histoire - Gestion et Finances Publiques

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histoire - Gestion et Finances Publiques
histoire
Catherine JUMEAU
Inspecteur du Trésor, docteur en histoire contemporaine,
chargée de recherches au département Histoire de l’IGPDE
Comité pour l’histoire économique et financière de la France
Les receveurs municipaux
III. 1871-1941
Cet article est le troisième d’une série consacrée aux receveurs
municipaux (*). Après avoir abordé la période de la Révolution
et de l’Empire, puis les années 1815-1870, sera envisagée ici l’évolution que connurent ces comptables locaux sous le régime de
la III e République. Comme les précédents, le présent article tire
ses éléments de la thèse d’histoire contemporaine qui a été soutenue par l’auteur à l’Ecole pratique des hautes études sous la
direction du professeur François Monnier.
Cette thèse qui sera publiée prochainement dans les éditions du
Comité, collection Histoire économique et financière de la
France, porte sur un thème entièrement nouveau. Elle s’inscrit
dans un courant de recherches actuel concernant le fonctionnement de l’Etat et de l’administration publique territoriale, au
croisement de l’histoire des élites, des fonctionnaires intermédiaires et de la vie politique locale. L’étude des receveurs municipaux met en lumière la dialectique centralisation/décentralisation et sert de révélateur aux pratiques sociales et politiques de
la III e République. Mais c’est plus encore le moyen de pénétrer
l’histoire de la comptabilité publique dans le sillage des travaux
pionniers de Michel Bruguière. C’est enfin l’occasion d’apporter
un éclairage utile concernant l’histoire d’une direction à
propos de laquelle peu de sources ont été conservées dans
l’entre-deux-guerres.
La volonté, qui avait inspiré des hommes tels que le marquis
d’Audiffret ou Gilbert Devaux, de faire d’un système de normes
juridiques et comptables une véritable constitution financière
capable d’assurer la continuité et la stabilité de la vie administrative, fut longtemps mise en échec au plan local par l’existence
d’un autre système plus souterrain, de nature politique, qui ruinait
les fondements du premier. Mais, à partir du moment où la Direction de la Comptabilité publique prit le contrôle effectif des personnels placés sous son autorité et intégra les receveurs municipaux qui en étaient encore éloignés, la contrainte intériorisée par
les comptables engendra un ensemble de pratiques, de valeurs
et de représentations permettant une reconstruction pratique de
l’édifice normatif. Un ensemble de règles juridiques et comptables, aussi perfectionné soit-il, n’était donc rien sans les hommes
chargés de l’appliquer.
A partir de la IIIe République, on peut connaître avec une précision bien plus grande qu’auparavant les receveurs municipaux
qui, à la différence des percepteurs, exerçaient leur fonction sous
l’autorité directe du maire et que l’on appelait pour cette raison
« receveurs spéciaux ». En 1872, afin d’introduire un peu de transparence dans le déroulement des carrières, on décida de faire
paraître au Journal officiel les nominations des comptables
locaux. Il devint alors possible de publier des annuaires contenant
de nombreux renseignements : patronyme, date de naissance,
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date de nomination, rémunération, cautionnement, décorations,
responsabilités corporatives, etc. A partir de ces périodiques, nous
avons pu dresser la cartographie des recettes municipales dites
« spéciales » et d’entreprendre une base de données statistiques
qui a été alimentée par les dossiers de personnel conservés au
CAEF. Il existe encore bien d’autres matériaux : archives municipales, archives maçonniques, fonds de la Cour des comptes, de
l’Inspection générale des Finances et de l’Inspection générale
des services administratifs. Ces matériaux abondants peuvent
être confrontés aux nombreux dictionnaires, traités, manuels de
finances et de comptabilité publique publiés au cours de la
période.
On s’aperçoit alors que les comptables municipaux, bien loin
d’être de simples techniciens des finances locales, jouaient un
rôle beaucoup plus grand dans le fonctionnement du régime
républicain qui s’était forgé sur les ruines du Second Empire au
prix de luttes partisanes violentes. Au sein des élites nouvelles, dans
l’ombre du pouvoir mayoral, au confluent de la centralisation et
des revendications locales, ils maniaient l’argent public, manipulaient les comptes, maîtrisaient les arcanes financiers. Ils en tiraient
une force toujours renouvelée qui était utilisée par les différents
pouvoirs centraux et locaux comme une arme contre leurs adversaires, comme une médiation entre les différents niveaux institutionnels et comme le moyen d’ancrer les valeurs nouvelles dans
la durée.
