L`histoire une perspective d`avenir par Roxane Joubert

Transcription

L`histoire une perspective d`avenir par Roxane Joubert
« Plus que toute autre
forme de culture visuelle,
le design graphique
est incontournable 1 . »
— DAVID CROWLEY & PAUL JOBLING
« […] l’histoire
est un sujet qui
n’est pas suffisamment
pris au sérieux 2 . »
— PAUL RAND (1992)
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Roxane Jubert
06
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Une autre pratique
du design graphique
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L’histoire :
une perspective
d’avenir
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05
David Crowley et Paul Jobling,
Graphic design. Reproduction
and representation since
1800, Manchester University
Press, Manchester
et New York, 1996, p. 1.
2
Paul Rand, Design Form and
Chaos, Yale University Press,
New Haven et Londres,
1993, p. 213.
3
« Vous rendez-vous compte
que le design graphique
a même une histoire ? »
Steven Heller, Graphic Design
History (ouvrage collectif ;
anthologie établie
par Georgette Ballance
et Steven Heller), Allworth
Press, New York,
2001, p. VIII .
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ÉTAT DES LIEUX : UNE QUESTION DE CULTURE
Nombreux sont ceux – créateurs comme historiens
de l’art – qui soulignent, depuis les années 1990, le défaut
de regard historique ou l’état lacunaire des connaissances
et de la réflexion concernant les pratiques du graphisme
et de la typographie : « la typographie […] est une forme
d’expression qui reste mal connue » (Serge Lemoine),
« comparé à la Grande-Bretagne, aux Pays-Bas ou à la Suisse,
le graphisme en France reste encore trop souvent considéré
comme accessoire » (Jean-Louis Perrier, Le Monde),
« la France manque d’une forte culture typographique »
(Robin Kinross), « la culture typographique est immense,
et trop méconnue en France » (Philippe Apeloig),
« comment remédier à l’absence cruelle de véritable culture
graphique en France […] s’il n’y a pas […] de confrontation
et d’histoire graphique ? » (Pierre Bernard), « il faut œuvrer
pour que la culture visuelle se développe en France,
1
08
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« Do you realize that graphic design even has
a history 3 ? » Si, à l’aube du III e millénaire, un designerhistorien américain des plus en vue – Steven Heller –
s’exprime de façon aussi vive dans un pays plutôt avancé
en la matière, pareille interrogation résonne de façon bien
plus percutante en France. Quand l’histoire du graphisme
y sera-t-elle (re)connue ? Pourquoi ne l’est-elle pas, ou si
peu ? Singulier constat que de comparer la disproportion
entre une pratique véritablement active, en bonne place
dans l’environnement visuel, et un champ de savoir à peine
émergent. Face à la présence du graphisme – dans ses
dimensions savantes ou institutionnelles aussi bien que
dans l’ubiquité de ses formes populaires –, la conscience
de l’histoire et l’approche culturelle au sens large restent
à fonder. De même que l’analyse critique ou la construction
théorique. Force est de reconnaître que le design graphique
et la typographie, en France, n’existent pas encore sous
la forme d’un secteur de recherche constitué et institué.
Il est vraisemblable qu’ils feront un jour l’objet d’un domaine
d’étude et d’investigation à part entière, à l’instar
de l’architecture ou de la photographie – dont la pensée
se réfléchit régulièrement à travers la presse, l’édition,
la recherche, les colloques, etc.
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et la réappropriation de notre histoire graphique constitue
une étape essentielle de cette démarche à entreprendre
d’urgence » (Catherine de Smet), « en France,
il n’y a pas de Centre de recherche sur le graphisme »
(Jean-Pierre Grunfeld), « constatant le succès des ouvrages
édités à l’étranger […] nous ne pouvons que déplorer
l’absence des éditeurs français » (Émile Solo et Claudia
de Bonis, La Hune).
