Corpus : A chacun sa manière

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Corpus : A chacun sa manière
Corpus : A chacun sa manière
Texte A- Nicolas Boileau, Satires, Satire X, 1667 [extrait]
T’ai-je encor peint, dis-moi, la fantasque inégale,
Qui m’aimant le matin, souvent me hait le soir ?
T’ai-je peint la maligne aux yeux faux, au cœur noir ?
T’ai-je encore exprimé la brusque impertinente ?
T’ai-je tracé la vieille à morgue dominante,
Qui veut vingt ans encore après le sacrement,
Exiger d’un mari les respects d’un amant ?
T’ai-je fait voir de joie une belle animée,
Qui souvent d’un repas sortant toute enfumée,
Fait même à ses amants trop faibles d’estomac
Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac ?
T’ai-je encore décrit la dame brelandière,
Qui des joueurs chez soi se fait cabaretière,
Et souffre des affronts que ne souffriroit pas
L’hôtesse d’une auberge à dix sous par repas ?
Ai-je offert à tes yeux ces tristes Tysiphones,
Ces monstres pleins d’un fiel, que n’ont point les lionnes,
Qui prenant en dégoût les fruits nés de leur flanc,
S’irritent sans raison contre leur propre sang ;
Toujours en des fureurs que les plaintes aigrissent,
Battent dans leurs enfans l’époux qu’elles haïssent,
Et font de leur maison digne de Phalaris,
Un séjour de douleurs, de larmes et de cris ?
Texte B – Voltaire, Femmes, soyez soumises à vos maris, 1768 [extraits]
L’abbé de Châteauneuf me contait un jour que Mme la Maréchale de Grancey était fort impérieuse ;
elle avait d’ailleurs de très grandes qualités. Sa plus grande fierté consistait à se respecter soi-même, à
ne rien faire dont elle pût rougir en secret ; elle ne s’abaissa jamais à dire un mensonge : elle aimait
mieux avouer une vérité dangereuse que d’user d’une dissimulation utile ; elle disait que la
dissimulation marque toujours de la timidité. Mille actions généreuses signalèrent sa vie ; mais quand
on l’en louait, elle se croyait méprisée ; elle disait : « Vous pensez donc que ces actions m’ont coûté
des efforts ? » Ses amants l’adoraient, ses amis la chérissaient, et son mari la respectait.
Elle passa quarante années dans cette dissipation, et dans ce cercle d’amusements qui occupent
sérieusement les femmes ; n’ayant jamais rien lu que les lettres qu’on lui écrivait, n’ayant jamais mis
dans sa tête que les nouvelles du jour, les ridicules de son prochain, et les intérêts de son cœur. Enfin,
quand elle se vit à cet âge où l’on dit que les belles femmes qui ont de l’esprit passent d’un trône à
l’autre, elle voulut lire. [...]
L’abbé de Châteauneuf la rencontra un jour toute rouge de colère. « Qu’avez-vous donc, madame ? »
lui dit-il.
— J’ai ouvert par hasard, répondit-elle, un livre qui traînait dans mon cabinet ; c’est, je crois, quelque
recueil de lettres ; j’y ai vu ces paroles : Femmes, soyez soumises à vos maris ; j’ai jeté le livre.
— Comment, madame ! Savez-vous bien que ce sont les Épîtres de saint Paul ?
— Il ne m’importe de qui elles sont ; l’auteur est très impoli. Jamais Monsieur le maréchal ne m’a écrit
dans ce style ; je suis persuadée que votre saint Paul était un homme très difficile à vivre. Était-il
marié ?
— Oui, madame.
— Il fallait que sa femme fût une bien bonne créature : si j’avais été la femme d’un pareil homme, je lui
aurais fait voir du pays. Soyez soumises à vos maris ! Encore s’il s’était contenté de dire : Soyez
douces, complaisantes, attentives, économes, je dirais : Voilà un homme qui sait vivre ; et pourquoi
soumises, s’il vous plaît ? Quand j’épousai M. de Grancey, nous nous promîmes d’être fidèles : je n’ai
pas trop gardé ma parole, ni lui la sienne ; mais ni lui ni moi ne promîmes d’obéir. Sommes-nous donc
des esclaves ? N’est-ce pas assez qu’un homme, après m’avoir épousée, ait le droit de me donner une
maladie de neuf mois, qui quelquefois est mortelle ? N’est-ce pas assez que je mette au jour avec de
très grandes douleurs un enfant qui pourra me plaider quand il sera majeur ? Ne suffit-il pas que je sois
sujette tous les mois à des incommodités très désagréables pour une femme de qualité, et que, pour
comble, la suppression d’une de ces douze maladies par an soit capable de me donner la mort sans
qu’on vienne me dire encore : Obéissez ?
