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Littérature
Le jeu du « je » dans une si longue lettre de Mariama Bâ : enjeux
pragmatiques,
Par Dr. Amidou SANOGO, Université de Cocody-Abidjan, UFR Langues, Littératures et
Civilisations, Département de Lettres modernes, Côte d’Ivoire
Résumé
Prenant appui sur Une si longue lettre de Mariama Bâ (1987), cet article aborde
l’emploi de « je », un embrayeur prêté au jeu de la narration par l’écrivaine. L’étude examine
les actes de parole d’une relation épistolaire et en détermine les enjeux pragmatiques. La
pragmatique linguistique considère le langage comme un moyen d’action sur l’interlocuteur.
Ainsi, il convient de rechercher les moyens linguistiques mis en œuvre par le je-narrateur
pour susciter la réaction du narrataire. L’étude tente de montrer que le « je », a priori indice
d’énonciation, sert la narration et problématise, par ricochet, la conception traditionnelle du
« je » de l’énonciation : le « je » dans la narration.
Introduction
Le « jeu » et le personnel « je » fondent leur similitude sur le plan spatiotemporel :
l’exercice du jeu, au sens ludique, est circonscrit en un lieu et selon une durée, de même que
le « je » s’énonce en un moment et dans un espace d’énonciation bien déterminé. Mais le jeu
tel qu’abordé dans le présent article revêt une acception au-delà de sa conception ludique. Le
jeu prend une autre signification, cette fois, imagée. Le jeu devient alors mobilité1 assumée
par « je » entre deux espaces de création littéraire : discours et récit.
L’étude a pour objectif de déterminer, principalement, le jeu narratif du « je » et les
enjeux pragmatiques dans le roman épistolaire illustré par Une si longue lettre de Mariama Bâ
(1987). Ainsi, nos réflexions prendront en considération l’aspect de l’objet du discours qui
décrit ce que fait le sujet-parlant au-delà de ce qu’il dit. Aussi, avec la pragmatique
linguistique, la primauté sera-t-elle accordée à l’action par le langage, à la proférance2 par le
« je »-narrateur.
Etant donné que le « je » est embrayeur d’énonciation, comment l’auteur l’adapte-t-il
aux différents contextes de narration d’Une si longue lettre ? Pour comprendre ce jeu du
« je », discours-narration-discours, il convient de s’interroger sur les enjeux de la sur-présence
du narrateur dans son récit au moyen du « je ».
L’étude décrit les lieux d’inscription du « je » et en analyse les modalités d’emploi
afin de justifier les enjeux de l’omniprésence du narrateur dans sa diégèse.
I.
Le jeu du « je » : contexte linguistique.
La composition d’Une si longue lettre comprend deux aspects : la vie polygamique et
les contraintes de la viduité. Ramatoulaye, la veuve, relate à sa meilleure amie les péripéties
de la polygamie avec sa co-épouse, alors copine d’école de sa fille, et les problèmes
d’éducation de ses douze (12) enfants. Si l’absence de datation, les événements racontés et la
description des défis socio-politiques en Afrique offrent la lecture d’une véritable fiction
africaine, l’esthétique de la lettre et de ses caractères moraliste et intimiste n’en sont pas
1
La notion du jeu adopte, ici, par métaphore mécanique, l’idée d’espace de
mouvement libre entre deux pièces d’un mécanisme.
2
Proférer, c’est faire exister quelque chose dans la conscience mutuelle, par un acte
de discours : cas de l’insulte. ; c’est dire quelque chose pour agir sur la réalité par
un acte de parole performatif, par exemple : « Je déclare la séance close. ».
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moins sources d’interrogations. En effet, ce type aménage une véritable sur-présence du
narrateur par un jeu de l’indice personnel « je ».
II.
Domaines notionnels du jeu et du « je ».
La notion de jeu se comprend à travers les parallèles faits entre les deux acceptions qui
intéressent la présente étude et l’énonciation/narration du « je ». Ces significations font
intervenir des paramètres spatiotemporels surtout.
1. La notion du jeu
Le comportement du flexif personnel « je » dans la langue s’assimile à une activité
ludique par son énonciation libre et par sa capacité à référer au locuteur. En d’autres termes,
le « je » renvoie à un partenaire de la communication comme le jeu, au sens ludique,
représente le monde réel (le jeu des enfants). La « notion du jeu » avec l’embrayeur « du »,
déterminant contracté du complexe « de + le », réfère au jeu tel que nous l’entendons ici dans
l’étude, en combinaison avec « je », indice personnel (Voir supra p.2).
