Images, transferts, constructions identitaires.
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Revue des Questions Scientifiques, 2015, 186 (1) : 79-98 Images, transferts, constructions identitaires. Six thèses sur l’histoire entrecroisée des relations belgo-allemandes1 Hubert Roland [email protected] Vues sous un angle contemporain, les relations belgo-allemandes contiennent plus d’un paradoxe. Un échange permanent et des convergences réelles affectent bien de larges secteurs de la vie politique, économique, culturelle et universitaire. Et pourtant, les protagonistes impliqués dans le dialogue belgoallemand regrettent bien souvent, de part et d’autre et à juste titre, une connaissance imparfaite du pays voisin. Principalement, un examen des opinions publiques des deux pays révèle un manque manifeste de visibilité et une méconnaissance du pays voisin. Celle-ci est néanmoins partiellement compensée par la qualité de la médiation interculturelle qui se déroule au niveau des échanges culturels, universitaires et étudiants, en particulier depuis la création des échanges Erasmus. Une meilleure appréciation de la situation actuelle nécessite une indispensable mise en perspective historique. En effet, dès la fondation de l’État belge en 1830 et jusqu’au traumatisme de la Première Guerre Mondiale, un échange bilatéral intense fut à l’origine d’une histoire entrecroisée, aux répercussions sociales certaines2. C’était avant le choc de l’invasion d’août 1914, 1. 2. Ce texte est la traduction revue et adaptée de l’article « Kulturtransfers und Identitätsbildung(en) : Sechs Thesen zur verflochtenen Geschichte der deutsch-belgischen Beziehungen », que j’ai publié dans l’ouvrage Neun plus eins. Literarische Beziehungen zwischen Deutschland und seinen Nachbarn, éd. par Ralf Bogner & Manfred Leber), Universaar (Universität des Saarlandes), 2014, p. 187-206. Il a bénéficié du travail de traduction réalisé par Vinciane Pirard, que je remercie vivement. Cf. Hubert Roland, Marnix Beyen & Greet Draye (éd.), Deutschlandbilder in Belgien 1830-1940, Münster [u.a.], Waxmann, 2011 (« Studien zur Geschichte und Kultur Nordwesteuropas » 22), p. 7-22. (Ci-dessous Roland, Beyen & Draye). 80 revue des questions scientifiques qui, au moment d’une pleine apogée des échanges culturels, a provoqué une perte irrémédiable. Mais une fois passée une longue période de « démobilisation des esprits » dans l’entre-deux-guerres, des formes importantes de réconciliation furent en réalité rapides après 1945. Celles-ci s’expliquent peut-être par l’ancrage de long terme du dialogue culturel bilatéral au niveau des sociétés civiles. On fera donc valoir que la Belgique fut, avec le Danemark, le premier pays à nouer des relations diplomatiques avec la République fédérale d’Allemagne dès 1951. En 1956, les ministres respectifs des Affaires étrangères, Paul-Henri Spaak et Heinrich von Brentano, signaient ensuite à Bruxelles un accord culturel historique. Celui-ci permit une rapide résolution de questions importantes comme le tracé territorial entre la Belgique et la République Fédérale d’Allemagne – un sujet à controverse depuis la cession de la région Eupen-Malmedy lors du Traité de Versailles 3. Les contacts avec l’Allemagne furent également soigneusement entretenus au niveau culturel, comme lorsqu’en 1952, le poète Gottfried Benn – pourtant compromis à cause de son adhésion temporaire au nazisme en 1933/34 – fut invité à représenter la littérature allemande aux Rencontres Européennes de poésie à Knokke-le-Zoute. Benn confia dans une lettre du 16 août 1951 à son ami F.W. Oelze qu’il s’agissait là à la fois d’un « honneur pour [sa] personne, mais aussi du signe d’une valorisation particulière des relations culturelles avec l’Allemagne »4. En dépit de ces prémisses favorables, les études universitaires belgo-allemandes connurent un déficit certain par rapport aux études franco-allemandes, dont on connait la vitalité, et qui eurent pour fonction, dès les années d’après-guerre, de préparer, soutenir et accompagner la réconciliation politique entre la France et l’Allemagne. Il fallut attendre en Belgique, tout comme d’ailleurs aux Pays-Bas, la seconde moitié des années 1990 pour qu’on 3. 4. Cf. Christoph Brüll, « Die belgisch-deutschen diplomatischen Beziehungen 1949-1991. Vortrag im Rahmen des Studienabends: „Die belgisch-deutschen Beziehungen“ – Eupen, 13.05.2009 », p. 1-2 ; http://orbi.ulg.ac.be/handle/2268/25153 (consulté le 27.11.2013). « [E]inerseits als Ehrung für meine Person, zweitens als Ausdruck dafür, dass man die kulturellen Beziehungen zu Deutschland als besonders wertvoll betrachte » : Gottfried Benn, « Vortrag in Knokke », dans idem, Sämtliche Werke VI. Stuttgarter Ausgabe. Prosa 4, Stuttgart, Klett-Cotta, p. 436-467. images, transferts, constructions identitaires 81 commence à baliser et à structurer le champ de l’étude des relations belgoallemandes depuis 1830.5 Cet article se veut une forme de bilan provisoire sur quinze années de recherche individuelle et collective consacrée à ces relations. Bilatérales, cellesci ne peuvent toutefois se comprendre que dans un cadre multilatéral, notamment dans un inévitable rapport triangulaire avec la France. Sur le plan méthodologique, ce travail – synthétisé ici sous la forme de six thèses spécifiques – a bénéficié en chemin de l’apport essentiel de nouveaux domaines de recherches transnationaux et interdisciplinaires, qui ont également émergé ces deux à trois dernières décennies : l’imagologie comparée6 et les transferts culturels7. 1. L’histoire culturelle belge et, par conséquent, la société civile de ce pays, véhiculent et transmettent une tradition germanophile. Celleci ramène entre autres aux fondements d’un discours identitaire national belge, qui épouse le principe de la « synthèse des cultures » et le thème de l’entre-deux. J’aime Hoffmann, j’aime Schiller, j’aime toute cette littérature passive, douce, pleine de cœur et de passion qui fait si bien rêver ; j’aime ses poètes qui savent si bien peindre l’amour comme je le rêve. Voilà pourquoi j’aime les Allemands, je les aimerai toujours parce qu’il est dans ma nature de les aimer 8. Cette citation est issue d’une lettre du 12 février 1863 de l’écrivain Charles De Coster, auteur de l’épopée belge du Till Ulenspiegel (1867), à son 5. 6. 7. 