UN RÉSEAU DE RECETTES MUNICIPALES
EN EXPANSION
Alors qu’il n’existait que 184 recettes municipales en 1837, leur
nombre atteignit 435 en 1876 et 640 en 1914, soit respectivement
en moyenne 2, 5 et 7 par département. On les trouvait dans les
villes les plus peuplées et les plus riches, mais aussi dans de toutes
petites communes, dont la population n’atteignait pas 3 000 habitants. Toutes les préfectures en étaient dotées, de même qu’une
partie des sous-préfectures, des chefs-lieux de canton et de nombreuses villes qui n’étaient le siège d’aucune circonscription
administrative.
L’implantation des recettes municipales était en partie aléatoire
car elle dépendait de la volonté des élus. La loi du 18 juillet 1837
avait fixé une condition à la création de nouvelles recettes : il
fallait que le budget de la commune ait atteint 30 000 F de
revenus ordinaires, chiffre rendu de plus en plus dérisoire par la
croissance urbaine et par l’évolution des finances locales mais
(*) Voir nos 8/9-2008 et 12-2008.
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que ni les députés, ni le Gouvernement n’avaient cherché à
relever, car ils trouvaient de grands avantages à l’extension du
droit qu’avaient conservé les municipalités de choisir leur comptable. Ce droit n’était pas proclamé haut et fort comme l’étaient
les grandes libertés publiques, il restait au contraire des plus discrets, mais c’était pour mieux dissimuler son importance.
accordaient leurs vues. En 1886, le député conservateur Charles
Niels, maire de Muret, en Haute-Garonne, ironisait à la tribune sur
le fait qu’il attendait depuis deux ans la nomination dans sa
commune d’un receveur spécial alors que la municipalité voisine
de Cazères, dont l’orientation était nettement républicaine,
l’avait obtenu en six mois (1) !
Dans les villes en forte croissance, il arrivait un moment où la gestion comptable dépassait la capacité de travail des percepteurs,
qui devaient s’occuper de plusieurs communes tout en prenant
en charge le recouvrement des contributions directes et une foule
de travaux annexes qui leur étaient confiés par les différentes
directions du ministère des Finances. A des percepteurs débordés,
souvent absents pour cause de tournée et ne résidant pas toujours dans la commune, les élus préféraient les services d’un
comptable qui faisait partie intégrante de l’administration municipale. De nombreux receveurs furent donc nommés dans les
villes qui connaissaient le développement le plus rapide : centres
industriels, communes de banlieue, stations touristiques, balnéaires et thermales. Diverses communes d’accès difficile jugèrent également utile d’avoir auprès d’elles un receveur pouvant
à tout moment gérer les finances de la ville.
Il fallait tout d’abord faire partir le percepteur chargé jusque-là
de la recette municipale. C’était l’occasion de gérer la carrière
des comptables du Trésor en distribuant les bons et les mauvais
postes. C’était aussi le moyen de retarder la création de recettes
municipales nouvelles lorsqu’elles paraissaient inopportunes,
comme en 1907 à Lézignan, dans le massif des Corbières, où le
départ d’un percepteur zélé dans le recouvrement des contributions directes aurait été interprété comme un recul face à la
révolte fiscale des vignerons. De même au Creusot dominé par
la famille Schneider et à Montceau-les-Mines conquise par les
socialistes, le ministère des Finances refusa obstinément de faire
partir le percepteur, alors que la gestion de deux centres miniers
et industriels d’importance nationale nécessitait de toute évidence un comptable spécialisé. Comment ne pas y voir la
volonté de conserver un moyen de contrôle sur les finances de
villes stratégiques et la conscience du fait que l’existence d’une
recette spéciale permettait de garder secrètes les affaires
municipales ?
A partir du moment où les maires devenaient des émanations du
suffrage universel, où la loi du 5 avril 1884 leur confiait un pouvoir
hiérarchique étendu, où les élections municipales devenaient des
enjeux politiques aux dimensions à la fois locales et nationales, la
nomination d’un comptable intégré à l’administration de la ville
présentait d’autres avantages. Offrir aux habitants un emploi
lucratif était tout d’abord la source d’un pouvoir clientéliste
immense à l’intérieur de la ville. Les receveurs municipaux étant
rémunérés proportionnellement à des budgets ordinaires en
expansion, ils restaient de loin les mieux lotis de tous les employés
municipaux malgré l’action modératrice d’un décret du 27 juin
1876 venu opportunément lisser les évolutions par périodes quinquennales. Plus la ville était riche, plus les candidats affluaient,
plus la compétition était rude et le choix de la municipalité étendu
entre des hommes bardés de toutes sortes de qualités qui
n’étaient pas seulement professionnelles.