« Certainement la nature ne l’a pas dit ; elle nous a fait des organes différents de ceux des hommes ;
mais en nous rendant nécessaires les uns aux autres, elle n’a pas prétendu que l’union formât un
esclavage. Je me souviens bien que Molière a dit :
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Mais voilà une plaisante raison pour que j’aie un maître ! Quoi ! Parce qu’un homme a le menton
couvert d’un vilain poil rude, qu’il est obligé de tondre de fort près, et que mon menton est né rasé, il
faudra que je lui obéisse très humblement ? Je sais bien qu’en général les hommes ont les muscles
plus forts que les nôtres, et qu’ils peuvent donner un coup de poing mieux appliqué : j’ai peur que ce ne
soit là l’origine de leur supériorité.
« Ils prétendent avoir aussi la tête mieux organisée, et, en conséquence, ils se vantent d’être plus
capables de gouverner ; mais je leur montrerai des reines qui valent bien des rois. On me parlait ces
jours passés d’une princesse allemande qui se lève à cinq heures du matin pour travailler à rendre ses
sujets heureux, qui dirige toutes les affaires, répond à toutes les lettres, encourage tous les arts, et qui
répand autant de bienfaits qu’elle a de lumières. Son courage égale ses connaissances ; aussi n’a-telle pas été élevée dans un couvent par des imbéciles qui nous apprennent ce qu’il faut ignorer, et qui
nous laissent ignorer ce qu’il faut apprendre. Pour moi, si j’avais un État à gouverner, je me sens
capable d’oser suivre ce modèle. »
Texte C- Zola, Au bonheur des dames, 1883, [extrait chapitre 4]
A l'intérieur, sous le flamboiement des becs de gaz, qui, brûlant dans le crépuscule,
avaient éclairé les secousses suprêmes de la vente, c'était comme un champ de bataille
encore chaud du massacre des tissus. Les vendeurs, harassés de fatigue, campaient
parmi la débâcle de leurs casiers et de leurs comptoirs, que paraissait avoir saccagés le
souffle furieux d'un ouragan. On longeait avec peine les galeries du rez-de-chaussée,
obstruées par la débandade des chaises ; il fallait enjamber, à la ganterie, une barricade
de cartons, entassés autour de Mignot ; aux lainages, on ne passait plus du tout, Liénard
sommeillait au-dessus d'une mer de pièces, où des piles restées debout, à moitié
détruites, semblaient des maisons dont un fleuve débordé charrie les ruines ; et, plus loin,
le blanc avait neigé à terre, on butait contre des banquises de serviettes, on marchait sur
les flocons légers des mouchoirs. Mêmes ravages en haut, dans les rayons de l'entresol :
les fourrures jonchaient les parquets, les confections s'amoncelaient comme des capotes
de soldats mis hors de combat, les dentelles et la lingerie, dépliées, froissées, jetées au
hasard, faisaient songer à un peuple de femmes qui se serait déshabillé là, dans le
désordre d'un coup de désir ; tandis que, en bas, au fond de la maison, le service du
départ, en pleine activité, dégorgeait toujours les paquets dont il éclatait et qu'emportaient
les voitures, dernier branle de la machine surchauffée. Mais, à la soie surtout, les clientes
s'étaient ruées en masse ; là, elles avaient fait place nette ; on y passait librement, le hall
restait nu, tout le colossal approvisionnement du Paris-Bonheur venait d'être déchiqueté,
balayé, comme sous un vol de sauterelles dévorantes.
Texte D- Albert Cohen, Belle du Seigneur, III, 1968 [extrait]
Ô elle dont je dis le nom sacré dans mes marches solitaires et mes rondes autour de la
maison où elle dort, et je veille sur son sommeil, et elle ne le sait pas, et je dis son nom
aux arbres confidents, et je leur dis, fou des longs cils recourbés, que j'aime et j'aime celle
que j'aime, et qui m'aimera, car je l'aime comme nul autre ne saura, et pourquoi ne
m'aimerait-elle pas, celle qui peut d'amour aimer un crapaud, et elle m'aimera, m'aimera,
m'aimera, la non-pareille m'aimera, et chaque soir j'attendrai tellement l'heure de la revoir
et je me ferai beau pour lui plaire, et je me raserai, me raserai de si près, pour lui plaire, et
je me baignerai, me baignerai longtemps pour que le temps passe plus vite, et tout le
temps penser à elle, et bientôt ce sera l'heure, ô merveille, ô chants dans l'auto qui vers
elle me mènera, vers elle qui m'attendra, vers les longs cils étoilés, ô son regard tout à
l'heure lorsque j'arriverai, elle sur le seuil m'attendant, élancée et de blanc vêtue, prête et
belle pour moi, prête et craignant d'abîmer sa beauté si je tarde, et allant voir sa beauté
dans la glace, voir si sa beauté est toujours là et parfaite, et puis revenant sur le seuil et
m'attendant en amour, émouvante sur le seuil et sous les roses, ô tendre nuit, ô jeunesse
revenue, ô merveille lorsque je serai devant elle, ô son regard, ô notre amour, et elle
s'inclinera sur ma main, paysanne devenue, ô merveille de son baiser sur ma main, et elle
relèvera la tête et nos regards s'aimeront et nous sourirons de tant nous aimer, toi et moi,
et gloire à Dieu.