2. Le « Je » en compréhension
Le marqueur « Je » définit, en intension, toute unité de première personne se référant
au locuteur et qui instancie les schémas structurels N03VN1X, N04 et Dét N5.
De la sorte, le jeu du « je » revient à évoquer la liberté que prend la langue à employer
cette occurrence-notion par-dessus les limites des champs disciplinaires qui ont pour objet
cette même langue. D’un point de vue référentiel, « je » renvoie aux instances de narration
et/ou d’énonciation à travers ses différentes positions structurelles. Le jeu du « je » constitue
ainsi une activité métalinguistique au cours de laquelle transparaît leur mouvement entre les
espaces notionnels prétendument cloisonnés. Cette définition interpelle « la malléabilité de la
notion de personne »6 au sens de Denys de Thrace.
III.
Le jeu du « je » comme « malléabilité de la notion de personne ».
Le jeu de l’indice « je » peut être explicité à la lumière de « la malléabilité de la
notion de personne »7 décrite par Denys de Thrace. Ce concept s’est fondé sur deux emplois
de la notion de personne :
- une déviation de la notion de personne dans l’expression de « bipersonnelles »
(diprosōpoi) appliquée aux pronoms possessifs.
- l’emploi courant, chez le grammairien grec ancien, du terme personne pour
désigner « tout actant d’un schéma transitif ». Ainsi, dans la grammaire gréco-latine,
Apollonius et Priscien décrivent le processus de transition de personne à personne
(personarum transitio) pour mettre en scène des personnes représentées par des
pronoms ou par des noms8.
La malléabilité de la notion de personne revêt donc une dimension sémanticoréférentielle par le transfert de la notion de personne du possesseur au possédé et une
configuration syntaxique par le lien entre actants (ou constituant syntaxique) : nom /
complément du Nom puis sujet/objet. Elle aboutit au transfert de la propriété de personne du
3
N0 : indice sujet « je » et ses allomorphes (N0 = je/nous/me/moi) ; V : verbe transitif direct ; N1 : complément
du verbe ; X : séquences d’éventuels ccompléments.
4
« je » en position d’éjection (= moi)
5
Dét : Déterminant personnel (mon/notre/ma/mes/nos); N : Nom.
6
Lallot (J.), Ibidem, pp. 205-206
7
Lallot (J.), Ibidem, pp. 205-206
8
Cette représentation connaît, dans la grammaire médiévale, les développements qu’on résumera de manière
suivante après Libéra et Rosier (1992 :170) : au plan référentiel, il y a construction transitive dans « le chapeau
de Socrate » par l’introduction d’un nouveau référent « Socrate » lié au premier par la préposition « de ». A
contrario, dans le chapeau blanc, par exemple, il y a construction intransitive avec l’absence de tout rapport au
procès. En somme, au niveau morphologique, il y a transition quand on change le nominatif sujet par
l’oblique. In Baratin (M.), La naissance de la syntaxe à Rome, Paris, Minuit, 1989, p.472.
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nom au verbe9. A cet égard, on note une évolution du champ d’application, une malléabilité
de l’ordre de la mutation transcatégorielle.
Pour recentrer la question, la malléabilité se crée à travers le transfert de propriétés de
l’actant à l’acte. Les catégories littéraires du récit et du discours constituent des pôles de
malléabilité entendue comme jeu libre.
IV.
Enjeux du jeu du « je » dans la narration.
Les émotions ressenties par la brutalité de l’intrusion d’une rivale dans sa vie
conjugale et par la disparition de son époux suscitent l’épanchement de Ramatoulaye dans sa
propre narration. L’expression des douleurs morales et des ressentiments éprouvés confèrent
une tonalité pathétique au récit. Une telle narration, particulière parce que distillée à la
première personne (je), recèle des enjeux multiples.
1. Enjeu locutoire du « je » dans la narration.
Le roman Une si longue lettre peut être compris comme le récit la vie privée de
Ramatoulaye, la narratrice, personnage homo-intra-diégétique [Genette (1972, 256-257)]. Au
plan morphogrammatique, des unités grammaticales livrent des informations sur l’implication
du narrateur dans son récit. Le sujet de référence linguistique, Ramatoulaye, est représenté
dans le prédicat verbal par l’indice personnel « je » et son allomorphe « me » dont la forme
tonique est « moi ». Dans le syntagme nominal, la référence au locuteur est marquée par le
déterminant possessif « mon » et ses variantes morphologiques et contextuelles (le mien).