8. Cf. Ernst Leonardy & Hubert Roland (éd.), Die deutsch-belgischen Beziehungen im kulturellen und literarischen Bereich/ Les relations culturelles et littéraires belgo-allemandes 1890-1940, Frankfurt/M. [u.a.], Peter Lang, 1999. Hugo Dyserinck, « Komparatistische Imagologie. Zur politischen Tragweite einer europäischen Wissenschaft von der Literatur », dans idem & Karl Ulrich Syndram (éd.), Europa und das nationale Selbstverständnis. Imagologische Probleme in Literatur, Kunst und Kultur des 19. und 20. Jahrhunderts, Bonn, Bouvier, 1988, p. 13-37 ; Joep Leerssen, « Imagology: History and method », in Manfred Beller & idem (éd.), Imagology. The cultural construction and literary representation of national characters, Amsterdam, New York, Rodopi (Studia Imagologica 13), 2007, p. 17-32. Cf. Michel Espagne, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, Presses Universitaires de France, 1999 et tout récemment Christiane Solte-Gresse, Hans-Jürgen Lüsebrink & Manfred Schmeling (éd.), Zwischen Transfer und Vergleich, Stuttgart, Franz Steiner, 2013 (« VICE VERSA. Deutsch-französische Kulturstudien »). Vic Nachtergaele, « Pour une édition intégrale des ‘Lettres à Elisa’ », dans Bulletin de la Société d’Études des Lettres Françaises de Belgique (SELFB), 4e année, nr. 13, avril-septembre 1985, p. 20-21. 82 revue des questions scientifiques amie Elisa Spruyt. Elle illustre très bien l’intérêt général du jeune État belge pour l’Allemagne et sa culture. De Coster, né en 1827 d’un père flamand et d’une mère francophone, fait partie de cette génération d’auteurs attirés sentimentalement par l’Allemagne et ses habitants. À bien des égards, elle est tributaire de l’image idéalisée véhiculée par Madame de Staël dans son célèbre ouvrage De l’Allemagne (1813)9. Et pour De Coster, qui confesse sa méconnaissance de la langue allemande, l’image de l’Allemagne doit se lire en contrepoint de celle de la France : Encore une fois, j’aime les Allemands, non pour leur forme que je ne puis comprendre puisque je ne sais pas leur langue, mais pour le fond d’amour et de rêverie, de douceur qui est dans tout ce qu’ils font. C’est un peuple courageux et grand qui sait aimer et prier et c’est ce que les Français ne savent pas faire10. Tout au long du xxie siècle, un puissant modèle d’identification est à l’œuvre comme base fondatrice du discours de construction identitaire nationale en Belgique et l’Allemagne y occupe une place centrale. Historiens et écrivains définissent d’un commun accord l’âme belge ; dans les termes de l’influent intellectuel Edmond Picard, il s’agit d’une fusion de romanisme et de germanisme, qui sous-tend dans cet esprit la nation belge. Ce consensus va dans le sens d’un éloge du syncrétisme culturel, également appelé entre-deux. L’âme belge se définit dès lors comme dualité, sa propre image étant inséparable de celle de ses deux puissants voisins. Suivant le credo de Picard, « […] il faut être aveugle pour ne pas apercevoir l’influence des deux langues et des deux variétés ethniques, la latine et la germaine dans les œuvres de tous les artistes belges… »11. Une telle logique de pensée favorisa une germanophilie culturelle, aussi bien dans les cercles littéraires néerlandophones que francophones. Ainsi les représentants de l’âge d’or de la littérature belge du symbolisme (Maurice Maeterlinck, Émile Verhaeren, Georges Rodenbach, etc.) revendiquèrent-ils ce que Jean-Marie Klinkenberg a appelé le mythe nordique des Lettres belges, caractérisé par une association de la langue française avec la nordicité des pays 9. Cf. Michel Espagne, « De l’Allemagne », in Étienne François & Hagen Schulze (éd.), Deutsche Erinnerungsorte I, München, C.H. Beck, 2001, p. 225-241. 10. Ibid. 11. Edmond Picard, « L’âme belge », dans Revue Encyclopédique, 24 juillet 1897, p. 595-599 ; ici p. 597. images, transferts, constructions identitaires 83 germaniques12. En survalorisant l’élément germanique imaginaire d’une culture belge – un rapport privilégié à la Flandre mais aussi à l’Allemagne – les auteurs du symbolisme belge pouvaient afficher une particularité et une « marque distinctive » par rapport à leurs collègues français. Mais ces mécanismes de construction identitaire reposaient par ailleurs sur de solides transferts de savoir. Dans le domaine de la recherche historique, la constitution d’une École historique belge de renom fut, vers la fin du 19ème siècle, foncièrement liée à la question de la réception de l’historicisme allemand. Les fondateurs de cette École – Paul Fredericq, Godefroid Kurth et Henri Pirenne – se rencontraient régulièrement en Allemagne et devinrent les pionniers de l’introduction des méthodes de travail et d’apprentissage de l’historicisme allemand (entre autres du principe de séminaire) dans les universités belges. L’historien national Henri Pirenne séjourna en Allemagne durant l’année académique 1884-1885 grâce à une bourse d’études. Il y suivit les séminaires et cours magistraux dispensés par le fondateur de l’école d’économie nationale, Gustav Schmoller. Son plus proche interlocuteur devint cependant Karl Lamprecht, qui occupait le poste de professeur d’histoire du Moyen-Âge à l’Université de Leipzig depuis 1891. C’est à l’initiative de Lamprecht et de la volonté de ce dernier de mettre en valeur les « forces » sociales et économiques « collectives » que Pirenne se mit à la rédaction de sa fameuse Histoire de Belgique. Le premier volume de celle-ci parut d’abord en allemand, avant même sa publication en langue française l’année suivante13. La comparaison au modèle allemand, dans une optique de modernisation, s’était également faite dans le cadre d’une réforme des facultés belges de médecine dans les années 1870. On fit ainsi valoir parmi les revendications de nouvelles réformes légales l’ajout d’exercices scientifiques pratiques, l’introduction de nouvelles matières et chaires, sans oublier le plaidoyer sans réserve pour la liberté d’enseignement et d’apprentissage traditionnellement associé à l’Allemagne14. 12. Jean-Marie Klinkenberg, « La production littéraire en Belgique francophone. Esquisse d’une sociologie historique », dans Littérature, Nr. 44 (L’ institution littéraire II), décembre 1981, p. 33-50 ; ici p. 42-43. 13. Cf. Geneviève Warland, « Rezeption und Wahrnehmung der deutschen Geschichtswissenschaft bei belgischen ‘Epigonen’ : Paul Fredericq, Godefroid Kurth und Henri Pirenne », in Roland, Beyen & Draye, p. 219-261 ; ici p. 229-231. 