la Fédération ougandaise de football en tant que « polity
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la Fédération ougandaise de football en tant que « polity
Politique africaine n° 118 - juin 2010 123 Michael G. Schatzberg Les complexités de la « démocratie » : la Fédération ougandaise de football en tant que « polity » À partir de l’étude de la chute politique de Denis Obua, président de longue date de la Fédération ougandaise de football association (Fufa), et à travers un examen du microcosme footballistique, cet article s’intéresse à la relation complexe entre l’État, des organisations apparemment non politiques comme la Fufa, et des institutions internationales. Il défend l’idée selon laquelle la Fufa appartient à un type d’organisation qui ne s’intègre dans aucune des deux catégories générales de l’analyse politique contemporaine – l’État et la société civile. Faisant appel à une terminologie plus ancienne, il soutient que la Fufa est une polity. N’appartenant entièrement ni à l’État ni à la société civile, elle (tout comme d’autres polities telles les chefferies, les royaumes, les sociétés religieuses) s’inscrit dans une position qui brouille les frontières analytiques usuelles. De telles polities sont susceptibles de contribuer à une forme spécifique de pluralisme dans la production politique de la vie quotidienne. En 2003, un match important des phases de qualification pour la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) opposant l’Ouganda et le Rwanda se termine par des violences entre joueurs, des récriminations entre les autorités footballistiques des deux États, et des accusations de sorcellerie 1. La défaite de l’Ouganda et son élimination de la principale compétition continentale provoquent une vague de critiques de la part des citoyens ordinaires, furieux contre les dirigeants chargés de la gestion du football. Observée depuis l’étranger comme un épiphénomène footballistique, cette indignation est 1. Pour plus de détails sur ce match, voir M. G. Schatzberg, « Soccer, Science, and Sorcery : Causation and African Football », Africa Spectrum, vol. 41, n° 3, 2006, p. 351-369. Je souhaite remercier ici pour son généreux soutien le Programme d’études africaines de l’Université du Wisconsin-Madison qui m’a permis de me rendre en Ouganda en juin-juillet 2001. Cette période de travail sur le terrain fut l’occasion pour moi d’interroger de manière formelle ou informelle un certain nombre d’Ougandais impliqués dans le monde du football. Je suis également reconnaissant à l’Institut pour la recherche sociale de Makerere (MISR) pour sa chaleureuse hospitalité, ainsi qu’au Conseil national d’Ouganda pour les sciences et la technologie (UNCST) qui m’a accordé une autorisation de recherche. Des versions intermédiaires de parties de ce texte ont été présentées à l’Université du Wisconsin-Madison et à l’Institut pour la recherche sociale et économique de Wits (Wiser) de l’Université du Witwatersrand. Je remercie enfin Susann Baller, Martha Saavedra, Aili Tripp, Crawford Young, et plusieurs lecteurs anonymes pour leurs critiques réfléchies. Les éventuelles erreurs demeurant dans ce texte sont de mon seul fait. le Dossier 124 Les terrains politiques du football d’autant plus palpable dans le pays que les exploits de l’équipe nationale sous Idi Amin, à la fin des années 1970, sont ancrés dans l’imaginaire sportif national. L’unique participation de l’Ouganda à une finale de la CAN, en 1978, est ainsi devenue un point de référence constant qui accentue encore la déception vis-à-vis des échecs 2. Dans les médias, ce sont les administrateurs nationaux du sport qui sont blâmés pour ces échecs répétés. Un courrier de lecteur évoque un « cauchemar » et accuse l’administration de la Fédération ougandaise de football association (Fufa) d’avoir conduit le sport vers un précipice. Il conclut en écrivant : « nous n’obtiendrons rien sur le plan foot ballistique tant que ces gens resteront en poste 3 ». Certes, les dirigeants de la Fufa peuvent être démis de leurs fonctions au terme de leur mandat. Néanmoins, comme nous le verrons, les élections de la Fufa sont très semblables à celles qui se déroulent dans l’arène politique ougandaise. Ces scrutins et les institutions responsables de leur supervision sont fondamentalement viciés. En 2004-2005, un groupe inquiet pour la situation du football ougandais initie un mouvement pour déloger Denis Obua, président de la Fufa depuis 1998 4. Ce mouvement, Save Our Soccer (SOS), est conduit par de jeunes kampalais exerçant des professions libérales. Les membres de SOS sont frustrés par la corruption et la mauvaise gestion qui prévalent au sein de la Fufa. Agissant en grande partie par la voie des tribunaux, ils parviennent à exercer une pression légale sur Obua et sur le comité exécutif de la Fufa. Comme nous le montrerons, l’État ougandais est également impliqué et intervient dans les affaires de la Fufa à différentes étapes. Finalement, la Fifa (Fédération internationale de football association), autorité dirigeante du football mondial et organisation internationale non gouvernementale, finit par se sentir obligée d’intervenir. Une partie des recettes qu’elle a reversées à la Fufa n’a en effet fait l’objet d’aucun bilan comptable, et ses statuts interdisent les interventions étatiques dans les affaires des fédérations nationales 5. Alors que la régularité de son propre fonctionnement est régulièrement mise en cause 6, la Fifa alloue via la Fufa des ressources au football ougandais, qui font l’objet d’une intense 2. D. Goldblatt, The Ball is Round : A Global History of Soccer, New York, Penguin, 2006, p. 651-652 ; M. G. Schatzberg, « Soccer, Science, and Sorcery… », art. cit., p. 361-362. 3. A. Senteza, « FUFA Has Upset Me », New Vision, 11 août 2003, <newvision.co.ug>. 4. Denis Obua, dont il est question tout au long de cet article, est décédé le 4 mai 2010. 5. Sur la dimension internationale de ces fonds et sur le rôle qu’ils jouent dans l’élection du président de la Fifa, voir P. Darby, « Africa, the FIFA Presidency, and the Governance of World Football : 1974, 1998, and 2002 », Africa Today, vol. 50, n° 1, 2003, p. 3-24 ; P. Darby, Africa, Football and FIFA : Politics, Colonialism and Resistance, Londres, Frank Cass, 2002. Pour un compte rendu journalistique de certaines failles de la Fifa, voir A. Jennings, Foul ! The Secret World of FIFA, Londres, HarperCollins, 2006. 