Dans le récit de sa vie conjugale, l’épistolière intègre d’autres éléments d’énonciation qui ont
un relent d’intimité :
Aïssatou,
J’ai reçu ton mot. En guise de réponse, j'ouvre ce cahier, point d'appui dans mon
désarroi. Notre10 longue pratique m'a enseigné que la confidence noie la douleur.
[...] Je t'invoque. Le passé renaît avec son cortège d'émotions. Je ferme les yeux.
Flux et reflux de sensations: chaleur et éblouissement, les feux de bois; délice
dans notre bouche gourmande, la mangue verte pimentée, mordue à tour de rôle.
J e ferme les yeux. Flux et reflux d'images ; visage ocre de ta mère constellé de
gouttelettes de sueur, à la sortie des cuisines ; procession jacassante des
fillettes trempées, revenant des fontaines. Le même parcours nous a conduites de
l'adolescence à la maturité où le passé féconde le présent. Amie, amie, amie ! Je
t'appelle trois fois. Hier, tu as divorcé. Aujourd'hui, je suis veuve. Modou est
mort. Comment te raconter ?». ( BÂ Mariama, Une si longue lettre, p.3)
Et dans le jeu de ses sentiments, le locuteur implique l’allocutaire jusqu’au sublime : « je
t’invoque(…). Je ferme les yeux ». L’image de la destinatrice-locutrice apparaît plus forte par
les différentes formes d’autodésignation [je, mon, m’(me), notre, nous ]. Dans la réclusion du
veuvage, la récurrence de ces morphèmes exprime un repli sur-soi (une forme de l’écriture de
l’intime). Le discours, ainsi fléchi autour du « moi », prend un accent lyrique à versants
poétiques, par la fonction émotive du langage, les rythmes saccadés de la succession des
syntagmes nominaux et les sonorités créées avec le retour de l’expression « flux et reflux
d’images ». Le discours est également subjectif par la condition du sujet-parlant qui implique
toute la gente féminine. Dès lors, l’acte de langage performatif subséquent énonce des
procès11 au moyen du référé de discours « je ». L’une des conditions de réalisation du
9
Cette question a été largement abordée par Michel Maillard dans sa contribution à la revue Faits De Langues,
n°3 1994, pp. 58-60. In Maillard (M.), «Personne et universaux du langage», Faits de langue, Paris,
PUF, n°3 1994, pp. 58-60
10
11
C’est nous qui soulignons.
Au sens linguistique, le procès rassemble l’action (écrire), l’état (être, sembler), le
résultat (connaître, ignorer) ou toute autre notion exprimée par le verbe.
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performatif est le présent de l’indicatif matérialisé par le présent d’énonciation (ouvre,
invoque, ferme, appelle) dans l’extrait ci-dessus. Ces procès s’accomplissent au moment de
leur énonciation, pendant la rédaction de la lettre. Avec ces verbes, l’acte de langage
s’identifie avec la parole (voir infra).
Le temps chronologique employé, à cet effet, (le présent d’énonciation) est le repère
temporel du présent itératif à valeur d’habitude (Le passé renaît avec son cortège
d'émotions.), du présent duratif ou étendu (suis veuve, féconde)12 et du présent
omnitemporel13 et atemporel14 (Notre longue pratique m'a enseigné que la confidence noie la
douleur.). Du point de vue aspectuel, ce présent a un lien avec l’internement du veuvage
traditionnel, qui ignore la fuite du temps, et un rapport chronologique avec l’expérience des
deux amies pleine de sensibilités (notre longue pratique m’a enseigné… ; Flux et reflux de
sensations…) et de sensualités (délice dans notre bouche gourmande…). A contrario, le passé
composé (ai reçu, a enseigné, a conduites, est mort) exprime l’antériorité avec un aspect
accompli par rapport au présent actuel indispensable à la réalisation du performatif (acte de
langage).
Aussi le mode indicatif concourt-il à la manifestation du performatif avec la voix
active des verbes en proclise avec le personnel « je ». Sous l’emprise d’un jeu du « je », indice
du sujet parlant, entre énonciation et narration, le narrateur impose sa présence à la langue.
