Désagrégationde la Yougoslavie

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Désagrégationde la Yougoslavie
dossier
Désagrégation de la Yougoslavie :
nations durables, fédération impossible ?
Par Joseph Krulic
Fernand Braudel 1987
Président de la 10e chambre de la CAA Paris
Historien1
Fédérale ou pas, dominée
par les Serbes ou par une
direction slovéno-croate,
la Yougoslavie fut un
ensemble multinational
dont le vouloir-vivre
ensemble ne fut jamais
vérifié par des élections
libres, ce qui ne signifie
pas que les habitants
furent hostiles à cet État
de manière continue.
Mais l’exemple de l’URSS
et de la Tchécoslovaquie
montre que même les
fédérations enracinées
dans un long passé
impérial se sont noyées
dans le naufrage général
du communisme.
L
es guerres de Yougoslavie en 19911999, voire 2001, ont, avec d’autres
événements aux frontières de l’Europe
(Caucase, notamment), avant même le 11
septembre 2001 et les phénomènes actuels
de terrorisme, semé l’inquiétude et fait douter
de la « mondialisation heureuse » chère à
certains anciens élèves de l’Ena. Le 16
décembre 1991, un même Conseil européen
publiait le traité de Maastricht d’Union
monétaire et définissait les conditions de
reconnaissance, par les États de ce qui
ce qui ne s’appelait pas encore l’Union
européenne, des républiques d’un État en
voie de désagrégation rapide, la République
populaire fédérale de Yougoslavie, tandis que
la Conférence de Minsk (8-10 décembre
1991) mettait fin à l’URSS et que le
président Gorbatchev signait sa démission
le 25 décembre 1991.
La désagrégation yougoslave pose beaucoup
de problèmes historiques, politiques,
juridiques, philosophiques. Sa coïncidence
chronologique avec une volonté de renforcer
la construction européenne, dont Jacques
Delors aurait voulu qu’elle constitue
une « fédération d’États-nations », est,
notamment, troublante. Une fédération,
involontaire ou non consentie, peut échouer,
mais cela suffit-il à expliquer l’échec ? Les
nations, cristallisées au XIXe siècle, sont-elles
à ce point enracinées, qu’elles mettent en
péril tout transfert durable de souveraineté
et tout idéal politiquement universaliste ?
Comment expliquer l’impuissance des
idéologies politiques universalistes ?
Une Fédération contre la volonté
de ses peuples ?
Il est vrai que le regroupement de plusieurs
peuples « yougoslaves » au sens linguistique
du mot et de quelques autres segments de
peuples ou minorités nationales dans un seul
ensemble politique, dont le nom a varié, n’a
jamais été approuvé par une élection libre
ou par un référendum qu’un juriste actuel du
Conseil de l’Europe puisse regarder comme
conforme au standard de l’État de droit. Le
Royaume des Serbes, Croates et Slovènes
de la Constitution du 28 juin 1921 résultait
de la victoire des Alliés, refusée par les
Croates du fait de son caractère centralisé,
et plus précisément de la Serbie. Si l’idée
d’un regroupement des Serbes, Croates, et
Slovènes a été imaginé ou souhaité par des
intellectuels, notamment croates, du XIXe
siècle, les hommes politiques croates ne
l’imaginaient que dans le cadre d’un accord
juridique entre la Croatie et la Serbie, à
l’instar de l’Ausgleich austro-hongrois de
1867 et de l’accord (Nagodba) entre la
Hongrie et la Croatie de 1868.
Cela est si vrai que cet accord a fini par être
conclu, le 26 août 1939 et ce Sporazum
(compromis) institue une province autonome
(Banovina) de Croatie, qui englobe le Nord et
l’Ouest de la Bosnie-Herzégovine. Le premier
président de la Croatie indépendante, Franjo
Tudjman (1922-1999, président de 1990 à
1999), voyait, dans cette division partageant
la Bosnie entre Serbie et Croatie, l’idéal
souhaitable.