14. Cf. Pieter Dhondt, « „Künstler im Lernen“. Die Umbildung der belgischen Medizinischen Fakultäten in den 1870er Jahren », in Roland, Beyen & Draye, p. 115-136 . 84 revue des questions scientifiques Enfin, la nomination directe de professeurs allemands au sein d’universités belges renforça encore de telles convergences. À titre d’exemple, l’écrivain expressionniste Ernst Stadler enseigna en qualité de professeur de philologie germanique à l’Université de Bruxelles entre 1910 et 1914, avant de mourir comme soldat allemand au front de Flandre dans les premiers mois de la guerre. Lors de ses cours et séminaires – qui se déroulaient à l’occasion dans son domicile bruxellois de la chaussée de Waterloo – Stadler tissait par exemple des liens entre les textes français de Jules Laforgue et ceux de Stefan George. Il fut influencé dans l’écriture de ses propres œuvres par son entourage direct, comme l’illustre son poème Irrenhaus (Maison de fous), inspiré par l’ambiance de l’institut pour soins psychiatriques de Fort Jaco à Uccle (Bruxelles). Via son collègue Paul Menzerath à l’Université de Bruxelles, Stadler fit la connaissance du psychiatre Auguste Lay, qui avait introduit à Fort Jaco des méthodes de soin particulièrement innovantes dans le domaine de la santé mentale15. On le constate donc, il y a véritablement matière, par le biais de l’histoire des collaborations individuelles dans les milieux scientifiques et académiques, mais aussi dans les milieux littéraires et artistiques, à écrire une histoire culturelle commune et entrecroisée entre nos pays. 2. L’évolution des relations belgo-allemandes s’est, de prime abord, définie par rapport aux aléas et développements de l’histoire du dialogue franco-allemand et de ses antagonismes. La métaphore d’une « âme belge » et le modèle de synthèse des cultures mettent donc en évidence un positionnement propre des intellectuels belges au cœur de la constellation franco-allemande. La France apparaît dans un certain sens comme un élément constitutif « en creux » dans la construction identitaire de la nation belge. Ce rapport pour le moins ambivalent qu’entretenait le jeune État belge avec la France fut d’entrée de jeu appréhendé avec 15. Cf. Nina Schneider, Ernst Stadler und seine Freundeskreise. Geistiges Europäertum zu Beginn des Zwanzigsten Jahrhunderts, Hamburg, Kellner 1993, p. 128-137 ; Fabrice van de Kerckhove, « Ernst Stadler à Bruxelles. La genèse du poème Irrenhaus », dans Roland Baumann & Hubert Roland (éd.), Carl-Einstein-Kolloquium 1998. Carl Einstein in Brüssel: Dialoge über Grenzen/ Carl Einstein à Bruxelles: Dialogues par-dessus les frontières, Frankfurt am Main [u.a.], Peter Lang, 2001, p. 271-273. images, transferts, constructions identitaires 85 réticence du côté allemand, si bien que l’image de la Belgique vue d’OutreRhin en pâtit à cause du souvenir des guerres de conquête napoléoniennes. Dans la logique des théories romantiques des langues et des peuples, selon lesquelles une nation devait nécessairement reposer sur une unité linguistique, des intellectuels allemands de renom exclurent la possibilité d’une autonomie belge, tant sur le plan culturel que politique. Selon les thèses nationalistes d’Ernst Moritz Arndt, le nouvel État « artificiel » cachait l’intention du voisin français à vouloir étendre sa sphère d’influence. Dans une brochure consacrée à la Belgique, Arndt défendait l’importance de la question néerlandaise qui, à ses yeux, aurait dû rester en première ligne une affaire allemande sur la scène politico-diplomatique, sans « ingérence » française. Il voit derrière la création de la Belgique des manipulations de Talleyrand, qui auraient fait du jeune État une « créature » de la France et du Roi Léopold Ier, un « protégé » sous la coupe de son voisin à l’ouest : Nun haben sich die Dinge aber durch Verhältnisse, Verhandlungen und Zettelungen der mannigfaltigen Art, worin Talleyrand wieder als die Hauptfigur gespielt hat, so seltsam gedreht, daß die französische Regierung ein junggeschaffenes Königreich Belgien als ihre Schöpfung, ja fast als ihre Landschaft, und den König Leopold, sonst Prinzen von Koburg, als ihren Schützling ansieht16. Même dans le camp libéral progressiste, on se méfiait du nouvel État. Guidé par sa représentation romantique de la révolution comme expression de l’« âme » d’un peuple, Heinrich Heine avait, dans un texte méconnu, opposé à la révolution française de juillet – qui incarnait pour lui cet idéal – la « rébellion belge ». Heine se montrait en réalité mal informé lorsqu’il interprétait la Révolution belge de 1830 comme la manipulation de forces conservatrices françaises. Il sous-estimait le caractère « unioniste » des événements et de cette coalition historique en Belgique entre forces libérales-laïques et catholiques contre la politique de Guillaume d’Orange (qui jouissait d’une réputation de monarque éclairé en Allemagne)17. Il est toutefois vrai que, vu de l’extérieur, le fonctionnement de la Belgique pouvait bien donner l’impression d’une prépondérance française et 16. Ernst Moritz Arndt, Belgien und was daran hängt, Leipzig, Weidmann’sche Buchhandlung, 1834, p. 28-29. 17. Cf. Georg Pauls, « „Das de Pottersche Viehstück“. Heine, Börne und die belgische Revolution von 1830 », in Revue Belge de Philologie et d’Histoire, 65/ 3-4, p. 785-811. 86 revue des questions scientifiques francophone, au vu de la manière inégale dont étaient traitées les populations de langue française et néerlandaise. À tous les niveaux de pouvoir dans la société, le français occupait une position de domination, de sorte que les postes d’influence étaient réservés à la noblesse et la bourgeoisie francophones. Du côté flamand, on se sentait à juste titre discriminé dans les questions politiques, juridiques, sociales et culturelles18. Les intellectuels du mouvement flamand, une fois qu’ils se furent constitués et structurés, attirèrent l’attention sur cette injustice et obtinrent peu à peu, jusqu’à la Première Guerre mondiale, des premières (et incomplètes) concessions pour la reconnaissance du néerlandais au sein des institutions légales, de l’enseignement, de l’administration, etc. Des philologues allemands de renom ne demeurèrent pas insensibles au statut du flamand en Belgique: Jacob Grimm et surtout Hoffmann von Fallersleben, auteur de Horae Belgicae, se