Cette forme de récit révèle des enjeux liés à l’acte de langage performatif où il y a
concordance, simultanéité entre le « dit » le « fait »15 ; où les verbes ont une valeur
accomplissante. Par le performatif construit à partir du personnel « je », la narratrice révèle sa
présence pour décrire la situation de la femme. Le je-narrateur s’interprète donc, ici, comme
obéissant à une stratégie de légitimation qui confère au narrateur le droit de tenir le discours
féministe dont elle se réclame. L’enjeu du « je » dans la position du narrateur-locuteur est la
construction de l’instance personnelle dans le récit pour légitimer son discours. Le « je » du
narrateur est un indice de subjectivité en corrélation avec le narrataire16.
2. Enjeu illocutoire du « je » dans la narration de Ramatoulaye
Le récit de la narratrice inclut nécessairement la narrataire, Aïssatou, son amie
d’enfance. La fonction conative qui s’en dégage accompagne un acte de langage qui se
grammaticalise au moyen des syntagmes nominaux (SN), des subjectivèmes17 évocateurs de
souvenirs (d’enfance) :
[…] Flux et reflux de sensations: chaleur et éblouissement, les feux de bois; délice
dans notre bouche gourmande, la mangue verte pimentée, mordue à tour de
rôle.[…] visage ocre de ta mère constellé de gouttelettes de sueur, à la sortie
des cuisines ; procession jacassante des fillettes trempées, revenant des
fontaines [..].
BÂ Mariama, Une si longue lettre, p.3
La description du monde de l’enfance se matérialise (ou se grammaticalise) par un
acte de langage rendu constatif par l’ajustement des mots à l’instance réceptrice (tu) en vue
d’un consensus. On peut donc s’assurer des conditions de vérité rattachées à
12
Ramatoulaye demeurera veuve pour une durée plus ou moins longue. De même que le présent naîtra toujours
du passé.
13
C’est le présent qui est vrai pour tous les temps
14
Avec le « a- » privatif, ce présent n’appartient à aucun temps spécifique.
15
Jhon Langshow Austin, Quand dire, c’est faire, Éditions du Seuil, Paris, 1962.
16
« Corrélation de personnalité opposant la personne à la non-personne, et corrélation de subjectivité opposant
les partenaires de la communication entre eux. »16.
In Benveniste (Emile) : Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 231
17
Indices de subjectivité qui s’applique au couple « je » / »tu » selon la conception de Benveniste (1996 ; 231).
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l’historicité18d’une amitié. Les indices de repérage du langage constatif vont des clitiques de
deuxième personne aux syntagmes nominaux. Ces indices de subjectivité présentent des
enjeux illocutoires interprétables comme suit. Les nominaux désignent des objets
caractéristiques du milieu de vie des deux personnages (les feux de bois; la mangue verte
pimentée, cuisines, fontaines) avec le mode de production (visage ocre de ta mère constellé
de gouttelettes de sueur, à la sortie des cuisines ; procession jacassante des fillettes
trempées, revenant des fontaines) et de consommation (la mangue verte pimentée mordue à
tour de rôle ; bouche gourmande) qui font plutôt référence à une couche socio-économique
faible (ou pauvre). Par exemple, « La mangue verte pimentée, mordue à tour de rôle »
est un mode de consommation des milieux économiquement défavorisés où la
notion d’hygiène cède au souci de la solidarité et du partage. Les substantifs, par
ailleurs, dénotent des faits « enfouis » dans la mémoire et qui sont « exhumés » par la force
des ellipses de verbes (Flux et reflux de sensations: chaleur et éblouissement ; les feux de
bois…). Leurs juxtapositions rendent comptent de l’atmosphère ambiante dominées par de
vives émotions.
La narratrice ne se limite pas à sa seule inscription dans la diégèse, elle met son
interlocutrice dans sa confidence et communie avec elle (notre = mon + ton) dans l’intention
de l’émouvoir et de soulager sa propre peine (…la confidence noie la douleur.). Cela
s’observe au niveau des verbes performatifs (je t’invoque ; je t’appelle) qui témoignent de
l’implication de l’interlocuteur au moyen du complément d’objet direct (t’) incorporé au
prédicat verbal. Ces formes verbales, de par leur force illocutoire (invocation, prière), se
distinguent des autres verbes performatifs, simplement expositifs, dont le contenu
propositionnel vise à rapporter des faits sous l’angle de point de vue du narrateur-« je ».