Au pouvoir clientéliste s’ajoutait pour le maire le besoin de se
reposer sur un homme de confiance capable de mettre en
œuvre des programmes financiers dont la réussite était sanctionnée aux prochaines élections. Les comptables devaient présenter avantageusement l’exécution des budgets votés par les
élus et promouvoir dans les réseaux de sociabilité locale voire
nationale où ils évoluaient l’activité de la municipalité dont ils
étaient la cheville ouvrière. Voirie, électrification, réseau d’égouts,
adduction d’eau, espaces verts, écoles, hôtels de ville, hospices,
abattoirs, services offerts aux habitants généraient une foule de
tâches complexes : recouvrement de taxes, suivi des marchés
publics, visa des dépenses, contrôle des régisseurs...
En cas de revirement électoral, les comptables municipaux pouvaient même servir de cheval de Troie favorisant le retour de
l’équipe adversaire. Ils entraient en conflit ouvert avec le maire,
bloquaient l’exécution budgétaire et n’hésitaient pas à critiquer
la politique financière, voire à citer des chiffres dans la presse
locale. Car, en pratique, ils étaient presque inamovibles. Afin de
préserver l’indépendance du comptable face à l’ordonnateur,
le ministère des Finances usait avec parcimonie de son pouvoir
de révocation pour motif professionnel et le maire se voyait refuser
toute initiative en la matière. On n’arrachait un receveur à ses
fonctions que pour des motifs disciplinaires d’une gravité extrême.
Le Gouvernement lui-même tirait avantage du droit laissé aux
villes de choisir leur comptable. Lorsqu’une municipalité demandait la création d’une nouvelle recette spéciale, le préfet, chargé
d’instruire le dossier, s’attachait à favoriser cette liberté locale,
rompant depuis la loi du 5 avril 1884 avec l’attitude autoritaire qui
avait été la sienne à l’époque du Second Empire. Puis il transmettait le dossier pour décision au ministère des Finances, plus précisément à la direction du personnel, où les deux ministères
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Le receveur était nommé, selon la taille de la ville, par le préfet
ou par le ministre des Finances sur une liste de trois noms présentée
par le conseil municipal. Il était d’usage de choisir le premier de
la liste, c’est-à-dire le favori de la municipalité, mais la compétition était parfois si rude, les configurations de politique locale si
complexes, que le Gouvernement se trouvait placé en position
d’arbitre. A Roanne, en décembre 1914, le préfet était d’avis
d’ajourner la nomination du receveur jusqu’à la fin des hostilités
parce que le choix entre un conservateur et un radical-socialiste
dans une ville profondément divisée politiquement était de
nature à troubler l’ordre public et que ce risque était considéré
comme plus grave encore que les désordres introduits dans des
finances communales de guerre par une gestion intérimaire (2) !
DES HOMMES DE CONFIANCE
Pour les municipalités, le lien personnel établi avec leur comptable s’avérait au moins autant, voire plus indispensable encore,
que la compétence professionnelle. Il en résulta que le profil des
receveurs municipaux évolua comme celui des élus. La fortune
personnelle eut moins d’importance aux yeux des assemblées
locales parce qu’elle constituait une entrave à la liberté de choix,
mais elle continua de compter pour les candidats eux-mêmes car
elle leur permettait d’échapper à la nécessité coûteuse
d’emprunter le cautionnement. Chez les receveurs comme chez
les élus, les notabilités traditionnelles firent place à de nouvelles
élites républicaines issues du compagnonnage politique, des
luttes partisanes, des œuvres scolaires et mutualistes, de la francmaçonnerie. Bernard Wellhoff en est un exemple particulièrement
marquant. Homme d’affaires, ami de Maurice Berteaux, âme de
la propagande laïque dans le Nord de la France, il avait été
secrétaire général du journal La Justice que dirigeait Georges
Clemenceau et avait participé à la création du Réveil du Nord.
Fondateur en 1903 de l’amicale des receveurs spéciaux, il était
aussi un membre actif de la Grande Loge de France dont il devint
le grand-maître de 1919 à 1922.
Bien d’autres exemples pourraient être cités car on ne peut
trouver de nomination dont l’heureux bénéficiaire ne démontre
pas l’existence d’un lien étroit avec la municipalité en place. Les
receveurs municipaux étaient un peu à l’image des personnels
(1) Ann. Ch. dép., 2 décembre 1886, SE, débats, p. 676.
(2) Dans cette affaire, le cabinet du ministre finit par nommer le candidat classé
nº 1 par la municipalité.
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communaux étudiés dans les villes de la banlieue parisienne, pour
lesquels on a pu distinguer cinq formes de recrutement : local,
familial, social, méritocratique et affinitaire (3). Mais ils s’en distinguaient aussi par le rapport particulier à l’argent qu’engendraient
le cautionnement et la responsabilité du comptable public. Ils se
caractérisaient également par la nécessité d’une expérience
pratique en matière de finances et de comptabilité locales. Par
leur fonction et par leur rémunération, ils appartenaient à l’élite
des personnels communaux. Par leur position de relais stratégiques entre les pouvoirs centraux et locaux, par leur pénétration
efficace des multiples filières du système politique et administratif,
ils pouvaient être considérés comme une nouvelle notabilité
dérivée du pouvoir des maires (4).