rendirent sur place, afin de soutenir le mouvement flamand. Des échanges s’établirent entre philologues allemands et flamands et ces derniers s’inspirèrent eux-aussi de l’exemple scientifique allemand ; ils travaillèrent à la méthode allemande19. Ils s’attelèrent effectivement à assembler des recueils de chansons populaires flamandes, à publier des ouvrages en moyen néerlandais, à explorer l’histoire de leur littérature, à analyser la langue flamande et ses formes anciennes. Les Allemands ont également répondu à cet élan, en exaltant pour leur part un intérêt pour le caractère « pur » et « originel » de la langue et de la poésie néerlandaise. Au sein de ce processus de transmission, des considérations d’ordre politique ont certainement joué un rôle. La grande nation culturelle offrait en quelque sorte son parrainage au petit frère (flamand) germanique, pour le protéger des « influences » françaises, et ce dans l’optique de « pénétrer » cette zone frontalière belge. Lors de son séjour en Belgique en 1837, Hoffmann von Fallersleben y regrettait une « francisation » omniprésente. Et dans l’introduction du sixième volume de ses Horae Belgicae, il déplore « que ce pays a été arraché à sa grande ascendance populaire allemande et qu’il continue de s’arracher à lui-même20 ». 18. Cf. Johannes Koll, « Geschichtlicher Überblick », in idem (éd.), Belgien. Geschichte, Politik, Kultur, Wirtschaft, Münster, Aschendorff, 2007, p. 12. 19. Cf. Marcel De Smedt, « Philologische Kontakte zwischen Deutschland und Flandern in der ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts », in Roland, Beyen & Draye, p. 71-91. 20. « [D]ass dieses Land aus dem grossen deutschen Volksstamme losgerissen wird und sich selbst losreisst » (cité dans ibid., p. 90-91. images, transferts, constructions identitaires 87 Le récit de voyage de Luise von Ploennies atteste également son zèle à vouloir convertir le théâtre flamand au modèle allemand, là où en Flandre même, on se tourne encore spontanément vers l’« esprit français » : Warum sorgt man nicht vor allen Dingen dafür, daß der flämischen Bühne der französische Geist verschwinde? Warum wenden sich die Dichter, wenn sie sich nicht selbst zum dramatischen Schaffen berufen fühlen, nicht nach Deutschland, und versetzen die besseren Erzeugnisse der deutsch-dramatischen Muse auf den verwandten nachbarlichen Boden?21 Mais la rencontre entre les intellectuels allemands et le mouvement flamand fut en bonne partie marquée du sceau du malentendu. Car les priorités de ce dernier ne consistaient pas à nécessairement vouloir s’inspirer d’un « lien de parenté » avec le « grand frère » de langue allemande, mais à réaliser un besoin d’émancipation propre pour affermir son identité et ses droits en Belgique et en Europe. 3. Le traumatisme de la Première Guerre Mondiale se mesure clairement en contraste avec la qualité des relations culturelles bilatérales atteinte en 1914. Personne ne présageait d’une fin aussi abrupte à des échanges particulièrement fructueux et qui n’ont plus jamais connu une telle intensité depuis lors. L’activité littéraire atteste d’un réseau dense de connections belgo-allemandes après 1900. On y constate que la littérature belge fut également reçue avec enthousiasme dans les milieux de langue allemande, comme le montre la réception des grands représentants du symbolisme belge. L’œuvre de Maurice Maeterlinck était suivie dans son intégralité par les traductions de Friedrich von Oppeln-Bronikowski, publiées chez l’éditeur Eugen Diederichs. Très tôt, Maeterlinck avait été consacré par le théoricien de la Wiener Moderne Hermann Bahr qui, dans son manifeste « Die Überwindung des Naturalismus » (« Le dépassement du naturalisme »), avait voulu démontrer que la « neutralité » objective et analytique du naturalisme avait été vaincue par l’« humanité intériorisée » et la « mystique nerveuse » de Maeterlinck22. La « vision du monde » et la poétique néoromantique de Maeterlinck, 21. Luise von Ploennies, Reise-Erinnerungen aus Belgien, Berlin, Verlag von Duncker & Humblot, 1845, p. 76-77. 22. Cf. Hermann Bahr, « Maurice Maeterlinck », in idem, Die Überwindung des Naturalismus, Dresden & Lepizig, E. Pierson, 1891, p. 189-198, cf. aussi Dirk Strohmann, Die Rezeption Maurice Maeterlincks in den deutschsprachigen Ländern (1891-1914), Bern [e.a.], Peter Lang, 2006. 88 revue des questions scientifiques dont le scepticisme vis-à-vis du langage (Sprachskepsis) inspira des auteurs comme Hugo von Hofmannsthal, avaient servi de déclencheur à des innovations esthétiques. Robert Musil choisit, on le sait, une citation tirée du recueil d’essais de Maeterlinck Le Trésor des Humbles (1896) comme épigraphe de son premier roman Les désarrois de l’ élève Törless (1906). Sobald wir etwas aussprechen, entwerten wir es seltsam. Wir glauben in die Tiefe der Abgründe hinabgetaucht zu sein, und wenn wir wieder an die Oberfläche kommen, gleicht der Wassertropfen an unseren bleichen Fingerspitzen nicht mehr dem Meere, dem er entstammt. Wir wähnen eine Schatzgrube wunderbarer Schätze entdeckt zu haben, und wenn wir wieder ans Tagelicht kommen, haben wir nur falsche Steine und Glasscherben mitgebracht ; und trotzdem schimmert der Schatz im Finstern unverändert. Dès que nous exprimons quelque chose, nous le diminuons étrangement. Nous croyons avoir plongé jusqu’au fond des abîmes et quand nous remontons à la surface, la goutte d’eau qui scintille au bout de nos doigts pâles ne ressemble plus à la mer d’où elle sort. Nous croyons avoir découvert une goutte aux trésors merveilleux ; et quand nous revenons au jour, nous n’avons emporté que des pierreries fausses et des morceaux de verre ; et cependant le trésor brille invariablement dans les ténèbres. (Issu de « La morale mystique » dans Le Trésor des humbles de Maurice Maeterlinck23). De son côté, Maeterlinck avait également témoigné de son enthousiasme pour la culture voisine. En 1895, il avait traduit une sélection de fragments et de textes de Novalis, adaptant dès lors l’écrivain romantique allemand à l’époque symboliste, par un processus de transfert et d’appropriation24. Maeterlinck érigea Novalis au statut de modèle pour sa génération ; il devait plus tard influencer le mouvement surréaliste et contribuer ainsi à écrire un chapitre de la réception française du romantisme allemand. Émile Verhaeren, poète prisé et collègue de Maeterlinck, jouit lui aussi d’une importante renommée en Allemagne et en Autriche. Parmi les premiers éminents traducteurs qui s’essayèrent à ses œuvres figurent, entre autres, Ste23. Maurice Maeterlinck, « La morale mystique », dans idem, Le Trésor des Humbles, Paris, Georges Crès & Cie, 1921, p. 53-54. 