Le « je » dans la narration de Ramatoulaye induit donc un double acte de langage
résultant d’une modélisation du discours. Celle-ci dénote une intention communicative qui
vise la compassion d’Aïssatou. La force illocutoire est déployée par un lexique empreint de
nostalgie qui concilie les deux partenaires de la communication autour de leur origine sociale
et renforce leur solidarité face aux problèmes conjugaux. Le « je » dans la narration n’est pas
la marque d’une figure isolée. Ce référé discursif est l’indice d’une présence, réelle ou
supposée, qui en révèle une autre, celle de l’interlocuteur. Aussi le flexif intraverbal « je »
implique-t-il une co-énonciation, signe de concordance. Cette instance fait office de légitimité
pour interpeller la conscience collective sur un sujet particulier. Le « je » dans la narration
d’Une si longue lettre permet de redécouvrir une narratrice critique.
V.
Le lyrisme, un enjeu perlocutoire de la narration sous l’emprise du « Je ».
A la lecture d’Une si longue lettre, l’intrusion du sujet parlant dans son récit à travers
le marqueur « je » n’est pas sans conséquences. Chez la narratice, l’expression du « je »
charrie un lyrisme exacerbé. Le déploiement de ce lyrisme embrasse d’abord la vie intime. On
range dans cet ordre, les sentiments d’amour maternel/filial (Mariama BÂ, 1987 : 104-113),
les peines éprouvées pendant le deuil (Mariama BÂ, 1987 : 8-18) et les joies évoquées dans
les souvenirs de l’enfance joyeuse à la jeunesse prometteuse, mais combien illusoire
(Mariama. BÂ, 1987 : 24-42). Ceux-ci « exhalent » de la nostalgie, sentiment suscité par cette
enfance radieuse contrairement à la vie d’adulte en proie à des défis complexes. On peut citer
également la condition de la femme assujettie par la tradition :
C'est le moment redouté de toute Sénégalaise, celui en vue duquel elle sacrifie
ses biens en cadeaux à sa belle-famille, et où, pis encore, outre les biens
elle s'ampute de sa personnalité, de sa dignité, devenant une chose au service
18
Même dans la fiction romanesque, l’« historicité » exprime que les faits racontés par Ramatoulaye ont
réellement eu lieu. (Confusion entre véridicité et historicité). Lire François Hartog, Régimes d’historicité, Paris :
Seuil, 2003, 257p.
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de l'homme qui l'épouse, du grand-père, de la grand-mère, du père de la mère,
du frère, de la sœur, de l'oncle… Mariama BÂ, Une si longue lettre, p.7.
et à jamais résignée :
« Je tolérais ses sœurs qui désertaient trop souvent leur foyer pour encombrer le
mien. […] Elles regardaient sans réagir leurs enfants danser sur mes fauteuils. Je
tolérais les crachats glissés adroitement sous mes tapis. ». Mariama BÂ, Une si
longue lettre, p.13
Il y a aussi le sentiment de répulsion à l’égard de la coépouse :
- « La présence à mes côtés de ma coépouse m'énerve. » Mariama BÂ
(1987 :10) ;
- « Nos belles-sœurs traitent avec la même égalité trente et cinq ans de vie
conjugale(…) J'enregistre, courroucée, cette volonté de nivellement qui
réjouit la nouvelle belle-mère de Modou. » Mariama BÂ (1987 :11) ;
- « Ce soir, Binétou, ma coépouse, rejoindra sa villa SICAP. Enfin !
Ouf ! » Mariama BÂ (1987 :17).
L’extrême tension de désapprobation de Ramatoulaye culmine dans une violente
irritation qui perdure jusqu’au départ de sa rivale ; alors, chute le désenchantement qui fait
place au soulagement revivifiant exprimé par deux exclamations juxtaposées (enfin !ouf !)
dont la première souligne un aboutissement, une fin tant attendue et la seconde, une
interjection à valeur de délivrance, de consolation.
À partir de la narration, Ramatoulaye révèle des faits attendrissants qui ne manquent
pas d’émouvoir Aïssatou, son amie d’enfance. La totale « immersion » du « je » dans la
narration participe de la peine qui prévaut encore au moment de la relation des faits (désarroi,
douleur, divorcé, veuve, mort). Et la situation de la personne impliquée témoigne de la
douleur éprouvée. On retrouve les mêmes sentiments vers la fin de l’œuvre :
J’ai dit l’essentiel, car la douleur19, même ancienne, fait les mêmes lacérations
dans l’individu, quand on l’évoque. Ta déception fut la mienne comme mon
reniement fut le tien. Pardonne-moi encore si j’ai remué ta plaie. La mienne
saigne toujours.