Les receveurs municipaux, parmi lesquels on voit apparaître quelques femmes à partir de 1914, se répartissaient par leur origine
professionnelle entre l’administration municipale (34 %), les comptables hospitaliers, de bienfaisance ou des octrois (11 %), les services du Trésor (28 %), les autres administrations (15 %) et le secteur
privé (12 %). On remarque tout particulièrement l’importance des
secrétaires généraux (23 %). Il existait une sorte de cursus honorum
qui reposait dans certaines villes sur une longue tradition et consistait à confier l’emploi de receveur municipal au titulaire du grade
sommital de l’administration. Contrairement aux époques antérieures, les fils des receveurs municipaux étaient en tout petit
nombre (1 %), l’importance nouvelle que revêtait le libre choix du
comptable municipal pour les maires ne permettant plus aux
receveurs municipaux de préparer leur propre succession en
faveur de leur fils. Quant aux employés de ces derniers, leur proportion passa de 1 % avant 1914 à 7 % par la suite. Jusqu’à l’entredeux-guerres, ils étaient peu nombreux et disposaient rarement
de l’influence nécessaire pour l’emporter sur les autres employés
municipaux. C’est dans de grandes villes telles que Marseille,
Lyon, Roubaix, Saint-Etienne, Annecy, qu’on vit apparaître ensuite
un début de promotion interne en faveur des commis méritants
de la recette municipale.
Les employés des services du Trésor occupaient une position stratégique car ils avaient l’habitude de tenir la comptabilité communale et, parfois même, ils tenaient celle de la ville dont ils allaient
devenir receveurs. Mais c’était surtout lorsque la municipalité
avait souffert des méfaits occasionnés par un comptable malhonnête ou négligent qu’elle reportait son choix sur l’employé
d’un comptable du Trésor public. Les trésoriers-payeurs généraux,
les receveurs des Finances et, à partir des années vingt, la Direction de la Comptabilité publique œuvraient activement dans le
but de favoriser leurs personnels mais leur action se heurtait à la
liberté de choix dévolue aux municipalités et restait largement
insuffisante pour provoquer une invasion massive dans ces
emplois recherchés. On trouvait enfin des hommes venus d’horizons variés et plus ou moins bien préparés à leurs futures fonctions :
militaires, gendarmes, fonctionnaires du ministère des Finances,
de l’Enseignement ou de l’Intérieur, négociants, commerçants,
employés de banque, clercs de notaire, caissiers de Caisses
d’épargne...
DES PRATIQUES COMPTABLES
APPROXIMATIVES
Le mode de nomination des receveurs municipaux générait avec
les élus des relations étroites qui présentaient des avantages indéniables en termes de relations humaines mais faisaient voler en éclat
le principe de séparation sur lequel les règles de la comptabilité
publique étaient fondées. Une telle situation présentait des inconvénients graves qui apparurent au grand jour, quelques années
seulement après la loi du 5 avril 1884, une fois passé l’épisode boulangiste, au plus fort de la crise que le pays traversait. C’était en
quelque sorte les excès du combat mené pour conforter la République qui se retournaient contre les municipalités. C’était aussi,
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comme en 1811, un effet de la situation financière du pays qui
faisait émerger les manipulations douteuses que les comptables
faisaient subir aux caisses communales.
Tout à coup, à partir de 1889, une série de scandales éclatèrent,
relatés pendant plusieurs années par les magistrats de la Cour des
comptes qui reprochaient aux municipalités la confiance exagérée
qu’elles accordaient à leur receveur. Les maires n’exerçaient
aucun contrôle, signaient tout aveuglément, toléraient les désordres de leur service et continuaient à défendre leur comptable
contre vents et marées en niant l’évidence de leurs forfaits. Les
receveurs des Finances eux-mêmes n’exerçaient qu’un contrôle
superficiel, abusés par la trop bonne réputation locale des hommes
qu’ils étaient chargés de vérifier. La durée des irrégularités et le
montant des sommes détournées étaient considérables, les cautionnements ne suffisaient plus et c’était la ville, donc les contribuables, qui payait la note.
Il y eut une quinzaine d’affaires de ce genre, auxquelles s’ajoutent
quelques autres recensées dans les archives de l’Inspection générale des Finances, qui n’étaient vraisemblablement que la partie
émergée de l’iceberg. Jusqu’à cette époque en effet, le remboursement du déficit par le cautionnement, voire par la famille du
comptable, suffisait à arrêter les poursuites. Bien que le détournement et le faux en écritures publiques soient considérés comme des
crimes par le Code pénal, la pratique était bien différente. Le
silence était le prix du remboursement. On ménageait « l’honorabilité » du comptable, notion extérieure et superficielle qui se rapportait à sa réputation et à celle de sa famille.
