E. Zanin

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E. Zanin
Éducation et Sociétés Plurilingues n°33-décembre 2012
Autobiographie linguistique
Enrica ZANIN
Je suis née en 1979 dans une famille italienne dont la langue de cœur et d’usage
était l’italien. J’ai pourtant eu la chance d’être scolarisée en Vallée d’Aoste et
d’entrer très tôt en contact avec la langue française. A l’école maternelle j’ai
appris les premiers mots de français: nous avions fabriqué, en carton pâte, tous
les fruits et légumes du marché et je me souviens avec fierté de mes
«courgettes» et de mes «aubergines». Avec mes parents, nous partions souvent
en France l’été, et le français est devenu pour moi la langue des vacances, la
parole d’enfants merveilleux qui ne pleuraient jamais, qui parlaient tout
doucement, et qui avaient de magnifiques tâches de rousseurs sur les pommettes.
A l’école primaire, je rêvais, comme beaucoup d’enfants, de ne pas être la fille
naturelle de mes parents, mais d’être en réalité une princesse française,
abandonnée par ses parents français et destinée à vivre, malgré elle, avec ces
parents italiens, bruyants et roturiers. Peut-être dans l’espoir de réintégrer un
jour ma véritable famille, je me suis obstinée, au collège, à imiter en tout
l’accent français, à prononcer correctement mes «r», à écorcher les mots et les
phrases de la manière la plus idiomatique. J’écoutais ainsi un vieux disque de
Piaf, qui traînait chez mes parents – et prenais, sans le savoir, un bon accent du
sud de la France; je répétais, jusqu’à l’idiotie, des négations bancales, et
répondais «ch’ais pas» – au lieu de «je ne sais pas» – à toute question.
Ce désir d’évasion au pays des princesses a bientôt laissé place à un autre
engouement linguistique. Au collège, et ensuite au lycée, je me suis familiarisée
avec la langue anglaise. Lors de ma dernière année de collège (ce qu’on appelle
la «terza media»), mes parents ont voulu que je parte séjourner quelques
semaines en Angleterre, afin d’encourager mon apprentissage. J’ai ainsi atterri à
Oxford, au sein d’une famille qui n’était ni la famille princière de mes rêves, ni
ma bruyante famille véritable. Il s’agissait d’une famille étonnante, qui vivait
dans une maison recouverte de moquette et de papier peint coloré, et tapissée de
livres de haut en bas. Il y en avait de partout: dans le salon, dans les toilettes,
dans la cuisine. Il y avait des «Pléiades» de Proust, des livres de cuisine en
slovène, et une quantité infinie de livres d’art. C’est ainsi que l’anglais est
devenu pour moi la langue du savoir et du beau. En bouquinant dans ma
nouvelle famille, il m’a paru évident que si je voulais savoir, je devais apprendre
l’anglais. J’ai alors laissé de côté le désespérant «ch’ais pas», pour une
expression plus positive, qui disait à la fois mon hésitation et mon désir de
savoir: au lieu de répondre oui ou non aux questions, j’ai appris à dire «I think
so», et j’ai cherché à l’envi à imiter l’inflexion posée et l’affirmation discrète
qu’implique cette locution magnifique. C’est aussi en anglais que j’ai découvert
la Renaissance italienne – lors d’un séjour passionné à la National Gallery de
E. Zanin, Autobiographie linguistique
Londres et ensuite à Florence – ainsi que les préraphaélites, John Ruskin et celui
qu’il influença le plus, Marcel Proust.
En passant par l’anglais je suis ainsi revenue à la langue française. Il ne
s’agissait plus de la langue des princesses, mais de la langue de la littérature.