Paradoxe : la très forte présence du graphisme dans
l’espace public et dans le cadre quotidien aurait-elle pour
corollaire de déjouer l’attention ? Ou bien y a-t-il d’autres
raisons, plus complexes ou plus obscures, qui expliqueraient
un tel déséquilibre entre la dynamique de la création
et la déficience de l’investissement historique ?
Pareilles questions ne sauraient s’adresser aux initiatives
individuelles existantes, mais doivent s’envisager à l’échelle
d’un pays, d’une langue et de sa culture. « Think more,
design less 4 » (Ellen Lupton) : la formule peut paraître
un brin mordante, elle n’est jamais que la simple expression
d’une volonté de rééquilibrage. Pour favoriser des approches
complémentaires de la pratique, il appartiendrait avant
tout aux institutions de prendre des mesures aptes à amorcer
un véritable mouvement de pensée, qui devrait profiter
pleinement à l’éducation. D’autres pays ont su prendre
les devants, comme en attestent les cultures anglo-saxonne
et néerlandaise, où l’histoire du graphisme
et de la typographie a trouvé à s’instaurer et à se diffuser.
Sans l’apport étranger, nous ne disposerions d’ailleurs pas
des quelques ouvrages généraux qui proposent des visions
larges, nourries, et bien documentées de ces sujets.
À ce titre, les États-Unis semblent fournir un exemple
particulièrement éclairant de la façon dont l’histoire
du design graphique a pu se développer, notamment sous
l’impulsion de quelques déclencheurs (comme une
publication ou un colloque). Quelques pionniers semblent
avoir abordé la matière dès le début des années 1950,
au sein d’écoles d’art et d’universités, comme Alvin Eisenmann
à Yale ou Louis Danziger en Californie. Ce dernier aura
activement contribué au lancement de la discipline à partir
du début des années 1970, à travers un enseignement
durable – entre autres à CalArts. Puis l’année 1983
4
« Pensez plus, créez moins »
(Ellen Lupton, interviewée
par Steven Heller en 1998 –
cf. le site internet
designwritingresearch.org).
Cf. les diverses publications
qui nous parviennent, et,
plus généralement,
la littérature de référence
sur le sujet.
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L’HISTOIRE : UN PROJET EN SUSPENS
Où (en) sont, en France, les études spécialisées ?
À quel niveau de recherche se situent-elles ? De combien
d’ouvrages-clés en français dispose-t-on, autres que ceux
traduits ? Existe-t-il des organes de réflexion à la fois
spécifiques et diversifiés (la langue anglaise bénéficiant
de périodiques comme baseline, Design Issues,
Eye, ou Visible Language [parmi beaucoup d’autres],
dont les contenus éditoriaux sont nettement différenciés) ?
Quelques initiatives repérables à partir des années 1960
5
010
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se révèle décisive avec, coup sur coup, l’édition de l’ouvrage
inaugural A History of Graphic Design de Philip B. Meggs,
et l’organisation du First Symposium on the History
of Graphic Design (1983 : l’année même où le Journal officiel
propose de remplacer le terme « design » par « stylique »,
resté infructueux et plutôt réducteur). Depuis, l’histoire
du graphisme s’est étoffée aux États-Unis, constituant
désormais un espace de recherche, de partage et
de réflexion, auquel contribuent chercheurs, designers,
enseignants, ou universitaires. En témoignent l’activité
éditoriale (essais, revues, anthologies, rééditions, et autres
publications spécifiques), la transmission de connaissances
historiques au sein des départements de communication
visuelle, les postures critiques, etc. Nombre de pays – dont
l’Allemagne, les États-Unis, la Grande-Bretagne, les PaysBas et la Suisse – fournissent une contribution notable
aux dimensions historiques et théoriques du graphisme,
nettement affirmées au cours de ces dernières décennies,
et bénéficiant d’un intérêt accru 5. Hormis des apports
fragmentaires et ponctuels, la France reste quelque peu
à l’écart de cette tendance, et semble s’être bien peu
investie jusqu’à présent dans la constitution de références
de fond (y a-t-il là une répétition de la distance observée
par la France face à l’incessant va-et-vient (typo)graphique
centre-européen activé dans les années 1910 ?
