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Rosa Beltrán
Haute infidélité
roman
traduit de l’espagnol (Mexique)
par Pauline Duval
Éditions de la Différence
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Elle était tombée amoureuse. D’un homme au
physique peu athlétique et avec des poches sous
les yeux. Elle n’avait pas pu l’éviter. On ne peut
pas éviter ces choses-là, même si on essaye. Et
elle n’avait pas essayé. Pourtant, en un jour pareil, elle aimait imaginer ce qui se serait passé, ce
qui lui serait advenu si elle avait choisi une autre
option, n’importe laquelle. On ne devrait pas gaspiller autant d’énergie dans l’amour, se dit-elle,
il n’existe aucune raison objective de préférer
l’amour à d’autres expériences. Elle appuya sur
l’accélérateur, convaincue de s’efforcer d’arriver le plus vite possible. En réalité, elle tentait de
s’en persuader. Auprès de Julián, elle se sentait
pousser des ailes. Quelle que soit son humeur, elle
était toujours excitée, toujours excitante. C’était
déjà une bonne raison d’avoir préféré Julián à
tout le reste. À ses fameuses études de genre, par
exemple. Une autre raison tenait à l’histoire de
sa malchance. Deux raisons, telles des jumelles
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tyranniques : le désir frénétique et la malchance.
L’amour est un chien de l’enfer, disait Bukowski.
Qui pourrait soutenir le contraire ? Elle regarda
autour de la voiture, comme si elle interrogeait un
public invisible. Pas elle. Elle attendit que le feu
passe au vert, accéléra et se creusa un peu la tête.
Elle ne pensait pas grand-chose du désir. Rien de
décisif. En revanche, elle avait plusieurs exemples
de malchance.
Cet oncle, d’abord, le jour de ses quatre ans,
qui l’avait assise sur ses genoux quand elle s’était
approchée pour lui dire bonjour. Elle avait senti la
main de l’oncle qui sortait un truc mou d’une fermeture éclair et le posait sous sa robe en dentelle, bouffante comme une meringue. Puis il s’était balancé
et serré contre elle, s’interrompant pour applaudir entre deux numéros, si content apparemment
de voir de petits chiens sauter dans des cerceaux,
qu’il prenait ses menottes et la faisait applaudir.
Cette première expérience n’avait pas été épouvantable, quoiqu’elle n’en ait jamais parlé. Plus tard,
elle s’était même considérée comme une personne
discrète. Elle avait décidé qu’il existait des secrets
qu’on pouvait dire, bien qu’il faille taire la plupart
d’entre eux. Pas les plus terribles mais les plus
inconvenants. Par exemple : le sentiment qu’elle
éprouvait, adolescente, quand elle se dirigeait vers
un groupe de jeunes au cours d’une fête et qu’elle
les voyait s’écarter, riant et échangeant des regards
devant son visage couvert d’acné, comme si une
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explosion d’hormones vivante approchait. Quand
elle avait entendu son premier surnom – Calculette, à cause des boutons –, elle avait cru mourir.
Le deuxième – Printemps, à cause des bourgeons –,
lui avait fait l’effet d’une pierre écrasant une larve
calcinée par le soleil. Au troisième, elle était blasée.
La crise nerveuse avait pris la forme subtile
d’une voix, la voix de sa mère qui lui disait : regardetoi en moi. Nous, les femmes, n’avons pas besoin de
l’approbation des hommes. L’idée l’avait atterrée et
incitée à suivre plusieurs régimes. Le régime de la
lune, le régime de l’ananas et du lait, et le régime
du désespoir à base de rognures d’ongles. À dixsept ans, elle avait emménagé seule. Elle ne parlait
à personne et, quand elle se promenait au parc, elle
détournait le regard des couples. Elle habitait un petit appartement dans un immeuble de quatre étages
où, bien qu’elle ne dise jamais bonjour, des hommes
plus âgés qu’elle l’abordaient. Ils plantaient leurs
yeux sur elle comme sur un cadavre.
– Je m’inquiète pour toi, disaient-ils.
Ces hommes n’étaient jamais célibataires ni
mariés, mais en train ou sur le point de se séparer de leurs femmes. Ils étaient déçus de tout et de
rien, dépressifs et ennuyeux comme la pluie. Les
seuls hommes jeunes qu’elle avait connus étaient
soit des adeptes de la gonflette, soit des mollassons. Surtout des mollassons.
– Comment peux-tu lire un auteur appelé Honoré ? lui avait demandé un homme après une nuit
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passionnée, quand il l’avait vu lire Le Père Goriot
au lit. Le pire, ce n’est pas que tu lises un auteur
appelé Honoré, mais que tu le croies.
– Tu es vraiment bizarre, lui avait dit un autre.
Pourquoi ne fais-tu pas de sport ? Tu ne sais pas
que le meilleur moyen de te débarrasser de ton
corps, c’est de t’en occuper ?
Avant d’accélérer à nouveau, elle pensa :
À chaque fois, son corps s’était dressé entre
elle et les autres.
L’année où elle s’était inscrite en fac de lettres,
sa vie avait changé. Les boutons avaient disparu,
elle avait pris des formes et un amant, Klaus, un
de ses camarades à l’accent berlinois. Un excommuniste, ex-boursier de la RDA, enchanté par
le soleil et l’érotisme du pays, selon ses propres
mots. Peut-être était-ce le mystère qui émanait de
la voix et des gestes brusques et chaleureux de
Klaus, le fait d’étudier la poésie ou d’avoir vingt
ans, l’un ou l’autre, ou tout à la fois, qui l’avait
entraînée dans cette folle passion. Ensemble, ils
étudiaient Denis de Rougemont : ils élaboraient de
longues théories sur l’impossibilité d’aimer puis
faisaient l’amour pendant des heures et des heures.
Sans vraiment y réfléchir, elle avait cru qu’ils finiraient par vivre ensemble. La nuit précédant l’examen, Klaus lui avait confessé qu’il était marié et
père de deux enfants, qu’il n’avait pas voulu le lui
dire car passer à côté de cet amour lui avait semblé
injuste envers le destin.
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
Le Paradis c’était nous, roman, 2011.
Titre original : Alta infidelidad.
© Rosa Beltrán.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2013,
pour la traduction en langue française.
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