Après le lycée, je suis ainsi partie en France afin de découvrir le pays de
Baudelaire, de Balzac et de Proust. Je me sentais en effet, comme beaucoup de
mes camarades, un petit Rastignac en herbe. Mais, pour moi, il ne s’agissait pas
seulement d’en imiter la démarche, mais d’en posséder la langue. C’est ainsi que
j’ai découvert, non sans incidents, les différents niveaux de langue: si pour moi
«fêlée» était la cloche chez Baudelaire, j’ignorais qu’un camarade un peu fou
l’était également… Et que dire des sigles, de l’argot, du verlan: j’ai dû
apprendre à sortir «l’aprem’», si je n’avais pas du «T.A.F.», pour me voir avec
d’autres «meuf»... Mais, plus difficile encore que l’apprentissage de l’art de
parler, a été pour moi l’apprentissage de l’art français de penser. Je n’avais pas
l’habitude de structurer mes réflexions (de faire un «plan»), d’indiquer des
parties et des sous-parties (des «grands un» et des «petits a») chaque fois que je
rédigeais une dissertation, une lettre, ou tout simplement, ma liste de courses…
Face à cet ensemble massif de règles, de structures et de cages, l’anglais est
devenu pour moi la langue de l’évasion et du plaisir – j’écoutais avec nostalgie
les Beatles et toute la pop anglaise qui me disait un monde d’amour et de vie qui
semblait bien loin de mon quotidien livresque, et de ma lutte sans merci contre
solécismes et barbarismes.
Enfin, l’agrégation de lettres modernes est venue marquer à jamais ma victoire
sur la langue française. Désormais, mon idiolecte était officiellement conforme à
la langue de Boileau, et mes erreurs n’étaient que des licences poétiques. J’avais
désormais le temps de découvrir d’autres univers linguistiques. Mais peut-être
n’avais-je pas assez de constance: à l’école normale je commence avec
enthousiasme l’allemand et le grec ancien, et j’abandonne aussitôt l’un et
l’autre. C’est que l’allemand me semblait du grec, et que le cours du grec avait
lieu le lundi à 8 heures du mat’…
C’est alors une autre langue qui attire mon attention: prise de passion pour le
théâtre baroque, je pars apprendre le castillan en Andalousie. Ce qui s’ouvre
devant moi, ce n’est pas seulement la mer, mais le vaste horizon des langues
néo-latines. Désormais, l’italien, le français, le latin et l’espagnol ne sont plus
seulement des continents exotiques et imaginaires, mais des langues qui
composent une topologie claire, un espace défini par des routes et des
bifurcations grammaticales. Pourquoi l’italien choisit-il l’article (la mia casa) et
le français et l’espagnol le déterminant (ma maison, mi casa)? Pourquoi le
français nie-t-il deux fois, quand les autres langues nient une seule fois?
Réponse évidente: «ch’ais pas». Le «ne» me paraît de plus en plus superflu.
D’autres choix de la langue française me semblent désormais contestables:
pourquoi le français s’obstine-t-il à espérer au futur? C’est qu’il est sûr d’obtenir
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ce qu’il désire? Mais mon parcours linguistique me révèle de plus en plus que
l’espoir est au subjonctif, qu’il serait plus réaliste et plus juste d’espérer que je
rencontre l’homme de ma vie, plutôt que d’espérer que je le rencontrerai. Or, de
fait, je l’ai déjà rencontré, non pas en français, en anglais ou en espagnol, mais
en italien. Un ancien ami du lycée vient me voir à Séville et s’installe avec moi à
Paris. Mon mariage a lieu enfin sous le signe du monolinguisme, et vient
marquer à jamais mon origine linguistique: ma langue de cœur et d’usage est et
restera à jamais l’italien. Le français devient la langue du quotidien, du travail,
de la norme. Le prince français qui allait enfin reconnaître en moi la princesse
de mes rêves n’a pas surgi, et j’ai épousé un roturier aussi bruyant que moi, sans
tâches de rousseur sur les pommettes. Je découvre enfin qu’on aime aussi, et
qu’on aime peut-être mieux, en italien et en espagnol: je lis avec passion la
lyrique italienne et espagnole et je délaisse un moment la poésie française avec
ses vers monotones. Je trouve l’alexandrin, avec son martèlement constant, bien
plus ennuyeux que le vers accentué, vivace, varié de la tradition italienne et
espagnole. «A la fin tu es las de ce monde ancien» disait le poète, et je
commence aussi à trouver des défauts au monde francophone que je rêvais
fillette.
Il est alors temps d’un autre départ linguistique. Je mets le cap, cette fois pour de
bon, sur l’allemand. Je découvre une langue difficile, exotique,
incompréhensible. Je rencontre en cours une étudiante espagnole et je discute
avec elle en castillan dans le métro, pour oublier mes difficultés allemandes.