Dans quelle mesure est-ce lié au fait que, en France,
les graphistes de premier plan du XX e siècle ont bien peu
livré leurs réflexions par écrit – comparativement à nombre
de leurs contemporains, à commencer par Jan Tschichold
ou Paul Rand ?).
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auraient pu ouvrir la voie à un développement en faveur
de l’histoire. C’est le cas de la contribution de l’éditeur
Jacques Damase au domaine de la typographie, avec des
sujets aussi divers que Fournier, Bodoni, le futurisme,
les avant-gardes historiques, etc. En 1966 (précédant
de peu le célèbre Pioneers of Modern Typography de Herbert
Spencer [1969]), l’introduction à son livre Révolution
typographique souligne d’emblée que « [l’]étrange poème
qui parut en mai 1897 à Londres dans la revue Cosmopolis
“Un coup de dés jamais n’abolira le hasard” peut être
considéré, historiquement, comme le premier boulet de canon
qui réveilla l’esprit du livre moderne 6 ». D’autres apports
initiatiques constituent autant de signes avant-coureurs
d’un mouvement qui reste à construire – et qui aurait
pu s’affirmer dans les années 1980, à l’image de l’histoire
de la photographie.
Si beaucoup reste à faire sur le plan de la recherche
historique et de l’édition, un faisceau d’initiatives récentes
reflète un dynamisme certain (expositions, colloques,
conférences, librairies, informations en ligne, etc.), qui confère
au graphisme une meilleure visibilité et une reconnaissance
importante. L’essentiel de ces activités semble tourné
vers la création actuelle et la pratique, célébrées avec
l’enthousiasme des phénomènes de monstration.
Inversement, les questionnements de l’histoire comme les
dérangements de la critique – indispensables contrepoints
à nos mythologies – restent souvent en suspens.
L’omniprésence du graphisme au sein de la communication
et de l’environnement visuels devrait suffire à valoriser
les enjeux relevant de son histoire. Sa dimension imposante
en appelle à un développement de la recherche qualifiée,
par exemple avec la création d’un pôle spécialisé au sein
d’un lieu intégrant la réflexion sur les pratiques artistiques.
L’instauration d’un domaine reconnu permettrait d’élaborer
des visions globales, resserrées, ou transversales,
et serait à même d’établir un dialogue avec d’autres champs
de la connaissance. Pour l’heure, cette histoire se compose
d’études morcelées, en attente de coordinations
fédératrices, d’institutionnalisation, de projets,
de publications, ainsi que d’une organisation des savoirs.
Le graphisme se profile comme un secteur de recherche
spécialisé, naturellement propice à l’interdisciplinarité –
6
Ce passage est d’ailleurs
repris par Ruari McLean
au début de sa biographie
consacrée à Jan Tschichold
(Jan Tschichold : Typographer,
Lund Humphries, Londres,
1975) – les citations
de textes français
dans l’historiographie
anglo-saxonne étant
particulièrement rares
en la matière.