Pour la culture politique croate, être
inclus dans une Serbie-Croatie avec des
compétences juridiques garanties par un
accord juridique normatif est tout aussi
acceptable que d’être inclus dans une
Autriche-Hongrie-Croatie après 1867
(jusqu’à 1918) ou même de 1526 à 1918,
ou d’adhérer à l’Union européenne (depuis
le 1er juillet 2013). La culture politique
serbe est différente. Après la domination
ottomane (1389 à 1804, pour l’essentiel
ou 1451 à 1878, où le congrès de Berlin
de 1878 reconnaît l’indépendance de la
Serbie en droit international public), les
Serbes se perçoivent souvent, en 1918,
au-delà de l’attentat de Sarajevo du 28
juin 1914, comme les libérateurs de frères
« yougoslaves ».
Même si ce n’est pas toujours le cas,
les Constitutions imposées entre 1921
et 1941 (Constitution du 28 juin 1921,
Constitution du royaume de Yougoslavie
de 1931) sont centralisées, voulant défaire
les réalités politiques locales. Ce mélange
de transposition du modèle centralisé
français et de sentiment de supériorité
politique des Serbes se heurte frontalement
à la culture politiquement dominante en
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Vivre ensemble ? Mais encore…
Croatie, fédéraliste et qui se perçoit comme
« européen », du fait de l’héritage catholique
et « habsbourgeois ». Comme le dit un
ancien communiste et intellectuel croate,
Ante Ciliga, les Serbes ont un complexe
(de supériorité) politique et les Croates un
complexe (de supériorité) culturel.
Cela n’épuise pas le sujet. Il est tout à fait
exact de dire que la Yougoslavie communiste
de Josip Broz, dit Tito (1892-1980,
président ou principal dirigeant de 1945
à 1980) a voulu inverser le modèle de la
monarchie yougoslave, serbe et centralisée
de 1918 à 1941. Tito, de mère slovène
et de père croate, était un natif du nord
de la Croatie et sa culture de base était
« austro-hongroise » jusqu’à la caricature
de ses uniformes blancs ou chamarrés. Son
idéologue favori, en tout cas après 1953,
le slovène Edvard Kardelj (1910-1979)
avait l’hégémonie serbe en horreur. Toutes
les nombreuses Constitutions communistes
yougoslaves ont été fédérales et la dernière,
celle du 21 février 1974, l’a été à un point
extrême. Toutefois, le Parti communiste, qui
prend le nom de Ligue des communistes
après 1953, était censé assurer l’unité
d’inspiration et de direction, ce qui fut
difficile après 1965, 1971, 1976, 1980
et impossible après 1986.
Par ailleurs, l’armée fédérale et même la
police dans certaines de ses composantes
(police secrète ou politique, qui prend le nom
d’UDBA après 1953) n’étaient nullement
décentralisées, et le constat unanime est
bien que les forces de sécurité sont dominées
par les Serbes, notamment de Bosnie ou
de Croatie rurales, régions de « Partisans »
en 1941-1945, où la carrière militaire ou
policière constitue un débouché, un peu
comme en Corse ou en Corrèze.
Fédérale ou pas, dominée par les Serbes ou
par une direction slovéno-croate en 19661980 comme le diront les dirigeants serbes
après 1986, il est vrai que la Yougoslavie fut
un ensemble multinational dont le vouloirvivre ensemble ne fut jamais vérifié par
des élections libres. Cela ne signifie pas
que les habitants furent hostiles à cet État
de manière continue. En 1925-1928 et
en 1939-1941, les partis représentés au
parlement jouent le jeu de la participation
aux institutions. En 1948-1957, la rupture
Tito/Staline, proclamée par le Kominform le
28 juin 1948, oblige le modèle yougoslave
à devenir original et provoque une forme de
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rassemblement, surtout en 1951-1954. La
contingence y a joué sa part : sans l’invasion
par l’Allemagne nazie de la Yougoslavie du
6 avril 1941, dont les causes dépassent
le contexte local, un apaisement général
était possible.
