Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées
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Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées
Germivoire 4/2016 ISSN 2411-6750 ! Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) Mamadou Bouna TIMERA, Université Cheikh Anta DIOP de Dakar Momar DIONGUE, Université Cheikh Anta DIOP de Dakar Pape SAKHO, Université Cheikh Anta DIOP de Dakar Aminata NIANG DIENE, Université Cheikh Anta DIOP de Dakar Abdoulaye DIAGNE, Université Cheikh Anta DIOP de Dakar Résumé Cet article étudie le déploiement précoce de l’islam dans la périphérie de Dakar, espaces en pleine mutation du fait de l’étalement urbain. L’analyse s’appuie sur l’observation directe de terrain et des entretiens semi-directifs auprès des populations. Il résulte que l’implantation des mosquées anticipe la production de la ville sénégalaise en faisant preuve d’une capacité inédite d’articulation de stratégies individuelles et collectives dans des logiques théologiques, confrériques et économiques. Celles-ci s’inscrivent dans plusieurs échelles et marquent symboliquement et physiquement les paysages urbains, les pratiques et les représentations citadines. De plus, il apparaît que l’urbanisation de la périphérie dakaroise s’accompagne de l’émergence de nouveaux types des mosquées contrastant avec les modèles jusque là connus. Mots clés : islam, urbanisation, mosquées, Sénégal, confrérie, réformisme Abstract The article questions the earlier development of Islam in Dakar through suburban changes. The analysis lies in field study and data collecting interviews of population. It proves that the mosques in the area were settled before town formation in Senegal using, by the way, newly fashioned individual and collective strategies in discourses embroidered with theology, brotherhood and business. These multifaceted discourses refer, symbolically and physically, to urban settings, town practices and representations. In addition, it is clear that Dakar suburb urbanization has witnessed the outburst of new mosques whose design differs from the mosques known in the past. Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! http://germivoire.net/?ivoire=detailart&idart=455&rub=179 Germivoire 4/2016 ! Keywords: Islam – urbanization – mosques – Senegal – brotherhood – reformism Introduction Quand ailleurs, il est question « de dilution ou d’aliénation du fait religieux » (Racine et Walther 2003 : 193), les lieux de culte occupent une place centrale dans le processus de création urbaine dans les pays du Sud à fortes composantes musulmanes en général et du Sahel en particulier. Au Sénégal, le phénomène est d’une grande ampleur dans les périphéries urbaines qui sont marquées par de fortes dynamiques résidentielles liées à la mise en œuvre de grands projets d’infrastructures (autoroute, aéroport) et à l’épuisement des réserves foncières dans l’agglomération dakaroise (Diongue, 2012 :70). Cette dynamique résidentielle donne à voir de vastes lotissements publics et privés, espaces en mutation dans lesquels le bâti prend quotidiennement forme mais reste encore très lâche. A contrario, les lieux de culte, les écoles de confession religieuse constituent en effet des éléments structurants du paysage. On peut observer la présence d’imposantes mosquées tout comme les écoles coraniques et franco-arabes se multiplient à un rythme élevé dans des espaces presque inhabités. Audelà des aspects paysagers, la toponymie, les graffitis et l’iconographie renvoient à une importante symbolique religieuse. Tout laisse croire que le religieux a pris pied sans que les lieux ne deviennent encore des espaces de vie. Cette étude s’intéresse à ce déploiement précoce du religieux dans les espaces périphériques de Dakar. Ayant connu l’une des plus grandes opérations d’aménagement et de viabilisation des parcelles d’habitation ces dernières années, ces périphéries ont servi de baromètre pour documenter l’enjeu des sens et de la signification de mosquées comme lieux pionniers et premiers. Comment structurent-ils ces quartiers en construction ? De quelles logiques découlent-ils ? Par ailleurs, les espaces occupés ou investis par le religieux sont-ils dédiés ? Sont-ils plutôt des réappropriations ou des reconversions foncières ? Quelles stratégies socio-spatiales en découlent ? Si la ville n’existe pas encore en tant qu’espace de vie, il est difficile de lier ce déploiement aux initiatives collectives de la cité en construction. Ce déploiement résulterait-il alors de stratégies individuelles ? Est-il, au contraire, la transposition des confrontations, des stratégies de conquêtes en œuvre à d’autres échelles (échelle nationale, échelle de la métropole) et par d’autres acteurs (groupes confessionnels, associations religieuses, confréries, etc.) ? Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 227! Germivoire 4/2016 ! Cet article qui essaie de répondre à ces questions porte ainsi sur les manifestations spatiales du fait religieux dans les périphéries urbaines (précocité, typologie et territorialisation). L’accent est mis sur l’analyse des réseaux et des stratégies d’occupation de l’espace par le religieux et les logiques qui les sous-tendent. 