05 Lucian Bernhard,
plaque émaillée pour
les cigarettes Manoli,
vers 1910, Allemagne
06 Karel Teige,
montage de formes
typographiques
et de photographies
pour le livre
Abeceda (Alphabet)
de Vitezslav Nezval,
1926, Prague
05
08 Cassandre
(Adolphe Jean-Marie
Mouron), couverture
du magazine
américain Harper’s
Bazaar, 1938, New
York (coll. Roland
Mouron)
© Mouron.Cassandre
All Rights Reserved
lic number
2004-13-01-01
07
09 Hendrik Nicolaas
Werkman, composition
avec la lettre X,
1927-1928, Pays-Bas
10 Henry Beck,
étude originale pour
le plan-diagramme
du métro de Londres,
v. 1930,
Grande-Bretagne
10
11 Henryk
Tomaszewski, affiche
pour une exposition
des œuvres de Henry
Moore, 1959,
Varsovie
12 Grapus, affiche
militante pour
un organisme
anti-apartheid,
1986, Paris
13 Jean Widmer,
affiche pour
une exposition du
Centre de création
industrielle, 1970,
Paris
13
DR
01
07 Studio Foto ringl
+ pit (Ellen Auerbach
et Grete Stern),
publicité pour
le shampoing Petrole
Hahn, photographie,
1931, Allemagne
12
|||||
04 Premier timbre
du monde d’après
une esquisse de Sir
Rowland Hill,
One Penny Black
(profil de la reine
Victoria),
officiellement
introduit à l’usage
postal en 1840,
Grande-Bretagne
|||||
02 Enseignement
de Joost Schmidt
au Bauhaus, travail
d’étudiant, sujet :
« trois rectangles
égaux + huit points »,
1930, Dessau
03 Édouard Manet,
illustration
lithographique pour
l’affiche Champfleury,
Les Chats
(roman illustré),
fin des années 1860,
Paris
|||||
01 Marques
officielles pour
mesurer le vin,
1400-1500, Cologne
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|||||
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11
08
DR
02
06
DR
14
11
03
DR
09
DR
04
12
14 Niklaus Troxler,
affiche pour
un concert de jazz,
2000, Willisau
8
Massimo Vignelli, in The First
Symposium on the History of
Graphic Design. Coming of Age,
actes de colloque, dir. Barbara
Hodik et Roger Remington,
Rochester Institute
of Technology, New York,
1983, p. 9.
Jeffery Keedy, « Design(er)
Type », Emigre, n o 41, 1997,
p. 17.
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7
14
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COMPRENDRE, ANTICIPER, RELATIVISER
« Nous ne pouvons plus rester dans un tel état
d’ignorance 7 ». Ainsi s’exprimait Massimo Vignelli, il y a plus
de vingt ans, dans l’introduction au premier symposium
étasunien consacré à l’histoire du graphisme. Les enjeux
de l’histoire, effectivement, sont loin d’être insignifiants.
Ouvrir le regard dans cette direction, c’est étoffer
sa sensibilité et ses perceptions, s’offrir une distanciation,
interroger ses connaissances, imaginer des passages,
accéder à la contextualisation, se doter d’un moyen intense
de relativisation et d’argumentation, opposer une résistance
à une certaine indifférence. C’est aussi mettre en jeu
ses propres jugements et critères d’appréciation, alimenter
sa réflexion, donner un solide soubassement à la critique,
interroger la surface des choses et l’évidence
de l’immédiateté, appréhender l’hétérogénéité, favoriser
une vision plurielle, rechercher l’altérité, et démonter bien
des certitudes. C’est encore, et surtout, découvrir
une manière de comprendre, de ressentir et de voir
à travers une autre perspective (car « l’historien est sûr
de trouver du nouveau dans le passé […] c’est son
stimulant » [Arlette Farge]). Un exemple simple
de relativisation, parmi d’autres : « en 1986, Neville Brody
a proclamé la mort de la typographie. […] David Carson
est allé jusqu’à déclarer la fin de l’imprimé 8 » – deux
expressions sans appel, associées à deux figures cultes
de la scène du graphisme occidental de la fin du XX e siècle.
L’effet d’annonce de ces formules s’est propagé au point
d’avoir ainsi pu être relevé dans la revue Emigre.
The death of typography, the end of print : sait-on seulement
que le bibliophile Octave Uzanne (par ailleurs crédité
d’avoir forgé le terme « affichomanie ») avait annoncé
« The End of Books »… en 1894 ? Uzanne envisageait ainsi
« la fin des livres » – le livre imprimé, la typographie
et l’illustration étant, selon lui, en passe de tomber
en désuétude face aux procédés de reproduction du son,
notamment le phonographe.
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qui requerrait à la fois une répercussion dans l’enseignement
(sections de communication visuelle, universités, etc.),
et une expansion vers des centres de recherche.
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13
L’histoire peut ainsi susciter bien des interrogations
et évoquer des associations surprenantes.