6. Sur des allégations d’achat de voix au cours des élections de la Fifa en 1998, voir P. Darby, « Africa, the FIFA… », art. cit, p. 12. Politique africaine 125 La Fédération ougandaise de football lutte politique. Nombreux sont en effet ceux qui veulent gagner un siège à la Fufa pour avoir accès à ces fonds internationaux. Bien que limitées en comparaison de celles d’autres fédérations nationales, ces ressources sont substantielles dans le contexte local du football ougandais. Du fait du lien entre football et identité nationale, ces fonds conduisent souvent les États à intervenir dans les affaires des fédérations de football en Afrique. L’expérience ougandaise n’est donc pas unique et des problèmes du même genre se sont posés au Kenya et dans d’autres États africains 7. On verra combien l’éviction d’Obua est politiquement complexe, tant dans sa dimension internationale par le biais de l’intervention de la Fifa, que dans sa dimension nationale avec la participation de l’État ougandais et la mobi lisation locale de groupes d’intérêts du secteur privé usant du système judiciaire pour accélérer les processus de changement dans les institutions du football ougandais. Cette combinaison de forces globales, nationales et locales parvient à renverser Obua qui, à l’instar de certains de ses homologues dans la sphère politique avec les constitutions, a au préalable tenté de modifier les statuts de la Fufa pour prolonger son mandat et rester au pouvoir 8. Nul n’aurait pu anticiper cette issue aux causalités multiples. Centré sur la chute de Denis Obua et à travers un examen du microcosme footballistique, cet article considère donc la relation complexe et trouble entre l’État, des organisations apparemment non politiques comme la Fufa, et des institutions internationales. Je postule que la vie quotidienne du monde du football reflète les lignes de démarcation politiques et sociales observables dans l’univers sociopolitique en Ouganda et, plus largement, en Afrique. Je soutiens également que la Fufa appartient à un type d’organisation qui ne s’intègre dans aucune des deux catégories générales de l’analyse politique contemporaine – l’État et la société civile. Faisant appel à une terminologie plus ancienne, je considère la Fufa comme une polity. Bien que les polities soient des objets profondément politiques, les politistes s’attardent rarement sur leurs dynamiques politiques internes. Ces organisations sont généralement regroupées sous la rubrique « société civile » 7. Les interventions de la Fifa dans les affaires des fédérations africaines de football sont régulières. Pour ne considérer qu’un cas parmi beaucoup d’autres, voir les problèmes semblables et apparemment récurrents au Kenya : « Hatimy Pledges to “Clean the KFFˮ », BBC, 18 mai 2007 ; « FIFA Reaches Kenyan Deal », BBC, 21 juillet 2004. 8. Sur les modifications des constitutions en Afrique, voir P. von Doepp, « Party Cohesion and Fractionalization in New African Democracies : Lessons from Struggles over Third-Term Amendments », Studies in Comparative International Development, vol. 40, n° 3, 2005, p. 65-87 ; A. M. Tripp, « In Pursuit of Authority : Civil Society and Rights Based Discourses in Africa », in J. W. Harbeson et D. Rothchild (dir.), Africa in World Politics : Reforming Political Order, Boulder, Westview, 2009, p. 147-149. le Dossier 126 Les terrains politiques du football et considérées avant tout comme des acteurs qui interagissent avec l’État de diverses manières. N’appartenant entièrement ni à l’État ni à la société civile, la Fufa (tout comme d’autres polities telles les chefferies, les royaumes, les sociétés ou les organisations religieuses) s’inscrit dans une position qui brouille les frontières analytiques usuelles 9. Plus spécifiquement, une polity constitue un lieu de pouvoir semi-autonome à petite échelle, ainsi qu’un lieu de concentration de ressources qui permettent de développer une activité politique dans un cadre organisé. Les polities sont donc bien souvent le lieu d’une micro-activité politique au quotidien. Elles vont d’organisations formelles à des groupes extrêmement informels. Elles sont aussi diverses quant à leur fonctionnement démocratique : dans le secteur footballistique, une polity peut être dirigée de manière extrêmement autoritaire, mais certains clubs peuvent aussi fonctionner selon les règles d’une véritable démocratie, avec la tenue d’élections régulières pour choisir leurs dirigeants 10. De telles polities existent partout et elles mêlent souvent des éléments démocratiques et antidémocratiques dans leurs pratiques et leurs procédures. Ces complexités microsociologiques sont importantes et peuvent avoir un effet sur notre compréhension de la démocratie et de la légitimité politique en général. En effet, on peut se demander si une démo cratisation véritable est possible au niveau macro si la micropolitique demeure largement autoritaire. Cet essai fait partie d’un projet de recherche plus vaste qui utilise le micro cosme du football pour explorer des questions relatives à la légitimité politique : il s’agit d’étudier la manière dont les institutions, les pratiques et les valeurs démocratiques sont présentes dans des polities telles que les fédérations, les clubs, les ligues de football, etc. Quelles sont les conséquences politiques de l’organisation institutionnelle des fédérations de football ? Par exemple, l’organisation non démocratique et le manque de transparence de bien des fédérations africaines de football ont-ils une incidence sur la pratique de la démocratie au niveau de l’État ? Des fonctionnements non démocratiques dans le monde du football influent-ils de façon subtile sur la politique en général et participent-ils indirectement à la fabrique de la perception sociale de ce qui 9. Voir M. G. Schatzberg, Political Legitimacy in Middle Africa : Father, Family, Food, Bloomington, Indiana University Press, 2001, p. 101-110. 10. Sur l’existence de clubs dirigés de manière démocratique dans certains pays d’Amérique latine ou d’Europe du sud et sur le rôle des socios (supporters abonnés) dans leur gestion, voir R. Giulianotti, Football : A Sociology of the Global Game, New York, Polity Press, 1999 ; C. Bromberger, avec A. Hayot et J.