1. Terrain d’étude : la zone d’extension de Keur Massar La zone d’extension de Keur Massar est un espace qui chevauche quatre unités administratives : la commune du même nom et les communes périphériques de Tivaoune Peul-Niague, Jaxaay-Parcelles-Niacoulrab et Bambylor (Figure 1). Limitée au Nord par la décharge de Mbeubeus et au Sud par l’autoroute à péage, elle constitue une frange, un entre-deux dont la caractéristique principale est un fort processus d’occupation humaine et d’urbanisation en cours. Figure 1 : Zone d’étude de Keur Massar extension (Région de Dakar) Du point de vue morphologique, la zone étudiée forme un couloir longitudinal d’habitat lâche, enchâssé par deux unités paysagères bien distinctes. La première, située à l’Ouest est constituée du village Lebou1 de Keur Massar aujourd’hui entièrement urbanisé, avec un pôle nouveau de 201 653 habitants (RGPHA 2013) En effet, cette unité en développement sur l’axe d’extension de l’agglomération dakaroise, est marquée par un tissu dense autour de noyau en diffusion vers la périphérie. La deuxième unité, à l’Est est un front d’urbanisation formé de noyaux villageois Peul et Lebou longeant un axe nord-ouest-sud-est. Il s’agit de Tivaoune Peul, de Niacoulrab, Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 228! Germivoire 4/2016 ! de Medina Thioub, de Kounoune et de Keur Ndiaye Lô. Les terroirs qu’ils couvrent étaient et restent le lieu d’intenses activités agricoles et la principale source d’approvisionnement de Dakar en produits avicoles et maraichères. Néanmoins, l’avancée du front d’urbanisation en fait d’importantes réserves foncières et montre que ces villages sont en cours d’intégration dans le tissu urbain de la métropole dakaroise. 2. Méthodes et outils La méthode de recherche est qualitative et repose sur deux outils : l’observation directe de terrain et les entretiens semi-directifs avec les leaders de quartiers de la zone d’étude. Le travail de terrain s’est déroulé du 7 au 26 novembre 2015. L’observation directe a permis de relever les formes architecturales, les différentes empreintes du fait religieux (toponymes, graffitis, monuments, etc.), les types de mosquées ; ce qui renseigne sur les différenciations socio-spatiales et les identités religieuses. Nous avons pu ainsi repérer les territoires du religieux du fait de la diversité des mosquées et des appartenances religieuses supposées ou déclarées. Les données de l’observation directe ont permis de diviser le terrain en trois strates en combinant la densité d’occupation, la nature et les acteurs des lotissements. Ce zonage a servi au choix des lieux de culte pour l’enquête auprès des acteurs. C’est ainsi qu’au Nord, la zone 1, de moyenne densité, est globalement aménagée par les collectivités locales et les promoteurs privés. La zone 2 de forte densité, située au centre de la zone d’étude, est exclusivement aménagée par l’Etat (principalement la SNHLM). Au Sud, la zone 3, de faible densité, relève d’un aménagement mixte conduit par l’Etat (ZAC), les collectivités locales et les promoteurs privés. La diversité des acteurs de l’aménagement et les types de lotissement sont considérés comme des facteurs discriminants, d’autant plus que différentes logiques et normes de planification de lieux de cultes sont à l’œuvre, ce qui implique des reconversions foncières et des territorialités variables et contrastées. Les données cartographiques de l’Agence nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD) nous ont permis de choisir un échantillon de mosquées proportionnel au nombre de lieux de cultes des zones ciblées. C’est ainsi que 27 mosquées sur les 61 recensées ont été retenues par tirage aléatoire, soit 44%. La mosquée étant considérée comme le lieu-référence des entretiens, cinq personnes-ressources ont été choisies dans l’aire de polarisation supposée de chaque mosquée retenue, soit un échantillon de 135 personnes. Il s’agit principalement de l’Imam, du Chef de Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 229! Germivoire 4/2016 ! quartier, d’un notable de quartier, d’une présidente de groupement féminin et d’un président d’Association sportive et culturelle. Ces leaders de la ville en construction, sont considérés comme les principaux acteurs et mémoires du collectif urbain. Les entretiens ont porté sur leurs itinéraires, l’environnement résidentiel, l’histoire de la mosquée, les modalités de sa construction, les acteurs ou réseaux en œuvre pour son implantation, les modes de financement, etc. Autrement dit, ils nous ont permis de restituer la chronologie de l’habiter, d’identifier les acteurs, de reconstruire les réseaux et de mettre en évidence les logiques et stratégies d’implantation. 3. Résultats L’implantation des mosquées à Keur Massar extension révèle la précocité du fait religieux dans la production urbaine. Elle met aussi en évidence une typologie inédite qui renseigne sur les réseaux et les stratégies des acteurs. 3.1. Une double précocité : dans le paysage et dans la naissance du collectif urbain A Keur Massar extension, sur les 61 mosquées recensées, la date de mise en place est variable mais se situe globalement dans les années 2000. La plus ancienne mosquée date de 2002 mais 80% ont été créés entre 2009 et 2016, période pendant laquelle on a noté une forte extension des périmètres urbains à la périphérie de Dakar. Outre leur nombre (figure 2), les mosquées y apparaissent comme les premiers édifices humains dans un espace non encore complètement humanisé. Figure 2 : Implantation des mosquées à Keur Massar extension. Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 230! Germivoire 4/2016 ! Elles structurent la configuration du tissu urbain et son agencement. La chronologie de l’habiter montre que plusieurs habitations leur sont postérieures comme l’atteste ce témoignage du Chef de quartier de l’unité 32 : « Je suis installé dans le quartier en août 2007, je fais partie des premiers habitants, la mosquée était en construction à mon arrivée » (El.D.M., 51 ans). Comparées à leur environnement immédiat, les mosquées apparaissent sous des traits plus finis alors que l’habitat résidentiel est sommaire et inachevé et le paysage presque rustre (Photos 1 et 2). Source : Enquête de terrain des auteurs, 2015 Photo 1 : Mosquée de la cité Sips, dans la zone 1, financée par une ONG, témoignant du caractère fini de l’édifice qui contraste avec son environnement immédiat. Photo2 : Mosquée dans les parcelles assainies de Keur Massar (zone 2) : au premier plan, le front d’urbanisation. Au second plan : présence d’un réseau électrique qui montre le caractère régulier de l’occupation de l’espace. Les mosquées sont aussi des facteurs d’attractivité et d’animation dans les périphéries urbaines. Les populations y voient la condition de leur existence personnelle et collective. Le Chef de quartier de l’unité 03 des Parcelles assainies (zone 2) estime qu’« en tant que musulman, on n’imagine pas un quartier sans mosquée ». Il n’y a pas d’habitat sans mosquées et celles-ci permettent aux habitants de se donner du sens, de remplir leurs obligations religieuses et de vivre pleinement leur identité musulmane : « Personnellement la mosquée est tout pour moi. C’est la meilleure référence pour tout musulman. C’est pour cela que je m’investis corps et âme dans son entretien et pour son avancement » (M. D., 37 ans, jeune du quartier Sir Yaye Dior dans la zone 3). Même si pour beaucoup, le site de la mosquée et/ou son implantation n’ont pas déterminé le choix de leurs parcelles et de leur position dans le quartier, certains considèrent les mosquées comme une condition de l’habiter. « Il y a des gens qui veulent habiter près de la mosquée. Par exemple, je reçois souvent des propriétaires qui viennent visiter leur terrain. La plupart d’entre eux me demandent s’il y a une mosquée à côté et ils sont toujours heureux de savoir qu’il y en a une à côté » (Chef de quartier, unité 3). Il est vrai que dans les parcelles aménagées par l’Etat comme la SNHLM et la ZAC, l’attribution aléatoire ne donne pas au propriétaire la possibilité de modifier la position de sa parcelle par rapport à la Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 231! Germivoire 4/2016 ! mosquée. Dans les aménagements privés, la mosquée fait partie des critères déterminants de résidence et peut prédéfinir le lieu d’habitation : « J’ai visité le site du quartier et en particulier de la mosquée avant de choisir ma maison à Sir Yaye Dior » (M. D., 37 ans). Les promoteurs privés intègrent cette quête effrénée d’un lieu d’habitation proche d’une mosquée dans leur stratégie commerciale. Ils renchérissent les prix d’acquisition des parcelles d’habitation situées autour de ces lieux de culte. De plus, pour rendre leur programme immobilier plus attractif sur le plan commercial, ils n’hésitent pas à financer la mosquée. Cette dernière apparait dans une certaine mesure comme un élément discriminant dans les stratégies d’appropriations foncières périurbaines. Le caractère symbolique de la mosquée est aussi dans le désir des habitants de vivre en communauté. Dans un espace en cours d’humanisation, la naissance du collectif urbain apparaît comme une nécessité que les mosquées contribuent à rendre possible. Ainsi, les mosquées sont avant tout une idée, un projet qui fédèrent les premiers venus. « Ici au quartier Santa Yalla, nous étions quarante-cinq familles à nous réunir pour décider du projet de construction mais nous avons commencé à faire nos prières sur le lieu bien avant celle-ci » (Imam T. S., 41 ans). Les mosquées constituent les premières formes d’association et d’organisation du collectif urbain. Grâce à elles, apparaissent dans les quartiers les premières formes de solidarité et de concertation, préludes à la constitution d’un véritable espace de vie. Elles sont les premières formes d’organisation de la communauté urbaine mais aussi les premières infrastructures qui offrent des services aux populations. Outre la pratique du culte (prière, célébration des mariages, conservation de dépouille, etc.), les mosquées jouent un rôle capital dans l’accès aux services sociaux de base (eau, éducation coranique, lieux de réunions et de conférences, refuge) et dans la gouvernance locale. Elles sont perçues pour beaucoup comme des lieux de sollicitude et de solidarité pour les populations et particulièrement pour les personnes vulnérables (personnes démunies, talibés3). En plus selon les populations, les mosquées participent à la régulation et à la médiation sociale. «La mission de la mosquée va au-delà de la prière et de l’enseignement. La mosquée est au cœur de toutes les activités qui visent le développement de la localité. Nous œuvrons beaucoup dans le côté social aussi, nous sommes l’objet de sollicitations nombreuses et diverses. Il nous arrive même de prendre en charge financièrement les soins des malades démunis ou les frais Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 232! Germivoire 4/2016 ! de sépulture. Nous avons installé un robinet dans l’enceinte de la mosquée et l’accès est gratuit pour tout le monde » (Imam A. F., 60 ans, cité Safco). Les entretiens montrent que, quel que soit l’acteur et le type d’aménagement, les mosquées sont prévues, voire construites dans la plupart des cas sur des sites dédiés par l’Etat, la collectivité locale et les promoteurs privés. Leur implantation répond ainsi aux normes d’emplacement des infrastructures et services. L’analyse a montré que la création des mosquées est consubstantielle du projet de production de cet espace périurbain. Mais la répartition des mosquées à Keur Massar extension dévoile une trame légèrement différente des schémas planifiés. D’ailleurs, des mosquées se trouvent dans des sites réservés à l’habitat résidentiel comme en témoignent celles de Baye Niass, de l’unité 3 et de l’unité 16 des Parcelles assainies. Elles sont aussi construites au détriment des espaces de loisirs, des équipements socio-éducatifs et commerciaux. Les mosquées des unités 9 et 12 B sont implantées sur des sites réservés à des espaces verts. L’implantation des mosquées s’accompagnent de pratiques de reconversions foncières qui sont observées aussi bien dans l'habitat planifié que dans les quartiers irréguliers. Fréquentes dans les lotissements publics (5 sur 13 mosquées dans la zone 2), ces reconversions peuvent résulter de dons de personnes privées ou d’une réaffectation autorisée par le planificateur (SNHLM). 