Mon mari part alors travailler en Allemagne et je le suis. Je découvre l’ailleurs
absolu. Inutile d’apprendre, comme je le faisais en maternelle, à dire «courgette»
et «aubergine» en allemand. De toute façon, il n’y en a pas. Je reste fascinée par
la syntaxe allemande et ses syntagmes fourre-tout, qui ouvrent entre le sujet et le
verbe des parenthèses béantes, des incises précises qui permettent de tout
nuancer, de tout dire, de tout contredire. Je découvre un vocabulaire merveilleux
et infini qui reste à composer et à assembler, tel un magnifique puzzle, par
chaque locuteur. Et justement: un morceau de puzzle, c’est un «Puzzleteil»;
jouer à composer un puzzle se dit «puzzlen» et jouer-avec-d’autres-à-composerun-puzzle s’écrit «mitpuzzlen»… Je cherche à mon tour à bâtir des phrases, à
assembler des mots, ou encore à décomposer des syntagmes pour en comprendre
le sens. C’est ainsi que l’allemand devient pour moi un chantier perpétuel, tout
comme l’Allemagne me semble le pays des grues et des dragues. Mon fils, qui
est né en Allemagne, l’a bien compris, et c’est en allemand qu’il prononce son
premier mot – «Bagger», c’est-à-dire, excavateur… Langue du chantier, mais
aussi langue de précision et langue de liberté: il me semble qu’en allemand tout
peut être dit, à condition de trouver le mot juste pour le dire. Et pour être juste,
le mot allemand ne doit pas se couvrir du glaçage poli du vouvoiement français,
ni exhiber une intimité factice comme le «you» anglais ou le «tu» italien. Les
salutations allemandes ne sont pas «distinguées» – comme dans les lettres
françaises – mais simplement «amicales» (freundlich).
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E. Zanin, Autobiographie linguistique
Avec un enfant qui commence à parler et un deuxième dans le ventre, je reviens
enfin en France, pour travailler à l’université de Strasbourg. Si, pour moi, la
vadrouille linguistique semble marquer un arrêt, c’est désormais à mes enfants
de découvrir l’univers du langage. Comme moi avant eux, ils ont la chance
d’être scolarisés dans une école bilingue. Mais j’ai l’impression que leur rapport
à la parole est tout autre. Pour moi, chaque langue était l’expression d’un
ailleurs merveilleux et clos, chaque apprentissage était la découverte du désir
d’être autre et la chance inouïe de forger, mot après mot, mon véritable moi. J’ai
rêvé, en français, d’être une princesse, j’ai cherché, en anglais, à maîtriser tous
les savoirs, j’ai appris, en allemand, à être libre et responsable. Pour mes
enfants, en revanche, chaque langue n’est pas étrangère, mais déjà proche, déjà
donnée. C’est ainsi que mon fils aîné me parle comme je ne pourrais jamais
parler: il répond en français à des questions qu’on lui pose en italien, il termine
en allemand des phrases commencées autrement ou, encore, il manipule à sa
guise les comptines qu’il apprend à l’école: «bateau sur l’eau», devient ainsi,
dans l’intimité de sa baignoire, «barca sur l’eau»…
Si donc, à la différence de mes enfants, je ne serai jamais «véritablement
bilingue», pourquoi est-ce que j’écris ma biographie linguistique en français? Si
l’italien est ma langue maternelle, pourquoi dire mon histoire dans une langue
apprise? Peut-être parce que, à force d’apprendre de nouvelles langues, je suis
devenue un peu étrangère à moi-même. Je ne sais plus tout dire en italien – je
fais relire mes articles par d’autres – et je traduis mes textes en anglais, en
espagnol et en allemand. En français j’ai appris, la première fois, que toute
langue est le produit d’un apprentissage, le fruit d’un voyage précieux, qui me
rend autre, qui me fait perdre petit à petit mes repères linguistiques pour me
laisser sans guide dans le monde plus vaste, où d’autres inventent des mots
nouveaux pour désigner des objets inconnus. C’est dans ce monde que j’aime
vivre, cherchant à chaque pas le mot juste, l’expression à même de définir ce
que je vois et ce que je vis. Je reconnais enfin, comme l’a dit Guillevic, que
«toute langue // est étrangère».
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