-M. Mariottini, Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001. Sur des formes d’autorité nondémocratique à l’œuvre au sein même des équipes, voir S. Kelly et I. Waddington, « Abuse, Intimidation and Violence as Aspects of Managerial Control in Professional Soccer in Britain and Ireland », International Review for the Sociology of Sport, vol 41, n° 2, 2006, p. 147-164. Politique africaine 127 La Fédération ougandaise de football constitue la légitimité politique ? Les notions de sportivité et de fair-play acquises sur le terrain ont-elles un quelconque effet, ne serait-ce que résiduel, sur les conceptions plus larges de la justice et de la légitimité ? Ou bien ce flux circule-t-il dans l’autre sens, c’est-à-dire depuis le domaine politique au sens large vers l’espace plus restreint du monde du football ? Dans les sociétés démocratiques ou en voie de démocratisation, cela importe-t-il que de larges pans de la vie associative demeurent organisés de façon non démocratique et que la politique interne de certaines organisations soit en contradiction avec tout ce qui ressemble, même de loin, à un ordre démocratique ? Quelles en sont les conséquences, en particulier pour les institutions apparemment plus politiques habituellement désignées par le terme d’État ? Autrement dit, ce projet de recherche vise à explorer les fondements de la légitimité politique à travers un examen de la politique de la vie quotidienne telle qu’elle est vécue dans les polities et dans d’autres institutions du quotidien. Ici, je ne serai cependant en mesure d’avancer que des réponses provisoires à quelques-unes de ces questions. Mon but principal sera d’étudier le contexte institutionnel (local, national et global) dans lequel une polity comme la Fufa fonctionne. Je commencerai donc par cerner cette institution-clé du football ougandais, une polity à l’organisation très formalisée et du type de celles que les politistes échouent en général à analyser, bien que de tels organes soient souvent hautement politisés. Suivra ensuite un récit détaillé de la chute de Denis Obua et de la configuration complexe des forces politiques qui l’ont engendrée. Enfin, je soutiendrai à nouveau en conclusion que la Fufa est une polity et émettrai des hypothèses sur la façon dont l’existence de polities multiples peut contribuer à une forme spécifique de pluralisme dans la production politique de la vie quotidienne. Le rôle de la Fufa dans le football ougandais Le football ougandais comprend plusieurs institutions importantes, dont la principale est la Fufa. Il s’agit de l’organe dirigeant de ce sport, reconnu par la Fifa qui régit le football au niveau mondial, ainsi que par la CAF (Confédération africaine de football), institution qui regroupe les fédérations nationales du continent et gouverne le football en Afrique. À l’instar de la Fifa et de la CAF, elle se compose d’autres associations ou fédérations de football comme les associations de districts, les représentants de chacun des clubs de la Super Division, l’association des entraîneurs, celle des joueurs, des arbitres, des ex-internationaux, ou encore l’Association ougandaise de football féminin (Uganda Women Football Association). le Dossier 128 Les terrains politiques du football La Fufa a longtemps fait l’objet de critiques en raison de sa mauvaise gestion, de son irresponsabilité fiscale et de sa tendance à aggraver les situations délicates plutôt qu’à les résoudre. À titre d’exemple, on peut citer le cas des She Kobs, l’équipe nationale féminine. En 2000, il est évident que la Fufa n’a plus d’argent. Du moins, ses dirigeants affirment que les caisses sont vides. L’équipe féminine a été appelée pour un cycle d’entraînement le 5 juin mais personne n’a les moyens de financer cette session. Aucun repas n’est servi aux joueuses et les dirigeants annulent les séances et renvoient l’équipe au bout de deux jours. Le programme d’entraînement est relancé deux semaines plus tard quand la manager de l’équipe, Mariam Nsumba, obtient un prêt de 2 millions de shillings (environ 1 300 dollars) auprès d’un riche bailleur de SC Villa, un des plus prestigieux clubs de la Super Division. Avec cet argent, Nsumba organise un camp d’entraînement d’un mois au stade Nakivubo de Kampala. Le mois suivant, le gouvernement, à travers le Conseil national du sport (National Council of Sport, NCS), débloque 4 millions de shillings également destinés aux She Kobs 11. En mai 2000, le Monitor, un quotidien de Kampala, publie un éditorial en faveur de la privatisation des Cranes (« les grues »), l’équipe nationale masculine, puisqu’« il ne s’agit de rien de mieux que d’une filiale parapublique mal gérée ». Se demandant pourquoi l’équipe « file un mauvais coton », l’éditorial avance plusieurs explications et notamment « l’amateurisme qui caractérise la gestion du football [ougandais] », la vision à court terme de la Fufa, son manque de planification et son absence totale de responsabilité financière 12. La plupart de mes sources s’accordent à dire que la Fufa est corrompue. L’une d’entre elles l’exprime de la manière suivante : « Malheureusement, l’administration actuelle n’est pas à la hauteur. Elle a reçu des parrainages sans précédent, que ce soit de donateurs privés ou de la Fifa. Elle a reçu plusieurs milliards de shillings. Tout cet argent a été mangé sans que rien soit fait en terme de développement 13 ». Interrogé sur l’intervention gouvernementale, mon interlocuteur déclare : « Après avoir pillé, la Fufa partage [les fonds] avec le Ministère et le NCS. Les ministres sont soupçonnés de manger avec ces gens. Tout ceci a fait beaucoup de tort au football. 11. Voir M. M. Dhakaba, « FUFA Broke ! », The Monitor, 8 juin 2000, p. 32 ; M. M. Dhakaba, « She Kobs Starve in Lugogo Camp », The Monitor, 9 juin 2000, p. 34 ; A. Emojong, « Starving She Kobs Back Home », The Monitor, 12 juin 2000, p. 30 ; M. M. Dhakaba, « She Kobs training », The Monitor, 21 juin 2000, p. 31 ; M. M. Dhakaba, « Gov’t Gives She Kobs 4m », The Monitor, 12 juillet 2000, p. 31. 12. « Time to Privatise the Uganda Cranes ? », The Monitor, 3 mai 2000, p. 8. 13. Entretien K-2, Kampala, 3 juillet 2001. Tous les entretiens cités ont été réalisés sous le sceau de l’anonymat. Politique africaine 129 La Fédération ougandaise de football Depuis l’indépendance, nous n’avons jamais eu d’administration comme celle que nous avons aujourd’hui ». La Fifa n’échappe pas non plus aux accusations. Interrogé sur la coopération entre la Fufa et la Fifa, le même enquêté répond qu’il s’agit d’une « fausse » collaboration. Il précise : « Cette coopération est tout entière destinée à amener les fédérations internationales à augmenter leurs allocations à la Fufa pour combler celles qui ont été mangées. Ils [la Fufa] ont envoyé de faux documents à la Fifa. L’argent aboutit dans leurs caisses à la Fufa. Ils n’ont pas de plan sérieux pour développer le football. Ces types ne dirigent pas le football mais sont guidés par leurs estomacs. Ces gens envoient des documents et font un mauvais usage de l’argent qu’ils reçoivent pour d’autres choses. La Fifa n’effectue aucun suivi sur le terrain 14 ». Interrogé sur les principaux défis auxquels le football ougandais doit faire face, un autre interlocuteur pointe la Fufa elle-même : « Un défi réside dans l’organisation, c’est la composition de la Fufa. Elle n’est