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Rosa Beltrán Haute infidélité roman traduit de l’espagnol (Mexique) par Pauline Duval Éditions de la Différence Haute infidélité.indd 5 16/07/2013 09:31:37 Elle était tombée amoureuse. D’un homme au physique peu athlétique et avec des poches sous les yeux. Elle n’avait pas pu l’éviter. On ne peut pas éviter ces choses-là, même si on essaye. Et elle n’avait pas essayé. Pourtant, en un jour pareil, elle aimait imaginer ce qui se serait passé, ce qui lui serait advenu si elle avait choisi une autre option, n’importe laquelle. On ne devrait pas gaspiller autant d’énergie dans l’amour, se dit-elle, il n’existe aucune raison objective de préférer l’amour à d’autres expériences. Elle appuya sur l’accélérateur, convaincue de s’efforcer d’arriver le plus vite possible. En réalité, elle tentait de s’en persuader. Auprès de Julián, elle se sentait pousser des ailes. Quelle que soit son humeur, elle était toujours excitée, toujours excitante. C’était déjà une bonne raison d’avoir préféré Julián à tout le reste. À ses fameuses études de genre, par exemple. Une autre raison tenait à l’histoire de sa malchance. Deux raisons, telles des jumelles 7 Haute infidélité.indd 7 16/07/2013 09:31:37 tyranniques : le désir frénétique et la malchance. L’amour est un chien de l’enfer, disait Bukowski. Qui pourrait soutenir le contraire ? Elle regarda autour de la voiture, comme si elle interrogeait un public invisible. Pas elle. Elle attendit que le feu passe au vert, accéléra et se creusa un peu la tête. Elle ne pensait pas grand-chose du désir. Rien de décisif. En revanche, elle avait plusieurs exemples de malchance. Cet oncle, d’abord, le jour de ses quatre ans, qui l’avait assise sur ses genoux quand elle s’était approchée pour lui dire bonjour. Elle avait senti la main de l’oncle qui sortait un truc mou d’une fermeture éclair et le posait sous sa robe en dentelle, bouffante comme une meringue. Puis il s’était balancé et serré contre elle, s’interrompant pour applaudir entre deux numéros, si content apparemment de voir de petits chiens sauter dans des cerceaux, qu’il prenait ses menottes et la faisait applaudir. Cette première expérience n’avait pas été épouvantable, quoiqu’elle n’en ait jamais parlé. Plus tard, elle s’était même considérée comme une personne discrète. Elle avait décidé qu’il existait des secrets qu’on pouvait dire, bien qu’il faille taire la plupart d’entre eux. Pas les plus terribles mais les plus inconvenants. Par exemple : le sentiment qu’elle éprouvait, adolescente, quand elle se dirigeait vers un groupe de jeunes au cours d’une fête et qu’elle les voyait s’écarter, riant et échangeant des regards devant son visage couvert d’acné, comme si une 8 Haute infidélité.indd 8 16/07/2013 09:31:37 explosion d’hormones vivante approchait. Quand elle avait entendu son premier surnom – Calculette, à cause des boutons –, elle avait cru mourir. Le deuxième – Printemps, à cause des bourgeons –, lui avait fait l’effet d’une pierre écrasant une larve calcinée par le soleil. Au troisième, elle était blasée. La crise nerveuse avait pris la forme subtile d’une voix, la voix de sa mère qui lui disait : regardetoi en moi. Nous, les femmes, n’avons pas besoin de l’approbation des hommes. L’idée l’avait atterrée et incitée à suivre plusieurs régimes. Le régime de la lune, le régime de l’ananas et du lait, et le régime du désespoir à base de rognures d’ongles. À dixsept ans, elle avait emménagé seule. Elle ne parlait à personne et, quand elle se promenait au parc, elle détournait le regard des couples. Elle habitait un petit appartement dans un immeuble de quatre étages où, bien qu’elle ne dise jamais bonjour, des hommes plus âgés qu’elle l’abordaient. Ils plantaient leurs yeux sur elle comme sur un cadavre. – Je m’inquiète pour toi, disaient-ils. Ces hommes n’étaient jamais célibataires ni mariés, mais en train ou sur le point de se séparer de leurs femmes. Ils étaient déçus de tout et de rien, dépressifs et ennuyeux comme la pluie. Les seuls hommes jeunes qu’elle avait connus étaient soit des adeptes de la gonflette, soit des mollassons. Surtout des mollassons. – Comment peux-tu lire un auteur appelé Honoré ? lui avait demandé un homme après une nuit 9 Haute infidélité.indd 9 16/07/2013 09:31:37 passionnée, quand il l’avait vu lire Le Père Goriot au lit. Le pire, ce n’est pas que tu lises un auteur appelé Honoré, mais que tu le croies. – Tu es vraiment bizarre, lui avait dit un autre. Pourquoi ne fais-tu pas de sport ? Tu ne sais pas que le meilleur moyen de te débarrasser de ton corps, c’est de t’en occuper ? Avant d’accélérer à nouveau, elle pensa : À chaque fois, son corps s’était dressé entre elle et les autres. L’année où elle s’était inscrite en fac de lettres, sa vie avait changé. Les boutons avaient disparu, elle avait pris des formes et un amant, Klaus, un de ses camarades à l’accent berlinois. Un excommuniste, ex-boursier de la RDA, enchanté par le soleil et l’érotisme du pays, selon ses propres mots. Peut-être était-ce le mystère qui émanait de la voix et des gestes brusques et chaleureux de Klaus, le fait d’étudier la poésie ou d’avoir vingt ans, l’un ou l’autre, ou tout à la fois, qui l’avait entraînée dans cette folle passion. Ensemble, ils étudiaient Denis de Rougemont : ils élaboraient de longues théories sur l’impossibilité d’aimer puis faisaient l’amour pendant des heures et des heures. Sans vraiment y réfléchir, elle avait cru qu’ils finiraient par vivre ensemble. La nuit précédant l’examen, Klaus lui avait confessé qu’il était marié et père de deux enfants, qu’il n’avait pas voulu le lui dire car passer à côté de cet amour lui avait semblé injuste envers le destin. 10 Haute infidélité.indd 10 16/07/2013 09:31:37 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Le Paradis c’était nous, roman, 2011. Titre original : Alta infidelidad. © Rosa Beltrán. © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2013, pour la traduction en langue française. Haute infidélité.indd 4 16/07/2013 09:31:36