ENA_433_pp6-7 Copy

Transcription

ENA_433_pp6-7 Copy
dossier
Cinéma & Pouvoirs
Stanley Kubrick,
le regard et le pouvoir
L
Par Thomas Lavielle
Jean-Jacques Rousseau 2011
Le cinéma de Stanley
Kubrick nous renvoie
à l’éternelle question
du positionnement
du spectateur : faut-il
suivre le fameux conseil
du Stephen d’Ulysse
de Joyce (« Ferme les yeux
et vois ») ou, au contraire,
les ouvrir tout grands dans
une salle obscrure ?
6
/ juillet-août 2013 / n°433
e docteur Bill Hartford, personnage
est indissociable de la maîtrise du regard,
principal du film Eyes Wide Shut (1999)
et revêt tantôt les formes d’un « pouvoirs’avance masqué, drapé dans une cape
regardant » inquisiteur, tantôt celles d’un
noire louée quelques heures plus tôt, et
« pouvoir-regardé » mis en scène.
enveloppé par les notes angoissantes de
« Toutes ses vues, […], tous les raffinements
la partition de Ligeti. Sommé de retirer
de sa politique tendent à une seule fin, qui
son masque par celui qui apparaît comme
est de n’être point trompé et de tromper
le maître d’une troublante cérémonie où
les autres. » Les qualités du diplomate
le docteur est entré sans invitation, il est
dépeintes par La Bruyère dans Les
contraint de se découvrir, s’offrant ainsi
Caractères sont largement assimilables à
brutalement au regard concupiscent des
celles requises par la bonne administration
dizaines de participants.
du pouvoir. Par conséquent, au contraire de
À l’image du spectateur, confortable­
Bill Hartford et de sa femme, aux « yeux
ment tapi dans l’ombre de sa salle de
grand fermés », le pouvoir a donc tout
cinéma, voyeur invisible, Bill Hartford était
intérêt à les conserver sans cesse bien
jusqu’alors maître par le regard, voyant
ouverts et à maîtriser ceux de ses sujets.
les autres sans être vu. Par un violent
Les deux figures du « pouvoir-regardant »
retournement, il est donc en un instant
et du « pouvoir-regardé », caractéristi­ques
offert au regard de tous,
de l’am­
b ivalence des
jeté en pâture à cette
rap­ports entretenus par
foule d’yeux avides. On
le pouvoir et le regard,
L’homme est « cible
ignore d’ailleurs jusqu’où
sont omniprésentes chez
du regard de l’État
aurait pu aller l’humilia­
Stanley Kubrick. Ce dernier
tion sans l’intervention
en même temps qu’il ne dénonce d’ailleurs pas
d’une jeune femme, qui
est regard fasciné sur tant le pouvoir lui-même
s’offre en sacrifice pour
que son utilisation au
le pouvoir » comme
le « racheter ». Tomber
service de l’absurde et
l’écrit Gérard Leclerc l’hubris des hommes qui
le mas­que ne relève pas
ici du divertissement mais
s’en saisissent. Cinéaste
constitue au contraire un
de « L’humain, ni plus ni
acte douloureux, par lequel le maître de
moins », titre d’un ouvrage de référence
cérémonie sou­met le docteur Hartford.
de Michel Chion (2005), ou encore de la
Dans cet épisode central de son dernier
dialectique entre raison et passion (Kubrick
film, Stanley Kubrick (1928 – 1999) met
de Michel Ciment, 1980) il pointe donc, à
en scène le pouvoir du regard, le pou­
travers sa critique du pouvoir, une analyse
voir que procure la faculté de voir sans
pessimiste – mais tristement réaliste – de
être vu, et, a contrario, la chute liée au
l’homme.
dévoilement. On sait depuis longtemps que
Ses trois films traitant la question de la
pouvoir et regard ont partie liée, en tant que
guerre, Fear and Desire (1953), Les Sentiers
l’homme est « cible du regard de l’État en
de la Gloire (1957) et Full Metal Jacket
même temps qu’il est regard fasciné sur
(1987) mettent tous en scène de simples
le pouvoir » comme l’écrit Gérard Leclerc,
soldats abandonnés dans l’immensité du
dans Le Regard et le pouvoir. Pouvoir nimbé
champ de bataille, concentrés sur leur
du prestige du secret, pouvoir inquisiteur
tâche (trouver un ennemi introuvable dans
cherchant à tout voir et tout savoir sur ses
le premier, prendre une position imprenable
sujets et ses semblables, pouvoir se mettant
dans le second, conserver le terrain après
en scène pour séduire les foules : le pouvoir
l’offensive du Têt dans le troisième), et qui
dossier
deviennent littéralement fous (le Sidney de
le terrain de la justice, une intéressante
Fear and Desire ou encore l’obèse Pyle de
dialectique entre regard et pouvoir.