pas composée d’hommes qui ont des idées claires sur le football. Ils n’ont absolument pas l’habilité ou les compétences pour diriger une organisation sociale. Ils manquent d’objectifs réalisables tout autant que de la capacité à les atteindre […]. Le financement, les capacités orga nisationnelles et les capacités de promotion ont manqué. Toute la Fufa est malheureusement gouvernée par la malhonnêteté. Durant un récent voyage à l’étranger, seize joueurs étaient accompagnés de huit officiels. Les joueurs ont reçu 30 dollars de per diem alors que les dirigeants en touchaient 140. Voilà les outils de l’oppression 15 ». Une autre enquêtée, familière du football féminin, remarque que la Fufa ne se soumet jamais à l’obligation de rendre des comptes. Elle sait que la Fifa a envoyé des fonds pour développer le football au profit des jeunes et des femmes, et que ces dernières n’en ont jamais vu la couleur : « Manger est désormais endémique dans la Fufa […]. Nous avons vraiment besoin d’une fédération autonome pour le football féminin. Si une telle fédération venait ensuite à s’affilier à la Fufa, nous aurions accès à ces ressources. Nous voudrions avoir nos propres fonds et notre propre compte 16 ». Les illustrations de la corruption au sein de la Fufa sont légion. En mai 2003, la Fifa annonce qu’elle va enquêter sur le détournement présumé de 333 millions 14. Entretien K-2, Kampala, 3 juillet 2001. Voir aussi H. B. Zziwa, « 20 Years of Chaos in FUFA », The Monitor, 22 octobre 2000, p. 33. 15. Entretien K-3, Kampala, 3 juillet 2001. 16. Entretien K-5, Kampala, 9 juillet 2001. le Dossier 130 Les terrains politiques du football de shillings (environ 192 000 dollars) issus de l’un de ses versements. Cette annonce fait directement suite à un rapport du Contrôleur général du gou vernement ougandais incriminant le président de la Fufa, Denis Obua, ainsi que quinze hauts fonctionnaires pour la mauvaise gestion de fonds versés entre 1998 et 2001. En août 2004, la Fifa exprime à nouveau son mécontentement devant l’utilisation de sa subvention annuelle de 250 000 dollars, consacrée à entretenir les Cranes alors qu’elle devait initalement être utilisée pour promouvoir le football auprès des jeunes et des femmes et pour développer des infrastructures de base dans le pays. La Fifa avertit alors la Fufa qu’elle court le risque de perdre sa subvention annuelle de développement 17. L’éviction d’Obua et l’intervention de l’État En 2004, Denis Obua et son administration de la Fufa sont la cible d’une surveillance et d’une pression politique grandissantes alors que la situation globale de la Fufa et du football ougandais va en se détériorant. À peu près au même moment, Save Our Soccer (SOS) saisit la Haute Cour pour obtenir une décision de justice exigeant la dissolution de la Fufa et reconnaissant que sa « mauvaise gestion flagrante des activités du football, des fonds et des biens » constitue une atteinte aux droits de la communauté footballistique dans son ensemble. SOS demande aussi que soit ordonné à la Fufa de rendre compte de l’utilisation des fonds reçus sous l’administration en exercice 18. Deux mois avant les élections de la Fufa prévues en décembre 2004, Obua cherche à prolonger son mandat d’une année en amendant les statuts de l’organisation. Devant l’assemblée extraordinaire des 156 délégués de la Fufa réunis à Kampala, Obua affirme qu’il ne se présentera pas à un troisième mandat si cette prolongation lui est accordée, et qu’il utilisera cette période pour conclure les affaires en suspens telles que la seconde phase du projet de développement de la Fifa. Ses opposants craignent qu’il s’agisse d’une manœuvre tactique destinée à lui faire gagner du temps pour mieux préparer le scrutin de l’année suivante 19. Sa demande de prolongation échoue, certains délégués n’étant pas convaincus, d’autres lui préférant un autre candidat ou bien 17. F. M. Kiyingi et N. Ssebagala, « FIFA to Probe FUFA, Mawanda Disowns NCS », The Monitor, 29 mai 2003 ; A. J. Oryada, « FIFA Probes Ugandan FUFA », BBC, 30 mai 2003 ; « FIFA Questions Uganda Accounts », BBC, 8 avril 2004 ; « FIFA Warns Uganda », BBC, 24 août 2004. 18. A. J. Oryada, « Uganda FA Boss Faces Arrest », BBC, 22 septembre 2004. 19. J. Bakama, « Obua to Ask for Extension », New Vision, 6 octobre 2004. Politique africaine 131 La Fédération ougandaise de football souhaitant encore donner une chance aux procédures démocratiques prescrites. Un délégué explique les choses comme suit : « Personnellement, je pense que si c’est pour le bien du football, nous devons tous revenir vers les électeurs. Cela permettra de calmer le jeu20 ». Certaines indications laissent cependant penser que la requête d’Obua aurait pu aboutir si le NCS n’avait pas jugé la procédure contestable, tant parce qu’il n’avait pas été convié à l’assemblée extraordinaire que parce que la proposition d’Obua violait la constitution de la Fufa. Le financement de l’assemblée extraordinaire est aussi devenu une source de préoccupation dès que les délégués sont arrivés à Kampala 21. C’est à partir de là que l’État ougandais décide d’intervenir. Le ministre des Sports, Henry Okello Oryem, émet une directive par le biais du NCS mettant un terme au rassemblement au motif qu’il viole la constitution de la Fufa et qu’un nouvel exécutif doit être mis en place avant le 15 décembre, en principe par voie électorale 22. Les opposants d’Obua applaudissent cette initiative tandis qu’Obua lui-même réplique : « Ils [l’assemblée de la Fufa] n’organisent pas cela pour moi mais pour le développement du football 23 ». La confusion règne et les accusations et contre-accusations volent en tous sens – entre les principaux concurrents à la présidence de la Fufa ; entre la Fufa et le NCS ; entre la Fufa et SOS, une grande partie de ces derniers échanges se déroulant devant les tribunaux. Début décembre 2004, le NCS accuse l’administration de la Fufa d’avoir détourné des fonds destinés à payer les salaires et d’autres dépenses contractuellement prévues, dont les traitements, le logement et le transport de Mohammed Abbas, l’entraîneur égyptien des Cranes 24. Obua sert alors de fusible. Ancien ailier gauche phare du Police football club, vétéran capé des Cranes et président en exercice non seulement de la Fufa mais aussi du Conseil des fédérations de football d’Afrique centrale et de l’Est (Council of East and Central African Football Associations, Cecafa), il est considéré comme ayant largement profité de sa position. En outre, 20. S. Muwanga, « Buganda Snubs Obua », New Vision, 7 octobre 2004. 21. S. Muwanga, « NCS on Collision Course with FUFA », New Vision, 27 octobre 2004 ; [s.n.], « FUFA to Get Wish », New Vision, 30 octobre 2004. 