24.Cf. Fragments précédé de Les disciples à Saïs de Novalis. Traduit de l’allemand par Maurice Maeterlinck. Préface de Paul Gorceix, Paris, José Corti, 1992 et Hubert Roland, « Maurice Maeterlinck : Traducteur, médiateur et poète », dans Traductrices et traducteurs belges. Portraits réunis par Catherine Gravet, Presses de l’Université de Mons, 2013, p. 235-263. images, transferts, constructions identitaires 89 fan George, Richard Dehmel, Wilhelm Hausenstein, Franz Hessel ou encore Johannes Schlaf. Mais son plus grand médiateur en langue allemande fut finalement Stefan Zweig. Ce dernier s’engagea avec passion pour l’œuvre poétique et dramatique de Verhaeren25. Dans le cadre de son travail de conseiller pour le directeur du Insel-Verlag, Anton Kippenberg, Zweig s’entoura d’un réseau d’experts de l’œuvre de Verhaeren et contribua à sa diffusion jusqu’à l’aube même de la guerre. À ce moment, Verhaeren servait de modèle pour la génération expressionniste montante en Allemagne via ses recueils de poésie Les Villes Tentaculaires ou Les Campagnes Hallucinées, dans lesquels il donnait une vision pathétique des bouleversements de la société industrielle. Une traduction/ adaptation de son volume Les Blés Mouvants par le jeune poète expressionniste Paul Zech était sous presse, lorsque Verhaeren, offusqué par l’invasion allemande, tourna le dos à tous ses collègues et amis allemands et se mobilisa pour la propagande du gouvernement belge en guerre. Il se rendit en Angleterre, à la demande du Roi Albert I, où il condamna ouvertement la conquête de son pays et rédigea des poèmes brutaux et hostiles à l’Allemagne. Sa mort accidentelle en 1916 fit qu’il ne put jamais envisager de se réconcilier avec ses amis allemands, au grand dam en particulier de Stefan Zweig26. Les derniers amis allemands à qui Verhaeren s’adressa encore avant de « voir rouge » furent l’écrivain expressionniste Carl Sternheim et son épouse Thea. Établis dans leur maison de Clairecolline à La Hulpe (Bruxelles) depuis 1913, ils avaient entrepris de rassembler autour d’eux un cercle de connaissances allemandes et belges dans un esprit internationaliste. On pouvait y rencontrer non seulement Verhaeren, mais aussi le peintre symboliste William Degouve de Nuncques, le directeur du Théâtre de La Monnaie – le Wagnérien Maurice Kufferath – ou encore le poète expressionniste Ernst Stadler, qui enseignait la littérature allemande à l’Université Libre de Bruxelles depuis 191027 Dès le mois d’octobre 1914, le couple Sternheim apprit avec douleur la mort d’Ernst Stadler au front. Peu avant la guerre, ce dernier rassemblait encore dans son domicile à Uccle ses étudiants dans le cadre de séminaires où il comparait la littérature allemande moderne à celle qui s’écrivait 25. Cf. Fabrice van de Kerckhove (éd.), Émile et Marthe Verhaeren-Stefan Zweig. Correspondance, Bruxelles, Labor/Archives et Musée de la Littérature (coll. « Archives du Futur »), 1996, p. 34-69. 26. Ibid., p. 80-89. 27. Cf. Hubert Roland, La « colonie » littéraire allemande en Belgique 1914-1918, Bruxelles, Labor/ Archives et Musée de la Littérature, 2003 (coll. « Archives du Futur »), p. 29-36. 90 revue des questions scientifiques en France. Du jour au lendemain, la « mobilisation des esprits » s’était emparée de tout un chacun et fit avorter les nombreux projets en cours et en gestation. 4. La première Flamenpolitik de l’occupant allemand a échoué à diviser la Belgique et à se gagner la sympathie du mouvement flamand. Sur le long terme, elle a toutefois signifié un gain de reconnaissance pour l’autonomie de la culture flamande en Belgique. Toute transmission et médiation culturelle ne fut pas interrompue entre la Belgique et l’Allemagne durant les années de guerre. La culture fit même partie intégrante de la « Politique Flamande » (Flamenpolitik) développée par les Allemands en Belgique occupée. Son intention fut, dès janvier 1915, de soutenir de manière systématique les revendications d’autonomie du mouvement flamand. Après la spectaculaire réouverture de l’Université de Gand en néerlandais en octobre 1916, une réorganisation politique du pays culmina en mars 1917 avec la séparation administrative en une Flandre et une Wallonie autonomes, dont les capitales étaient respectivement Bruxelles et Namur, sous tutelle allemande28. C’est dans ce contexte et avec le soutien bienveillant des autorités occupantes que l’éditeur Kippenberg (qui avait donc publié Verhaeren avant la guerre) conçut entre 1916 et 1918 l’ambitieux programme d’une « série flamande » au sein de sa maison d’édition Insel. Cette collection offrait un échantillon en traduction allemande de l’histoire de la littérature flamande, depuis la mystique médiévale de Jan van Ruysbroeck jusqu’aux auteurs contemporains comme Stijn Streuvels ou Felix Timmermans29. Bien que Kippenberg ait démenti toute instrumentalisation politique de son travail éditorial, la lettre que lui adressait le 31 Mai 1915 le directeur des entreprises Krupp, Eberhard von Bodenhausen, qui intercéda pour faire muter Kippenberg en Belgique, trahit bien des intentions politiques : Peu importe que nous « conservions » la Belgique, que nous la « protégions » ou quoi que ce soit. Il est surtout nécessaire que nous tissions là-bas – comme dans d’autres pays – des relations intellectuelles, le plus vite pos28. Winfried Dolderer, Deutscher Imperialismus und belgischer Nationalitätenkonflikt. Die Rezeption der Flamenfrage in der deutschen Öffentlichkeit und deutsch-flämische Kontakte 1890-1920, Melsungen, Verlag Kasseler Forschungen zur Zeitgeschichte, 1989, p. 36. 