Philon d`Alexandrie, les interdits alimentaires et le plaisir à table

Transcription

Philon d`Alexandrie, les interdits alimentaires et le plaisir à table
Philon d’Alexandrie, les interdits alimentaires et
le plaisir à table
J’ai toujours été curieux de l’origine des interdits alimentaires des différentes religions. Les
prescriptions alimentaires de l’Ancien Testament m’ont toujours étonné.
Pourquoi les Juifs interdisent-ils les grenouilles, le porc, le chameau, la raie et les
dauphins ? On dirait une énumération à la Prévert sans que l’on puisse trouver un dénominateur
commun.
Aussi pourquoi mettre le poète Clément Marot en prison sous François Ier pour avoir été accusé
de manger du lard en Carême ?
Et pourquoi les deux jeunes missionnaires mormons prennent-ils tant de plaisir à boire du café et
transgresser la règle de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours dans l’amusante
comédie musicale The Book of Mormon qui se joue à Londres et à New-York ?
Philon d’Alexandrie (c.13 BC – 50 AD), philosophe juif hellénisé vivant au temps du Christ, avait
déjà réfléchi au problème et procédé à une interprétation allégorique des interdits alimentaires de
l’Ancien Testament. Pour lui leur but était d’interdire « la consommation des animaux dont la
chair a le meilleur goût et risque donc d’entraîner le péché de gloutonnerie». Il en donne un
exemple précis: «Lorsque je suis allé à de riches dîners et que je n’étais pas arrivé avec la raison,
je suis devenu l’esclave des mets préparés; mais lorsque je suis venu avec la raison, je devins
d’esclave maître » (cité par Jean Daniélou, futur cardinal et membre de l’Académie française).
Pour Philon, l’objectif des commandements diététiques est moral. Il vise à imposer un
comportement éthique correct pour éviter les dérives fatales du goût. Suivant l’exemple de Platon
et d’Aristote, il veut modérer les passions. Cette métriopathie est moins sévère que la
suppression des passions dans l’apathie stoïcienne réservée aux sages. Voilà une interprétation
différente des interprétations utilitaires, par exemple le risque de contagion des porcs ladres
(mais les moutons et les vaches n’ont-ils pas aussi leurs épizooties?). Ou encore l’interprétation
des interdits alimentaires comme des tabous telle la curieuse interdiction romaine de manger des
pics verts que Plutarque met en rapport avec le culte de Mars.
Le porc est interdit dans l’Ancien Testament parce qu’il a le sabot fendu mais ne rumine pas. Il
est aussi interdit six siècles plus tard par le Coran. Philon nous dit que « ceux qui en mangent
(pas lui car il est juif) lui ont dit que c’est l’animal dont la viande est la meilleure ». Le cas du
cochon me semble clair et Philon a bien raison. Cet animal dont on ne perd que les sabots et le cri
est l’un des plus goûteux qui soit.
Cette année, j’ai dégusté en août un cochon de lait confit aux glands (« cochinillo confitado,
migas, bellotas vegetales y aromas de prado ») au restaurant Azurmendi près de Bilbao qui était
une pure merveille (trois étoiles Michelin depuis novembre 2012 et très recommandé). En France
il existe un adage selon lequel dans le cochon tout est bon et c’est bien vrai. Pour les peuples
chinois (han) et vietnamien, le porc est le symbole de la prospérité et de l’abondance. Environ un
milliard de cochons sont élevés chaque année dans le monde dont la moitié en Asie. Le
gouvernement chinois a même créé une réserve stratégique de 200.000 tonnes de viande de
cochon congelée, à l’instar de ce qu’il fait pour le pétrole ! Très clairement un animal propre à la
gastronomie et à la gloutonnerie ! On l’interdit parce que c’est trop bon.
Le sang est interdit par les Juifs, les Musulmans et les Témoins de Jéhovah et cette interdiction
implique des règles d’abattage des animaux qui seraient très suivies dans les abattoirs et pas
seulement pour la consommation juive ou musulmane. Pour moi j’aime le boudin et ne vois pas
pourquoi s’en passer, mais les règles d’abattage sont un autre sujet que je ne connais pas et qui
est certainement très important pour l’hygiène. Ne dit-on pas qu’entre un canard « au sang »
(étouffé et non saigné) et un poison des Borgia, il n’y a que l’espace d’un après-midi orageux !
Le Coran permet les aliments qui viennent de la mer mais l’Ancien Testament interdit les animaux
qui vivent dans les eaux et n’ont pas des nageoires et des écailles.
Philon nous dit « que ceux qui en mangent … lui ont dit que parmi les espèces aquatiques, les
poissons sans écailles étaient les plus goûteux ». Interdits sont les dauphins, les marsouins, les
baleines, les requins et les anguilles ! Le porc de mer ou marsouin a été consommé en France et
était vendu à Paris pendant le Carême. Le marsouin est mentionné dans le Mesnagier de Paris
écrit vers 1393 par un bourgeois de Paris riche et vieillissant pour sa jeune épouse. Le marsouin
en ragoût et servi avec une sauce blanche à l’oignon (blanquette de marsouin ?) est aussi
mentionné dans Le cuisinier françois de La Varenne parut pour la première fois en en 1651. Mais
le goût s’en est perdu ensuite à la suite d’une meilleure connaissance de ces mammifères à gros
cerveaux. Seuls quelques Japonais semblent encore intéressés par la chair de cétacé sans doute
suite à des habitudes alimentaires promues pendant la dernière guerre mondiale. Il en est de
même pour les grands squales tels les anges de mer qui auraient donné son nom à la baie
éponyme de Nice.