Pour le médiéviste Jacques Dalarun, « [é]criture et glose,
images et sons : le manuscrit médiéval, au risque
d’anachronisme, apparaît comme le triomphe prémonitoire
de l’hypertexte et du multimédia ». Face à la vitalité
et à la fécondité de ces créations millénaires, il évoque
« la richesse et la fluidité que [de tels] documents […]
avaient inaugurées, avant que l’imprimerie, pour peu
qu’elle oublie d’être un art et même un artisanat, ne vienne
écraser la page de ses plombs et de ses raideurs 9 » .
Vision d’un gisement dont Roland Barthes s’émerveillait :
« le Moyen Âge a déposé un trésor d’expériences,
de rêves, de sens, dans le travail de ses onciales. »
Cette valorisation de sources anciennes se prolonge dans
l’admiration de László Moholy-Nagy pour la puissance
visuelle des incunables. Pareils points de vue suggèrent
que les perspectives historiques peuvent faire surgir
des rapprochements inattendus, voire même déconcertants.
De la même manière, Robin Kinross revisite la distinction
usuelle entre tradition et modernisme dans son essai
Modern Typography, proposant une vision élargie de la notion
de modernité en matière de typographie 10.
LA PORTÉE DE L’HISTOIRE
Amplification de la pensée, réévaluation constante,
reconnaissance de la pluralité et de la disparité :
autant d’ouvertures que l’histoire permet de développer
sensiblement – et qui offrent, aussi, une meilleure
compréhension du présent. De fait, poser la question
de l’histoire du graphisme amène à en reconsidérer quelques
aspects essentiels, à commencer par sa définition, son
étendue, sa genèse, ses contenus, ses mutations, et ses limites
(si tant est qu’elles existent ou qu’elles soient descriptibles).
La définition du design graphique reste d’ailleurs tout
un programme. Il y aurait lieu d’identifier sa spécificité
au sein même de sa polyvalence.
Il y aurait également à explorer une terminologie associée
parfois approximative : graphisme, communication,
communication visuelle, communication graphique, expression
visuelle, art graphique, typographisme, graphisme
9
Jacques Dalarun,
« Lumières du Moyen Âge »,
in Le Moyen Âge en lumière
(dir. J. Dalarun), Fayard,
Paris, 2002, p. 14.
10 Cf. Robin Kinross,
Modern typography : an essay
in critical history,
Hyphen Press, Londres, 1992,
p. 7 et passim.
12 Seul l’accès à l’équipement
détermine aujourd’hui
la possibilité de manipuler
textes et images.
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11 Ibid., p. 123.
16
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d’auteur, multimédia, graphisme multimédia, etc. Sans parler
de la question du vocabulaire spécialisé.
Le premier emploi connu du terme graphic design date
de 1922, et se trouve sous la plume de l’Américain William
Addison Dwiggins, créateur protéiforme. Il remarquait alors
dans un article de presse que « [l]a publicité est la seule
forme de design graphique qui parvient à tout un chacun ».
C’est au cours de la décennie suivante, selon Robin Kinross,
que la nouvelle expression prend véritablement forme,
à travers des créations d’un genre inédit : « la division entre
“typographie” et “art graphique” s’est estompée, au profit
d’une fusion constitutive du “design graphique” 11. »
Pris dans son sens habituel et restreint, le design graphique
est postérieur à la révolution industrielle, accompagne
la production et la consommation de masse et s’affirme
pleinement dans les premières décennies du XX e siècle.
Loin de là, l’expression voisine « communication visuelle »
(singulièrement évasive) permet de remonter le temps
jusqu’aux signes de la préhistoire – ou autres inscriptions,
proto-écritures, marques et notations ancestrales.
L’exploration de l’histoire et des phénomènes
contemporains est sans doute l’activité la mieux à même
de mesurer ce que peut recouvrir la notion de design
graphique. Outre la promesse de découvertes, l’histoire
offre aussi la possibilité de développer des méthodologies
et des approches transdisciplinaires adaptées à l’ancrage
culturel et socio-économique du graphisme, permettant
de l’envisager dans toutes ses dimensions.