22. S. Muwanga, « Oryem Directive to FUFA Excites Presidential Aspirant Okiror », New Vision, 5 novembre 2004. 23. A. J. Oryada, « Minister Intervenes in Uganda », BBC, 30 octobre 2004. 24. S. Kenyi, « Officials Face Arrest », New Vision, 2 décembre 2004. le Dossier 132 Les terrains politiques du football d’aucuns estiment qu’il s’est souvent comporté de manière autoritaire. Dans un article intitulé « Pas de larmes après le scrutin de la Fufa », un journaliste écrit : « Rappelons-nous que nous avons eu un dictateur pour président nommé Iddi [sic] Amin mais que les Ougandais n’ont pas manqué de courage dans la lutte pour le renverser. […] Plus largement, il y a aussi une leçon à tirer de la défaite de Daniel Arap Moi au Kenya 25 ». La comparaison entre Obua, Amin et Moi parle d’elle-même. Nul doute que le journaliste et une partie de ses lecteurs voient des points communs entre la politique nationale au sens large et la politique interne du petit monde footballistique ougandais. De fait, cela fait longtemps que si les statuts de la Fufa paraissaient démocratiques d’un point de vue formel, la réalité est tout autre. Les dirigeants de la Fufa sont normalement élus tous les trois ans par une assemblée générale, mais les élections organisées en décembre 2001 ne peuvent être décrites ni comme libres, ni comme équitables. Denis Obua, qui termine alors son premier mandat, est réélu avec 70 des 158 suffrages exprimés (44 %), devançant les deux autres candidats, Hajji Abbas Kaawaase et Michael Okiror, qui recueillent respectivement 49 et 39 voix. Fait notable, les délégués à ce scrutin sont invités dans de bons restaurants et tous les frais de leur déplacement à Kampala sont pris en charge. Leurs voix se répartissent par ailleurs en fonction d’appartenances ethniques ou régionales, les délégués du Nord et du Nil-Ouest préférant Obua quand ceux du Buganda (à l’exception de Kampala) se reportent sur Kaawaase, alors qu’Okiror bénéficie du soutien de l’Est du pays 26. Tous les observateurs conviennent que ce scrutin semble frauduleux. Il fait d’ailleurs l’objet d’une procédure d’appel, demeurée infructueuse. Sans même évoquer la fraude, un de mes interlocuteurs me livre cette interprétation du fonctionnement des élections à la Fufa : « Les dirigeants de la Fufa sont élus pour trois ans. La première année est dédiée à la préparation et à l’apprentissage du métier. La seconde sert à tenir des promesses électorales. La troisième à préparer la réélection. Ils sont élus par une assemblée […] qui produit une médiocratie politique. [Certains] délégués des […] circonscriptions de province peuvent préférer quelqu’un de moins qualifié. La règle de la majorité ne produit pas nécessairement un gouvernement d’experts et ils se retrouvent bien souvent avec quelqu’un sans caractère, à leur image. Cela signifie que la mauvaise gestion commence dès le collège d’électeurs. Il n’y a pas de critères minimaux pour être élu à la Fufa 27 ». 25. J. Bakama, « No Crying After FUFA Polls », New Vision, 13 décembre 2004. 26. D. Saire, « No Change », New Vision, 3 décembre 2001. 27. Entretien K-4, Kampala, 5 juillet 2001. Politique africaine 133 La Fédération ougandaise de football En réponse à la question de savoir pourquoi la direction de la Fufa est une position si enviable, mon interlocuteur évoque exclusivement des motivations financières : « Ils sont indemnisés pour les réunions et il y a beaucoup de réunions. Mais la rémunération ne se limite pas à ça. Comme je l’ai dit, par exemple, si vous étiez président, secrétaire général ou trésorier de la Fufa, à ce moment précis vous seriez en Argentine pour assister à une réunion de la Fifa. Il y a les congrès de la Fifa qui donnent droit à une indemnité de la Fifa de 2 000 dollars. Il y a aussi les costumes, les vestes, les voyages et les indemnités de déplacement. Certaines personnes naissent et meurent sans avoir jamais pris l’avion. On peut vivre toute sa vie dans un village. D’autres voyagent. Les privilèges, pour moi, priment sur le service du football. […] Les gens veulent beaucoup venir à la Fufa. […] Nous avons les subventions Fifa. […] Les gens veulent venir à la Fufa pour dilapider ces fonds ». À mesure que l’élection fixée au 5 février 2005 approche, elle apparaît de plus en plus comme un deuxième round entre Obua et Okiror, l’ancien tré sorier de la Fufa sous Obua. Le scrutin étant indirect, chaque circonscription élit ses délégués à l’assemblée générale nationale, laquelle doit ensuite élire le nouveau président. Les circonscriptions électorales sont à la fois géo graphiques et sectorielles, avec par exemple celles des arbitres, des femmes, des joueurs. Dans ces élections locales, Obua dispose d’une formidable machine : le fait d’être en poste lui offre un avantage substantiel. La compétition dans la circonscription de Nakivubo, à Kampala, le fief électoral de l’homme fort d’Obua, « Chuni », ne dure que trente minutes. En théorie, il est censé y avoir un président de bureau neutre. Dans ce cas cependant, le frère cadet de Chuni, Moses Ssemazi, occupe ce poste tandis que son autre frère, Sunday Muyanja « Moni », est le second délégué élu. Il n’y a aucune opposition, bien que Ssemazi ait temporairement quitté son poste de président de bureau pour donner à la procédure un semblant de neutralité. La liste de délégués en faveur d’Obua connaît un succès comparable ailleurs 28. L’État intervient encore… et encore Fin décembre 2004, à quelques semaines de la tenue de ce scrutin, le ministre des Sports, Okello Oryem, tente publiquement de convaincre Obua d’abandonner en faveur d’un autre candidat, Badru Ssebyala. Il veut du sang 28. J. Bakama, « “Chuniˮ is in Total Control », New Vision, 20 décembre 2004 ; J. Bakama, S. Muwanga et D. Mazune, « Kakaire Out, Kisseka Back », New Vision, 15 décembre 2004. le Dossier 134 Les terrains politiques du football neuf et pense que ni Obua, ni Okiror, ni aucune autre personne impliquée de longue date dans la Fufa ne sont des candidats souhaitables. S’alignant sur la position de SOS, il déclare qu’il demandera au NCS et à la communauté du football tout entière de soutenir le candidat ayant sa préférence 29. En d’autres termes, ni le ministre compétent ni l’État ougandais ne restent neutres dans cette campagne, même si l’organisation et la gestion du football sont supposées être non politiques et se dérouler en dehors de toute interférence étatique. Bien que les statuts de la Fifa excluent explicitement l’intervention des acteurs étatiques dans les affaires des fédérations nationales, de telles situations sont fréquentes un peu partout en Afrique. En dépit des préférences