Mariama BÂ, Une si longue lettre, p.81
Le champ lexical de la souffrance (douleur, lacérations, déception, reniement, plaie,
saigne) induit un acte de langage locutoire à l’aune de l’èthos20 du locuteur. Ainsi, les
dispositions psychologiques de la narratrice se manifestent par une affliction profonde. Cette
émotion altère la narration dans sa thématique21 et dans sa diégèse. L’émetteur et le récepteur
sont mus par ce que Kerbrat-Orecchioni (C.) appelle des « déterminations psychologiques et
psychanalytiques, qui jouent bien évidemment un rôle important dans les opérations
d’encodage/décodage... »22. Ce phénomène a pour conséquence d’orienter la lecture et la
compréhension de l’œuvre vers la vie intime de la narratrice qui intervient directement par le
personnel « je »23. Cette intensification du « moi » révélatrice de la vie privée, le jeu des
sentiments partagés par les deux amies et l’évocation des souvenirs sont des justifications des
traits lyriques dans le récit.
19
C’est nous qui soulignons.
L’èthos est un mot d’origine grecque signifiant le caractère, l’état d’âme, la disposition psychique. Il ne doit
pas être confondu avec le mot éthos qui a trait aux mœurs.
21
Il y a une désorganisation du thème du récit, la polygamie et ses conséquences, par des analepses relatives aux
événements politiques des premières heures de l’indépendance africaine. Cette fluctuation du cadre narratif est
due à l’intégration de l’énonciation personnelle d’autres faits.
22
Idem. p.20
23
Ce « Je » définit, en compréhension, les variantes déterminatives et pronominales de la première personne.
20
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L’expression lyrique est également rattachée à la deuxième (2ème) personne, la narrataire,
impliquée dans les émotions du narrateur. L’attestent d’abord les formes associées inclusives
de la 2ème personne qui foisonnent dans le texte :
Comme nous aimions ce sacerdoce, humbles institutrices d'humbles écoles de
quartiers. Comme nous servions avec foi notre métier et comme nous nous
dépensions pour l'honorer. Nous avions appris - comme tout apprenti - à bien le
pratiquer dans cette école annexe, située à quelques mètres de la
nôtre… Mariama BÂ, Une si longue lettre, p.81
Ensuite, les deux acteurs apparaissent dissociés sans que rompe, cependant, la
communauté de destin qui les accable : « Amie, amie, amie ! Je t’appelle trois fois. Hier, tu
as divorcé. Aujourd'hui, je suis veuve. » (Mariama BÂ, Une si longue lettre, p.8). La triple
interpellation « Amie, amie, amie ! » explicite la fonction conative à l’instar de « t’ » et
« tu ». Elle confère à la situation d’énonciation une extrême tension tenue par la gravité du
message qui sera délivré. Elle n’est donc pas un simple appel comme celui de l’incipit :
« Aïssatou, J’ai reçu ton mot […] (BÂ Mariama, Une si longue lettre, p.7), qui respecte la
formule d’appel de la lettre personnelle.
La tonalité lyrique est donc associée à la fonction conative qu’on retrouve également
dans les phrases interrogatives. En effet, dans la tourmente de Ramatoulaye, des questions
fusent pour extérioriser le sentiment intérieur bouleversé :
- Modou est mort. Comment te raconter ?». Mariama BÂ., Une si longue lettre,
p.3 ;
- J'étais offusquée. Il me demandait compréhension. Mais comprendre quoi ? La
suprématie de l'instinct ? Le droit à la trahison ? La justification du désir de
changement ? Je ne pouvais être l'alliée des instincts polygamiques. Alors,
comprendre quoi ?...Mariama BÂ, Une si longue lettre, p.53 ;
- Modou mesurait-il à son exorbitante proportion le vide de sa place, dans cette
maison ? Modou me donnait-il des forces supérieures aux miennes pour
épauler mes enfants ? Mariama BÂ, Une si longue lettre, p.78.