Les contradictions
de l’héritage titiste
Mais après la Seconde Guerre mondiale
et la rupture imposée par Staline, les
contradictions du modèle titiste, qui le
font osciller entre réformes économiques
libérales (réformes de 1965), fédéralisme
accentué et décentralisation (réformes
constitutionnelles de 1968, et, en partie,
celle du 21 février1974) et reprises en
main plus répressives (répression du
« printemps croate » en 1971 et des libéraux
serbes en 1972, procès en Bosnie contre les
« musulmans » en 1981-1983).
En réalité, l’exemple de l’URSS, dissoute en
décembre 1991, et de la Tchécoslovaquie,
dissoute le 1er janvier 1993, montre que
même les fédérations enracinées dans un long
passé impérial ou dans un passé en partie
démocratique (cas de la Tchécoslovaquie
entre 1919 et 1939 et 1945-1948) se
sont noyées dans le naufrage général du
communisme. La Tchécoslovaquie l’a fait
de manière pacifique.
Ce qu’il faut expliquer dans le cas yougoslave,
c’est la violence, ce n’est pas la séparation.
Slovénie et Croatie constituent des nations
distinctes, dotées de langues distinctes.
Leurs différends juridiques, sur les frontières
maritimes notamment, et économiques, sont
sérieux. Mais des instances arbitrales ou
juridictionnelles règlent ces conflits.
Dans le cas des relations entre la Serbie,
qui a appuyé des populations serbes de
Croatie et de Bosnie, et les autres entités ou
républiques (Croatie, Bosnie-Herzégovine,
Kosovo), cela a pris une forme violente.
Les causes en sont multiples. Beaucoup
d’observateurs pointent le rôle de Slobodan
Milosevic lui-même. Un historien français de
la longue durée2 peut remarquer que le refus
de la domination ottomane a créé chez les
Serbes au sens large (dont une partie des
Monténégrins) une culture de la résistance,
qui est aussi une culture de la violence, que
la guerre des Partisans de 1941-1945 n’a
fait qu’accentuer. Cette acceptation de la
violence, commune à beaucoup de régions
qui ont été sous domination ottomane (cf.
les chrétiens de la montagne libanaise),
n’est pas serbe en tant que telle.
Les Croates d’Herzégovine, qui ont connu
la domination ottomane et la résistance
contre elle, sont souvent des nationalistes
extrémistes, notamment oustachis. Ante
Pavelic (1889-1959), chef de l’État oustachi
en 1941-1945, en est originaire. Le clan
des « herzégoviniens » qui essayaient
d’influencer dans un sens nationaliste
dur Franjo Tudjman, président croate des
années 1990-1999, et notamment son
ministre de la Défense Gojko Susak (19461998), y trouvent ses racines. En revanche,
les Serbes de Voïvodine, qui ont connu
la domination des Habsbourg dans les
années 1697 à 1918, ont développé une
culture politique beaucoup plus apaisée.
Les racines de l’acculturation à la violence
sont multiséculaires, mais la Seconde Guerre
mondiale et le culte communiste de la
guérilla des « Partisans » l’ont entretenue.
Conclusion
Si la tragédie yougoslave comporte des
leçons, ce qui ne va pas de soi, c’est que
les constructions multinationales, surtout
si elles sont involontaires et récentes, sont
fragiles, sans que l’accord des volontés
initiales ou les compromis raisonnables en
cours de route ne les prémunissent contre
une désagrégation explosive ou une entropie
lente. Les processus d’acculturation
passée à la violence politique et à la
construction, corrélativement, d’un État
perçu comme légitime, continuent de jouer
un rôle présent. L’interposition de quelques
dizaines d’années de communisme
n’empêche pas, bien au contraire pourraiton dire (les trois fédérations communistes
d’Europe, substitution d’empires passés,
se sont effondrées en 1991-1993),
ce dépérissement des ensembles
multinationaux. Comme les autres États
du monde, et comme c’était déjà la
tendance en 1870-1914, ces régions
connaissent le double processus de la
« nationalisation » des identités politiques
et de la « mondialisation » des économies.■
1 - Il est notamment l’auteur d’une Histoire de la Yougoslavie de 1945 à nos
jours (Editions Complexe, 1993).
2 - Jean-Baptiste Duroselle, Tout empire périra. Une vision théorique des
relations internationales, Publications de la Sorbonne, 1981.