29. Cf. Roland, « Colonie », op. cit., p. 125-151. images, transferts, constructions identitaires 91 sible et d’une façon différente par rapport au passé. Nous devons donner des bases réelles à cet échange, principalement à travers le commerce de livres, qui doit devenir à cet égard beaucoup plus politique. Je pense ainsi à une maison d’édition belgo-allemande (ou flamando-allemande ???) de tendance politico-artistico-littéraire, avec une sorte de Bibliothèque-Insel […] Que savent ces Flamands qui sont si proches de nous, que savons-nous d’eux?...30? Kippenberg et ses collaborateurs travaillèrent avec éclectisme et enthousiasme au résultat final de la « série flamande ». Les plus grands noms de la littérature flamande furent, bien souvent pour la première fois, diffusés en allemand. Même des Belges flamands parlant et écrivant en français pour des raisons sociologiques, comme Charles de Coster ou Georges Eekhoud, furent partie prenante du programme d’Insel. Kippenberg montra toutefois par ce biais une forme d’indépendance, d’autant plus qu’il édita en 1917 (en dehors donc du cadre officiel de la « série flamande ») la traduction de Verhaeren entreprise juste avant la guerre par le poète Paul Zech. Quant à Carl Sternheim, déclaré inapte au combat pour raisons médicales, il invita à nouveau à Clairecolline ses amis et collègues écrivains actifs en Belgique occupée, parmi eux Gottfried Benn, Carl Einstein ou encore Wilhelm Hausenstein. Mais il développa également des projets littéraires interculturels. Ainsi encouragea-t-il la création de la revue Résurrection, éditée par le jeune écrivain dadaïste belge Clément Pansaers. Cette revue fut la première à diffuser et révéler des auteurs expressionnistes de langue allemande traduits en français. On ignora très longtemps que les six numéros de Résurrection, parus en 1917 et 1918, furent secrètement financés par l’administration civile allemande en Belgique, en dépit des authentiques convictions pacifistes de Pansaers31. La raison principale qui facilita ce financement est à chercher au cœur même de la revue : chaque numéro publié par Pansaers s’ouvrait en effet sur un Bulletin politique dans lequel il plaidait avec véhémence pour la fin de l’État belge et par conséquent pour une séparation administrative effective entre la Flandre et la Wallonie, telle que préconisée par les Allemands. On constate ainsi avec le recul que la médiation culturelle en temps de guerre fut, de manière insidieuse, mise au service des objectifs de la Flamen30. Cité d’après ibid., p. 131. 31. Ibid., p. 188. 92 revue des questions scientifiques politik. En même temps, la relative autonomie tolérée vis-à-vis de chaque acteur de la culture, fait en sorte que de tels transferts ont eu une valeur en soi. Ils ont en effet, sur le long terme, eu un impact qui a dépassé le cadre de la guerre elle-même. Par ailleurs, le rapprochement culturel entre l’Allemagne et la Flandre, s’il a clairement été refusé par le mouvement flamand dans sa grande majorité, a toutefois paradoxalement signifié un gain de reconnaissance pour la « question flamande ». Ses effets ne se firent pas ressentir sur le court terme mais pour des auteurs comme Streuvels et surtout Felix Timmermans, la « série flamande » accéléra indéniablement leur diffusion à l’étranger. 5. La « mobilisation des esprits » initiée en 1914 continua de marquer la société civile belge durant l’entre-deux-guerres. Toutefois, des marques de réconciliation eurent lieu. Elles prirent des formes diverses et opposées comme le soutien aux auteurs allemands exilés, rejetés par le nazisme après 1933, mais aussi parfois des marques d’intérêt pour le nouveau modèle « communautaire » du nationalsocialisme. Comme cela a été dit d’entrée, la société civile belge demeura ébranlée par le traumatisme de 1914 pendant des décennies. Des sentiments de colère et de ressentiment caractérisèrent l’après-guerre, contre l’Allemagne, mais aussi contre soi-même. Ainsi Joseph Cuvelier, l’auteur d’une publication sur La Belgique et la guerre, reprochait-il en 1921 aux académiques belges d’avoir, de par leur admiration pour la culture allemande avant-guerre, sous-estimé le danger imminent de l’impérialisme : À ceux qui leur montraient les dangers que nous faisaient courir le militarisme et l’impérialisme allemands, nos savants répondaient que les plus grands hommes de l’Allemagne avaient été des prédicateurs d’humanité, de fraternité universelle, épris d’un idéal de civilisation et de culture intellectuelle se développant sans trêve au milieu d’une paix définitive. Cuvelier lui-même reconnaissait avoir pris part à cet enthousiasme collectif et être tombé victime de cette « maladie» : images, transferts, constructions identitaires 93 Car nous aimions l’Allemagne, comme tant d’autres, et nous espérons que cet aveu nous vaudra l’indulgence de nos lecteurs qui furent atteints de la même maladie32. Dans cette période critique de reconstruction d’un dialogue, certains médiateurs culturels ont œuvré à contre-courant et joué un rôle d’autant plus fondamental dans la réconciliation. Le milieu des critiques d’art et de la circulation des objets mérite ici une attention particulière. Des intellectuels comme André De Ridder et Paul-Gustave Van Hecke s’investirent inlassablement dans les années 1920 et 1930 pour la diffusion d’un art allemand d’avant-garde dans leurs galeries d’art et revues respectives. Dans le cadre de nouvelles expositions cosmopolites, ils entreprirent de montrer au public belge le vrai visage de l’art internationaliste allemand de Max Ernst, Heinrich Campendonck ou Paul Klee. Ils trouvèrent en Alfred Flechtheim, marchand d’art allemand familiarisé à la scène parisienne et ancien membre de l’administration civile allemande à Bruxelles, un précieux partenaire, soucieux d’une certaine réciprocité via la promotion d’artistes belges dans des galeries et musées allemands33. D’autres réseaux se sont constitués durant ces années de crise autour d’un travail de commémoration de la guerre, qui érigeait comme impératif l’empathie avec toutes les victimes des nationalismes et des idéologies. En décembre 1927, la représentation de la pièce Hinkemann, de l’expressionniste Ernst Toller, par le mouvement du théâtre prolétarien, marqua un tournant décisif. La thématique du « retour du soldat » (ici mutilé de ses parties génitales) y était abordée d’un point de vue allemand. Mais ce fut bien Max Deauville, l’auteur du texte de guerre le plus renommé en Belgique, La Boue des Flandres, qui écrivit après avoir vu cette pièce « que la souffrance humaine est au-dessus de tous les enthousiasmes, de toutes les Brabançonnes, des Wacht am Rhein, des défilés en armes, des révolutions sociales, des théories marxistes et de la puissance des soviets »34. La manière dont Hinkemann fut reçue par une plus jeune génération d’auteurs en Belgique incarnait une évolution sensible de la 32. Cité d’après Roland, Beyen & Draye, p. IV. 33. Cf. Virginie Devillez, « Paul-Gustave Van Hecke, Max Ernst & Co.: die Wahlverwandtschaften der deutsch-belgischen Avantgarde 1918-1940 », in Roland, Beyen & Draye, p. 441-444. 