déclarées du ministre et de sa tentative évidente d’influencer les résultats, Obua tient bon, affirmant qu’il trahirait ses supporters s’il devait se retirer : « Ce n’est pas moi qui souhaite être candidat. Je ne fais que répondre à la voix du peuple 30 ». Okello Oryem ne l’entend cependant pas ainsi et poursuit ses efforts pour promouvoir un autre candidat. Peu après le Nouvel An, il félicite Lawrence Mulindwa, le propriétaire de l’école secondaire St. Mary’s Kitende, après que celui-ci s’est déclaré candidat : « Ce que nous recherchons ce sont des gens qui ne sont pas “recyclés”, des gens qui n’ont jamais été dans l’administration du football et Mulindwa et Ssebyala sont ce type de personnes. Ils ont risqué leur réputation pour aider à remettre sur pieds le football 31 ». Obua, déjà élu à deux reprises, se montre quant à lui confiant. Certes, il considère ses opposants comme incompétents et incapables de le battre, mais il y a d’autres raisons à cette attitude. D’abord, bien qu’il ait échoué à prolonger son mandat en cours pour une quatrième année, aucune limite statutaire n’est fixée au nombre de mandats que peut exercer un président de la Fufa. Ensuite, la constitution de la Fufa donne à l’exécutif en place le pouvoir de choisir le responsable de l’organisation du scrutin. Comme on l’a déjà vu, ceci peut constituer un sérieux avantage. L’impartialité et donc la légitimité d’un tel responsable, directement redevable de son salaire à Obua, sont mises en cause 32, et ce non sans raison puisque ce responsable disqualifie, fin janvier, 29. S. Kenyi, « Oryem Roots for Ssebyala », New Vision, 23 décembre 2004. 30. N. Katende, « Obua is “here to stay onˮ », New Vision, 27 décembre 2004. 31. N. Katende, « Oryem Wants New Blood Administrators Like Mulindwa », New Vision, 3 janvier 2005. 32. J. Bakama, « I Say So », New Vision, 3 janvier 2005. Politique africaine 135 La Fédération ougandaise de football le candidat Badru Ssebyala pour avoir omis de se conformer à certaines exigences techniques dans le dépôt de sa candidature. Ssebyala accuse quant à lui le responsable d’être partial et de soutenir Obua 33. Une autre raison de la confiance d’Obua dans les résultats du scrutin réside peut-être dans l’offre de compromis du ministre Okello Oryem. Celui-ci promet en effet à Obua qu’en échange de son retrait, il conservera sa fonction de président du Cecafa et de membre du comité permanent de la CAF pour les femmes et la jeunesse. Oryem déclare : « Je n’ai pas besoin de lui comme candidat à la présidence de la Fufa mais nous ne pouvons pas lui faire la chasse aux sorcières [sic] au niveau international. Il est notre porte-étendard au plan international mais il doit quitter le football ougandais pour que celui-ci soit dirigé par quelqu’un de compétent 34 ». L’incohérence du ministre est à couper le souffle : soutien d’Obua au plan international malgré son incompétence perçue au niveau local… Quand Okello Oryem est nommé ministre des Affaires internationales à la mi-janvier et quitte le ministère des Sports, il annonce qu’il donnera des instructions à son successeur et que le gouvernement fera tout son possible pour s’assurer de la défaite électorale d’Obua : « Le gouvernement fera tout pour que le bon sens l’emporte. Nous allons les punir. Nous tomberons sur eux comme un bloc de briques 35 ». Ce ministre n’est donc pas un arbitre impartial, loin s’en faut. Son successeur, Charles Bakabulindi, apparaît plus diplomate, exprimant simplement le souhait que le meilleur candidat prenne les rênes de l’administration de la Fufa et que cette personne soit en mesure de rendre au football ougandais sa gloire de la fin des années 1970 36. Dans le même temps, la campagne s’échauffe entre Okorir, Mulindwa et Obua. Ce dernier prétend que ses rivaux sont en train de tuer le football : « Je suis à la recherche d’un troisième mandat non pas parce que je m’accroche au pouvoir mais parce que nous avons besoin de continuité si nous voulons atteindre quoi que ce soit. Actuellement, la seconde phase du Goal Project [de la Fifa] approche mais, des trois candidats, qui est celui qui est connu dans les cercles internationaux 37 ? ». 33. N. Katende, « Ssebyala attacks “biasedˮ Agong », New Vision, 22 janvier 2005. 34. N. Katende, « Oryem Gives Obua Confidence Vote but not at FUFA », New Vision, 4 janvier 2005. 35. S. Kenyi et N. Katende, « Oryem was About to Sack Obua », New Vision, 14 janvier 2005. 36. N. Katende, « Oryem Moved », New Vision, 14 janvier 2005. 37. N. Katende, F. Kaweesi et S. Kenyi, « Obua Seeks Third Term », New Vision, 20 janvier 2005. le Dossier 136 Les terrains politiques du football Obua ne rechigne pas devant un brin de mise en scène symbolique. Le jour du dépôt de sa candidature, sa « machine » rassemble un grand nombre de ses partisans pour célébrer l’événement. Certains portent des pancartes vantant ses mérites et l’exhortant à devenir président à vie de la Fufa. D’autres sont vêtus de feuilles de bananier séchées (kisanja), ce qui n’est pas une coïncidence puisque ces feuilles sont aussi le symbole du Mouvement de résistance nationale (National Resistance Movement, NRM), et donc du président Museveni, lui aussi en course pour un troisième mandat. Obua tente ainsi d’établir un lien symbolique direct entre sa course pour un troisième mandat et celle de Museveni. Début février, les choses arrivent à un point critique sur plusieurs fronts. Pour l’État, la Fufa est à mettre en cause et le gouvernement considère sérieusement la possibilité de dissoudre l’organisation. Une délégation du NCS s’entretient à ce sujet avec le ministre des Sports et avec son prédécesseur mais ces délibérations ne débouchent sur rien. L’ancien ministre Oryem déclare que le gouvernement pourrait prendre d’autres mesures, « par exemple en ne reconnaissant plus [la Fufa] comme une association nationale ». En outre, plus tôt le même jour, SOS produit des accusations contre Obua et deux de ses collègues concernant de graves pertes financières, des détournements de fonds publics et des abus de pouvoir. Ces accusations tiennent aussi Obua et ses collègues pour responsables de l’appropriation illicite de 133 millions de shillings reçus au nom de tous les Ougandais 38. Finalement, le 2 février – à peine trois jours avant les élections de la Fufa – la ministre de l’Éducation et des Sports (dont dépend le ministre des Sports), Geraldine Namirembe Bitamazire, suspend l’exécutif de la Fufa et annule l’élection de son président. Elle soutient que la suspension des dirigeants de la Fufa est nécessaire en raison d’un manque de légalité, de transparence et de responsabilité dans l’organisation. Bitamazire annonce aussi