Les dossiers de personnel, qui contiennent les conclusions des vérifications effectuées par les comptables supérieurs ou par les inspecteurs des Finances, permettent de dresser des statistiques plus
accablantes encore. On y dénombre pour l’ensemble de la
IIIe République environ 20 % de gestions déplorables, en utilisant
pour cette qualification des critères que des comptables actuels
jugeraient bien peu sévères. Même si le calcul de cette proportion
reste empreint d’une inévitable subjectivité, il signifie pour le moins
qu’une marge non négligeable de receveurs municipaux appliquait les règles de la comptabilité publique avec un grand laxisme.
Les gestions occultes étaient depuis le début du XIXe siècle la hantise des corps de contrôle. Le receveur municipal avait l’obligation
de les dénoncer mais cela le mettait dans une position bien délicate. En 1902, on découvrit à Sainte-Foy-la-Grande que le maire
s’immisçait gravement dans la gestion du comptable avec la
complaisance de ce dernier. Pourtant le directeur de la Comptabilité publique Charles Laurent exprimait une conception relativiste
de la rigueur comptable, estimant : « Pour la peine encourue par
le comptable, il y a lieu de considérer que, placé sous la dépendance du maire, il lui était plus difficile qu’à un percepteur receveur
municipal de résister à ses empiétements » (5). Il proposa dans cette
affaire une peine minime qui ne fut même pas appliquée.
Les receveurs municipaux, obéissant aux directives de leur maire,
avaient une fâcheuse tendance à ne pas poursuivre les contribuables retardataires qui étaient aussi des électeurs. Quant au contrôle
de régularité qu’ils devaient exercer sur le paiement des dépenses
budgétaires, il était organisé avec tellement de circonspection par
les textes en vigueur qu’il fallait un comptable bien téméraire pour
adresser au maire une lettre de refus. La gestion financière et comptable de la ville de Levallois-Perret, qui a pu être étudiée de 1889
à 1912 grâce aux archives de la commune et à celles de la Cour
des comptes, montre que cette ville nouvelle en plein essor a pu
vivre pendant de nombreuses années en marge de l’ordre imposé
par les règles de la comptabilité publique et que sa brillante réussite
n’en fut pas affectée, ce qui laisse à penser qu’un ordre d’une
autre nature – social, économique, financier – la régissait.
(3) E. Bellanger, Administrer la banlieue municipale, thèse pour le doctorat d’Etat,
Paris VIII, 2004, 1 516 pages.
(4) Voir D. Lacorne, Les notables rouges, Paris, PFNSP, 1980, p. 94.
(5) Arch. nat., BB18 2217.
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Le ministère des Finances, chargé d’organiser le service des comptables locaux et d’en contrôler la bonne application, était réduit à
l’impuissance par les effets conjugués de leur mode de nomination
et de leur mode de rémunération. C’étaient en effet les communes
qui finançaient le traitement de l’ensemble des receveurs municipaux, non seulement ceux des grandes villes, qualifiés de « spéciaux », mais également des percepteurs qui remplissaient la même
fonction dans les autres communes. Or le traitement de ces derniers
pour leurs fonctions fiscales était précisé dans un chapitre budgétaire du ministère des Finances que les parlementaires surveillaient
avec la plus grande attention car le coût du recouvrement des
contributions directes en dépendait. Il avait été mesuré tout au long
du XIXe siècle avec une volonté d’économiser les deniers des contribuables que les gestionnaires d’aujourd’hui ne pourraient renier. Le
produit des contributions directes restait stable, de même que le
taux des remises perçues par les percepteurs pour leur recouvrement, mais ces derniers trouvaient une large compensation dans
la rémunération que les communes leur versaient au titre de leur
fonction de receveur municipal proportionnellement à des budgets
en expansion. En 1876, elle représentait assez exactement la moitié
de leurs émoluments. Par la suite, elle devint majoritaire.
Dans de telles conditions, le ministère des Finances n’était pas en
mesure d’imposer aux municipalités une grande rigueur dans la
gestion comptable de leur budget. L’indépendance matérielle
s’avérant impossible à l’égard de l’ordonnateur, le contrôle comptable était anéanti. Il s’agissait là d’une idée simple, évidente, et
pourtant, elle sapait un pan entier des règles de la comptabilité
publique, celui de la comptabilité communale qui s’effondrait, tel
un temple de papier. En exhumant cette idée fondamentale de
l’empilement réglementaire sous lequel on avait voulu l’enfouir, on
opérait une sorte de révolution copernicienne. On apercevait tout
à coup ce qu’il y avait de l’autre côté d’un miroir magique, celui
des normes juridiques et comptables. Et c’était le jeu mis à nu des
forces d’argent. Sans une rémunération suffisante, il ne pouvait y
avoir de garantie financière sous forme de cautionnement et de
responsabilité. Or les communes étaient seules en mesure de l’offrir.