3.2. Typologie des mosquées La précocité du religieux dans la production de l’espace périurbain réside-elle dans la tradition musulmane ou relève-t-elle d’une logique de compétition à l’intérieur de la sphère religieuse (entre les confréries d’une part, et entre un islam soufi et un islam qui se veut réformateur d’autre part ? La question reste ouverte. Déjà, la typologie des mosquées à Keur Massar extension montre une diversité de situations qui renseigne sur les réseaux et les stratégies d’occupation de l’espace. Si le terme mosquée est utilisé en français pour désigner tout lieu construit pour le culte musulman, il est loin de recouvrir toute la diversité et la complexité de la situation sur le terrain. En effet, les mosquées se distinguent selon le gabarit, la fonction, l’architecture et la filiation des fidèles. En fonction du gabarit, trois catégories de mosquées se distinguent. Les mosquées construites à l’intérieur des concessions, les petites mosquées appelées « Jaaka » des quartiers et les grandes mosquées ou « Juuma » (photos 3 ; 4 et 5) Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 233! Germivoire 4/2016 ! Source : Enquête de terrain des auteurs, 2015 Photo 3: une « Jaaka » dans le quartier de Medina Gana Sarr (zone1) reconnaissable par sa modeste dimension. Photo 4 : une « maisonmosquée » au quartier Sérigne Mansour Sy (zone 1) combinant résidence, internat et mosquée. Photo 5 : une « Juuma » (grande mosquée) à l’unité 12 B (zone2) présentant une architecture plus complexe. De superficie variable, les premières associent dans un bâtiment d’une forme architecturale composée de la résidence, des lieux de prière et d’enseignement. On les rencontre sous forme de mosquées-maisons dans le milieu socio-ethnique Lebou au Sénégal. En effet, l’habitat Lebou est marqué par l’aménagement des espaces de prières à l’intérieur des concessions. Comme tout autre équipement ou service domestique, les mosquées prolongent et servent la fonction résidentielle. Elles peuvent être des éléments de confort ou d’intériorisation voire de privatisation du spirituel. Les mosquées y sont aussi des patrimoines familiales qui apparaissent à la fois comme un marqueur social du groupe et un signe de notoriété, de prestige voire d’indépendance des individus. Si on observe le même dispositif spatial à Keur Massar extension, les fonctions sont différentes. Les mosquées à l’intérieur des concessions y sont généralement adoubées d’internats éducatifs avec un enseignement coranique et islamique. Elles sont fréquentes dans la zone et leur espace de prière est ouvert au public. Leur répartition géographique forme non pas un continuum spatial comme c’est le cas en milieu Lebou, mais une implantation ponctuelle et structurante de l’espace urbain. On peut les considérer comme étant des maisons-mosquées dans la mesure où la fonction résidentielle est cette fois-ci subordonnée aux impératifs éducatifs et religieux voire financiers. Le fait qu’elles ne constituent qu’un dortoir pour les élèves et la famille gérante dévoile le primat accordé à la religion et à l’enseignement. Elles servent également de lieu d’hôtes pour les membres du réseau à partir duquel la mosquée-maison s’inscrit surtout dans un contexte marqué par l’effritement des réseaux de solidarités d’accueil des nouveaux migrants en milieu urbain. La deuxième catégorie de mosquées, le « Jaaka », est une bâtisse de petites dimensions (moins de 150 m²), toujours surplombée d’un seul et unique minaret. Ce sont des mosquées de proximité et de prières quotidiennes à l’échelle du quartier. Qu’elles soient situées dans une zone densément peuplée ou dans une zone à peuplement épars, elles restent des Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 234! Germivoire 4/2016 ! lieux de fortune que les premiers venus ont mis en place (première mosquée de la Safco, mosquée Sips, Sir Yaye Dior entre autres). Elles ne sont donc pas destinées a priori à la prière hebdomadaire du vendredi. On les trouve donc dans tous les quartiers mais les exemples types restent les mosquées de Médina Gana Sarr 1, de l’unité 14, de Sant Yalla, de l’APIX où seules les prières quotidiennes y sont organisées. La troisième est composée de mosquées dites « Juuma » appelées grandes mosquées. Elles sont des lieux dédiés et leur superficie est généralement supérieure à 150 m2. Elles se reconnaissent par leur architecture imposante, et les minarets (deux au minimum) qui surplombent le dôme. L’une des caractéristiques principales de la grande mosquée est de polariser de nombreux fidèles pour la prière de vendredi. Elle peut servir de lieu de célébration des deux « rakas4» des fêtes musulmanes, l’Aïd El Fitr (Korité) et l’Aïd El Kebir (Tabaski). Aujourd’hui ni la taille de la mosquée, ni la prière du vendredi ne sont des critères suffisants pour distinguer « Jaaka » et « Juuma ». Dans bien des « Jaaka » sont organisées les prières du vendredi. Ce choix est justifié par l’argumentaire selon lequel, les préceptes autorisent la prière du vendredi dans une petite mosquée quand le nombre de fidèles est égal ou supérieur à 13 personnes. Au moment de la prière, les fidèles formulent le vœu de faire de la « Jaaka » une « Juuma». Cette polyvalence généralisée de la fonction des mosquées renforce l’idée que celles-ci sont devenues des équipements urbains et de services, engendrant ainsi des territoires diffus, non hiérarchiques et non structurants. Ce mode d’inscription spatiale correspond bien à ce que Manga (2011 : 5) appelle la « structuration territoriale par modèle ponctuel ». La toponymie des mosquées, le profil des fidèles et/ou les pratiques cultuelles sont aussi des indicateurs pour les classer dans la zone d’étude. Par rapport à la toponymie, « la Mosquée Serigne Mansour Sy », la « Mosquée Baye Niass », la « Juuma mouride » relèvent d’une répartition et d’une appartenance apparente des mosquées aux confréries. Le nom de Serigne Mansour Sy évoque la Tijania de Tivaouane tandis que « Baye Niass » est associé à la branche Niassène de la Tijania de Kaolack et le terme mouride renvoie au Mouridisme5. Les pratiques cultuelles comme le « Wazifa » des « Tijane6 » ou le « Tchant » (actions de grâce) sont très prégnantes et peuvent aussi renseigner sur l’appartenance confrérique. Mais qu’on la considère par la toponymie ou par les pratiques cultuelles, cette répartition reste très approximative et souvent trompeuse. La Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 235! Germivoire 4/2016 ! mosquée Serigne Mansour n’est pourtant pas un lieu exclusif de la Tijania. Dans la pratique, les fidèles qui la fréquentent sont désignés comme des « Ibadourahmanes7». De même, la pratique du « Wazifa8» dans une mosquée ne signifie pas une obédience exclusivement tijane. Il est vrai que la filiation confrérique est très peu revendiquée sur le terrain au début du peuplement. Elle ne semblait déterminant ni dans les agendas locaux, ni dans le fonctionnement de l'organigramme des mosquées. Les mosquées revendiquent leur universalité par rapport aux confréries et aux grands courants islamiques. Pourtant, dans certaines mosquées, cette universalité ne signifie pas neutralité : les "ndiguel" (consignes ou recommandations du guide religieux) sont repris et appliqués même s'ils peuvent provenir de toutes les familles confrériques. De plus, certaines organisations ou jeux de positionnements s’inscrivent dans une stratégie de contrôle confrérique de la mosquée. « Heureusement ici dans notre quartier les mosquées n’ont pas de filiation confrérique ni ethnique. Ce sont des mosquées fréquentées par tous les musulmans. Mais j’ai constaté que l’une des mosquées (Modou Mbene) tire plus vers le mouridisme parce que l’Imam est un mouride, le chef spirituel l’est aussi et tous ceux qui suivent. » (Imam I.K., 65 ans). Dans ce sens, les mosquées deviennent à la fois des repères spatiaux et des marqueurs des identités sociales. 4. Discussion Les résultats montrent que l’implantation des mosquées s’inscrit dans des dynamiques territoriales dans les périphéries de la capitale sénégalaise. Elles sont au cœur des stratégies d’occupation de l’espace. Si pour certains, ces stratégies découlent d’une volonté de « vivre ensemble » et de « prier ensemble », pour d’autres, les impératifs économiques et religieux sont plus déterminants. Ce constat fournit des éléments de discussion, notamment sur les logiques et stratégies de territorialisation dans l’espace urbain ainsi que sur les enjeux en termes de diffusion des mouvements religieux dans la ville. 4.1. Les mosquées : une re-territorialisation de l’espace urbain La ville arabo-musulmane est organisée et centrée jusqu’au 19e siècle autour de la mosquée (Oleg, 2005). Au Sénégal, la ville religieuse se structure à partir de la mosquée. La ville de Touba en est l’exemple emblématique. A ce propos Cheikh Guèye (2002 : 362) a noté que « la réalité Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 236! Germivoire 4/2016 ! de la ville commence à partir de sa construction. C’est seulement à partir de son existence que le tissu urbain a pu se donner une orientation, un principe d’organisation, des structures ». Pour beaucoup d’observateurs, la mosquée est le cœur et l’âme de l’espace musulman. Décrivant Médina Gonasse, le village religieux devenu aujourd’hui lieu de pèlerinage connu au Sénégal, Cheikh Ba (1964 :88) relevait que ce dernier « a aussi un cœur, formé par la mosquée et l’ensemble des concessions entourant la maison de Cerno (guide spirituel)». Dans la zone de Keur Massar extension, la mosquée reste aujourd’hui un élément de (re)territorialisation. Elle reconfigure l’espace de vie en pôles, en lieux de solidarité ou d’exclusion. La proximité ou l’éloignement par rapport à une mosquée, le choix de la fréquenter ou non, le choix consensuel d’un imam ou des membres d’un comité de gestion sont autant d’éléments qui inscrivent dans l’espace de vie des limites et des frontières mentales. « Il y a des personnes qui habitent le quartier mais qui préfèrent aller prier dans d’autres mosquées comme il y en a qui laissent leurs mosquées pour venir dans la nôtre » (Imam T.S., quartier Sant Yalla). Les mosquées créent ainsi des territoires de fait et des territoires de pratiques comme il apparaît dans les propos suivants : « Il y a des habitants de la cité qui se lèvent tôt le matin pour aller vers d’autres mosquées parce que le Bilal9 qui détient les clés de la mosquée est un mouride et donc ne fait pas de Wazifa, par conséquent la mosquée n’est pas ouverte » (C.S.D, 61 ans, chef de quartier Safco). 