Ces interrogations illustrent fort bien le désarroi éprouvé par la narratrice face à des
situations qui dépassent l’entendement. Paradoxalement, ces questions ne s’adressent pas à un
interlocuteur désigné. Elles sont émises par le sujet-parlant quand bien même elles n’auraient
d’autres réponses que celles qu’impose l’évidence qu’on a du mal à accepter mais qui
demeure irréfutable, implacable. Ce sont des interrogations jugées délibératives ou oratoires
du fait même que leurs réponses sont connues a priori. La narratrice y a recours pour
souligner l’évidence qui la tourmente. Ces questions (de Ramatoulaye à elle-même)
témoignent de l’état psychologique (l’abattement moral) de la narratrice qui fonde l’accent
lyrique de la situation.
Aussi assiste-t-on à un affaiblissement de la narration. Les événements auraient pu se
raconter d’eux-mêmes comme dans un récit (extradiégétique), cet autre aspect de l’œuvre24
qui valorise la non-personne « il »25. A fortiori, on retrouve un dédoublement de l’instance
« je » entre les instances narratrice et locutrice incarnées par la même personne : le narrateur
se fait locuteur pour relater ou une histoire, ou sa propre histoire empreinte de lyrisme. Dans
le premier cas (une histoire), c’est un narrateur s’inscrivant totalement dans ce qu’il dit ;
dans le deuxième (sa propre histoire), il y a, en plus, le rapport intime du narrateur à l’histoire.
Ce qui en fait, sa-propre-histoire26, une histoire qui ne manque pas de mettre en jeu des
24
Il s’agit des récits sur les mœurs des français et des contes (Lettres 11 à 14 ; Lettre
67 ; Lettre 141).
25
Cf. l’histoire de Jacqueline pp.63-67.
26
Soulignement de la relation de possession doublée d’une valeur d’affectivité ou
d’intimité.
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sentiments de solitude et de tristesse. L’extrait relatif à la méditation de Ramatoulaye étaye ce
point de vue :
Je ne m'étais donc pas trompée. Je n'intéressais plus Modou et le
savais. J'étais abandonnée : une feuille qui voltige mais qu'aucune
main n'ose ramasser, aurait dit ma grand-mère. Je faisais face
vaillamment. J'accomplissais mes tâches ; elles meublaient le temps et
canalisaient mes pensées. Mais le soir, ma solitude émergeait, pesante.
On ne défait pas aisément les liens ténus qui ligaturent deux êtres, le
long d'un parcours jalonné d'épreuves. J'en faisais l'expérience, exhumant
des scènes, ces conversations. Les habitudes communes ressurgissaient à
leur heure. Me manquaient atrocement nos causeries nocturnes ; me
manquaient nos éclats de rire délassants ou complices ; me manquaient
comme de l'opium nos mises au point quotidiennes. Je me mesurais aux
ombres. L'errance de la pensée chassait tout sommeil. Je contournais mon mal sans
vouloir le combattre. […] Modou mesurait-il à son exorbitante proportion le vide
de sa place, dans cette maison ? Modou me donnait-il des forces supérieures
aux miennes pour épauler mes enfants ? Mariama BÂ, Une si longue lettre, p.7778.
Dans ce recueillement, l’attention centripète est portée sur la locutrice Ramatoulaye
référée par le pronom intraverbal « je ». Le système des temps verbaux, où émerge cet indice
subjectif, « je », et ses équivalents pronominaux (m’, me) et déterminatifs (mes, ma, nos,
mon), comprend le temps significatif du récit à savoir l’imparfait (étais trompée, intéressais,
savais, étais abandonnée, faisais, accomplissais, mesurais, contournais, assignais, entendais,
appelais, devais). Le lien intime entre la narration et la référence absolue au « moi » du
locuteur est donné par les struments nynégocentriques, c’est-à-dire centrés sur le moi-icimaintenant (ego, hic et nunc) de l’énonciateur. Ainsi, l’histoire, la diégèse, est indissociable
des actions (faisais, accomplissais, mesurais, contournais, assignais, entendais, appelais,
devais) et des états d’âme de conviction (n’étais trompée), de dépit amoureux (n’intéressais
plus Modou) et de résignation (étais abandonnée) du sujet parlant. La non-personne
caractéristique du récit, objet de référence du récit, est décrite à l’imparfait de l’indicatif
également par des verbes à la troisième personne (meublaient, canalisaient, émergeait,
ressurgissaient, manquaient, secourait, berçaient, réveillaient, s'éparpillait, soutenait,
succédaient, mesurait, donnait, chassait). On relève, par ailleurs, le futur du passé ou conditionnel
temps (remplacerait), couplé avec l’imparfait de l’indicatif (appelais), adopte la valeur
d’irréel du passé. Avec la transformation temporelle appliquée à la phrase on a ceci :
« J’appelle ardemment (…) un « autre » qui remplacera Modou. ». Et « l’irréel » en
devient l’irréel du présent. Le conditionnel, futur en « …ait », obéit donc à une contrainte
temporelle (ou concordance de temps) à laquelle survit l’irréel qu’on peut gloser comme
suit : « …si un autre vient (venait), il remplacera (remplacerait) Modou. »27. Avec le
conditionnel, le système temporel est dans l’entre-deux des catégories narrative et
énonciative de la production langagière où le « je » se libère de la traditionnelle
classification dans le discours pour se soumettre aux fantaisies et aux nécessités de la
production littéraire.