Derrière les formes, les supports, les tendances
et les personnalités (objets favoris de beaucoup de récits
et de monographies consacrés au graphisme) se dessine
un arrière-plan complexe, mêlant savoir-faire, techniques,
modes de transmission, intérêts, division du travail, économie,
impératifs de visibilité, etc.
S’ajoutent à cela diverses zones d’ombre, parmi lesquelles
figurent les créations non-occidentales et leurs histoires,
les formes populaires ou anonymes, l’élargissement inédit
et exceptionnel des pratiques via le numérique 12, la place
du récepteur, ou encore l’impact de la communication
visuelle sur les comportements et sur les modes de vie.
Ainsi posée dans un très large cadre, l’existence du graphisme
suppose, sinon la question de l’engagement (construction
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15
de significations, préoccupations environnementales,
conscience sociale, etc.), du moins celle de l’inscription d’une
forme de création dans un temps donné, dans un système,
dans un espace socioculturel. Aussi, une histoire vivante
peut contribuer à déceler et à réactiver les pouvoirs propres
au graphisme, à mieux appréhender la dispersion
et les contradictions de sa réalité. Face à l’hétérogénéité
du contexte actuel, c’est également le moyen d’acquérir
une expérience permettant de mieux se préparer
aux incertitudes de demain.
Le besoin d’histoire semble d’autant plus fort
dans une période qui conjugue mutations technologiques
et économiques, crise de transmission des savoirs, mobilité
des repères, expansion et nouvelles interactions des champs
artistiques, etc. Pour échapper à quelques a priori
particulièrement restrictifs, soulignons le fait que l’histoire
est aussi une pratique (ne dit-on pas « faire de l’histoire » ?),
qu’elle aussi initie à l’éducation du regard.
L’introduction de Steven Heller à l’anthologie Graphic Design
History (2001) conclut sur l’idée que « des cours [d’histoire
du graphisme] doivent irriguer tous les départements
de communication visuelle [sur l’ensemble du cursus] ».
Paul Rand soutenait la même idée : « [l]’expérience de la
pratique et une connaissance approfondie de l’histoire
du domaine vers lequel on s’oriente est indispensable […].
Mais une telle expérience […] est rare, aussi bien parmi
les étudiants qu’au sein du corps enseignant 13. »
Copieux programme pour la France, où pratiquement
tout resterait à faire pour instaurer cela de façon structurée.
Pour parvenir à disséminer pareil savoir à une échelle autre
que celle des apports individuels, sans doute faudrait-il
établir un (des) espace(s) consacré(s) à la valorisation
de la culture historique du graphisme, au sein d’universités,
d’écoles, de centres consacrés à l’histoire de l’art – ou
de toute autre institution susceptible d’accueillir
la recherche dans ce domaine, de la colorer, et de lui assurer
un certain rayonnement. La constitution d’un secteur
de recherche spécifique aurait partie liée avec un ensemble
d’activités – incluant la formation, l’édition,
le partage et la réflexion, la recherche scientifique,
avec une diversification des objets d’étude et des approches,
l’échange au niveau international, etc.
13 In Design Form and Chaos,
op. cit.
|||||
14 Robert Castel, « Présent
et généalogie du présent
[…] », Au risque de Foucault
(ouvrage collectif), éd.
du Centre Pompidou, Paris,
1994, p. 161.
18
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Une véritable exploration de l’histoire offrirait tout
à la fois la possibilité d’un enrichissement conséquent,
la découverte d’un espace peu investi, un tremplin pour
l’imagination, un moyen de compréhension et d’anticipation,
un éclaircissement des filiations, et, surtout,
une passerelle – parce que « [l]e présent, ce n’est pas
seulement le contemporain. C’est un effet d’héritage
et le résultat d’une série de transformations qu’il faut
reconstruire pour saisir ce qui se passe d’inédit
aujourd’hui 14 » |||||
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