4.2. Réseaux et stratégies d’occupation de l’espace des mosquées Schématiquement les mosquées-maisons résultent de stratégies individuelles. Les petites mosquées ou « Jaaka » sont toujours l’initiative des collectifs des résidents et que les grandes mosquées ou « Juuma » sont l’œuvre des interventions externes. Mais la mise en place des mosquées est bien plus complexe qu’elle n’apparaît dans ce schéma. Les individus, les collectifs de résidents et les acteurs externes (ONG) se mettent souvent en réseau pour créer le religieux dans l’espace urbain. Ils y agissent cependant sur des registres différents. Les logiques économiques et religieuses des individus, migrants de retour, contrastent avec la volonté affichée des collectifs de résidents de créer une communauté urbaine. Les stratégies des confréries et du mouvement wahhabite développées en vue de créer de nouveaux espaces du religieux dans la périphérie en écho à leur déploiement concurrentiel au niveau national peuvent être aussi distinguées. Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 237! Germivoire 4/2016 ! 4.2.1. Des migrants de retour : au service de logiques économiques et religieuses Si les mosquées-maisons Lebou sont les signes des rapports sociaux et des constructions patrimoniales, les maisons-mosquées de Keur Massar extension relèvent des stratégies d’appropriation et d’occupation spatiale associant la logique économique voire prosélytiste et les fondements strictement religieux. Ces stratégies sont à l’œuvre depuis les années 30 (Piga, 2002 : 213) et résultent d’un processus de diffusion d’un islam réformiste dont les étudiants africains des universités maghrébines et arabes des années 70 constituent les principaux vecteurs. Formés pour la plupart dans les pays arabes et en Afrique du Nord, les responsables de ces maisons-mosquées sont en général des migrants de retour qui cherchent à exploiter les opportunités économiques et financières d’une demande de plus en plus forte en éducation arabe et islamique. De plus, par leur réseau et proximité avec ces pays, ils sont aussi les points d’appui d’une islamisation réformiste (groupe ibadourahmane, et wahhabisme) dans les nouveaux espaces urbains. Le fait que ces mosquées soient presque toujours issues d’une reconversion foncière traduit en partie qu’elles participent bien à la stratégie d’implantation et de diffusion du religieux dans la ville. En réalité certains initiateurs s’appuient sur deux réseaux : le réseau des pays arabes et maghrébins pour le financement de la construction des infrastructures et le réseau migratoire pour l’exploitation lucrative. En effet, parmi les pensionnaires des internats on peut compter des enfants de ressortissants sénégalais à l’étranger (France, Etats-Unis, Espagne, etc.). Ces complexes socio-éducatifs assurent aux jeunes en mal d’intégration dans ces espaces migratoires une éducation religieuse et une socialisation plus conformes aux attentes des parents moyennant une contrepartie financière au projet. Il apparaît donc que la construction des maisons-mosquées relève de stratégies individuelles mais s'inscrivent paradoxalement dans des réseaux externes (diaspora, pays arabes) et des logiques économiques voire prosélytistes et strictement religieuses (promotion d'un islam nouveau). Le fonctionnement de ce type de mosquées est étroitement lié à la migration. 4.2.2. La mosquée, fondement du collectif urbain « Prier ensemble », « vivre ensemble », tels semblent être pour les résidents les conditions et les fondements de la production d’une urbanité au sens de l’ensemble des pratiques et manières d’être dans la ville. Les mosquées apparaissent sous ce rapport comme des lieux-moments de Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 238! Germivoire 4/2016 ! réalisation du collectif. C’est pourquoi la mise en place des premières mosquées de quartier, généralement les petites, résulte souvent de l’initiative des résidents. Ceux-ci peuvent être des individus. Dans ce cas, ce sont généralement des imams ou des membres des familles maraboutiques et confrériques qui récréent les situations vécues dans un ailleurs. « Le projet de mosquée vient de mon père qui a fait des démarches pour obtenir un terrain chez le promoteur. Mon père était imam dans notre ancien quartier. Lorsqu’on a aménagé ici il tenait à avoir une mosquée de proximité. Il s’est beaucoup investi pour que le quartier ait sa propre mosquée » (R.D, 41 ans, Présidente GPF, quartier Darou Rahmane). Les résidents peuvent servir d’intermédiaires entre les populations et les organisations non gouvernementales qui prennent en charge le financement de l’infrastructure. Dans le quartier de Médinatoul Mounawara, « l’initiative de la construction de la mosquée émane d’un résident du quartier qui a fait les démarches pour mettre en contact les populations et l’ONG qui a accepté de construire la mosquée » (A.D., 75 ans, notable). Ils peuvent être des bienfaiteurs qui ne résident point mais qui ont des attaches dans le quartier. « La mosquée a été construite par une bonne volonté ; c’est un parent à moi, il habite à Saint-Louis mais il est souvent en voyage dans les pays arabes » (E.M., 36 ans, Présidente GPF, cité Gendarmerie). Les bienfaiteurs peuvent demander une contrepartie en termes de prise en charge des manœuvres ou de participation aux travaux de construction. L’initiative peut venir d’un collectif résidentiel même si ce dernier est en cours de constitution compte tenu de la faiblesse du peuplement. « Avant que l’on ne construise la mosquée, nous faisions nos prières dans la