34. Max Deauville, « Les Théâtres à Bruxelles », dans La Renaissance d’Occident, vol. 24, février 1928, p. 9. 94 revue des questions scientifiques conception d’un théâtre au service de l’engagement politique (telle qu’évidemment pratiquée par Brecht). Mais dès le 30 janvier 1933 et la passation de pouvoir à Hitler, ce théâtre et cette littérature-là furent, on le sait, proscrites et mises à l’index. Les artistes et intellectuels humanistes prenaient, pour la plupart, le chemin forcé de l’exil politique. Ils incarnaient à présent à l’étranger cette « autre Allemagne », la tradition des « poètes et penseurs » (Dichter und Denker). En Belgique, les exilés allemands (et plus tard autrichiens) vécurent dans des conditions particulièrement précaires, matériellement et psychologiquement. En dépit d’un manque criant de visibilité, ils purent bénéficier de la solidarité de quelques milieux culturels et politiques. Ainsi l’écrivain pacifiste Ernst Friedrich, auteur de Krieg dem Kriege (La Guerre à la Guerre) et fondateur à Berlin d’un musée anti-guerre que les Nazis avaient détruit, prit la parole au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en janvier et février 1936. La revue culturelle Le Rouge et le Noir fit la promotion de cet événement et incita ses lecteurs à y participer en guise de soutien à l’Allemagne des exilés. Friedrich fit notamment la lecture de scènes tirées de Hinkemann. Le Palais des Beaux-Arts devint dès lors un relais de l’Allemagne humaniste engagée, comme en témoigne encore la performance de la fameuse troupe de cabaret Die Pfeffermühle (Le moulin à poivre), dirigée par la fille de Thomas Mann, Erika35. Toutefois, le soutien aux émigrants ne représenta pas la voix dominante de l’opinion publique ; celle-ci véhiculait alors des opinions diverses et non convergentes sur la nature controversée du régime national-socialiste. Ainsi la revue des jeunes intellectuels rassemblés autour de la revue catholique d’action sociale La Cité Chrétienne, fut-elle tiraillée par la « question allemande ». Certains rédacteurs, séduits de loin par le modèle fascinant de la Volksgemeinschaft, qui rassemblait notamment les jeunes Allemands au sein d’une nouvelle communauté, affirmèrent leur soutien au régime, alors que d’autres le contestaient de manière tout aussi manifeste36. Afin de pouvoir étudier la 35. Cf. Hubert Roland, « German and Austrian exile literature in Belgium 1933-1945. Topography and Perspectives », in Johannes Evelein (éd.), Exiles Traveling. Exploring Displacements, Crossing Boundaries in German Exile Arts and Writing 1933-1945, Amsterdam/ New York, Rodopi (Amsterdamer Beiträge zur neueren Germanistik 68), 2009, p. 73-98 ; ici p. 80-83. 36. Cf. Pierre Sauvage, La Cité Chrétienne (1926-1940). Une revue autour de Jacques Leclercq, Paris-Gembloux/ Bruxelles, Duculot/ Académie Royale de Belgique, 1987, p. 166-175 et 198-200. images, transferts, constructions identitaires 95 question sur place, la rédaction de La Cité Chrétienne organisa fin 1935 un « voyage d’études », réservé aux sympathisants de la revue, dans le but d’initier un dialogue pacifique entre les jeunesses belge et allemande. Ce projet peut avoir été conçu sans a priori politique mais il fut résolument soutenu et infiltré par la légation d’Allemagne à Bruxelles, révélant une intervention des services de propagande allemands pour influencer les jeunes gens. De telles rencontres se réitérèrent les années suivantes. Dans leur article du 20 février 1938 sur les « contacts avec la jeunesse allemande » ainsi établis, le futur écrivain Henry Bauchau et Luc Van Dieren plaidèrent, sans doute avec naïveté, pour un rapprochement de la jeunesse de l’Allemagne national-socialiste et de la Belgique « dans l’intérêt de la paix ». Dans cette optique, la Belgique devait pour eux renouer avec cette mission médiatrice, garante d’équilibre entre les forces européennes : Il est souhaitable que notre jeunesse prenne conscience du rôle qu’elle peut jouer tant au point de vue culturel, qu’au point de vue des relations internationales comme intermédiaire entre la latinité et la Germanie et comme représentant de l’esprit européen37. Plusieurs témoignages semblables, souvent sous la forme de récits de voyage, attestent de la réelle force d’attraction de certains aspects du nationalsocialisme, si bien que l’on sous-estima souvent ses dangers, en Belgique et dans les pays voisins. Ils évoquent en amont les formes de collaboration intellectuelle qui verront le jour pendant la guerre et qui ont été à ce jour trop peu étudiées pour la Belgique francophone38. 6. Le champ d’une littérature belge de langue allemande, né d’un hasard de l’histoire décidé au Traité de Versailles, a contribué dès l’entre-deux-guerres au renversement d’une situation douloureuse pour cette population. Cette littérature et le monde intellectuel d’où elle est issue ont frayé et accompagné la voie d’une intégration culturelle et politique effective de la Communauté Germanophone en Belgique. 37. Henry Bauchau & Luc Van Dieren, « Contacts avec la jeunesse allemande », dans La Cité chrétienne, 20 février 1938, p. 232-234. 38. Ce n’est que très récemment qu’un premier ouvrage collectif s’est penché sur le cas de Raymond De Becker, éditeur du « Soir volé » par les Allemands en Belgique occupée : cf. Olivier Dard, Étienne Deschamps & Geneviève Duchenne (dir.), Raymond De Becker (1912-1969). Itinéraire et facettes d’un intellectuel réprouvé, Bruxelles [e.a.[, PIE Peter Lang, 2013. 