Elles restaient donc maîtresses de leur organisation comptable
réelle.
Des décombres du système financier dont la France était si fière, le
pouvoir municipal proclamé à l’époque révolutionnaire sortait
indemne. Quant au pouvoir du comptable, il reprenait tel un spectre
une apparence qu’on croyait à jamais abolie, celle du financier de
l’Ancien régime qui se nourrissait de l’endettement des villes.
LA GRANDE GUERRE
ET SES CONSÉQUENCES
Pendant la Première Guerre mondiale, les receveurs municipaux
démontrèrent les qualités qui leur venaient de leur expérience, de
leur militantisme et de leur insertion locale. Dans des administrations
municipales débordées, ils remplirent toutes sortes de besognes
extérieures à leurs fonctions. Dans les villes occupées ou bombardées, ils firent preuve d’un grand courage en sauvant la caisse, en
organisant le ravitaillement, en assurant la continuité des services
publics. Cependant ils furent bien mal récompensés de leurs efforts.
L’inflation, jointe à la fragilité de leur régime pécuniaire, rendit leur
emploi inapte à pourvoir aux besoins élémentaires de l’existence.
Il fallut faire appel à la régulation de l’Etat pour imposer aux
communes des compléments de rémunération jusqu’à ce que
l’élévation des budgets locaux ne permette de rétablir une situation
normale. On s’aperçut alors qu’on ne pourrait éternellement maintenir en faveur des receveurs municipaux une rémunération proportionnelle à l’activité qui se révélait particulièrement vulnérable
aux évolutions conjoncturelles, ni leur conserver ce régime hybride
de comptables publics dépendants de l’autorité hiérarchique du
maire mais exclus des avantages statutaires réservés aux employés
municipaux, avec un recrutement purement local, une absence
de carrière et parfois même de retraite.
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Pendant les hostilités, s’était produit un changement d’échelle, une
diversification des activités, une complexité croissante de la réglementation qu’il fallait être en mesure de comprendre et d’appliquer. Les préoccupations techniciennes commençaient à rendre
futile et dérisoire, sans toutefois pouvoir l’abolir, le jeu partisan qui
avait semblé tellement nécessaire à l’existence des receveurs spéciaux. La mauvaise qualité des gestions n’était pas seulement due
à une fusion trop étroite entre les ordonnateurs et les comptables.
Elle était également causée par des difficultés de trésorerie liées
aux séquelles de la guerre et à la nécessité de répondre aux besoins
de populations modestes en fort accroissement. La crise des
années trente survint, qui fit chuter le produit des recettes fiscales
sans réduire pour autant les dépenses en matière d’assistance, de
services et d’investissements.
A Villeurbanne, un quartier futuriste, inspiré des gratte-ciel américains, était sorti de terre à l’orée des années trente, pour lequel la
municipalité nourrissait de grandes ambitions en terme de qualité
architecturale, de confort moderne, d’emplois pour des centaines
d’ouvriers, d’équipements administratifs, culturels et sportifs. Une des
premières sociétés d’économies mixtes fut créée, la Société villeurbannaise d’urbanisme qui devait procurer des bénéfices à la ville.
Mais la crise économique vint ruiner de grands espoirs. Le comptable, pourtant homme de valeur, fut en quelques années littéralement écrasé sous le poids de la tâche, tandis que sa comptabilité
sombrait dans le chaos. A Drancy, il fallut édifier en toute hâte des
logements pour les habitants modestes qui affluaient. On
commença par des cités-jardins, puis de petits immeubles collectifs,
puis un ensemble de gratte-ciel, les premiers de la région parisienne,
résultat d’une conception industrielle de l’urbanisme qui déplut aux
habitants et fut reconvertie en camp d’internement. La comptabilité du receveur municipal accusait de nombreux dépassements
de crédits. L’excédent des dépenses causait de tels désordres dans
la trésorerie que le comptable, malgré son expérience, fut menacé
d’être déféré en conseil de discipline. On trouve bien d’autres
exemples semblables dans les archives.
Les communes avaient engagé pendant la Première Guerre mondiale des dépenses tellement considérables pour le compte de
l’Etat qu’il avait été nécessaire de leur octroyer des compensations
financières. L’interpénétration entre les finances de l’Etat et celles
des collectivités locales s’était accrue, le ministère des Finances
tenait désormais les cordons de la bourse et en tirait avantage sur
son collègue de l’Intérieur. La Cour des comptes et l’Inspection
générale des Finances conjuguaient leurs efforts pour dénoncer la
mauvaise qualité de la gestion financière locale. Le mal venait des
failles de la tutelle préfectorale, des mauvaises pratiques budgétaires et du manque d’indépendance des receveurs municipaux.