cour de ma maison. Le projet de construction nous est venu dans une discussion entre habitants. Nous disposions déjà d’un espace pour la mosquée et nous avions senti le besoin de se rassembler pour la prière en tant que musulmans du même quartier. C’est comme ça que l’on a commencé à se cotiser 1000 francs CFA par mois par famille en vue de construire au moins un petit abri pour y faire nos prières » (M. N, 66 ans, Chef de quartier, Darou Salam). La constitution du collectif urbain à travers « le prier ensemble » et « le vivre ensemble » s’accompagne souvent d’une stratégie de sécurisation et d’appropriation foncières. L’appropriation ne pouvant se concevoir sans marquage (Veschambre, 2004 : 73), les formes de préservation vont d’une simple mise en place de blocs de pierres ou de bornes sur les limites des sites dédiés à la construction d’un abri provisoire. Dans certains quartiers, les populations ont utilisé des blocs de pierre pour délimiter l’espace de prière. Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 239! Germivoire 4/2016 ! Selon l’Iman de Sant Yalla « seuls 80 m² de la superficie ont été construits pour servir de lieu provisoire de prière et en même temps de signe d’appropriation de l’espace dédié à la mosquée ». Dans d’autres comme à l’unité 9, des abris provisoires sont aménagés. Dans tous les cas, il y a comme une chaîne d’acteurs qui se constitue pour la mise en place des mosquées. Le résident, le bienfaiteur ou l’ONG, le collectif. Mais cette chaîne n’est pas toujours permanente ; des populations peuvent refuser toute participation qu’elle vienne des privés ou des ONG. Il y a des formes de résistances locales au processus d’expansion de mosquées qui soient des lieux points d’appui d’une islamisation réformiste ou des manifestations spatiales des réseaux de financements disséminés par des ONG de pays du Golfe. La figure de l’imam comme autorité morale du quartier est dans ce cas contestée surtout s’il est imposé par le bailleur. « La mosquée du quartier à un imam. Mais le quartier n’a pas encore son imam » (M. T., 53 ans notable, quartier Firdawsi). 4.2.3. Les réseaux confrériques et réformistes : deux courants dans une logique concurrentielle de création d’urbanités. Les stratégies spatiales déployées par différents groupes ou réseaux religieux dans la localisation de leurs lieux de culte en ville ont été documentées par plusieurs auteurs (Gagnon et Germain, 2002 ; Dorier-Aprill, 2006 ; Pourtier, 2006). De même, la ville est un moyen de promotion des leaders religieux et de démarcation des identités confrériques (Samson, 2006:4 ; Sow, 2007 :153). L’action de ces groupes ou réseaux est bien perceptible à Keur Massar extension. « La personne qui a financé la construction a préféré garder l’anonymat. Il parait que c’est un Ibadou10. En effet ce sont ces mêmes personnes qui ont construit la plupart des mosquées dans cette zone. D’ailleurs si vous regardez bien c’est partout le même plan de construction » (Chef de quartier, Safco). Ce témoignage et bien d’autres confirment l’idée que l’islam sénégalais a produit dans les villes un arrangement et une sémiotique spatiaux et révèle l’importance des réseaux en œuvre dans cette production du religieux. Même si pour le cas des confréries hormis les Mourides, on fait rarement mention au ndiguel dans la mise en place des mosquées, les individus restent consciemment ou nom au service de leurs confréries. Ils participent à travers leurs modes opératoires à forger et à perpétuer une identité confrérique. Les propos de l’Imam de l’unité 16 entrent bien dans ce cadre : « J’ai crée la mosquée. En effet, je suis le petit fils d’El hadji Malick11 » (Imam M.K., 55 ans). L’exemple de la mosquée Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 240! Germivoire 4/2016 ! de l’unité 3 est aussi significatif. Un fidèle mouride a donné le terrain, a construit la mosquée et installé l’imam qui se trouve être mouride. Pour la mosquée de Médinatoul Mounawara, le surnom de « Juuma niassène » s’explique. « Ce nom fait référence à notre confrérie. Nous sommes des Niassènes et les habitants utilisent cette référence pour indiquer aux étrangers notre communauté » (A.D., 75 ans, notable). Mais outre les mosquées, la toponymie des lieux d’implantation tout azimut de daara ou internats sont des signes d’une urbanité empreinte du religieux, en gestation dans la périphérie de Dakar. La toponymie religieuse est d’ailleurs une des marques les plus importantes qui accompagnent la production urbaine. Les arrêts de bus comme les quartiers sont presque toujours nommés en référence à la religion musulmane. Les inscriptions murales sont aussi fréquentes sur les façades de résidences, sur des clôtures de lieux publics ou privés. L’inscription « Bamba fepp », littéralement « Bamba est partout », que Serigne Modou Kara12 a inventée en est une illustration. Devenue un graffiti, inscrit sur la plupart des murs des quartiers, cette notion est aujourd’hui le symbole d’un mouridisme expansif et conquérant. Qu’elle indique des territoires mourides ou supposés, elle reste une inscription qui frappe les esprits et reconfigure l’imaginaire religieux et social en le centrant sur une sémantique confrérique. Conclusion Cet article a apporté deux résultats majeurs relatifs à la contribution du religieux dans la production de l’espace et des territorialités dans les périphéries urbaines dakaroises. Le premier a montré la primauté de la symbolique du lieu de culte dans la production de l’espace. En effet, l’implantation des mosquées à partir de l’exemple de Keur Massar extension anticipe la production de la ville sénégalaise en faisant preuve d’une capacité inédite d’articulation de stratégies individuelles et collectives dans des logiques théologiques, confrériques et économiques. Celles-ci s’inscrivent d’ailleurs dans plusieurs échelles marquant symboliquement et physiquement les paysages urbains, les pratiques et les représentations citadines. Cette anticipation permet de produire des services qui occupent une place importante dans la fabrique des lieux, des identités et territorialités dans la ville émergente. Ce qui n’est pas nouveau. Le second résultat est par contre inédit car il remet en cause les schémas classiques de lecture des types et des catégories de lieux de culte. Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 241! Germivoire 4/2016 ! En effet, l’urbanisation de la périphérie dakaroise s’accompagne de l’émergence de nouvelles formes typologiques des lieux de culte : les mosquées confrériques cohabitent désormais avec les maisons-mosquées des courants ibadourahmane et wahhabite ainsi que celles sans filiation parce que se disant plus universalistes. Ce changement est-il lié au profil socioéconomique et culturel des résidents des périphéries urbaines ? Est-ce qu’il préfigure de nouveaux rapports à l’islam confrérique ? Est-ce dû à la poussée de l’islam réformiste ? Cette remise en cause des schémas classiques de lecture des types et catégories de lieux de culte est un axe de recherche qui mérite d’être approfondi dans d’autres périphéries urbaines de villes sénégalaises et ouest africaines. Cette étude est ainsi le prélude d’un programme de recherche sur les territoires du religieux en Afrique de l’Ouest. Ce sera l’occasion d’approfondir certaines questions évoquées ci-dessus ou non. Il s’agit entre autres des réseaux migratoires et financiers autour des lieux de culte et leurs pouvoirs d’influence sur les stratégies d’occupation et de contrôle de l’espace urbain. Les modes d’opération des réseaux de financement des lieux de culte qui participent à la promotion de figures et/ou d’une idéologie religieuse, de même que les pratiques de courtage qu’ils développent méritent d’être mieux documentés. D’autant plus que l’essentiel des financements vient de l’extérieur dans le cadre d’une coopération bailleurs-ONG et entrepreneurs locaux. Autour des lieux de culte se greffent en réalité de nouvelles formes de circulation d’individus, de valeurs, de savoirs, d’idéologies et de biens qui s’écartent des canaux habituels des migrations internes et internationales. Ces perspectives devraient, de fait, conduire à l’élaboration et à l’approfondissement d’une production de cartographie dynamique du religieux et des mosquées dans la re-territorialisation des espaces urbains et des facteurs qui les sous-tendent. Bibliographie 1. Bâ C., 1964, Un type de conquête pionnière en Haute Casamance (Sénégal) : Medina Gonasse, Thèse de doctorat de 3e cycle, Université de Paris, FLSH, 268p. 2. Coulon C., 2002, « Aires et frontières religieuses en Afrique », in DORELG. (dir.), Actes du Festival International de Géographie, Saintdes-Vosges, 2002, http://archives-fig-st- die.cndp.fr/actes/actes_2002/coulon/article.htm. Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 242! Germivoire 4/2016 ! 3. Diongue M., 2012, «Les périphéries rurales et la métropolisation : mutations et dynamiques territoriales. Le cas de Dakar », in Manga C.T. (dir.), Le Sénégal, quelles évolutions territoriales ? L’Harmattan, Etudes africaines, pp 63-107. 4. Dorier-Appril E., 2006, « Les échelles du pluralisme religieux en Afrique subsaharienne », L’information géographique, n° 4, pp. 46-65. 5. Gagnon J.E. et Germain A., 2002, « Espace urbain et religion : esquisse d’une géographie des lieux de culte minoritaires de la région de Montréal, Cahiers de Géographie du Québec, n° 128, septembre, pp 143-163. 6. Gueye C., 2002, Touba, la capitale des Mourides, ENDA-Karthala-IRD, Paris, 532 p. 7. Piga A., 2002, Dakar et les ordres soufis : processus socioculturels et développement urbain au Sénégal contemporain, L’Harmattan, Paris, 525p. 8. Oleg G., 2005, « La mosquée et le sanctuaire Sainteté des lieux en Islam », Revue de l’histoire des religions, 4,pp. 481-489. 9. Plouchart L., 2009, « Le maillage religieux de l’espace. Questions sur les territoires vécus par les fidèles catholiques ». Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 116, n°3, pp. 141-160. 10. Pourtier R., 2002, « Les territoires des religions en Afrique : enjeux et acteurs », in Dorelg. (dir.), Actes du Festival International de Géographie, Saint-des-Vosges, 2002, http://archives-fig-st- die.cndp.fr/actes/actes_2002/coulon/article.htm. 11. Racine J-B. Et Walther O., 2003, « Géographie et religions : une approche territoriale du religieux et du sacré », L’information géographique, n° 3, pp. 193-221. Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 243! Germivoire 4/2016 ! 12. Samson F., 2006. « Identités islamiques dakaroises. », Autrepart, 3/ 2006 (n° 39), pp. 3-19, URL : www.cairn.info/revue-autrepart-2006-3page-3.htm. 13. Sow O., 2007, « Territorialisations concurrentes dans les villes religieuses au Sénégal : le cas de Tivaouane », in PIERMAY J-L et SARR C. (eds.), La ville sénégalaise : une invention aux frontières du monde, Karthala, Paris, pp. 153-170. 14. Veschambre V., 2004, « Appropriation et marquage symbolique de l’espace : quelques éléments de réflexion ». ESO, Travaux et documents, n°21, mars, pp73-77. Mamadou Bouna TIMERA, Momar DIONGUE, Pape SAKHO, Aminata NIANG DIENE et Abdoulaye DIAGNE: Islam et production des espaces urbains au Sénégal : les mosquées dans la périphérie de Dakar (Keur Massar extension) ! ! 244!