Ramatoulaye à l’instar de Montaigne, dans son adresse au lecteur des Essais, peut
dire : « Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre…28 » ; elle en est même le
sujet et objet bien des fois. Ce constat de la sui-référentialité du langage fonde le lyrisme
à travers ses composants psycho-affectifs. Le présent de l’indicatif, qui fait coïncider
27
Entendu implicitement qu’il n’est pas venu au moment où l’on parle.
Michel de Montaigne, Les Essais, [Trad. du texte de 1595 de Guy de Pernon (2008) ], p.9, consulté en ligne,
sur Wikipédia, page web, le 28/04/2012.
28
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événements et discours, est au centre d’un système temporel dominé par l’imparfait par
lequel le recueillement est rendu. Finalement, le discours de Ramatoulaye, qui vise son
interlocutrice, donne d’abord lieu à des effets sur elle-même. La pleine mesure de ces
incidences de la langue sur son producteur permet de mieux rendre compte de ses
sentiments à autrui.
Selon quels paramètres linguistiques le pronom intraverbal « je » peut-il conserver
toute sa vertu de représentation et/ou de référentiation de/à une notion dans un emploi
narratif ? Dans l’entreprise d’écriture de ses confidences, le référent situationnel du « je »,
Ramatoulaye, se dédouble entre l’action de conter (narration) et celle de communiquer
(information) avec l’interlocuteur désigné pour traduire ses émotions. La diégèse est
fortement marquée par l’implication de la narratrice–je avec les aspects inchoatif29 et
performatif des verbes mais, aussi, par des accents lyriques liés à la vie privée, et à la
nostalgie manifestée par la narratrice. Cela se révèle comme un moyen de légitimation de la
narratrice, en tant que femme, devant les problèmes de société qui concernent ses congénères.
Les facteurs psycho-affectifs ainsi mis en jeu par le génie de l’écrivaine Mariama Bâ
favorisent la construction d’une narratrice critique et engagée qui prend position face aux
défis. Ce constat révèle que la première personne est d’une manifestation beaucoup plus
psychologique. Damourette et Pichon (1968) ne disent-ils pas que les actants, au niveau
locutoire, revêtent toute « la plénitude du sens psychologique de ce mot»30. Une approche
rejoint également par Kerbrat-Orecchioni (C.), dans son étude sur l’énonciation. Elle soutient
que l’émetteur et le récepteur sont mus par des « déterminations psychologiques et
psychanalytiques, qui jouent bien évidemment un rôle important dans les opérations
d’encodage/décodage... »31. De plus, sous l’angle du je-narrateur, le phénomène de la
distanciation se réduit considérablement pour voir apparaître des paramètres de la situation
d’énonciation. Peut-on y voir une intervention de l’auteure, faisant de l’écriture, de son
écriture, un moyen de militer pour le rayonnement de la femme africaine ?
Références bibliographiques
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grammaire de la langue française, vol. 4, Paris, édition d’Artrey, 1968.
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stylistique, Paris, Bordas, 1991.
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Paris, PUF, 3,1994.
- KERBRAT.-ORECCHIONI (Catherine), L’Enonciation, Paris, Armand Colin, 2003
- LALLOT (Jean), la grammaire de Denys le Thrace, Paris, CNRS, 1989.
29
Verbe qui marque le début du procès.
Damourette (J.) et Pichon, Des mots à la pensée, essai de grammaire de la langue
française, vol. 4, Paris, édition d’Artrey, 1968, p. 371.
31
Kerbrat-Orecchioni (C.), L’Enonciation, Paris, Armand Colin, 2003, p. 20
30
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