Le remède passait par un accroissement des contrôles exercés par
le ministère des Finances.
LA DIRECTION
DE LA COMPTABILITÉ PUBLIQUE
A l’intérieur du ministère des Finances, la Direction de la Comptabilité publique bataillait pour accroître le contrôle qu’elle pouvait
exercer sur les comptables dépendant de son autorité au détriment
de la direction du personnel, attachée à un autre type d’emprise,
de nature plus politique. En 1920, elle s’était séparée de l’activité
harassante que représentait l’élaboration du budget de l’Etat pour
la confier à une Direction du Budget. En 1923, elle avait obtenu de
haute lutte la gestion de son réseau de comptables pour toutes les
questions de nomination, de carrière et de discipline. Elle était
devenue la « direction unique » que la corporation réclamait haut
et fort depuis si longtemps. Les percepteurs, les receveurs des
Finances, les trésoriers-payeurs généraux et leurs personnels avaient
obtenu d’être défendus plus efficacement dans leurs intérêts professionnels mais aussi d’être dirigés d’une main plus ferme. A l’autorité hiérarchique en vigueur dans toutes les administrations s’ajoutaient les contrôles organisés par les règles de la comptabilité
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publique et sur lesquels la Direction de la Comptabilité publique
avait la haute main. Désormais, au lieu de s’opposer, ils se conjuguaient pour redoubler d’efficacité.
Ce sont d’imperceptibles retouches apportées au régime de responsabilité personnelle et pécuniaire qui permirent cette métamorphose. Peu à peu, avec la mise en place de l’impôt sur le revenu
et l’entrée dans une fonction publique moins hétérogène, les différentes contreparties au principe de responsabilité des comptables publics avaient disparu. Lorsqu’une décision ministérielle du
3 mars 1920 remit en vigueur, après les moratoires de la guerre, la
responsabilité des comptables du Trésor en matière de recouvrement de l’impôt direct, on s’aperçut que ce mécanisme était
devenu illusoire : au 31 juillet 1924, les restes à recouvrer s’élevaient
en moyenne à 77 000 F par percepteur ! Il se produisait une sorte
de « faillite » du réseau des comptables du Trésor qui ne pouvaient
plus comme auparavant jouer à l’égard de la puissance publique
son rôle traditionnel d’assureur remboursant automatiquement sur
le cautionnement et la fortune personnelle de ses membres les
sommes non recouvrées aux échéances prescrites.
Cependant nul ne songeait à supprimer ce principe qui servait de
fondement à un système de contrôle budgétaire et comptable
imprégnant l’ensemble du fonctionnement administratif et financier
de notre pays. On se contenta donc de l’adapter aux évolutions
qui s’étaient produites. Un règlement d’administration publique du
12 mai 1928 ajouta à la procédure d’admission en non-valeur des
cotes non recouvrées une instance d’appel qui statuait en fonction
des difficultés concrètes du recouvrement. Une loi du 12 juillet 1928
introduisit une procédure de remise gracieuse des débets au profit
des receveurs municipaux qui n’en bénéficiaient pas encore. Ces
deux procédures modératrices présentaient un aspect anodin,
minimaliste. Pourtant on ne pouvait imaginer produire plus d’effet
avec si peu de changement. Les deux textes semblaient entériner
l’évolution antérieure mais bouleversaient en réalité le fondement
sur lequel reposait ce principe. Il y avait désormais deux niveaux de
responsabilité : automatique au niveau du déclenchement, avec
un arbitrage final réalisé sur le fondement de l’équité au moyen de
procédures dont la Direction de la Comptabilité publique avait la
maîtrise.
Cette direction était désormais dotée d’un pouvoir immense sur les
comptables placés sous son autorité. Elle disposait de la quasi-totalité des moyens de contrainte qu’on avait pu organiser au fil du
temps et les cumulaient avec une autorité hiérarchique entière,
aidée par les comptables supérieurs du Trésor dotés de pouvoirs
doubles, hiérarchiques et de vérification comptable. La surveillance
pouvait s’étendre de l’activité professionnelle à la sphère privée
puisqu’il fallait connaître la situation de fortune des comptables,
leur conscience professionnelle, leur état d’esprit. En sondant les
reins et les cœurs, cette direction était capable de surveiller et de
punir, mais aussi de protéger des injustices ou de les réparer par
une remise de débet, voire une promotion ou une affectation
meilleure.