Par contre je trouve un intérêt gastronomique dans d’autres animaux aquatiques interdits aux
Juifs parce que sans écailles : esturgeons, lottes, raies, anguilles, crevettes, langoustes, homards,
huîtres, oursins et holothuries. Pourquoi permettre les œufs de saumon ou de corégone
(l’excellent löjrom nordique) et interdire le caviar comme provenant de l’esturgeon, un poisson
sans écailles et donc interdit ? Pour les charentais, c’est aussi vraiment dommage d’interdire la
chaudrée fourasine à cause des anguilles de mer, raîteaux (petites raies) et casserons (blancs de
seiche) que l’on ajoute traditionnellement au céteaux (solettes), congres et autres poissons de
peu de valeur marchande.
Donc Philon a assez raison tant pour le porc que pour les produits de la mer. Qu’en est-il vis-à-vis
des autres religions ?
Les Bouddhistes ne veulent pas tuer les créatures vivantes et sont donc résolument végétariens.
C’est me semble-t-il refuser de bonnes choses. S’ils n’étaient pacifistes, on pourrait leur faire
remarquer que la victoire navale du Japon sur la flotte russe à Tsushima les 27 et 28 mai 1905
résulte en partie de l’abandon de l’interdit bouddhiste de la viande au Japon. En 1873 l’Empereur
Meiji ordonne à ses sujets de consommer de la viande afin d’améliorer leur état physique. Des
souches bovines utilisées pour les travaux agricoles sont développées pour la viande et le
monopole d’abattage est donné à d’anciens samouraïs. La Marine fut la première à servir du bœuf
bientôt suivie par l’Armée. Les victoires des guerres sino-japonaises et sino-russes démontrèrent
que le nouveau régime avait du bon !
Les Mormons interdisent et l’alcool et le café. Lorsque les deux jeunes missionnaires de The Book
of Mormon décident de se distancer de leur église, il leur suffit de boire plusieurs cafés pour
montrer leur décision. L’interdit est brisé sans avoir besoin de consommer des drogues plus
dures.
Les conséquences éthiques du plaisir à table est le sujet de l’excellent film « Le festin de
Babette » (1987). Babette est cuisinière. Elle est chef au Café Anglais de Paris. Le grand Adolphe
Dugléré qui a été formé à la grande cuisine de Carême chez James de Rothschild en fait la
renommée. Il crée de nombreuses recettes encore pratiquées de nos jours telle le potage
Germiny (chiffonnade d’oseille liée à la crème et aux jaunes d’œuf), la poularde Albufera
(poularde pochée, farcie de riz mélangé d’un salpicon de foie gras et de truffes, sauce suprême
relevée d’un beurre au piment) et les pommes Anna (galette de pommes de terre émincées et
beurrées, cuites en timbale fermée). Survient la Commune et Babette – jouée par Stéphane
Audran – trouve refuge dans une communauté luthérienne fondamentaliste du Jutland
(Danemark). Durant son exil, elle gagne à la loterie française et décide de remercier ses hôtes en
préparant en décembre 1885 un festin de 10.000 francs pour douze convives. 10.000 francs or,
c’est beaucoup, environ 20 années de salaire pour les gages ordinaires d’une bonne cuisinière à
Paris (500 francs par an). La bonne chère a des effets ravageurs sur la communauté qui a, par
passion religieuse, refoulé le plaisir et donc le goût. Evidemment les cailles en sarcophage farcies
de foie gras et de belles rondelles de truffes, posées sur des croûtes de vol-au-vent,
accompagnées d’une sauce demi-glace et arrosées de Clos Vougeot 1845 délient les cœurs ! Mais
l’ordre règne à nouveau le lendemain.
Philon d’Alexandrie a donc bien raison. Les interdits alimentaires favorisent la morale
du groupe en diminuant la recherche trop poussée des plaisirs gastronomiques.
L’interdit permet aussi d’affirmer la cohésion visible du groupe par rapport aux autres
groupes. En étant accusé de manger du lard en Carême, Clément Marot a semblé
s’opposer à la religion majoritaire et était donc condamnable.
Le droit au bonheur de tous est inscrit dans le Préambule de la Constitution mais pas le droit au
plaisir. Les églises ont essayé de contrôler le plaisir gastronomique et les états ont parfois créé
des lois somptuaires empêchant de tirer trop de plaisir de son argent en prohibant les dépenses
excessives dans les banquets, les costumes ou les immeubles. La version moderne n’en est-elle
pas l’impôt sur la richesse et sur les revenus élevés ?
Mais le droit au bonheur est-il concevable sans le droit au plaisir et l’état doit-il le
limiter?
François Brocard
Restaurant :
Azurmendi, Legina auzoa, 48195 Larrabetzu, Espagne. +34 944 558 866. www.azurmendi.biz
Lectures :
Philon, Des lois spéciales, 4, XVII, 100 et 101
Jean Daniélou, Philon d’Alexandrie, Cerf, 2012, p.191 (1ère édition : Fayard, 1958)
Plutarque, Quaestiones Romanae, 268
Bible : Lévitique 11 et Deutéronome 13
Journal de la Société statistique de Paris, tome 16 (1875), pp.36-43
Dambisa Moyo, Winner Take All : China’s Race for Ressources and What It Means For Us, 2012