tentative manquée, il faut qu'il fasse
quelque chose, sans doute en partie par amour-propre.
Il a lamentablement échoué pour ce qui est du viol
mais il peut du moins se montrer retors et balader la
police. En plus, il peut quand même humilier la femme
en la déshabillant et en profanant son corps. C'est
comme ça que j'envisagerais les choses.
Il était clair que Sonja y avait réfléchi tout le
dimanche. Par ailleurs, son hypothèse tenait la route.
– Peut-être. De quoi avait l'air la scène de crime ?
– La scène de viol classique. Une allée sombre dans
un parc entre deux réverbères et un buisson entre les
deux. Il y a bien sûr des immeubles d'un côté mais, à
cet endroit précis, la vue est bouchée par des arbres
qui n'ont pas encore perdu leurs feuilles. C'est également un choix judicieux parce que les immeubles avec
leurs fenêtres éclairées procurent un tel sentiment de
sécurité qu'une femme peut envisager d'y marcher ou
d'y faire son jogging même s'il fait noir et qu'il n'y a
personne. Cependant, cet endroit précis est à l'abri des
regards.
– Est-ce qu'il y a des traces dans les buissons ?
– Rien d'évident comme un mégot avec de la salive
et de l'ADN – nous n'avons pas cette chance, et
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l'auteur n'est pas stupide à ce point. Il a plu la nuit
suivante, il n'y avait donc pas d'empreintes de pas distinctes non plus. Les buissons pourraient avoir été un
peu aplatis à certains endroits.
– L'heure du crime ?
– Avant minuit. Je viens d'appeler l'Institut médicolégal. Dans l'ensemble, leurs résultats concordent bien
sûr avec ce qu'on constate sur les photos : morte par
strangulation pratiquée avec une espèce de lacet fin,
mais pas un truc qui laisse des fibres. Sans doute en
plastique ou en métal. Énucléation immédiatement
après la mort, avec une relative maladresse. Le sang
sur le ventre provient d'une plaie qui ressemble à la
lettre capitale « A » gravée dans la peau, de manière
assez superficielle mais parfaitement visible lorsqu'on
nettoie le sang.
– Un « A » ? Tu en es sûre ?
– Oui, c'est à ça que ça ressemble.
Sonja sortit deux autres photos d'une chemise. La
femme y était étendue sur la table métallique brillante
du légiste. La photo du corps entier comme celle qui
était en gros plan révélaient effectivement un « A »
dont la pointe était dirigée vers le bas.
– Qu'est-ce que ça peut signifier ? marmonnai-je
presque pour moi-même. Une lettre capitale. L'initiale du nom de la victime ou du tueur ? « A » comme
« Anna », « A » comme « Anders ».
– Ou alors ce n'est peut-être pas du tout une initiale mais une flèche pointée vers le sexe, comme une
démonstration agressive, intervint Sonja. Une manière
de désigner avec amertume la source du mal, ce qui a
conduit l'auteur à tenter d'avoir une relation sexuelle
avec elle.
Nous restâmes assis sans rien dire, plongés dans nos
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réflexions, nous efforçant de comprendre la logique
perverse de l'agresseur. Noms de personnes, symboles,
hiéroglyphes défilèrent dans mon esprit. Un « A » à
l'endroit ou à l'envers : un récipient à moitié rempli
d'eau. Ou sur le côté : un mégaphone qu'on utilise
pour y crier quelque chose.
– Y avait-il d'autres blessures ? poursuivis-je.
– Non, et pas de traces d'activité sexuelle récente,
mais elle était enceinte de trois mois.
– Ah bon ? Ça, c'est moche. Comme un double
meurtre. Un petit ami qui ne veut pas d'enfant et qui
met en scène une agression ?
– Dans ce cas, pourquoi prendre tous les vêtements
et les papiers, et l'énucléer ? demanda Sonja. Cela
pourrait effectivement signifier que l'identité de la victime n'est pas un hasard mais qu'elle doit rester
secrète, parce qu'elle nous conduirait à lui.
– Une double sécurité. Dans le meilleur des cas, on
ne l'identifie jamais et on ne peut pas la relier à un petit
ami ; au pire, ça ressemble à l'acte perpétré au hasard
par un dingue.
Je m'arrêtai en entendant mes propres mots se
répercuter contre les murs de la pièce, je les voyais
presque rebondir sur les surfaces d'un blanc sale. Je
ne croyais pas moi-même à ce que je disais mais me
rendis compte que j'avais juste voulu contre-attaquer
avec une hypothèse tout aussi astucieuse que celle de
Sonja. Me montrer intelligent. La force de cette affaire
se faisait déjà sentir : elle s'emparait de nous.