96 revue des questions scientifiques Un dernier aspect des relations belgo-allemandes s’est développé tout à fait indépendamment des autres processus de construction identitaire déjà évoqués. Il a trait à la présence d’une minorité germanophone dans la zone frontalière à l’Est du territoire belge. Depuis des siècles, une telle présence est avérée à cet endroit mais elle fut d’abord diminuée en 1839 avec l’établissement des frontières de la Belgique et la fondation de l’État indépendant du Grand-Duché du Luxembourg. La situation changea lorsqu’en 1919 intervint une dernière modification des frontières de la Belgique. Dans le cadre du Traité de Versailles, les dénommés « Cantons de l’Est » – avec les communes d’Eupen, Malmedy et SaintVith – furent retirés d’autorité à la Rhénanie prussienne, à laquelle ils appartenaient encore durant la Première Guerre Mondiale, et annexés à l’état belge. Si cette situation se régla plus tard très positivement par la composition d’un Conseil de la Communauté culturelle allemande (Rat der deutschen Kulturgemeinschaft) en 1973, puis par la naissance de la Communauté Germanophone (Deutschsprachige Gemeinschaft) au sein du nouvel État fédéral belge en 1980, cette solution succéda à une période extrêmement sensible et mouvementée dans l’entre-deux-guerres et après 1945. Soumise d’entrée de jeu à un referendum non légitime qui avait imposé l’intégration à la Belgique, la population germanophone dut adopter une identité belge sans sentiment d’appartenance réel, avant de subir des troubles politiques et sociaux, de nouveaux changements de nationalités en 1940-1945 et des conflits de loyauté qui s’ensuivirent39. Dans ces temps difficiles de méfiance vis-à-vis du nouvel État belge, la littérature et le champ intellectuel préparèrent le terrain d’une véritable intégration. Le cas de Peter Schmitz, écrivain eupenois oublié, s’avère ici particulièrement instructif. La Première Guerre Mondiale, Schmitz l’avait faite sous l’uniforme allemand, avant d’adopter le « changement de patrie » dont il a été question. En 1937 parut aux éditions du Paul-Kaiser-Verlag à Eupen son roman de guerre pacifiste Golgatha, qu’on avait déjà pu lire au format de feuilleton dans le mensuel « néo-belge » L’Invalide. À la manière d’Erich Maria Remarque dans son roman de guerre À l’Ouest, Rien de Nouveau (1929), 39. Cf. Carlo Lejeune, Andreas Fickers & Freddy Cremer, Spuren in die Zukunft : Anmerkungen zu einem bewegten Jahrhundert, Büllingen, Lexis 2001 et Philippe Beck, « Die deutschsprachige Literatur », in Johannes Koll (éd.), Belgien. Geschichte, Politik, Kultur, Wirtschaft, Münster, Aschendorff, 2007, p. 203-223 images, transferts, constructions identitaires 97 Schmitz dépeint le vécu traumatique d’un soldat autobiographique, sa camaraderie au front ainsi que les souffrances de la population civile. Plus distinctement que chez Remarque cependant, les causes du conflit sont interrogées et les castes militaires supérieures rendues responsables de celui-ci : « De par leurs intimes espoirs de paix, les protagonistes avertissent en fin de compte du danger d’une Seconde Guerre Mondiale »40. Il est probable que la position particulière de Schmitz comme citoyen d’un territoire frontalier franco-allemand, dont le changement de nationalité s’était déroulé arbitrairement, eut des répercussions sur sa manière de voir les choses. Elle le rendit notamment sensible à la production d’images de « l’ennemi » dans les méthodes d’éducation comme source des nationalismes et origine de la guerre41. Et son analyse objective de tels mécanismes le mena à un engagement radical contre le national-socialisme, engagement qui prit la forme d’un patriotisme « néo-belge ». En effet, Schmitz se joignit aux services secrets alliés contre le « Troisième Reich » (belges, français et britanniques) dès le début des années 1930, et il devint un personnage clé du Bureau of Exchange dans la zone frontalière germano-belge42. Schmitz fut également journaliste. Dans le paysage médiatique des Cantons de l’Est divisé idéologiquement entre « Pro-Belges » et « Pro-Allemands », il opta en tant que rédacteur pour le quotidien pro-belge et anti-national-socialiste Grenz-Echo. C’est également là que Kurt Grünebaum, jeune journaliste émigré politique allemand, reçut sa chance. Dès la fin de l’année 1933, Grünebaum publia anonymement un aperçu de la politique extérieure (et donc allemande), de même qu’un regard sur la presse intérieure belge dans l’édition du samedi du Grenz-Echo43. Par le biais du rédacteur en chef de ce même journal, Henri Michel, Grünebaum entra en contact avec d’autres organes de presse francophones, comme le quotidien socialiste Le Peuple. Après la Seconde Guerre Mondiale, Grünebaum et son épouse Alice Freudenberger 40. Philippe Beck, Umstrittenes Grenzland. Selbst- und Fremdbilder bei Josef Ponten und Peter Schmitz, 1918-1940, Brüssel, Bern [u.a.], P.I.E. Peter Lang, 2013, p. 317. Le roman de Peter Schmitz, Golgatha. Ein Kriegsroman vient d’être réédité (Bremen, Donat Verlag, 2014) et doté d’une substantielle introduction par Philippe Beck. 41. Cf. Beck, Umstrittenes Grenzland, op. cit., p. 360-378. 42.Cf. Ibid., p. 392-415. 43. Heinz Warny, kg.Brüssel. Zum Lebenswerk des Journalisten Kurt Grünebaum. GrenzEcho, L’Indépendance Belge, Le Peuple, Neue Zürcher Zeitung und Escher Tageblatt, Eupen, Grenz-Echo Verlag 2011, p. 41-42. 98 revue des questions scientifiques ne retournèrent pas en Allemagne mais s’installèrent à Bruxelles. Jusqu’à leur mort, ils œuvrèrent sans répit comme médiateurs culturels entre l’Allemagne, la Belgique et la Communauté Germanophone. Les curriculum vitae de Schmitz et Grünebaum illustrent de manière exemplaire le rôle décisif joué par le développement d’une vie littéraire et intellectuelle en Belgique germanophone en des temps difficiles, tout comme ils incarnent une communauté de souvenir de cette région, de même que la vocation toute particulière de celle-ci à tisser des liens entre des cultures voisines. Conclusion L’histoire des transferts bilatéraux de savoir et de culture, trop brièvement esquissée ici, est fondamentalement tissée dans celle des relations politiques entre l’Allemagne et la Belgique. Cette histoire encadre et dépasse la fabrication d’images de soi et de l’autre, qui ont accompagné les mécanismes de construction identitaire distincts au niveau bilatéral et à l’intérieur du modèle « multiculturel » belge. Le fait que, dans nos deux pays voisins, l’apport décisif des transferts au dialogue belgo-allemand ne soit connu que d’une minorité nous empêche de conclure sur une représentation par trop idyllique de la situation. Car le dialogue culturel se doit d’être chaque jour patiemment construit, entretenu par les acteurs de terrain et soutenu résolument par le monde politique. Sans cela, il risque de se voir instantanément démonté en période de crise et de guerre, lorsqu’il est remplacé sur le champ par la production d’images négatives.