que le NCS va enquêter et émettre des recommandations pour s’assurer de la tenue d’élections libres et équitables. Il s’agit ainsi d’enquêter sur les « anomalies » de l’administration Obua. Le rôle de la Fifa C’est à ce moment que le gouvernement implique la Fifa dans l’affaire, en lui donnant le plein accès aux acteurs importants du football ougandais. Cette décision paraît s’imposer, le règlement de la Fifa interdisant normalement 38. J. Bakama et al., « Suspense ! », New Vision, 2 février 2005. Politique africaine 137 La Fédération ougandaise de football les ingérences gouvernementales dans les affaires des fédérations nationales. Selon ce règlement, une telle intervention se voit sanctionnée par l’interdiction de participer aux épreuves organisées par la Fifa jusqu’à ce que la fédération concernée se dote d’un président démocratiquement élu. L’Ouganda risque donc de mettre en danger sa participation à des tournois internationaux comme la Coupe d’Afrique des Nations ou la Coupe du monde, ainsi qu’aux compétitions internationales de clubs et, naturellement, au Goal Programme de la Fifa qui permet d’obtenir des subventions 39. L’État a donc tout intérêt à impliquer la Fifa dès que possible afin que l’Ouganda ne soit ni privé de fonds externes ni écarté de la compétition internationale. La véritable préoccupation du gouvernement concerne la propriété du nouveau siège de la Fufa, baptisé Fufa House. La Fifa avait versé environ 700 millions de shillings à l’Ouganda au titre de la construction de ce nouveau bâtiment. Mais la Fufa Ltd, entreprise détenue par Obua et ses collaborateurs immédiats, après avoir emprunté 300 millions de shillings à une société privée, Swift Commodities, aurait hypothéqué la Fufa House au bénéfice de cette dernière 40. Après sa spectaculaire intervention en février 2005, le NCS prend le contrôle du conseil d’administration provisoire de la Fufa afin de mener une enquête approfondie. La Fufa se voit sommée de remettre tous ses actifs à l’État sous deux semaines. La ministre ordonne également le gel de tous les comptes de la Fufa 41. SOS demande au greffe la radiation de la société Fufa Ltd. Le fonctionnement de l’équipe nationale, la participation aux compétitions internationales et les demandes de fonds auprès de la Fifa ne peuvent pas, selon SOS, être pris en charge par une entreprise privée, à moins d’un ordre légal ou d’une autorisation en ce sens émanant du gouvernement 42. Obua conserve cependant son assurance. Lorsqu’il remet les clés de la Fufa House au NCS, il déclare : « Vous devriez laisser la démocratie prévaloir… Je suis arrivé à la Fufa à travers des élections. Je suis toujours populaire et, bien que vous m’ayez suspendu, je serai toujours populaire 43 ». Dans le même temps, la Fifa annonce qu’elle dépêche une délégation de trois membres en Ouganda pour rencontrer les différents acteurs de la 39. J. Bakama et N. Katende, « It’s Over », New Vision, 3 février 2005. 40. Ibid. 41. A. J. Oryada, « Uganda FA Suspended », BBC, 2 février 2005 ; N. Katende, « FUFA Gets New Sh960m House Courtesy of FIFA », New Vision, 6 mai 2003. 42. N. Katende, « Scrap FUFA Ltd – SOS order R.G. », New Vision, 7 février 2005. 43. N. Katende, J. Bakama et S. Kenya, « I’m Still Popular, Says Moody Obua », New Vision, 23 février 2005. le Dossier 138 Les terrains politiques du football communauté footballistique du pays et les aider à sortir du désordre causé par la présidence de Denis Obua 44. Cette délégation rencontre les différentes parties, chacune défendant son propre point de vue. Les dirigeants de la Fufa et les soutiens présidentiels, par exemple, insistent sur le fait que le véritable problème pour le football ougandais provient non pas de la Fufa mais du gouvernement, qui a pris la décision arbitraire de court-circuiter la démocratie en suspendant l’élection. D’autres, à l’instar d’Okiror, accusent les médias d’avoir créé une image déformée de la réalité. L’équipe d’inspecteurs conclut sa visite par une déclaration sans ambiguïté qui souligne que le monde du football ougandais traverse une crise majeure. Elle rappelle également que la Fufa a le devoir de rendre des comptes au gouvernement et au peuple ougandais. Enfin, elle précise que la Fifa n’entretient aucune relation avec Fufa Ltd 45. La fin de l’affaire peut être résumée. À la fin du mois de mars, Obua est emprisonné après qu’il a omis de comparaître devant le tribunal pour répondre de la plainte pour détournement de fonds publics déposée contre lui par SOS. Il est libéré sous caution deux semaines plus tard et se présente comme la victime d’une machination 46. Sous la supervision de la Fifa, des élections sont organisées et un nouvel exécutif prend la tête de la Fufa fin 2005, présidé par Lawrence Mulindwa. La Fufa rembourse Swift Commodities et retrouve son titre de propriété de la Fufa House. Libéré de prison, Obua continue à exercer son mandat de président du Cecafa jusqu’en 2007. Enfin, en 2008, SOS retire sa plainte pour détournement de fonds 47. Dans l’ensemble, l’administration Mulindwa semble avoir fait bien mieux que celle de son prédécesseur et a été reconduite lors du scrutin de 2009 48. La Fufa comme « polity » Ce récit soulève des questions relatives à la gouvernance démocratique au sein d’institutions en apparence non politiques telles la Fufa. Institution la 44. J. Bakama, « Sekajugo to Assist FIFA Soccer », New Vision, 28 février 2005. 45. J. Bakama et N. Katende, « FIFA Agrees with Gov’t », New Vision, 9 mars 2005 ; S. Muwanga, « Stakeholders Blame Press », New Vision, 10 mars 2005. 46. « Uganda FA Boss Quits », BBC, 18 février 2005 ; « FIFA Begins Uganda Probe », BBC, 7 mars 2005 ; A. J. Oryada, « CECAFA Boss Behind Bars », BBC, 31 mars 2005 ; A. J. Oryada, « CECAFA Boss Out of Jail », BBC, 15 avril 2005. 47. « Battle for CECAFA Presidency Begins », New Vision, 27 septembre 2007 ; « FUFA Regains FUFA House », New Vision, 20 janvier 2007 ; « SOS Withdraws Obua Charges”, New Vision, 18 septembre 2008. 