Sonja regardait le ciel gris sans rien dire. Je compris
qu'elle ne voulait pas me contredire de manière directe
mais elle avait raison de garder le silence. La double
sécurité n'était pas une bonne idée. Soit on commet un
crime au hasard, c'est le type d'agression le plus banal
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et qui comporte souvent un aspect sexuel. Soit on fait
disparaître le corps ou on le mutile de manière à le
rendre méconnaissable si on veut dissimuler le fait que
le meurtre a été commis par un proche jusqu'auquel on
peut remonter en étudiant la vie de la victime. Et puis,
qui, de nos jours, irait tuer sa petite amie à cause d'un
enfant non désiré ? Même les personnes originaires de
Forshälla ne sont pas conservatrices à ce point.
– Non, tu as peut-être raison. (Là, je faisais un effort
pour reprendre au début et ne pas me laisser submerger par mon pouvoir hiérarchique.) Il faut d'abord que
nous déterminions l'identité de la victime.
– L'heure tardive peut indiquer qu'elle habitait à
proximité et qu'elle rentrait chez elle.
– Ou qu'elle était sur le chemin du retour après une
visite à Stensta. Son corps était-il orienté vers le
centre-ville ou à l'opposé ?
Sonja réfléchit et compulsa ses photographies.
– C'est difficile de l'affirmer avec certitude mais
elle était sans doute orientée à l'opposé du centre-ville.
Le corps était étendu de cette manière, la tête tournée
vers la ville, et même si les traces ont en partie été
effacées par la pluie, elle ne semble pas avoir été
retournée. Cela aurait laissé une traînée arrondie, pas
droite et légèrement sinueuse comme c'est le cas.
– Où arrive-t-on si on emprunte ce chemin en tournant le dos à la ville ?
Je le savais parfaitement mais je voulais mettre
Sonja à l'épreuve.
– On accède à la cour d'un des immeubles situés
sur Torkelsgatan. On peut également se diriger vers
l'autre partie de Stensta ou vers Lysbäcken, mais, dans
ce cas, on a peut-être délibérément choisi d'effectuer
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un détour pour emprunter l'allée qui traverse le parc
au lieu de remonter Torkelsgatan.
– Bien. Alors il va falloir que nous commencions
par interroger les habitants des immeubles.
– Comment ça ? Nous ne pouvons quand même pas
montrer ces photos ?
– Bien sûr que si. Il va falloir que le légiste lui mette
des yeux en porcelaine. Et on la reconnaîtra peut-être
si nous la décrivons. Que savons-nous d'elle ?
– Un mètre soixante-douze, un peu plus de trente
ans, n'a pas eu d'enfants auparavant. Cheveux bruns
raides et mi-longs, non teints, peau pâle de type nordique, cinq plombages, pas de tache de naissance ou
de cicatrice apparente.
– D'accord. Emmène Holm avec toi et faites le tour
des immeubles de Torkelsgatan. Essayez de mettre la
main sur un concierge ou une espèce d'agence HLM
qui connaisse les habitants. À une époque, on aurait
posé la question aux gars qui traînaient dans la cour et
on aurait obtenu une réponse en deux temps trois mouvements.
– Bien.
Sonja acquiesça et quitta la pièce.
Je m'en voulais d'avoir dit « à une époque ». Un
mécanisme dans ma tête cherchait à en rendre Sonja
responsable parce qu'elle était jeune, un peu effrontée
et qu'elle me poussait à montrer que nous, les anciens,
savons comment vont les choses – mais je parvins à le
stopper. Ce n'était vraiment pas le moment de laisser
libre cours à toutes les conneries qu'on peut avoir dans
la tête. Seule l'affaire comptait. Un double meurtre,
d'un certain point de vue.
Je fermai les yeux et pensai à l'enfant, des images
colorées d'un fœtus flottant que j'avais vues dans les
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livres de Lennart Nilsson. On aurait dit qu'il me regardait, s'étonnant que les choses puissent se dérouler
ainsi. Il me reprochait d'appartenir à ce monde qui
avait laissé cet événement se produire : le fait que le
battement régulier du corps de la mère se soit tu et que,
par conséquent, le petit corps ait commencé à souffrir
et se soit figé lorsque ses forces vitales l'avaient abandonné. L'obscurité douce et chaude avait disparu, et le
petit être qui y vivait par la même occasion.

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