Full Metal Jacket).
Dénonçant les manipulations politiques
De façon subtile, Kubrick nous donne non
fon­dées sur des affaires judiciaires, il décrit,
seulement à voir des scènes d’exercice
dans Orange Mécanique (1971) le jeune
direct du pouvoir sur les hommes, notam­
Alex, chef de bande amoral et jouisseur et
ment à travers les scènes d’instruction
son parcours à l’issue de sa condamnation
légendaires de l’ordurier Hartman dans Full
pour meurtre. Soumis à un traitement
Metal Jacket, mais aussi des scènes où
expérimental, dit « Ludovico », qui vise à lui
les hommes intériorisent
ôter toute velléité violente,
la soumission au pouvoir,
il devient rapidement
placés en per­m anence
l’objet d’un jeu politique
Et quand le regard
sous le regard d’un
entre un membre du
cesse de pouvoir
ennemi, d’un chef ou
gouvernement britannique
se déprendre de son et ses opposants.
d’un camarade, relais du
« pouvoir-regardant ».
De façon très explicite,
objet, le regard
le traitement en question
n’est plus regard,
Une intéressante
consiste d’ailleurs en
il devient vision (…)
dialectique
l’administration d’images
L’absurdité de ces situa­
extrêmement violentes
tions est parfois renforcée,
de meurtres, de viols ou
jusqu’à la caricature, par la mise en scène
encore de camps de concen­tration, au jeune
grossière de situations de pouvoir : ainsi en
Alex, maintenu dans une camisole et les
est-il de la maîtrise de l’arme atomique dans
« yeux grands ouverts » sur la violence des
le Docteur Folamour (1964). Le « pouvoirhommes. C’est bien la force des images
regardé », et la mise en scène spectaculaire
qui défilent qui dégoûte progressivement
de la possession du feu nucléaire, qui
Alex et le pousse – temporairement – à
participe du concept même de dissuasion,
rejeter la violence. Par ce dispositif, le
est ainsi ici questionné. À travers l’exemple
jeune homme ne peut détourner le regard,
de l’utilisation du pouvoir des pouvoirs,
choisir de voir certaines images et d’en
celui de supprimer son ennemi et par suite
écarter d’autres, comme le ferait n’importe
probablement soi-même, Kubrick trace
qui face à l’insoutenable. Il est condamné
les limites ultimes de la mise en scène du
à regarder. Le « pouvoir-regardé » est ici
pouvoir et en souligne ainsi les dangers.
utilisé à des fins scientifiques et curatives.
Stanley Kubrick développe également, sur
« Regarder un film de Kubrick, écrit Philippe
B
U
L
L
E
T
I
N
D
’
A
B
O
Fraisse dans Le cinéma au bord du monde,
une approche de Stanley Kubrick (2010),
c’est bien sûr accepter de subir le traitement
Ludovico. Et quand le regard cesse de
pouvoir se déprendre de son objet, le regard
n’est plus regard, il devient vision (…) Alex
ne jouit plus d’un spectacle dont il serait le
voyeur empathique, mais devant les images
qui deviennent un écran devant ses yeux
écarquillés il voit ce que lui-même projette
sur cet écran (…). Coupé du monde comme
le spectateur dans la salle de cinéma,
isolé du réel qui nous sauve toujours en
nous rappelant aux tâches quotidiennes
qu’il nous incombe d’assumer pour le bon
fonctionnement de la civilisation, nous
sommes face aux films de Kubrick dans
la posture de subir ce viol du regard, ce
retournement de l’œil vers les abîmes de
notre âme ».
Le cinéma de Stanley Kubrick nous renvoie
à l’éternelle question du positionnement
du spectateur : faut-il suivre le fameux
conseil du Stephen d’Ulysse de James
Joyce (« Ferme les yeux et vois ») ou bien
au contraire, les ouvrir tout grand dans
une salle obscure ? Parce qu’il a mis en
scène dans nombre de ses films la relation
intime entre regard et pouvoir, le réalisateur
américain nous donne donc à penser, plus
largement, la relation entre cinéma et
pouvoir. Le spectateur demeure, en passant
les portes de la salle de projection, un sujet
et un acteur de pouvoir. Il regarde et il est
vu. Même les yeux fermés.
■
N
N
E
M
E
N
T
Je souscris à abonnement(s) d’un an à l’ENA Hors les murs
au prix annuel unitaire de 52,00 3 (France) ou 85,00 3 (Étranger).
Nom
Prénom
Adresse
Ci-joint mon règlement par chèque d’un montant de libellé à l’ordre de l’AAE-ENA
Demande d’abonnement à retourner accompagné de votre règlement à : l’ENA Hors les murs
226, Bd Saint-Germain – 75007 Paris – Tél. : 01 45 44 49 50 – Télécopie : 01 45 44 02 12
/ juillet-août 2013 / n°433
7