Ce fut donc au moment où la responsabilité des comptables du
Trésor devenait, semble-t-il, plus théorique qu’elle acquit paradoxalement une efficacité inconnue jusque-là. En prenant à sa charge
les risques du recouvrement, l’Etat se privait des services contraignants que lui rendait son réseau de comptables utilisés à la
manière d’une compagnie d’assurance. Mais c’était une forme de
libération qui rappelait de façon lointaine celle que Mollien avait
réalisée à l’égard des faiseurs de service. Cette libération, dont le
coût était rendu minime par les techniques nouvelles de la fiscalité,
- No 10 - Octobre 2009
avait fait basculer le rapport de force entre les comptables et la
puissance publique. En remplaçant les négociations d’argent, en
évacuant les considérations politiques, le lien hiérarchique rendit la
contrainte disciplinaire effective. En passant du registre matériel au
registre psychologique sous la forme d’une menace permanente,
la responsabilité intériorisa chez les comptables publics une
conception plus rigoureuse des règles qu’ils étaient chargés
d’appliquer et fit évoluer leur sens de l’honneur. Si comme autrefois
l’honneur restait indépendant de la mise en débet, les comptables
ne l’étaient plus dès qu’ils avaient comblé le déficit mais dès que
la preuve d’une faute professionnelle grave n’avait pas été
apportée. Et c’est ainsi que l’édifice des règles comptables put
enfin tenir debout et s’appliquer effectivement. C’est là un magnifique exemple de ces changements dans la continuité auxquels
l’Etat nous a souvent accoutumés.
Désormais, les budgets locaux purent être exécutés d’une manière
plus conforme aux règles de la comptabilité publique. Mais pour
reconstruire solidement l’édifice normatif, bien du chemin restait
encore à faire. A partir de 1928, la Direction de la Comptabilité
publique, qui statuait sur les remises gracieuses des receveurs municipaux, accrut son autorité sur les receveurs dits « spéciaux ». Afin
de clarifier les relations financières entre l’Etat et les communes, une
loi du 31 mars 1931 mit le traitement des percepteurs à la charge
de l’Etat relativement à leur fonction de receveurs municipaux. En
juillet 1931, Charles Deutschmann (6), dirigeant du syndicat des
receveurs spéciaux, se prononça résolument pour l’étatisation,
renonçant au lien étroit que ses collègues entretenaient depuis des
siècles avec les municipalités. Malgré ce revirement spectaculaire
et bien que la réforme devienne inéluctable, elle était inenvisageable dans le régime de la IIIe République qui s’enrayait malgré
de violents appétits de réformes. Il fallut attendre une loi du 14 septembre 1941, prise dans le contexte particulier de l’Occupation,
pour que les receveurs des grandes villes soient intégrés aux cadres
des personnels de la Comptabilité publique.
Leur indépendance était désormais assurée mais il restait encore à
moderniser l’outil comptable. Les mauvaises gestions n’étaient pas
seulement causées par les irrégularités des municipalités ou par
celles de leurs receveurs, elles tenaient aussi à des imperfections
techniques que l’on connaissait depuis longtemps. Les règles de la
comptabilité publique avaient pour but essentiel de permettre à la
Cour des comptes d’exercer son contrôle et non de servir d’outil
d’analyse. L’un de ses plus graves défauts était la difficulté dans
laquelle se trouvaient les receveurs de connaître la situation exacte
de la ville du point de vue de ses créances et de ses dettes. La
comptabilité d’ordonnancement prévue par les instructions avec
beaucoup de mollesse n’avait jamais fonctionné et l’on avait
abouti à des situations aussi déplorables que celles de Villeurbanne
où une enquête avait été nécessaire pour connaître l’endettement
de la ville. Une commission ministérielle instituée par un décret du
21 janvier 1930 orienta les travaux ultérieurs en posant le principe
d’une présentation sous forme de bilan qui aboutit après la
Seconde Guerre mondiale à la mise en œuvre du plan comptable
général dans les communes.
(6) Charles Deutschmann, né le 29 juillet 1886 à Pais, décédé le 29 janvier 1983 à
Levallois-Perret, ancien combattant, ancien commis de perception, receveur municipal de Maisons-Alfort de 1920 à 1943 puis de Levallois-Perret de 1943 à 1947, date
à laquelle il prend sa retraite, maire RPF de cette dernière ville de 1947 à 1965,
sénateur de la Seine de 1951 à 1958, président de l’Union des maires de la Seine à
partir de 1953, président du groupe des sénateurs-maires de 1956 à 1958. Il a fondé
en 1927 le Syndicat des receveurs spéciaux qui fusionna en 1930 avec l’Union
amicale de Bernard Wellhoff. Il a créé en 1935 l’Assurance mutuelle des fonctionnaires comptables publics.
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