48. A. Ssekamatte, « From the Dugout : Mulindwa has Restored Fufa’s Dignity », The Monitor, 31 octobre 2009 ; « FUFA Elections On », The Monitor, 26 novembre 2009. Politique africaine 139 La Fédération ougandaise de football plus centrale du football ougandais, elle est essentielle non seulement car elle joue un rôle majeur de régulation dans le sport en Ouganda, mais aussi parce qu’elle entretient des relations avec la Fifa et la CAF. Elle possède des ressources propres et, surtout, une somme d’argent considérable sous la forme d’une allocation de la Fifa – 1 million de dollars sur 4 ans, soit 250 000 dollars par an. Ces recettes, associées aux avantages accessoires attachés aux fonctions fédérales, sont l’une des raisons pour lesquelles les élections de la Fufa entraînent une compétition si féroce et si biaisée. Bien que les fonds en jeu soient importants dans le contexte local, la Fufa est une organisation non gouvernementale, qui doit au moins en théorie demeurer indépendante de l’État ougandais. La Fufa est également une polity et, à l’instar de toutes les polities, elle se trouve fermement ancrée dans un maillage institutionnel. Comme on l’a vu, la Fufa est liée à l’État ougandais, à un groupe d’intérêts local (SOS) et à une organisation non gouvernementale internationale (la Fifa). Les interactions de l’État avec la Fufa semblent s’inscrire dans le cadre d’un cycle récurrent : négligence bienveillante suivie par une crise au sein de la Fufa, suivie par l’intervention de l’État pour changer la direction de la Fufa. En d’autres termes, la chute d’Obua ne constitue pas la première intervention de l’État pour précipiter la sortie d’un président de la Fufa 49. Mais, jusqu’à la crise de 2004-2005, le gouvernement n’avait en fait exercé que peu de surveillance sur cette organisation. Les élections de la Fufa posent un autre problème. L’univers politique du football ougandais s’appuie sur les modèles électoraux et politiques nationaux. Si ceux-ci manquent de transparence et si leur caractère démocratique laisse à désirer, alors la Fufa à son tour ne se montre ni démocratique ni transparente. L’importance du modèle politique ougandais national est particulièrement saillante durant la saga politique Obua. Celui-ci a sans aucun doute tenté de calquer sa candidature à un troisième mandat sur celle de Museveni. Devenir « président à vie » de la Fufa était pour Obua et ses partisans, de même que pour ses opposants, une revendication qu’il est « concevable 50 » de formuler. Même si aux yeux de la plupart des observateurs, l’Ouganda est loin d’avoir été un régime démocratique durant les années Obua à la Fufa, le rôle joué par SOS dans la chute de l’administration Obua ne doit pas être négligé. Comme le note un observateur de la situation, « une société civile dynamique crée de petits espaces capables d’ouvrir la sphère politique et de faire avancer la 49. J. Opio, « FUFA Suspensions Never Trigger Change in Soccer », New Vision, 3 mars 2005. 50. Sur la notion de « thinkability » [traduite ici par « concevable », NdT], voir M. G. Schatzberg, Political Legitimacy…, op. cit., p. 31-35. le Dossier 140 Les terrains politiques du football démocratie 51 ». Il n’est pas certain pourtant que tel soit l’objectif prioritaire de SOS : largement dominé par de jeunes cadres en pleine ascension sociale, l’association souhaite développer le football avant tout pour pouvoir exploiter son potentiel commercial et s’attirer la confiance d’éventuels sponsors 52. L’éviction d’Obua ne peut donc en aucun cas être considérée comme le résultat d’un mouvement d’inspiration populaire. Ce sont pourtant bien des forces locales (SOS), nationales (l’État ougandais) et globales qui se sont combinées pour mettre fin à la présidence d’Obua. L’ histoire de la chute d’Obua est trop complexe pour l’intégrer dans un modèle théorique préétabli. On ne peut rapporter cette éviction à un simple conflit entre l’État et la société civile. On ne peut pas non plus l’expliquer par l’action de groupe d’intérêts d’inspiration démocratique, ni par une simple intervention internationale. La position de la Fufa dans ce schéma est, après tout, ambiguë. Il s’agit d’une polity dotée de pouvoir et de ressources dans un domaine spécifique, celui du football, n’appartenant entièrement ni à l’État ni à la société civile et capable d’entretenir des relations au niveau international, avec la Fifa ainsi qu’avec d’autres fédérations nationales. Il s’agit ainsi d’un lieu de pouvoir semi-autonome, et d’un lieu d’accumulation de ressources participant à la politisation du quotidien. Les acteurs participent simultanément à plusieurs polities qui entretiennent des relations politiques complexes et intermittentes. La polity peut finalement être un concept utile pour nous aider à reconnaître, à théoriser et à mieux comprendre certaines ambiguïtés qui contribuent à la complexité de la démocratie. Les démocraties sont travaillées par plusieurs formes de pluralisme. Cepen dant, le plus fréquemment, la notion de pluralisme renvoie à la coexistence d’une multiplicité de groupes ethniques, de partis politiques, de groupes confessionnels, de groupes d’intérêts, etc. Concevoir la Fufa comme une polity aide à comprendre que la gouvernance de tous les États, notamment des démocraties, est rendue plus complexe par l’existence d’organisations et de collectifs qui sont profondément politiques tout en se trouvant en dehors des frontières usuelles du champ politique. Ce pluralisme des polities doit être davantage exploré. Comme toutes les polities n’ont pas les attributs insti tutionnels de la démocratie (statuts ou élections), nous devons pousser plus loin l’examen de la coexistence de polities démocratiques et antidémocratiques. 51. Voir les évaluations et les données de l’ONG Freedom House , <freedomhouse.org> ; P. Busharizi, « FUFA’s Fates Reflects Power of Civic Society », New Vision, 11 mars 2005. 52. P. Busharizi, « FUFA’s Fates Reflects… », art. cit. Politique africaine 141 La Fédération ougandaise de football Finalement, même dans les pays où le pouvoir étatique demeure solide, des polities comme la Fufa sont des lieux où les acteurs participent à la production politique quotidienne n Michael G. Schatzberg Université du Wisconsin, Madison Traduction : Raphaël Botiveau Abstract The complexitites of democracy : the Ugandan Football Association as polity Centered on a case study of the political fall of Denis Obua, a long-serving president of the Ugandan Football Association, Fufa, this article explores the complicated and murky relationship between the state, ostensibly non-political societal organizations such as Fufa, and international institutions through an examination of the microcosm of football. It argues that Fufa belongs to a larger class of liminal organizations that fit comfortably under neither of the two of the broad rubrics of contemporary political analysis — state and civil society. Employing an older term, I argue that Fufa is a polity. Neither fully of the state nor of civil society, Fufa (and other polities such as chieftaincies, kingdoms, corporations, or religious organizations) exists in a liminal position that further blurs the analytical frontier between state and civil society. Such polities may be contributing to a different sort of political pluralism in the politics of daily life.